Document de travail
ERRAPHIS
marranes : l’hybridation. L’image du « sale » brésilien-éthiopien est d’abord
pour Bento de Espinosa (conformément au sens du mot « falasha » qui, en
amharique, désigne les juifs éthiopiens) l’image péjorative d’un « exilé », d’un
« immigré », qui, à la différence de ce que le Siècle d’Or néerlandais permet à
Benedictus Spinoza, n’a pu se libérer de son caractère marrane, hybride, ni juif,
ni chrétien.
Une hybridation, pour ainsi dire, redoublée du fait de la colonisation, le
marrane brésilien, ni portugais ni juif, n’étant du coup ni colon ni colonisé.
C’est-à-dire à dire proprement « Brésilien » au sens même où l’identité
paradoxale du « brésilien » se comprend à partir de son origine anthropophage et
du brouillage qu’elle implique entre le colonisé et le colonisant ; car, comme le
souligne l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, la dévoration
des colons par les Tupinambas – dont le fait était largement connu en Europe à
l’époque de Spinoza par le récit, traduit en latin, néerlandais et portugais, qu’en
avait fait Hans Staden (Nus, féroces et anthropophages) – avait tout autant pour
fin le devenir-blanc des Tupinambas que le devenir-Tupinamba des blancs. En
témoignent les nombreuses lettres de jésuites qui dénoncent les colons « going
native » (selon l’expression de Viveiros de Castro), se mariant avec les
indiennes, tuant les ennemis dans les terreiros, et devenant eux-mêmes
anthropophages.
Le surgissement de cette image renaissante (d’ailleurs indatable, si l’on
songe au fait que Spinoza situe l’épisode hallucinatoire dans une ville qu’il
n’habitait plus à la date supposée de l’événement) est bien lié à l’histoire du
colonialisme portugais. Comme l’a souligné Gilles Deleuze, toute machine
binaire, comme l’est la machine de pouvoir coloniale, n’est pas sommairement
dualiste, mais dichotomique, produisant le métissage lui-même comme un
nouvel élément binaire : si tu n’es ni juif ni chrétien, ni juif ni éthiopien, ni juif
ni portugais, ni colonisateur ni colonisé, alors tu as encore le choix entre le
philosophe Benedictus de Spinoza (ou Baruch Spinoza) et le métis Bento de
Espinosa. C’est cette machine dichotomique – qui dépasse de loin la
personnalité du philosophe – qui fait naître l’image hallucinatoire du Brésilien :
une image de soi, du Soi brésilien, métissé, hybride, de tous ceux qui sont pris
dans une telle machine.
« Tupi or not Tupi, that is the question », écrivait Oswald de Andrade
dans le Manifeste anthropophage : car, cette dichotomie est celle du Cannibale
et du Non-cannibale. « L’image symptôme » du spinozisme, dirons-nous (en
appliquant à Spinoza le concept mobilisé par Didi-Huberman pour rendre
compte de la construction dans la folie de la théorie warburgienne de la culture),
est celle de l’hybridation, du métissage, de la dévoration indigène de la culture
et de la religion de l’Occident et de leurs polarités (elle est d’ailleurs la même
que celle d’Aby Warburg, tant il est vrai que l’image du serpent-éclair libère