Les textes ressemblent encore aux personnes en ceci qu’ils sont dotés
d’un « inconscient », entendons d’un réservoir de sens non encore pensés
explicitement. Il appartiendra aux lecteurs de dévoiler ces significations
ou idées, pour les faire accéder à la conscience ou à la pensée claire et
distincte. Ainsi se noue un dialogue entre le lecteur et le texte lui-même,
qui est à l’image de l’esprit de son auteur. Plus le réservoir de sens est
riche et profond, plus l’auteur est important. Il peut alors donner à penser
à de très nombreuses personnes, et cela autant par les idées qu’il fait
naitre chez elles que par celles qu’il transmet directement. Il y a donc une
dimension évocatrice d’un texte, qui dépend en grande partie du style
d’un auteur et qu’il faut mettre au rang des qualités nécessaires à toute
personne qui veut se faire valoir par l’écriture.
Quels sont les auteurs que quelqu’un a aimés, avec qui il a appris à penser,
chez qui il a découvert ses plus importantes idées ? Y répondre permettra
de bien le connaitre. Nous pourrons ensuite le situer dans telle ou telle
famille d’esprits, dans telle ou telle tradition de pensée. Ces traditions
sont nombreuses et souvent rivales les unes des autres.
Malheureusement, tous les esprits ne peuvent pas s’entendre et
dialoguer ensemble, bien que cela soit un idéal à cultiver pour chacun. Il
y a dans ce fait un véritable scandale, mais ne pas le reconnaitre
constituerait un aveuglement coupable.
Parmi tous les amis qu’une personne peut se faire, les meilleurs sont
souvent des auteurs que jamais elle ne rencontrera en chair et en os. Elle
fera leur connaissance par les livres qu’ils ont écrits et où ils ont déposé le
meilleur d’eux-mêmes, avec toutes les découvertes qu’ils ont faites dans
leur vie. Cela est possible, car le livre, qui est ici l’intermédiaire entre deux
personnes, ressemble aux personnes elles-mêmes. Certes, le livre n’est
pas seul capable d’établir une communication profonde entres des
humains, les œuvres de musique, de peinture, toutes les œuvres de
création peuvent aussi le faire. Mais la parole (qui constitue
essentiellement le livre) a un avantage marqué : elle s’introduit partout,
elle repousse constamment ses propres limites, elle arrive à ressaisir ce
qui fait l’essence de toutes les autres choses, de même que leur sens, leur
signification pour nous. Nous pouvons débattre de la supériorité de l’œil
sur l’oreille, de la peinture sur la musique, mais ce débat se fait dans les
mots du langage, et si quelqu’un veut prouver que le langage verbal n’est
pas supérieur aux autres modes d’expression, c’est contradictoirement
avec lui qu’il devra le faire.