Les déterminants des conflits libanais et les modes

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Paru dans l’ouvrage collectif Déterminants des conflits et nouvelles formes de
prévention, sous la direction de J.P. Vettovaglia, éditions Bruylant, Bruxelles.
Les déterminants des conflits libanais et les modes d’apaisement
par
Georges Corm
1. Le contexte des rivalités coloniales en Méditerranée et la naissance de
l’entité du Mont-Liban
L’entité libanaise moderne est née au XIXe siècle dans un contexte historique
marqué par les interventions des puissances européennes dans les affaires
intérieures de l’empire ottoman. La montagne et la côte libanaise étaient parties
de cet empire multi-ethnique et multi-religieux depuis le XVIe siècle. Cette petite
région de l’empire avait fasciné de nombreux voyageurs européens ayant
accompli leur pèlerinage en Orient. L’interpénétration des communautés
religieuses et leur diversité suscitaient une forte curiosité qui allait de pair avec
les ambitions des puissances européennes en Asie mineure et dans les Balkans.
Le Liban était donc devenu célèbre en France par la description de ses
communautés religieuses qu’en avaient faite des hommes de lettres aussi
éminents que Gérard de Nerval et Alphonse de Lamartine.
C’est l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte en 1798 qui avait ouvert
une ère de compétition entre la France, la Grande Bretagne et la Russie pour le
contrôle de la Méditerranée et de la route des Indes. Le territoire libanais sera
victime de cette compétition qui se double d’une compétition entre grandes
familles de la Montagne libanaise (désignée sous l’appellation de « Mont
Liban ») pour la prééminence dans l’ordre féodal tributaire et trans-
communautaire qui y règne. Le Mont Liban dépend administrativement suivant
les périodes de l’un ou l’autre des sièges de gouverneurs de l’empire ottoman
2
(Saida, Damas ou Saint Jean d’Acre). Les chefs locaux cherchent
traditionnellement à se gagner les faveurs de ces gouverneurs tout puissants
pour élargir leur zone d’influence et les territoires de perception du tribut dont ils
sont allocataires pour le compte de l’empire. Les querelles et violences qui
peuvent survenir dans le Mont Liban n’ont aucune coloration communautaire,
ces familles ayant souvent sous leur contrôle des paysans comme des notables
de toutes les communautés. En fait, les querelles portent sur l’appropriation de
sources d’eau ou l’extension de domaines agricoles, sources de la puissance
économique et politique.
C’est à partir de la rivalité des puissances européennes en Méditerranée que les
chefs locaux réaliseront le bénéfice qu’ils peuvent tirer des contacts avec les
représentants de ces puissances qui sont prêts à les aider à s’émanciper de la
tutelle ottomane ou du moins à renforcer leur influence locale. La France forte de
sa qualité de « fille aînée » de l’Eglise romaine développe alors son influence sur
l’Eglise maronite restée fidèle à Rome. C’est une époque où cette Eglise devient
riche et puissante grâce à ses vastes domaines agricoles qu’elle a très bien su
mettre en valeur. Elle joue un rôle social majeur auprès des paysans d’où son
clergé est le plus souvent issu. Les contacts de ses savants avec l’Europe
remontent au début du XVIe siècle, notamment par l’ouverture d’un Collège
maronite à Rome en 1585.
L’Angleterre n’a pas cet avantage dans sa compétition avec la France. Aussi,
enverra-t-elle de nombreux missionnaires protestants1 et tentera-t-elle de se
concilier les bonnes grâces de la communauté druze, l’autre grande
communauté du Mont Liban à qui appartiennent de nombreuses familles
1
Beaucoup de missionnaires protestants viendront aussi des Etats-Unis et formeront en 1862
l’embryon d’une première université, le « Syrian Protestant College », qui deviendra au XXe siècle
l’Université américaine de Beyrouth. Il s’agit alors de rattraper le retard par rapport aux nombreux
missionnaires catholiques, italiens et français, en particulier au Liban et en Syrie qui acquièrent une forte
influence sur les églises locales.
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puissantes. Dès 1840, un consul anglais à Beyrouth verra le danger de cette
politique française et écrira au ministère des Affaires étrangères à Londres pour
suggérer que le gouvernement anglais tente de convaincre la communauté
israélite d’Angleterre de s’implanter en Palestine, afin que l’empire britannique
dispose à son tour d’une communauté religieuse qui lui serait dévouée2.
L’instrumentalisation des identités religieuses locales a commencé en fait dès
l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte, lorsqu’il promet d’œuvrer pour le
rétablissement de la grandeur d’un Etat islamique, tout en promettant aussi aux
Juifs de les rétablir en Palestine3.
Le jeu des familles de notabilités locales à l’intérieur des rivalités coloniales
C’est donc dans ce contexte de rivalités féroces entre puissances européennes
que l’entité libanaise va naître dans la douleur. Cette rivalité, notamment celle
franco-anglaise va s’emparer, en effet, de l’ambition et de la rivalité des
dirigeants locaux et plus particulièrement celle entre deux figures majeures de la
féodalité tributaire de l’histoire libanaise au XIXe siècle, l’émir Béchir Chéhab
(maronite, jouissant de l’appui de l’Eglise maronite)4 et l’émir Béchir Joumblatt
(druze, jouissant de l’appui ottoman et anglais). L’émir Béchir, qui était resté
prudemment à l’écart de cette rivalité lors de l’expédition de Napoléon
Bonaparte, va s’allier en 1830 avec Mohammed Ali, le puissant vice-roi d’Egypte
soutenu alors par la France. Il permettra l’entrée de troupes égyptiennes sur le
territoire libanais, troupes qui entreront aussi en Syrie puis en Anatolie,
2 Ceci sera réalisé au début du xxe siècle, en 1917, avec la Déclaration Balfour (ministre des
Affaires étrangères de l’époque) adressée à lord Rothschild pour lui promettre la création d’un « foyer
national juif » en Palestine. Pour plus de détails, voir Adel ISMAÏL, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos
jours, Tome IV, Redressement et déclin du féodalisme libanais 1840-1861, Beyrouth, 1958, pp. 160-161 où
sont citées les sources consulaires françaises à ce sujet.
3 Voir Christian CHERFILS, Bonaparte et l’Islam, Pedone, Paris, 1914.
4 On notera ici que l’émir appartient à l’origine à une grande famille musulmane sunnite ; il s’est
converti au christianisme vraisemblablement pour jouir du soutien de la puissante église maronite et aussi
de la France.
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menaçant l’empire ottoman en plein déclin. Cette alliance permet à l’émir Béchir
d’évincer son redoutable concurrent, l’émir Béchir Joumblatt dans le contrôle de
la Montagne. La Grande Bretagne réagit cependant énergiquement et sa flotte
bombarde sauvagement la ville de Beyrouth en 1840, ce qui entraîne le départ
des troupes égyptiennes.
En même temps ont lieu les premiers troubles communautaires entre druzes et
maronites dans la montagne libanaise. Le communautarisme va désormais
rythmer la vie du pays et servir de base à ses institutions. Entre 1840 et 1860, le
Mont Liban va vivre une phase de forte déstabilisation caractérisée par les
premiers massacres intercommunautaires entre maronites et druzes, qui finiront
par amener un débarquement français au Liban en 1860. Entre-temps, de 1842
à 1860, le Mont Liban aura été divisé par accord entre l’empire ottoman et les
puissances européennes, en deux préfectures, l’une maronite et l’autre druze.
L’expérience fut un échec total, d’autant que la mixité entre druzes et maronites
était restée très forte en dépit des premiers massacres de 1840. Mais désormais
le communautarisme s’est emparé des formes de gestion du pouvoir et ne les
quittera plus en dépit des aspirations de très nombreux Libanais.
Du Petit Liban au Grand Liban et à l’indépendance (1860-1919/1943)
En 1860, suite à de nouveaux massacres, Napoléon III envoie au Liban une
flotte française pour rassurer la population chrétienne et confirmer l’apaisement.
En 1861, un nouveau régime politique (régime de la Mutassarifia) est institué
dans la montagne par consensus entre l’empire ottoman et les puissances
européennes en vertu duquel un gouverneur ottoman, mais choisi dans la
population chrétienne de l’empire (à l’exception des chrétiens du Liban), est
nommé par le Sultan. Un conseil représentatif des communautés religieuses
siège auprès de lui. De plus un conseil des consuls des puissances européennes
intervenantes dans les affaires du Liban (France, Angleterre, Prusse, Autriche,
5
Russie) exerce un droit de contrôle sur les actes du gouverneur. Certains
Libanais interprèteront la création de cette assemblée comme le début d’un
processus de démocratisation de la vie politique. Alors qu’il consacre à la fois la
communautarisation de la vie politique et une double tutelle ottomane et
coloniale sur le pays. Les frontières de la mutassarifia sont amputées de la
plaine de la Békaa et de larges régions fertiles du nord du Liban, d’où le nom
donné de Petit Liban, par opposition au Grand Liban dont la puissance
mandataire française proclamera le rétablissement dans les frontières
précédentes en 1920 avec Beyrouth pour capitale.
L’indépendance, obtenue en 1943, s’est concrétisée grâce à un appui anglais
important contre la France très affaiblie par l’occupation nazie, mais elle est
aussi le résultat d’un compromis majeur entre notabilités de la communauté
chrétienne maronite et celles de la communauté musulmane sunnite. Ce
compromis, appelé Pacte national, prévoit que désormais les chrétiens acceptent
de ne plus être soumis à l’influence politique de l’Occident, notamment de la
France, cependant que les musulmans renoncent au projet de fusion du Liban
dans une entité arabe plus large (notamment l’entité syrienne). Les chrétiens
reconnaissent aussi que le Liban est à « visage arabe »5 et devient membre de
la Ligue des Etats arabes qui se constitue en 1945. Un article 95 de la
constitution prévoit que, dans un esprit de concorde et de « façon provisoire »,
les fonctions publiques seront réparties équitablement entre les communautés6.
Le communautarisme dans la vie publique du pays est ainsi réaffirmé.
Par ailleurs, un arrêté du Haut Commissaire français au Liban avait consacré en
1936 l’existence de 15 communautés qualifiées d’ « historiques », exerçant des
5 La constitution libanaise, telle qu’amendée par l’accord de Taëf de 1989, confirmera l’identité
arabe complète du Liban, mais dans un contexte de conflits interarabes de plus en plus exacerbé ; de quelle
arabité s’agira-t-il politiquement, celle pratiquée par l’idéologie baathiste du régime syrien ou celle mêlée
d’islam rigoriste de l’Arabie saoudite ? Ce changement de langage ne résout en rien le problème du Liban.
6 Notons ici que la constitution telle qu’amendée en 1989 a prévu un mécanisme de sortie du
« confessionnalisme politique », mécanisme qui n’a jamais été mis en place jusqu’ici.
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