le narcissisme - Collège Français d`Analyse Bioénergétique

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© Guy TONELLA
LE NARCISSISME :
UNE DEFICIT PRIMAIRE ?
LA REACTION CARACTERIELLE DE L’ENFANT UTILISE ?
L’IDENTIFICATION PROGRESSIVE
A UNE CULTURE D’IMAGES ET DE POUVOIR ?
Guy TONELLA, © 2010
PSYCHOLOGIE DU NARCISSISME
Rappelons brièvement le mythe de Narcisse. Un garçon nommé Narcisse, très beau, dédaigne le
désir et l’amour des autres. Voyant un jour sa propre image reflétée sur l’eau, il en devient
amoureux, devient amant de lui-même, et finit par se tuer.
Ce mythe introduit à la fois le « narcissisme primaire » et le « narcissisme secondaire », tels que
Freud les a différenciés.
Narcissisme primaire
Pour Freud, le « narcissisme primaire » caractérise l’amour que l’enfant originairement se porte
à lui-même en recherchant en priorité son propre état de bien-être. Cependant, Winnicott,
précurseur de la théorie de l’attachement, insistait avec raison sur le fait suivant : c’est parce que
le nourrisson se voit reflété dans le regard d’une mère qui l’aime qu’il se sent confirmé dans son
existence et s’aime lui-même. Le narcissisme primaire est donc le résultat d’un double
investissement affectif de soi : par soi et par l’autre.
Ce que le mythe de Narcisse introduit de fondamental concerne le reflet de l’image de soi, pour
le meilleur (le narcissisme primaire) et pour le pire (le narcissisme secondaire) : (1) pour le
meilleur lorsque ce reflet de soi transite par la figure d’attachement et se charge d’une valence
positive que l’on appelle « amour narcissisant », (2) pour le pire lorsque ce reflet n’est que celui
de son propre regard et que l’amour pour soi ne peut venir que de soi ; l’autre ne peut alors, en
retour, devenir objet d’amour.
Le déficit d’investissement affectif de soi par sa figure d’attachement peut être l’une des origines
du narcissisme secondaire : ne pas être reflété avec amour dans le regard de sa mère amène à se
chercher dans son propre regard. Ce narcissisme secondaire est une réaction à un déficit de
narcissisme primaire et conduit à un Faux Self. Lowen a négli cette étiologie, voyant
essentiellement le narcissisme secondaire en tant que réponse caractérielle à un investissement
utilitaire ou abusif du Soi de l’enfant par l’un des deux parents, afin de satisfaire ses propres
besoins narcissiques.
Narcissisme secondaire
Pour Freud, le « narcissisme secondaire » caractérise le retrait d’amour ou d’intérêt pour les
autres. Ce désinvestissement de l’autre entraîne un surinvestissement de soi. Ce faisant, le sujet
cesse d’établir des relations de ciprocité avec l’autre ; il échappe ainsi à toute forme
d’intersubjectivation socialisante.
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Lowen (1985) en décortique le processus interpersonnel parent-enfant. L’enfant, à partir de l’âge
d’environ 2 ans, comprenant suffisamment les demandes verbales de ses parents, est utilisé par
au moins l’un de ses deux parents pour satisfaire les besoins narcissiques de ce parent : « Tu dois
être comme j’en ai besoin. Sois et fais ce que je veux et je continuerai à t’aimer ». L’enfant doit
renoncer à ses propres besoins et répondre aux besoins de son parent afin de garder sa protection
et son amour. C’est ainsi qu’il doit se « dissocier » de ses propres excitations et besoins
corporels.
D’un autre côté, il jouit progressivement de cet immense pouvoir de satisfaire les besoins d’un
adulte : c’est de ce fait une enfant « spécial », caractéristique qui lui est confirmée par son parent
séducteur et/ou manipulateur : « C’est bien ! Tu es un prodige ! ». L’enfant, dissocié de sa réalité
corporelle, sensori-émotionnelle, étaye son existence sur cette illusion fantasmatique. Adulte, il
exercera ce pouvoir, à partir de cette position affective « spéciale » profondément intériorisée, et
utilisera pour ses propres fins sa longue expérience acquise de ce qu’est la séduction et la
manipulation. Au fil du développement, l’identité corporelle se sera perdue.
J’ai eu en thérapie un adulte narcissique, à forte tendance psychopathique. Il se souvient que,
vers 3 ans, lorsque ses parents se séparent, sa mère lui dit : « Dorénavant, tu es mon petit
homme ». Il se souvient du regard trouble de cette mère et du sentiment trouble qui l’envahit, lui.
Pendant toutes les années de son enfance, il devient l’objet adoré de sa mère, à condition qu’il
reste près d’elle, qu’il lui fasse des câlins, qui lui répète constamment : « Je t’aime ma petite
maman chérie et jamais je ne te quitterai ». En contre partie, sa mère l’aime passionnément, le
regarde avec des yeux qui le dévorent. Lorsqu’il prend son bain, elle le lave soigneusement, le
caresse en le regardant dans les yeux jusqu’à ce qu’il soit gêné, et lui dit : « Tu aimes ça hein,
petit coquin ! ».
Cet homme de 40 ans est venu me voir parce qu’il commençait à sentir des impulsions violentes
à l’égard de sa troisième femme. Il avait déjà été hospitalisé à quelques reprises auparavant pour
violences conjugales. Il avait également subi une cure de désintoxication alcoolique. Il avait une
ambition démesurée, et rêvait d’entrer en politique.
Au début de la thérapie, cet homme était incapable d’avoir des sentiments. Il m’utilisait de
manière exigeante, cherchant à me flatter pour que je le flatte à mon tour. Il cherchait à être
spécial à mes yeux. Il cherchait à me montrer son pouvoir et son succès professionnel pour que
je l’admire. Mais ce que j’éprouvais à son égard était de la peine, de la compassion et, peu à peu,
de la tendresse à l’égard de cet enfant en lui qui avait tant souffert. Au point qu’il en fut ému et
qu’il commença peu à peu à ressentir des sentiments, notamment des sentiments dépressifs, mais
aussi de l’amour pour moi (ce père qu’il n’avait pas eu). Et puis il devint vulnérable alors qu’il
débutait sa carrière politique et ce fut pour lui intolérable. Un jour, il ne revint pas en séance
et, malgré mes signes, disparut.
Cette stratégie du parent séduisant l’enfant pour le mettre au service de ses besoins devient la
stratégie de l’enfant devenu adulte. Ce pattern relationnel devient souvent transgénérationnel :
l’enfant le subit puis, adulte, le reproduit.
Le narcissisme n’est pas au 20
ème
siècle, mais le 20
ème
siècle l’a propagé à grande vitesse. Le
narcissisme sociologique et le narcissisme psychologique ont ainsi développé une complice
diabolique indissociable. Pour l’illustrer, je vous propose un court instant de comprendre
l’évolution sociologique de l’Europe entre 1900 et 2000.
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SOCIOLOGIE DU NARCISSISME
La culture victorienne (sous le règne de la reine Victoria d’Angleterre), a imposé jusqu’au tout
début des années 1900, des normes éducatives très strictes et des valeurs morales très fortes qui
influenceront l’Europe tout entière. Dans cette culture se combinent et s’équilibrent forces
matérialistes, vertus morales et sentiments religieux. La structure familiale est centrée sur ces
valeurs humaines normatives mais également structurantes. Les sentiments humains y ont une
place importante, mais les conventions sociales limitent leur expression, notamment dans le
champ de la sexualité. Les sensations corporelles et les sentiments doivent être retenus :
l’expression corporelle, émotionnelle et sexuelle est soumise au refoulement. La traduction
psychopathologique en est le symptôme hystérique. Freud le théorise vers 1900, à l’époque il
construit la théorie psychanalytique.
La culture victorienne, sur le plan psychologique, a l’impact culturel suivant :
- La structure familiale est traditionnelle. L’enfant qui naît est allaité par une mère au
foyer, dans une proximité sensorielle, corporelle et affective propice au développement
de liens d’attachement sécures. Les principes moraux et sociaux sont transmis par un
père présent et par les institutions éducatives (école, église, associations sportives).
L’enfant se veloppe dans un contexte familial et socioculturel qui lui permet de
construire son identité.
- En contre partie, cette structure identitaire ainsi construite est soumise à la répression
sexuelle selon des normes conventionnelles très strictes et introduit la culpabilité par
rapport à des désirs et pratiques sexuels interdits. Ceci est à l’origine du conflit intérieur
et de la psychopathologie névrotique. Ceci conduisit aux grandes théories et pratiques
psychopathologiques de cette première moitié du siècle (Freud et Reich).
Durant la deuxième moitié du 20
ème
siècle, l ’introduction massive des outils-machines, la
nécessité d’une main d’œuvre à grande échelle, la production accélérée, le développement des
moyens de communication, le mouvement de libération des femmes et leur entrée dans la vie
active professionnelle créent une mutation des valeurs sociales et culturelles. Ces évolutions
modifient les repères socioculturels et une mutation est en marche. Elle s’opère au travers d’un
courant de contestation qui s’origine en France en Mai 1968 et secoue l’Europe entière et au-
delà. Il conduit à la libération des mœurs sexuelles, à la non directivité éducative, au libéralisme
économique et à la société de consommation, une consommation d’abord « utile » (des biens
d’équipement qui facilite la vie) suivie d’une consommation souvent « futile ». L’époque du
paraître émerge : paraître à la pointe du progrès, à la pointe de la mode, « être top ». L’ère de la
société narcissique est née.
Tout ceci s’accompagner d’une mutation des valeurs culturelles de référence, et, d’autre part,
d’une transformation de la structure familiale dans son monde de fonctionnement :
- Les valeurs culturelles mutent de l’être soi-même vers le paraître, de la qualité de vivre
(dans laquelle le temps et le rythme de vie sont fondamentaux) à la quantité de
possessions (qui implique la frénésie et le stress), de la centration sur ses propres besoins
à l’adhésion aux images marketing étrangères à soi.
- Le fonctionnement familial est entraîné dans cette mutation : (1) la mère, travaillant
dorénavant, n’offre plus au jeune enfant en construction une présence disponible. Elle
peut devenir préoccupée, stressée ou dépressive. Elle risque de s’absenter des liens
d’attachement dont le jeune enfant a besoin pour construire son Soi et son identité, (2) le
père, moins disponible, s’absente dans sa fonction structurante, celle qui pose des limites
en expliquant les règles réelles de fonctionnement de la communauté humaine. Ces
parents, dans l’urgence et la fatigue, dans la frustration, parfois la privation, ne prennent
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plus le temps suffisant de témoigner leur tendresse à leur enfant, de le regarder et de le
voir, de lui exprimer leur confiance en ses compétences et sa valeur. Ces parents, faute
de disponibilité, n’échangent pas mais fonctionnent avec leur enfant. Parfois, ils lui
demandent de fonctionner pour eux.
- Ce déficit de parent ou ce parent utilisateur de l’enfant créent une mutation du
paradigme psychopathologique : (1) soit l’enfant se trouve en déficit de présence
parentale offrant suffisamment de sécurité, de confiance et d’auto-estime, déficit que
nous appellerons déficit de narcissisme primaire ou déficit de narcissisation. L’enfant,
vulnérable et manquant de repères intérieurs, cherche alors des repères dans la société. Il
trouve les modèles offerts par la culture narcissique, et s’y identifie. Il reproduit ainsi les
caractéristiques narcissiques de son environnement : la boucle est bouclée, (2) soit ces
parents demandent à leur enfant, en âge d’y répondre, de fonctionner pour eux et de
satisfaire certains de leurs besoins (narcissiques) insatisfaits. L’enfant doit alors renoncer
à ses propres besoins pour satisfaire les leurs : il se dissocie de son identité corporelle et
se soumet aux jeux de pouvoir parental. L’enfant est entraîné sur le chemin du
narcissisme (narcissisme secondaire), pour lequel dominent le fantasme et le pouvoir sur
l’autre.
PEUT-ON GUERIR DU NARCISSISME ?
Comment renoncer à vivre dans l’image, le paraître, la façade, le « comme si » ? Comment
renoncer aux fantasmes d’être admirable et admiré ? Comment renoncer à être au dessus des lois
qui régissent le commun des mortels ?
Que peut-on offrir en psychothérapie, en remplacement de tous ces renoncements ?
Ce que nous pouvons offrir à nos patients, analystes bioénergéticiens, c’est la possibilité
d’exister de nouveau de manière incarnée et authentique, de coïncider en eux-mêmes en sentant
les battements de leur cœur, le rythme de leur respiration, leur sensation de joie qui envahit leur
corps lorsque se libèrent les sensations pulsatives d’expansion-contraction et les mouvements
spontanés. Tout ceci, et simplement ceci.
Le Vrai Soi est aussi fait vient aussi fait pour aimer et être aimé car le Vrai Soi est un être
biologiquement social. Le patient narcissique aura à redécouvrir dans la relation thérapeutique
que le véritable lien humain permet de grandir dans la sécurité, de se construire dans la confiance
et l’estime mutuelles, dans la co-création interpersonnelle. Il faudra oser de nouveau exprimer un
besoin, fusse-t-il un besoin d’enfant. Il faudra traverser l’intense peur de la dépendance et la
honte d’avoir besoin de l’autre, faire l’expérience tant attendue de pouvoir enfin se regarder de
près, oser un mouvement l’un vers l’autre, se prendre dans les bras, se sentir soutenu pour faire
l’expérience de s’abandonner sans danger …
Le corps propre est le lieu du Vrai Soi, tissé avec délicatesse depuis des millénaires entre Nature
et Culture pour qu’homo faber et homo sapiens ne deviennent pas homo demens. Le corps propre
est réseau : il relie univers et atome, matière et énergie, pétition et création, mécanique
physique et œuvre de la conscience subjective. C’est parce que nos cellules pulsent que nous
nous sentons vivants, mais c’est parce que notre cortex orbitofrontal fabrique des images que
cette sensation de vitalité s’inscrit dans notre conscience identitaire. Image et sensation se
prolongent et collaborent… à moins qu’homo demens n’annihile la sensation pour ne jouir que
de l’image, de l’illusion, dans la déraison.
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L’analyse bioénergéticien œuvre pour être ce « passeur », de la rive pulsative à la rive pensante
et vice versa. Nous sommes des passeurs entre conscience de sa réalité cellulaire et conscience de
la représentation de soi. Nous sommes des passeurs entre appartenance à la Nature et inscription
dans la Culture.
Se soigner du narcissisme, c’est réapprendre que la conscience corporelle est la matrice de la
conscience de Soi. C’est ré-éprouver par son corps que cette conscience élémentaire repose sur
une réalité cellulaire, pulsative, ondulatoire. C’est re-sentir la rythmicité de ces flux biologiques,
propriété élémentaire de la matière vivante, comme une dance incessante et adaptative.
Se soigner du narcissisme est s’abandonner à l’expérience d’oscillation entre l’ancrage à la terre
ferme (le « grounding » de Lowen) et le « sentiment océanique » d’appartenance à l’univers tout
entier. Car nous sommes roc et nous sommes vent. Nous sommes matière atomique et nous
sommes esprit créateur. L’expérience bioénergétique tisse ce continuum entre l’atome et
l’esprit, cette complexité vertigineuse d’où émergent le renouveau, la création, l’amour et le
beau. Elle a ce pouvoir extraordinaire de faire vivre l’union entre l’infiniment petit et
l’infiniment grand, entre le sentiment d’humilité et le sentiment d’exaltation. L’expérience
bioénergétique a ce pouvoir potentiel de réactualiser sans cesse l’homo faber en l’homo sapiens,
le préservant, tant que faire se peut, du démon narcissique de l’homo demens.
CONCLUSION
Nous arrivons au bout de notre voyage dans les coulisses du narcissisme, des narcissismes. En
fait, que l’on souffre d’un manque de narcissisation (primaire) ou d’un surplus narcissique
(secondaire), l’expérience intime est similaire : on souffre d’un manque de corps et d’un trop
d’images et de pensées. En ne pouvant se rencontrer dans l’élémentaire sensation de soi-même,
on se cherche dans des miroirs, au risque de se perdre dans le reflet de mille images de soi. Nous
n’avons alors d’autre choix que de briser le miroir et reprendre le chemin de la vérité
élémentaire, conduisant, dans les lieux du corps, à la rythmicité pulsative inaugurale.
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