LA RENCONTRE DES AUTEURS Le langage est notre élément

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LA RENCONTRE DES AUTEURS
Le langage est notre élément. Notre esprit vit en lui comme un poisson
dans l’eau. C’est toujours en lui et à travers lui que nos esprits
communiquent et se fécondent. Ainsi il existe une autre modalité de la
rencontre des personnes, celle qui est une pure rencontre d’esprits et qui
se fait par l’intermédiaire d’un livre ou d’un texte. Nous pouvons encore
aujourd’hui rencontrer Platon ou Descartes, Goethe ou Dostoïevski, et ces
rencontres, comme celles des personnes en chair et en os, parfois ont de
puissantes répercussions dans nos vies.
Il en va des rencontres avec les auteurs comme des autres rencontres : si
nous aimons la lecture, nous croisons plusieurs auteurs, mais il est rare
que nous en trouvions un qui nous séduise véritablement et qui nous
attache à lui pour une longue période de temps. Lorsque la chose se
produit, il s’agit d’un évènement. Par contre, si cette chose-là ne se
produit jamais, nous restons toujours une sorte de mineur dans le champ
de la culture, un enfant dont le développement s’est arrêté avant terme.
Le compagnonnage avec un autre esprit est un indispensable instrument
de développement spirituel. Il est l’agent, le moteur de la culture,
entendue au sens actif. En effet, il n’y a pas d’autre moyen de se cultiver
que de rencontrer des auteurs et de se nourrir de leurs écrits.
La littérature est une possibilité permanente de rencontre pour les
personnes. Les écrivains sont disponibles en tout temps. Ils se sont
d’abord repliés dans la solitude pour fabriquer un texte qui rend la
rencontre possible avec tout lecteur qui connaitra la langue dans laquelle
son œuvre est écrite ou traduite. Avec ces textes, nous nous parlons à
nous-mêmes. La lecture est un monologue intérieur dont le principe est à
l’extérieur de nous, chez l’auteur. Mais pour qu’il nous instruise, il faut
qu’il y ait entre nous certaines affinités et un petit nombre d’idées et de
valeurs communes. Il faut aussi chez le lecteur un sentiment de
bienveillance, qui le dispose favorablement à recevoir la parole de l’autre.
Il arrive que nous nous sentions petits devant certains géants de l’esprit,
mais si nous arrivons à les lire et à les apprécier, notre esprit parvient à se
hisser au moins pour un laps de temps au niveau où le leur plane.
La découverte d’un auteur qui va devenir un ami est toujours un grand
bonheur. Le plaisir de le lire n’est pas seulement de découvrir ce qui se
trouve chez lui, c’est aussi de découvrir ce qui se trouve en nous et dont
nous n’étions pas conscients. L’auteur nous aide à nous découvrir nousmêmes, il fait jaillir en nous des pensées qui, forcément, y sommeillaient,
sinon nous serions incapables de les comprendre. Cela fait que nous ne
volons pas à un auteur ses idées lorsque nous les lui reprenons.
Quiconque est capable de les comprendre mérite de les posséder. Il lui
faudra cependant se montrer reconnaissant à endroit de l’auteur et lui
concéder la paternité de ces idées, le cas échéant.
L’auteur que nous aimons s’immisce en nous et nous éduque. En lui nous
nous reconnaissons. Il est un miroir dans lequel nous découvrons ce qui
se trouve en nous. Certes, avec le miroir il apporte aussi la lumière, et c’est
pourquoi nous ne devons pas minimiser son influence et nous croire
aisément son égal. D’autant qu’il y a chez lui beaucoup plus que ce que
nous y découvrons, puisque d’autres personnes qui ne nous ressemblent
pas l’aiment elles aussi. Ainsi, plus un auteur est grand et fort, plus il est
en mesure de nourrir de personnes nombreuses et différentes par les
gouts, les intérêts, les croyances, les idées et même la culture en général.
Nous pensons à plusieurs et les idées elles-mêmes, comme des
personnes, ont besoin d’être reconnues. Si personne n’avait reconnu les
idées de Platon, ces idées n’auraient pas eu de valeur. Les écrire pour lui
aurait représenté une perte de temps, un investissement d’énergie
inutile. Or pareil travail, en admettant qu’il ait une certaine envergure,
comme chez Platon, relève de la maladie mentale. Il est assez rare, bien
que cela se voie, qu’un individu s’entête à poursuivre librement et
longtemps une activité dont la valeur n’est pas reconnue par quelques
personnes au moins. D’autant que l’activité d’écrire implique
l’intelligence, qu’elle est productrice de « lumière » ! Ici il faut faire
attention pour ne pas confondre avec ces pseudo penseurs, certains
écrivains qui choisissent de rester dans l’ombre en se refusant à la
publication.
C’est le cas de Kafka, par exemple, qui est tenu pour l’un des plus grands
écrivains du XXe siècle. Heureusement, que son ami Max Brod a sauvé son
œuvre, se refusant à la détruire, comme Kafka le lui avait demandé. C’est
le cas aussi de nombreux auteurs de journaux intimes, comme Amiel ou
Thoreau, qui semblent se désintéresser, de leur vivant, de toute
reconnaissance par les autres. Il y a là un risque qu’ils assument. Il aurait
pu arriver que leur œuvre fût détruite ou perdue pour toujours dans le
fond d’un grenier. Mais de devenir connus et célèbres les aurait sans
doute gênés et empêchés de faire l’œuvre qu’ils ont voulue. Un auteur
discret n’est pas nécessairement un « malade mental », mais il arrive aussi
qu’il soit tenu pour tel par une certaine catégorie de lecteurs qui ne
peuvent absolument pas pénétrer dans son œuvre.
Reste le cas de ces auteurs, comme Nietzsche, qui continuent de faire une
œuvre non reconnue par les contemporains, se disant que les générations
futures les reconnaitront surement. Autrement dit, ceux-ci ont la
conviction d’être en avance sur leur temps, d’être des avant-gardes, ou
encore de subir une sorte d’injustice de la part des contemporains. Cette
attitude relève de l’héroïsme et d’un désintéressement devant la gloire
ou la simple reconnaissance qui confine à la sainteté.
Les textes comme les personnes possèdent deux dimensions. Ils ont une
surface et un corps, derrière lequel se tient un monde grouillant de
significations, un « monde » au sens strict, dont nul ne voit le fond.
Derrière chaque couche de réalité, il s’en tient une autre, et cela
indéfiniment. C’est ce qui explique que la compréhension complète ou
exhaustive d’un texte, comme c’est le cas pour une personne, soit
impossible. Il y a ici un visible et un invisible, ouvrant l’un sur l’autre, se
continuant l’un dans l’autre, se manifestant ou même s’inscrivant l’un
dans l’autre. Pénétrer le texte de quelqu’un, c’est littéralement pénétrer
en lui ; c’est pourquoi peu de gens écrivent.
Pourtant la plupart des hommes et des femmes sont convaincus qu’ils
possèdent en eux un véritable « trésor » d’expériences qui pourrait être
montré dans un livre. C’est sans doute vrai : l’âme de chaque personne
est unique et sacrée, du moins d’un point de vue chrétien, car elle est
appelée à une vie éternelle dans le Royaume de Dieu. Et puis chaque être
humain a développé sa pensée, il a atteint une certaine « vérité » ; il s’est
formé, dressé, affiné d’une façon tout à fait unique. Il croit spontanément
que tout cela – qui le constitue – a de la valeur et pourrait intéresser les
autres. Cependant, il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire pour
devenir auteur, il faut aussi savoir le présenter de telle sorte que cela
intéresse les lecteurs, qui devront consacrer du temps à la lecture. Or,
pour arriver à un texte qui mérite le temps de sa lecture, il faut un travail
considérable, que peu consentent à faire même quand ils ont les moyens
de le faire.
Les textes ressemblent encore aux personnes en ceci qu’ils sont dotés
d’un « inconscient », entendons d’un réservoir de sens non encore pensés
explicitement. Il appartiendra aux lecteurs de dévoiler ces significations
ou idées, pour les faire accéder à la conscience ou à la pensée claire et
distincte. Ainsi se noue un dialogue entre le lecteur et le texte lui-même,
qui est à l’image de l’esprit de son auteur. Plus le réservoir de sens est
riche et profond, plus l’auteur est important. Il peut alors donner à penser
à de très nombreuses personnes, et cela autant par les idées qu’il fait
naitre chez elles que par celles qu’il transmet directement. Il y a donc une
dimension évocatrice d’un texte, qui dépend en grande partie du style
d’un auteur et qu’il faut mettre au rang des qualités nécessaires à toute
personne qui veut se faire valoir par l’écriture.
Quels sont les auteurs que quelqu’un a aimés, avec qui il a appris à penser,
chez qui il a découvert ses plus importantes idées ? Y répondre permettra
de bien le connaitre. Nous pourrons ensuite le situer dans telle ou telle
famille d’esprits, dans telle ou telle tradition de pensée. Ces traditions
sont nombreuses et souvent rivales les unes des autres.
Malheureusement, tous les esprits ne peuvent pas s’entendre et
dialoguer ensemble, bien que cela soit un idéal à cultiver pour chacun. Il
y a dans ce fait un véritable scandale, mais ne pas le reconnaitre
constituerait un aveuglement coupable.
Parmi tous les amis qu’une personne peut se faire, les meilleurs sont
souvent des auteurs que jamais elle ne rencontrera en chair et en os. Elle
fera leur connaissance par les livres qu’ils ont écrits et où ils ont déposé le
meilleur d’eux-mêmes, avec toutes les découvertes qu’ils ont faites dans
leur vie. Cela est possible, car le livre, qui est ici l’intermédiaire entre deux
personnes, ressemble aux personnes elles-mêmes. Certes, le livre n’est
pas seul capable d’établir une communication profonde entres des
humains, les œuvres de musique, de peinture, toutes les œuvres de
création peuvent aussi le faire. Mais la parole (qui constitue
essentiellement le livre) a un avantage marqué : elle s’introduit partout,
elle repousse constamment ses propres limites, elle arrive à ressaisir ce
qui fait l’essence de toutes les autres choses, de même que leur sens, leur
signification pour nous. Nous pouvons débattre de la supériorité de l’œil
sur l’oreille, de la peinture sur la musique, mais ce débat se fait dans les
mots du langage, et si quelqu’un veut prouver que le langage verbal n’est
pas supérieur aux autres modes d’expression, c’est contradictoirement
avec lui qu’il devra le faire.
« L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégouts de la vie,
n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. » Cette
étonnante confession de Montesquieu témoigne en faveur de la
puissance du livre et de la prodigieuse intensité de la communication qui
peut s’établir entre un lecteur et un auteur aimé. Certes, Montesquieu fut
un homme plutôt froid, parait-il, mais son cas n’est pas exceptionnel. Bien
des gens oublient leurs tracas ou leur chagrin en se plongeant dans un
livre. Par lui ils accèdent à un autre monde qui ignore un certain nombre
de misères affectant celui dans lequel nous nous débattons chaque jour.
L’écrivain aimé nous renforce moralement et spirituellement. Les
personnes qui ne lisent pas sont toujours en quelque façon des faibles ou
des indigents de l’esprit. Leur pensée cherche à coïncider avec une pensée
censée se trouver chez tous, à l’exception de ceux qu’ils désigneront
comme des « fous » ou des « imbéciles ». Seul celui qui lit et cultive sa
pensée sait exactement ce qu’il pense ; du moins tâche-t-il de le savoir,
sans toujours y parvenir sur tous les sujets, ce qui laisse des champs
ouverts pour de nouvelles lectures. L’auteur aimé, qu’il comprend bien,
en qui il se retrouve, lui permet de penser plus clairement ce qu’il pensait
confusément. C’est un aide puissant, pour mettre de l’ordre dans sa
pensée et dans sa représentation du monde.
Les écrivains donnent aussi de la liberté à l’esprit de leurs lecteurs. Leur
rencontre signifie toujours un pareil gain de liberté. Mais pour cela le
texte lui-même doit être dépassé. Il doit devenir le prétexte pour entrer
dans un autre esprit, un esprit qui s’est libéré en produisant une œuvre et
en la proposant aux autres. Le cas des poètes est un peu différent. C’est
plutôt du bonheur que nous allons chercher chez eux. Le texte ici n’est
pas prétexte, il se fait aimer pour lui-même. Le poète perfectionne notre
appréhension du monde, affine notre sensibilité, nous prédispose à la
jouissance, à la dégustation du monde. Il célèbre le monde plus qu’il ne
l’éclaire et nous le fait comprendre. Évidemment, nombre d’auteurs sont
aussi des poètes en plus d’être des écrivains ou des penseurs.
Puisque parler convenablement c’est déjà penser, en plus d’être des
maitres à sentir, à observer, à imaginer, à parler, les écrivains sont souvent
aussi des maitres à penser. L’association de la littérature et de la
philosophie n’a rien qui doive scandaliser. Elle est ce qu’il y a de plus
naturel, comme la chose se voit à l’origine de la philosophie chez Platon.
Tout vrai écrivain, fût-il romancier, est en même temps un penseur qui
pense poétiquement la société et les personnes, sinon le monde lui-même
et il est très souvent un philosophe qui prend un chemin détourné pour
exprimer sa conception de la vie en général. S’il est un bon écrivain, ses
personnages sont vrais, et s’il est un grand écrivain, ses personnages,
comme lui-même, sont à la recherche du vrai, à la recherche des plus
belles expressions de l’humain. Parallèlement, les moins bons sont ceux
qui se contentent d’exploiter principalement des thèmes tournant autour
du crime et de la sexualité, présentant des personnages dépourvus de
réelle grandeur et partant beaucoup moins complexes et difficiles à
représenter ou à faire vivre dans l’imaginaire.
Lire un livre, mais aussi un journal ou un texte quelconque, en une époque
de publications pléthoriques comme la nôtre, c’est toujours faire honneur
à son auteur, puisque c’est consentir à lui prêter son esprit pendant un
certain temps. Ce faisant le lecteur s’incline devant lui et lui reconnait une
importance et une valeur, même si en fin de compte il doit se trouver en
désaccord avec lui et juger son texte mauvais. Conséquemment, ceux qui
écrivent doivent eux aussi considérer l’acte d’écrire comme une affaire
d’honneur. Ils doivent faire prévaloir la vérité sur toute autre
considération. La vérité doit avoir priorité sur tout, puisqu’elle est le lieu
où tous les esprits peuvent se rencontrer et non seulement communiquer,
mais communier. Elle doit notamment avoir priorité sur l’amitié, qui
souvent interfère avec elle. L’écrivain qui ne partage pas cet idéal et qui
écrit pour n’importe quelle autre raison ne mérite pas l’honneur de la
lecture. Il est un simple amuseur, un saltimbanque.
Finalement, qu’est-ce que l’honneur auquel nous faisons référence ici ?
Une sorte d’orgueil, mais empreint de noblesse, dépourvu de vanité et de
forfanterie, un sentiment rare qui appartient en exclusivité à ceux qui
estiment que le sens de la vie ne saurait consister, pour un être humain,
que dans la transformation continuelle de soi-même et de sa culture.
Cette dernière consiste essentiellement dans l’ensemble des actes par
lesquels les êtres humains travaillent au perfectionnement de leur
humanité, tant individuellement que collectivement. Pour ce faire,
chacun a besoin de développer sa pensée pour la rendre plus authentique
et plus vraie. L’honneur d’un écrivain consistera donc, en se faisant l’ami
de la vérité, à se faire virtuellement l’ami de tous les lecteurs qui voudront
le « rencontrer » dans son texte, afin de parvenir à mieux développer leur
propre pensée et leur humanité. Ce faisant, l’écrivain devient la
conscience vivante de l’humanité et il assume un rôle d’éducateur.
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