Metaphysiques cannibales

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Document de travail ERRAPHIS
Métaphysiques cannibales. Viveiros de Castro, Deleuze et Spinoza.
(à paraître dans le numéro spécial « Tous cannibales »
du magazine Artpress)
Par Jean-Christophe Goddard
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En 1664, à peine plus d’un siècle après ce que Oswald de Andrade
appellera en 1928 dans son fameux Manifeste Anthropophage fondateur du
modernisme brésilien, la « Déglutition de l’Evêque Sardinha » (le dépeçage et la
dévoration en 1556 du premier évêque portugais du Brésil par les Indiens
Caeté), le philosophe marrane portugais Bento de Espinosa, dont la famille avait
préféré la Hollande au Brésil comme terre d’exil, écrivait au « très sage et très
prudent » Pierre Bailling pour lui confier une singulière hallucination visuelle :
l’image insistante, au réveil, d’autant plus vive que faiblissait l’attention, d’un
« Brésilien noir et crasseux », dont Bento de Espinosa tenait à préciser qu’il « ne
l’avait jamais vu auparavant ». Pierre Bailling s’était adressé au philosophe
pour lui demander d’expliquer l’hallucination qu’il avait eu des gémissements
d’agonie de son fils alors que celui-ci était encore en bonne santé. Or, on peut
penser que si ce Bento de Espinosa, qui tenait aussi beaucoup à se faire appeler
Benedictus de Spinoza, et qui entra en Europe au Panthéon des philosophes sous
ce nom, s’inquiéta tant de cette affaire de présage hallucinatoire et mit tant de
soin à répondre à Bailling, ce fut d’abord dans le dessein de mettre clairement à
part son propre cas de celui de son correspondant. D’un côté la puissance
psychique, que confère l’amour, d’imaginer avec vivacité les événements qui
peuvent se produire dans la vie de l’être aimé ; de l’autre, la simple persistance
rétinienne, à l’état de veille, d’une image du rêve, le simple effet sur
l’imagination d’une altération du corps, tout comme la fièvre est cause de délire.
Spinoza métis
Le déni est flagrant. Comme cette image du Brésilien est aussi, quelques
lignes plus bas, celle d’un « Ethiopien », on a à juste titre interprété le déni
comme un déni de judéité. Le caractère insultant des adjectifs « noirs et
crasseux », repris dans le mot « éthiopien », qui en grec signifie « gens au visage
brûlé », a été souligné, et l’on pourrait facilement compléter l’analyse en disant
que l’image de cette altérité totale d’un homme « jamais vu auparavant » est
l’image la plus insultante qui soit : celle d’un « sale juif ». On a encore souligné
que le Brésil et l’Ethiopie sont au 17ème siècle deux espaces de colonisation
portugaise, mais on pas assez insisté sur une dimension particulière commune
aux deux insultes (« brésilien » et « éthiopien ») lorsqu’elles s’appliquent aux
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marranes : l’hybridation. L’image du « sale » brésilien-éthiopien est d’abord
pour Bento de Espinosa (conformément au sens du mot « falasha » qui, en
amharique, désigne les juifs éthiopiens) l’image péjorative d’un « exilé », d’un
« immigré », qui, à la différence de ce que le Siècle d’Or néerlandais permet à
Benedictus Spinoza, n’a pu se libérer de son caractère marrane, hybride, ni juif,
ni chrétien.
Une hybridation, pour ainsi dire, redoublée du fait de la colonisation, le
marrane brésilien, ni portugais ni juif, n’étant du coup ni colon ni colonisé.
C’est-à-dire à dire proprement « Brésilien » au sens même où l’identité
paradoxale du « brésilien » se comprend à partir de son origine anthropophage et
du brouillage qu’elle implique entre le colonisé et le colonisant ; car, comme le
souligne l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, la dévoration
des colons par les Tupinambas – dont le fait était largement connu en Europe à
l’époque de Spinoza par le récit, traduit en latin, néerlandais et portugais, qu’en
avait fait Hans Staden (Nus, féroces et anthropophages) – avait tout autant pour
fin le devenir-blanc des Tupinambas que le devenir-Tupinamba des blancs. En
témoignent les nombreuses lettres de jésuites qui dénoncent les colons « going
native » (selon l’expression de Viveiros de Castro), se mariant avec les
indiennes, tuant les ennemis dans les terreiros, et devenant eux-mêmes
anthropophages.
Le surgissement de cette image renaissante (d’ailleurs indatable, si l’on
songe au fait que Spinoza situe l’épisode hallucinatoire dans une ville qu’il
n’habitait plus à la date supposée de l’événement) est bien lié à l’histoire du
colonialisme portugais. Comme l’a souligné Gilles Deleuze, toute machine
binaire, comme l’est la machine de pouvoir coloniale, n’est pas sommairement
dualiste, mais dichotomique, produisant le métissage lui-même comme un
nouvel élément binaire : si tu n’es ni juif ni chrétien, ni juif ni éthiopien, ni juif
ni portugais, ni colonisateur ni colonisé, alors tu as encore le choix entre le
philosophe Benedictus de Spinoza (ou Baruch Spinoza) et le métis Bento de
Espinosa. C’est cette machine dichotomique – qui dépasse de loin la
personnalité du philosophe – qui fait naître l’image hallucinatoire du Brésilien :
une image de soi, du Soi brésilien, métissé, hybride, de tous ceux qui sont pris
dans une telle machine.
« Tupi or not Tupi, that is the question », écrivait Oswald de Andrade
dans le Manifeste anthropophage : car, cette dichotomie est celle du Cannibale
et du Non-cannibale. « L’image symptôme » du spinozisme, dirons-nous (en
appliquant à Spinoza le concept mobilisé par Didi-Huberman pour rendre
compte de la construction dans la folie de la théorie warburgienne de la culture),
est celle de l’hybridation, du métissage, de la dévoration indigène de la culture
et de la religion de l’Occident et de leurs polarités (elle est d’ailleurs la même
que celle d’Aby Warburg, tant il est vrai que l’image du serpent-éclair libère
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l’affirmation d’un « satanische Fresslust » (un plaisir satanique de dévorer ou de
bouffer)). C’est dans la folie de cette image brésilienne-indigène que Spinoza
construit sa philosophie.
Anthropologie cannibale et philosophie
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On s’est trop intéressé à l’explication du présage hallucinatoire de la mort
du fils par la puissance qu’aurait l’imagination d’exprimer la participation, dans
l’amour, du père à l’essence du fils. L’apport remarquable de l’anthropologie
amérindienne de Viveiros de Castro et de son esquisse de ce pourraient être des
« métaphysiques cannibales », peut ici être exactement mesuré. La
communication inconsciente du père et du fils qui est au fondement de
l’hallucination véridique présente trois traits caractéristiques de la métaphysique
occidentale d’après Viveiros de Castro : elle est intra-spécifique (elle a lieu entre
des humains) ; elle est fondée sur une production filiative ; elle répète
l’expression prototypique d’Autrui sous la figure de l’Ami ou de l’Aimé qui fait
de la philia l’élément du savoir. L’explication-écran présentée à Bailling est bien
celle de Benedictus versus Bento. L’image répugnante de l’hybride qui se
présente aux yeux de Bento (comme aimait à l’appeler le philosophe brésilien
contemporain, Bento Prado Junior), l’image du brésilien crasseux qui signifie
son propre devenir-indigène, porte en elle d’autres possibilités métaphysiques
que l’Occident n’aurait jamais rencontrées s’il n’avait fait l’expérience coloniale
de sa Déglutition.
La tentative de faire un usage philosophique de la pensée indigène
implique, pour Viveiros de Castro, qu’on fasse du point de vue de l’Ennemi, et
non plus de l’Ami, le point de vue privilégié de la vision de soi (être soi par
l’incorporation de l’ennemi) ; qu’on substitue aux rapports de filiation et de
reproduction héréditaire les mouvements de capture, de prédation, les rapports
de symbiose et de connexions transversales entre hétérogènes ; qu’on substitue à
la communication intra-spécifique le devenir inter-spécifique (comme relation
intensive, affective, de l’humain au non-humain). Or, il est remarquable que ces
caractères d’une philosophie cannibale, Viveiros de Castro les rencontre tout
particulièrement à l’œuvre dans le chapitre X de Mille Plateaux de Deleuze et
Guattari : « Devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible… ». Il est
encore plus remarquable que dans ce chapitre Deleuze et Guattari les mettent à
l’œuvre précisément en se souvenant de Spinoza (« Souvenirs d’un spinoziste, I
et II ») : tout d’abord « l’unité d’un plan de nature qui vaut aussi bien pour les
inanimés que pour les animés, pour les artificiels et les naturels » et sur lequel
« l’infinité des modifications sont parties les unes des autres », appartenant à tel
ou tel individu selon le rapport de mouvement et de repos dans lequel elles
entrent ; ensuite, des circulations d’affects qui sont des devenirs (des
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participations « contre nature » : l’homme qui devient rat, le rat qui devient
homme) selon les rapports de composition ou de décomposition qui ont lieu sur
le même plan de nature.
Comment expliquer la singulière coïncidence de l’anthropologie cannibale
de Viveiros de Castro avec la métaphysique deleuzienne de la nature, sinon par
Spinoza, c’est-à-dire déjà par le Brésil ? Par la traduction philosophique de la
pensée indigène, déjà effectuée, sous la forme d’une métaphysique des devenirs,
des hybridations, des participations et des agencements aberrants à même une
nature conçue comme multiplicité de multiplicités. Cette dimension indigène du
spinozisme, de leur spinozisme, n’est-ce pas aussi ce qu’expriment Deleuze et
Guattari, dans ce même dixième chapitre de Mille Plateaux, en présentant leur
propre manière d’opérer comme celle de sorciers, et en écrivant à plusieurs
reprises « nous, les sorciers » ? L’image hallucinatoire du « Brésilien crasseux »
était l’image de la pensée cannibale que Bento de Espinosa allait introduire en
Europe, de façon encore souterraine, sous les traits de Benedictus de Spinoza,
avant que le spinozisme longtemps occulté par les lectures que lui imposaient les
problématiques de la métaphysique blanche ne révèle son vrai visage métis.
Cannibalisme littéral et cannibalisme global
Est-ce à dire que de l’image insultante et violente du sale hybride à
l’édification conceptuelle de la pensée indigène a été accompli ce même passage
accompli par le Brésil moderne de l’anthropophagie littérale (manger des
hommes) à l’ontologie anthropophage (l’anthropophagie comme mode d’être) :
la capture de toutes les altérités, le métissage, la déglutition des différences, le
pillage, la multiplicité, comme instruments d’une création pacifique de soi ? La
disparition du cannibalisme littéral renforçant, pour Viveiros de Castro, sa
dimension générale, ontologique. La victoire de l’anthropophagie indienne, sa
vengeance guerrière appliquée au colonisateur occidental, culminant ainsi peutêtre dans l’émergence de ce que Suel Rolnik appelle une « subjectivité
flexible », essentiellement traversée par l’Autre, engagée au XXème siècle dans
l’expérimentation systématique de tout processus d’hybridation et de fusion, de
déterritorialisation et de création de nouveaux agencements, depuis le
mouvement moderniste Anthropophage de Oswald de Andrade (années 20), en
passant par le mouvement de la Poésie concrète (années 50), le Néoconcrétisme
dans les arts plastiques (fin des années 50, début des années 60), le Tropicalisme
en musique (années 60) et jusqu’à certains aspects de la politique du Président
Lula que Giuseppe Cocco a pu analyser dans un récent ouvrage (MundoBraz)
comme caractéristiques d’une « politique cannibale ».
Or, Suel Rolnik a aussi démontré quelle pourrait être l’ambiguïté de cette
victoire si elle consistait dans une telle victoire de l’ontologique sur le littéral ;
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elle a montré comment à partir des années 80, grâce au développement des
technologies nouvelles de la production et de la reproduction d’images, le
capitalisme, devenu « culturel-informationnel », a tiré parti de la flexibilité
anthropophage du sujet moderne, de son essentiel métissage, pour produire et
vendre des modèles prêt-à-porter de subjectivations hybrides indifféremment
adoptables par chacun et indéfiniment renouvelables. Elle a surtout montré
comment cette globalisation de l’anthropophagie a eu pour effet pervers d’abolir
l’inquiétude, l’inconstance, qui accompagne naturellement tout processus
d’hybridation en garantissant, à travers la nouvelle économie du capitalisme
cognitif multipliant les images-mondes susceptibles de structurer
temporairement la subjectivité, plutôt une « espèce d’existence hédoniste, lisse
et sans turbulences, éternellement stable ».
Là est peut-être l’enjeu d’une défense de l’anthropophagie littérale. Les
déclarations de Oswald de Andrade d’après lesquelles la dévoration cannibale
n’avait pas pour principe la faim semblent plaider contre l’anthropologie littérale
et en faveur de sa dimension principalement ontologique. C’est pourtant encore
le Manifeste Anthropophagique qui inspire l’« esthétique de la faim » de
Glauber Rocha, le fondateur dans les années 60 du cinéma Novo brésilien.
Gilles Deleuze, qui voyait dans le cinéma de Rocha le cinéma politique moderne
(anti-colonial) par excellence, a noté « l’étrange positivité » de la faim chez
Rocha : la violence de l’affamé, bouffeur de terre, bouffeur de racines, qui vole
et tue pour bouffer, est proprement la violence anthropophage, celle qui, dans
une communication aberrante de toutes les violences (celle des propriétaires, des
bandits, des prophètes et des saints), met en transe tous les états sociaux, dévore
les différences dans un mouvement qui abolit toute perspective de progrès et
d’ordre.
« Voici pourquoi », confiait Rocha, « dans Antonio das Mortes, il existe
une relation anthropophage entre les personnages: le professeur mange Antonio,
Antonio mange le cangaceiro, Laura mange le commissaire, le professeur mange
Laura, les assassins mangent le peuple, le professeur mange le cangaceiro. Cette
relation anthropophagique est de liberté ». Il faut souligner que dans le portugais
populaire que parle Rocha, manger veut aussi bien dire « baiser ». La scène
cannibale d’Antonio das Mortes est le corps à corps des ennemis-amants
entrelacés, roulant ensanglantés l’un sur l’autre sur le sol poussiéreux du Sertao.
Cette collusion de la violence meurtrière et de la prédation sexuelle au préjudice
de l’ordre social ne doit pas surprendre : on sait ce que l’Ogre Gille de Rais
faisait aux enfants. C’est à rendre au cannibalisme sa littéralité, au cœur même
de l’anthropophagie globale du capitalisme cognitif, que s’est employé Glauber
Rocha en « imposant la violence de ses images et de ses sons dans 22 festivals
internationaux ». Le moyen de laisser insister l’image du « Brésilien noir et
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crasseux », sans laquelle Bento de Espinosa ne nous aurait pas légué en héritage
le spinozisme.
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