LE DUALISME DU CORPS ET DE L'ESPRIT A L'EPREUVE DE LA DOULEUR HENRI K. KOTOBI LE DUALISME DU CORPS ET DE L'ESPRIT A L'EPREUVE DE LA DOULEUR QU'EST-CE QUE LA DOULEUR? - TOME PREFACE PROFESSEUR CLAUDINE TIERCELIN L'Harmattan II <9L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion. [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-08110-9 EAN : 9782296081109 Remerciements: A mes deux etifants, Marie et Victor, qui m'ont inspiré chacune de ces pages. A mon cher collègue et ami, le docteur F awaz F qyad (tJ. A mes Maîtres de chirurgie, les Professeurs Max Griiner (tJ, Pierre-Georges Hélardot, Georges Audry, Christine GrapinDagorno, Denis Gallot, Rolland Parc, Emmanuel Tiret, Christophe Penna, François Pqye, Jean-Christophe Vaillant, Nidal Dehni, Bernard Andreassian, Yves Aigrain, Pascal Delagausie et Emmanuel Sapin,. ainsi que les Docteurs Michèle LatTOquet, Jean-Claude Roullet Aurfy, Michel Bellon, Bruno Lerolland et Pierre Fourquier, auprès desquelsj'ai découvertpuis appris mon métier de chirurgien. Avertissement Le dualisme du cops et de l'espnt à l'épreuve de la douleur correspond au deuxième des trois tomes de l'ouvrage intitulé Qu'est-ce que la douleur? Pour répondre à la question posée dans le titre de l'ouvrage, la démarche adoptée tout au long des deux premiers tomes consiste en une évaluation des conséquences que peut avoir notre conception dualiste de l'homme et de sa douleur sur la façon d'analyser, d'interpréter et de prendre en charge la douleur dans nos sociétés modernes. Le lecteur est donc averti de l'utilité d'avoir lu préalablement le tome I, intitulé La douleur dite ((physique )), où il est question du langage de la douleur, des moyens modernes pour la combattre et des nombreuses difficultés rencontrées par la nouvelle médecine de la douleur. En effet, ces différents aspects de la problématique de la douleur sont autant de clés qui permettront au lecteur de mieux saisir les véritables enjeux de la confrontation, présentée dans ce tome II, entre la phénoménologie douloureuse et l'approche médicale actuelle de la douleur. 7 Préface Qui songerait à contester les avancées de la science et de la société dans l'apprivoisement de la douleur: meilleure connaissance des mécanismes d'acheminement du message douloureux, conscience plus aiguè' de l'importance des procédures de contro1e dans la modulation de l'itiflux nerveux, multiplication des théories (pattern périphérique, sommation centrale, portillon), ouvrant des voies thérapeutiques inédites et pCt7J1ettant d'qlfiner le concept de douleur, désormais dijini par !International Association of Study of Pain (!ASP). Apparition cOffjointe des centres anti-douleur, de la notion de multidisciplinarité en médecine, mais aussi de nouveaux concepts comme celui de « pain clinic », inaugurant des modèles distincts de la guérison, selon qu'on en a une conception plutôt technique ou plutôt ((gestionnaire )). Mais les avancées de la science rendent aussi modeste: on sait mieux alfjourd'hui combien est ardue la détermination des différents seuils douloureux: celui de la sensation, mais aussi celui de la perception, de la tolérance, ou encore de la tolérance avec encouragement. On sait mieux aussi combien il est difficile de trancher entre ces deux pôles que seraient la douleur somatique et/ou la douleur PD'chogène, et que le problème mqjeur est plutôt d'établir, pour la douleur d'une personne donnée, l'épaisseur des liens qu'entretiennent, dans la durée, ces deux pôles. Au cours des dix dernières années, c'est l'épistémologie de la douleur qui a pris le relais (voir par ex, l'anthologie Pain, New Essays on Its Nature and the Methodology of Its Study, MIT, Cambridge, Mass., 2006, recueil de textes par Murat Aydede), en soulignant les difficultés inhérentes à la dijinition scientifique de la douleur comme « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite dans les tennes évoquant une telle lésion ». Entre autres: la douleur est-elle bien une (( sensation )) comme une autre? Ne faut-il pas revenir sur le lien entre la douleur et son stimulus, sur le rype d'état PD'chologique dont elle relève? Certes, mettre la douleur sur le même plan que la sensation ou la perception permet d'intégrer la douleur dans une théorie plus générale: Mais cela va-t- il de soi? Et à supposer que la douleur soit une forme de perception ordinaire, restent les difficultés inhérentes à toute théorie de la perception (directe, indirecte). Que penser du contenu (représentationnel ou non) de la douleur? Supposons que la douleur soit d'abord une émotion, cela la range-t-il nécessairement du côté du pur (( qffectif)) ? Non, diront ceux qui soutiennent (et ils sont nombreux at!fourd'hui) le caractère foncièrement cognitif de l'émotion. Même si on souligne l'aspect qffectif, désagréable, de la douleur et son lien non nécessaire (ou indirect) avec tel endroit du cops, telle lésion ou tel stimulus, on voit mal comment la dissocier de toute localisation (je n'attends pas- du moins pas d'emblée- du médecin que je vais voir, avec un mal de dent, qu'il m'oPère du pied...): mais alors comment penser ce rapport? On voit mal aussi comment ne pas soulever le problème méthodologique de savoir si l'on peut se fier à cepoint à l'introspection (dont on a vu dans l'histoire, les limites). Etifin, comment nepas s'interroger sur les mqyens dont on disposepour analYser, 9 de manière o~jective, le caractère qualitatif de la douleur (ainsi qu'en témoignent certaines (( phénoménologique-expérientie/le)) par explorations récentes menées du côté de l'approche D. Price ou M. Aydede). Le grand intérêt du livre de Henri Kotobi est de chercher à comprendre pourquol~ paradoxalement, malgré les progrès ainsi réalisés dans la définition scientifique et philosophique de la douleur, comme dans la prise de conscience de sa dimension, selon lui, foncièrement su~jective, le corps médical dans sa grande mqforité, est encore aux prises avec une idéologie forte, qui est celle du dualisme du corps et de l'esprit. Or ce/le-ci induit, se/on l'auteur, maints effets peroers et sur la caractérisation de la douleur dans la pratique médicale elle-même, et sur la re/ation médecin-malade, amenant notamment à distinguer, dans la douleur, une composante ((pf:ysique)) et une composante ((p{Jchique )), se rendant par /à-même « constitutionnellement incapable de recouvrir la totalité des champs d'expression de la douleur». C'est à l'examen de ce dualisme qu'est donc consacréela première partie de ce tome aussi informé que sensible, qui rappelle d'abord au lecteur qui furent les principaux représentants de la longue tradition culturelle etphilosophique dans laquelle s'est inscrit ce courant (platonisme, stoïcisme, christianisme), puis la prégnance du modèle cartésien sur la médecine moderne et contemporaine. L'auteur souligne notamment de quelle manière, en une sorte de (( cohabitation paradoxale)), ce dualisme reste décisif dans les formes matérialistes (qualifiées de ((pseudo-monistes ))) présente, se/on lui, aussi bien chez les matérialistes du XVIIIe et lespositivistes du X/Xe que chez Freud lui-même ou dans ce qu'il appelle l'idéologiematérialiste dominante des neuro-sciencescontemporaines. En un second moment de ce beau livre, sûrement le plus enrichissant pour le philosophe non médecin, le Docteur Kotobi sepropose de mettre ce dualisme à l'épreuve des faits cliniques dont il ne recensepas moins de treize, se/on lui (( discordants)) et qu'il analyse avec tout le soin et la sensibilité du praticien: effet placebo, f?ypnose, torture, douleur chez l'eifant, algohallucinose, automutilation, fakirisme, acupuncture, masochisme, douleur et sport, maladies ((p{Jchosomatiques )),douleur du grand brûlé. Autant de ((paradoxes)) cliniques de la douleur, héritiers de cette approche dualiste, (( arrogante )), qui cimente, se/on lui, la médecine occidentale, et oblige à une remise en cause de ce modèle de la douleur - maladie ou mal absolu-, au profit d'une approche non plus duelle mais foncièrement ((globale )) ou (( totale )) de la douleur-souffrance. C'est à l'esquisse de ce nouveau ((Paradigme)) de la douleur que s'emploiera plus en détail l'ouvrage de Henri Kotobi, en son troisième volume: gageons que le lecteur y retrouvera le même plaisir qu'il aura eu dans ce/ui-ci. Au camfour de la médecine et de la philosophie, et de ce que /'interdisciplinarité, lorsqu'elle est ainsi conduite, avec érudition, modestie, mais aussi réflexion et spéculation, peut souvent avoir de meilleur, ce livre n'est pas seulement une anafyse de la douleur, qui nous instruit sur ses aspects médicaux et philosophiques,. il a aussi et surtout le mérite de nous proposer un nouveau regard sur ce 10 que pourrait être une nouvelle médecine, moins hiérarchique et plus solidaire, dans laquelle les relations médecin-malade se trouveraient autonomie du patient douloureux. redéfinies, au bénéfice d'une plus grande Claudine Tiercelin, Professeur de Philosophie à IUniversité Paris XII, Membre de l'Institut Universitaire de France 11 Introduction Selon toute vraisemblance, notre conception dualiste de l'être humain est à l'origine de la distinction actuelle que nous faisons de la douleur en une composante « physique» et une composante « psychique ». Or, nous l'avons vu à la fin du tome I de l'ouvrage intitulé Qu'est-ce que la douleur?, la plupart des difficultés rencontrées en médecine moderne pour appréhender la douleur semblent précisément converger vers notre lecture dualiste. Partant de cette hypothèse, le travail présenté dans ce tome II va donc consister en une confrontation directe entre l'approche médicale dualiste de l'homme et le phénomène appelé « douleur », dans ses manifestations les plus diverses, de telle sorte que cette confrontation puisse nous permettre d'apporter des éléments de réponse pertinents à la question suivante: le paradigme dualiste de l'homme et de sa douleur ejt-il en mesure d'expliquer l'ensemble des caractéristiques que peut prendre la douleur humaine, ou bien, cette approche dualiste est-elle constitutionnellement incapable de recouvrir la totalité des champs d'expression de la douleur? long de ce tome II. Tel est l'objectif poursuivi, en deux étapes, tout au Le dualisme médical sous sa forme actuelle étant directement mis en cause dans cette démarche, une première étape va donc consister en l'étude préalable de ses origines propres, ne serait-ce que pour prendre pleinement la mesure de son enracinement au cœur de notre histoire. Autrement dit, il s'agira de replacer le dualisme médical dans son contexte historique et sa tradition philosophique. A cette occasion, nous verrons notamment pour quelles raisons les thèses matérialistes, actuellement très en vogue dans les milieux scientifique, n'ont en rien résolu leurs différends avec le dualisme classique. Puis, une deuxième étape consistera en une confron tation de diverses situations cliniques en rapport avec la douleur, parmi les plus déroutantes qu'il nous est donné d'observer dans la pratique médicale, avec cette approche dualiste que la médecine académique propose invariablement pour les aborder. Bien entendu, pour qu'une telle confrontation tienne toutes ses promesses, il va sans dire que les faits cliniques évoqués ici, ont été retenus en raison précisément de leur caractère insolite, voire paradoxaux pour certains, eu égard à la conception dualiste de la douleur telle qu'elle est aujourd'hui implicitement admise en médecine. 13 Au terme de cette confrontation au cas par cas entre le modèle dualiste théorique actuel et différentes situations cliniques concrètes, nous devrions ainsi être en mesure de jauger la capacité réelle de ce paradigme dualiste à répondre à autant de questionnement. Et l'enjeu est de taille! Puisque, dans le cas où son incapacité se conftrmait, la conclusion la plus logique serait, dès lors, l'abandon pur et simple du paradigme dualiste, ou du moins sa mise entre parenthèses chaque fois que ce dernier se révèle incapable de préciser un phénomène qui, aussi complexe soit-il, n'en reste pas moins de nature humaine (qu'un paradigme de cette portée est justement censé éclairer). Enftn, comme cela a été précisé en Introduction du tome l, rappelons que le tome III de ce travail sera, pour nous, l'occasion d'évoquer une alternative à l'approche dualiste actuelle de la douleur. En attendant, gageons que la confrontation qui suit apparaitra suffisamment pertinente aux yeux du lecteur pour que celui-ci se convainque de l'impérieuse nécessité du principe même d'une remise en question de cette approche médicale d'essence dualiste. 14 Première partie - Approche médicale de la douleur: le paradigme dualiste est toujours présent! I - Rappel historique sur les origines du dualisme médical du corps et de l'esprit 1) Le platonisme « Je n 'az'pas d'autre but, en allant par les rues, que de vous persuader, jeunes et vieux, qu'il ne faut pas donner le pas au cops [...J et s'en occuper avec autant d'ardeur que du peifectionnement de l'âme ». Socrate! a) Le dualisme selon Platon Le platonisme est le socle, à la fois classique et radical, du dualisme du corps et de l'esprit, dans le sens où il n'entend pas seulement une simple distinction de nature, mais l'élaboration d'un véritable rapport hiérarchique entre ces deux entités. Et toutes les constructions de Platon sur l'âme humaine2, masquent mal cette volonté première de voir en elle le salut de l'humanité, face à un corps servile, mortel et sur lequel le philosophe n'hésitera pas à jeter l'opprobre. Qu'il s'agisse de la construction rapportée dans le Phèdrl, ou bien de la construction tri-partite (et très politique!) ! PLATON. Apologie de Socrate. Apologie de Socrate. Criton. Phédon. Trad. par Emile CHAMBRY. Paris: GF-Flammarion, 1993, 188 p. (GF 75) 30 a, p. 42. 2 Les différentes théories platoniciennes de l'âme ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses polémiques quant à leurs incohérences, sur lesquelles l'ouvrage classique de Frutiger fait le point de façon détaillée, notamment dans le chapitre intitulé les parties de l'âme. FRUTIGER Perceval. us mythes de Platon: Etude philosophique et littéraire.Paris: Alcan, 1930, p. 76-96. 3 où Platon décrit l'âme tel un attelage ailé, tiraillé entre un cheval blanc, beau, fort, aimant l' « honneur », la « tempérance », la « prudence» et l' « opinion vraie» et un cheval noir « tordu », « mal bâti» et « ami de la violence et de la fanfaronnade » [pLATON. Phèdre. u 15 décrite dans le Timée ou la République, le corps apparaît toujours, en dernier recours, subordonné à la partie la plus élevée de l'âme!. Au passage, pour Platon, la médecine de son époque semble devoir être totalement subordonnée à son modèle philosophique, comme l'exprime clairement Socrate dans le Phèdre, par exemple: « [Socrate] Il en est sans doute de la rhétorique comme de la médecine. [phèdre] Comment? [Socrate] Dans l'une et dans l'autre il faut analyser la nature, dans l'une la nature du corps, dans l'autre celle de l'âme »2.Il s'agit là d'une ingérence manifeste des présupposés philosophiques platoniciens vis-à-vis de la médecine antique, que l'on retrouve par la suite tout au long de l'histoire jusqu'à l'époque moderne, tant le modèle humain conçu par Platon aura influencé le cours de notre histoire3. Rappelons toutefois qu'il est classique de reconnaître au dualisme platonicien un certain nombre de précurseurs, parmi lesquels figurent en bonne place Empédocle et Pythagore, qui l'un comme l'autre, postulaient déjà une âme distincte du COrpS4. banquet. Phèdre. Trad. par Emile CHAMBRY. Paris: GF-Flammarion, 1993, 219 p. (GF 4) 253 d, p. 151] ! Représentée par le cheval blanc dans le cas de l'attelage; et appelée «partie rationnelle» [DIOGENE LAERCE. Platon. Vies et doctrines des philosophes illustres. Trad. du grec / dir. Marie-Odile GOULET-CAZE. 2e ed. rev. et cor. Paris: La pochothèque, 1999, 1398 p. (poche/ Classiques modernes) Livre III, ~ 67, p. 439), dans le modèle tripartite. 2 PLATON. Phèdre. Ibid. 270 a-c, p. 182. 3 En effet, de la «naissance de la clinique» aux « greffes multi organes », n'est-ce pas encore cette même distinction hiérarchique d'inspiration platonicienne qui perdure, avec d'un côté une âme supérieure (appelé désormais le «psychisme ») et de l'autre une enveloppe corporelle et chamelle (dénommée «organique »), que l'on retrouve en filigrane dans les discours autorisés sur la santé en général. Même s'il faut reconnaître que, chemin faisant, l'âme a perdu de son immortalité et le corps a gagné en complexité... 4 Notons, par exemple, que Platon doit très clairement à Empédocle cette conception d'une âme équivalente à un souffle répandu dans le corps. C'est du moins ce que suggère Vernant, lorsque celui-ci évoque les différentes techniques de contrôle de souffle que Platon affectionnait particulièrement et dont la tradition remonte précisément à Empédocle. [VERNANT Jean-Pierre. Mythes etpensées chez les Grecs.. Etudes deprychologiehistorique.Paris: Maspero, 1971, t. 1, p. 114]. Quant à Pythagore, (lequel voyait dans les nombres l'essencedes choses),celui-ci avait postulé bien avant Platon l'immortalité de l'âme (<<l'âme diffère de la vie. Et elle est immortelle» [DIOGENE LAERCE. Pythagore. Ibid. Livre VIII, ~ 28, p. 963] ; notion largement reprise par Platon, de même que cette fameuse tripartition de l'âme, également d'origine pythagoricienne (comme en témoigne cet extrait du chapitre consacré à Pythagore dans l'œuvre de Diogène Laërce : «L'âme de l'homme est divisée en trois parties: la conscience, l'esprit et le principe vital» [Ibid. ~ 30, p. 964.] Notons au passage que la vision pythagoricienne de l'âme humaine, en dépit de ses différences avec la tripartition platonicienne, faisait déjà la part belle aux parties les plus élevées de l'âme, puisque, toujours selon Pythagore: «l'esprit et la conscience se trouvent dans le cerveau» [Ibid. p. 965.] 16 Comment Platon s'y prend pour établir cette hiérarchie entre l'âme et le corps? Certes, selon Platon, l'âme et le corps sont indispensables l'un à l'autre pour que se produise la vie, comme le suggère Socrate à Simmias, parlant de la mort: « Est-ce autre chose que la séparation de l'âme d'avec le corps? »1. D'où cette idée-force, chez Platon, qu'« en s'occupant de philosophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de chercher la mort et l'état qui la suit »2. Ce rapport platonicien à la mort trouve, d'ailleurs dans la scène de la disparition de Socrate la plus éclatante des démonstrations; sorte d'invitation pour les sages à la maîtrise suprême de leur corps. Par ailleurs, suivant Pythagore et comme bien des penseurs de l'époque, Platon afflrme également que « l'âme est immortelle »3, du moins, la partie de l'âme qui réside dans la tête, que celui-ci appelle: esprit ou partie rationnelle, selon ses écrits. Enfln, guère plus original pour l'époque, selon Platon, l'âme serait immatérielle, ou plutôt « incorporelle », ce qui rend compte en toute logique du fait qu'elle « échappe à la destruction »4. Mais, en réalité, l'originalité de l'âme platonicienne est ailleurs et au moins deux notions nouvelles paraissent fondamentales pour caractériser cette vision de l'âme humaine si propre à Platon. D'une part, la notion de réminiscence: « Chercher et apprendre n'est autre chose que se ressouvenir [. . .] il n'y a pas d'enseignement, mais des réminiscences »5 ; et d'autre part l'innocence de l'âme: « car personne n'est volontairement méchant »6. Or, c'est bien à partir de ces deux postulats, aux conséquences incalculables, que découle toute la spéciflcité du rapport de l'âme platonicienne avec le corps. En effet, concernant la notion de réminiscence, celle-ci sert autant de preuve à Platon pour justifler l'immortalité de l'âme que cette dernière n'explique à son tour la faisabilité de la réminiscence! Et la boucle est bouclée... « Puisque l'âme est immortelle et qu'elle a vécu plusieurs vies, et qu'elle a vu tout ce qui se passe ici et dans l'Hadès, il n'est rien qu'elle n'ait appris. » explique ainsi Socrate à Ménon7, pour en déduire, par l'intermédiaire de Cébès, dans le Phédon: « C'est une nouvelle preuve que nous devons forcément avoir appris dans un temps antérieur ce que nous nous rappelons à présent. [...] Aussi peut-on conclure de-là que l'âme est immortelle »8. Mais il ne s'agit là, ni plus ni 1 PLATON. Phédon. Op. cit. 64 c, p. 112. 2 Ibid. 64 a. 3 DIOGENE LAERCE .Platon. Op. cit. ~67, p. 439. 4 Ibid. ~77, p. 446. 5 PLATON. Ménon. Protagoras. Eutl[ydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Craryle. Trad. par Emile CHAMBRY. Paris: GF-Flammarion, 1992,505 p. (GF 146) 82 a, p. 343. 6 PLATON. Timée. Sophiste. Politique, Philèbe, Timée, Critias. Ed. établie CHAMBRY.Paris: GF-Flammarion, 1993,512 p. (GF 203) 86 d, p. 463. 7 PLATON. Ménon. Ibid. 8 PLATON. Phédon. Ibid. 73 a, p. 123. 17 par Emile moins, que d'un postulat assorti d'une autojustification, dont Platon d'ailleurs ne se privera pas. Et ce n'est pas tout, car la maïeutique socratique, ou l'art d'accoucher les esprits, découle, elle aussi, directement du postulat de la réminiscence. Enfin, plus caractéristique encore, est également déductible de la réminiscence, cette thèse selon laquelle: « La vertu est un savoir et qu'on ne pèche que par ignorance» nous rappelle Jean BrunI. Réminiscence postulée une nouvelle fois par Socrate, lorsque celui-ci déclare dans le Ménon : « comme tout se tient dans la nature et que l'âme a tout appris, rien n'empêche qu'en se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, elle ne retrouve d'elle-même toutes les autres, pourvu qu'elle soit courageuseet ne se lasse pas de cherchen)2. Concernant la notion supposée d'innocence de l'âme, nous touchons là au cœur du dualisme platonicien dans ce qu'il a de plus virulent vis-à-vis du corps, car « Ceux qui sont méchants, le deviennent par suite d'une mauvaise disposition du corps» affIrme ainsi Socrate dans le Timél, avant d'ajouter: « Il en est de même en ce qui concerne les douleurs: c'est également le corps qui est cause que l'âme contracte de grands vices. Par exemple quand les humeurs de la pituite aigre et salée, ou celles qui sont amères et bilieuses, après avoir erré dans le corps d'un homme, ne trouvent pas d'issue au dehors et que, parquées au-dedans, elles mêlent leurs vapeurs aux mouvements de l'âme et se confondent avec eux, elles produisent dans l'âme des maladies de toutes sortes, plus ou moins graves et plus ou moins nombreuses; et se frayant un chemin vers les trois sièges de l'âme, elles engendrent suivant celui qu'elles envahissent toutes les variétés de la morosité et de l'abattement, de l'audace et de la lâcheté, enfin de l'oubli et de la paresse intellectuelle »4. De fait, lorsque l'on parcourt les dialogues, de nombreux passages témoignent, chemin faisant, de ce véritable anathème lancé par Platon contre le corps. Les quelques extraits qui vont suivre nous rappellent ainsi comment le corps se retrouve parfois littéralement couvert d'opprobre dans la philosophie platonicienne. Voici ce que l'on peut lire dans le Phédon, par exemple, lorsque Socrate affIrme: « le corps nous cause mille diffIcultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir; qu'avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d'amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d'innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c'est le corps seul et ses appétits qui en sont cause; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d'en amasser à cause du corps, 1 BRUN Jean. Le stoïcisme.ge ed. Paris: PUF, 1980,128 p. (Que sais-je? 770). p. 119. 2PLATON. Ménon. Op. cit.85a. 3 PLATON. Timée. Op. cit. ~86 d, p. 463. 4 Ibid. ~86d -87 a-b, p. 463-464. 18 dont le service nous tient en esclavage [.. .]. Mais le pire de tout, c'est que, même s'il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu'il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l'âme seule les choses en ellesmêmes.[...] Tant que nous serons en vie, le meilleur moyen, semble-t-il, d'approcher de la connaissance, c'est de n'avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d'absolue nécessité, de ne point nous laisser contaminer par sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusqu'à ce que Dieu nous en délivre »1. Puis plus loin, toujours dans le Phédon: « [Socrate] Or, n'est-ce pas quand elle est ainsi affectée que l'âme est le plus strictement enchaînée par le corps? [Cébès] Comment cela? [Socrate] Parce que chaque plaisir et chaque peine a pour ainsi dire un clou avec lequel il l'attache et la rive au corps, la rend semblable à lui et lui fait croire que ce que dit le corps est vrai. [...] Elle est toujours contaminée par le corps quand elle en sort »2. Ou bien dans le Timée, lorsque Socrate évoque les maladies de l'âme: « Voici comment ~es maladies] de l'âme naissent de nos dispositions corporelles. Il faut admettre que la maladie de l'âme est la démence. Mais il y a deux espèces de démence: l'une est la folie, l'autre l'ignorance »3, que ce dernier illustre avec cet exemple explicite: « Quand un homme a dans la moelle un sperme d'une abondance débordante, qui est comme un arbre trop chargé de fruits, ses désirs et leurs suites lui procurent chaque fois de multiples souffrances et des plaisirs multiples [...] et son âme est malade par la faute de son corps [...] La vérité est que l'incontinence amoureuse est une maladie de l'âme qui provient en grande partie de la propriété d'une seule substance, qui, grâce à la porosité des os, inonde le corps de son humidité; et presque tous les reproches dont on charge l'intempérance dans les plaisirs, comme si les hommes étaient volontairement méchants, sont des reproches injustifiés »4. Pourtant, il faut se souvenir qu'à l'époque où Platon développe son argumentation, le corps est loin d'être déconsidéré aux yeux de ses contemporains, bien au contraire! Au point que de nombreux auteurs, parmi les sophistes de l'époque, voient même en lui le « référentiel» auquel personne ne peut se soustraire. Brun rappelle à ce propos: « C'est ainsi que pour Théétète le corps est le critérium de la vérité puisque la science se 1 PLATON. Phédon. Op. cit. ~66 a - 67 b, p. 115-116. ~83 c-d, p. 138. 3 PLATON. Timée. Op. cit. ~86 b, p. 463. 4 Ibid. ~ 86 d. P 463. 2 Ibid. 19 réduit à la sensation, que pour Philèbe le corps est le critérium du bien puisque pour lui le bien se ramène au plaisir, que pour Calliclès et Thrasymaque le corps est le critérium de la justice puisque pour eux la raison du plus fort est toujours la meilleure »1. Tandis que pour Platon, le corps apparaît non seulement subordonné à l'âme mais représente également un danger pour elle. Et c'est en ce sens que peut se comprendre le salut platonicien: cette capacité de résistance de l'âme au corps qui consiste à s'en méfier d'abord, l'asservir ensuite, et s'en séparer enfin...! « Le platonisme développera avec éclat cette conception à la fois ascétique et dualiste, la philosophie d'un corps ennemi et dévalorisé» écrit ainsi François Dagognet, avant d'ajouter: « Il entend fêter la maîtrise de soi grâce précisément à la domination de ce qui nous a semblé excessif et misérable, source de perdition »2. Néanmoins, dans les dernières œuvres de Platon, bien des nuances vont être apportées à ce dualisme radical, véritable postulat d'une antinomie entre le corps et l'esprit. Mais, il sera trop tard! Car le message platonicien s'est déjà largement répandu et les concessions faites au corps dans les œuvres tardives ne suffiront pas à en atténuer la portée... Ainsi peut-on lire dans les œuvres tardives telles que Le Politique, qu'il vaut mieux composer « avec mesure» et «chercher l'équilibre» que d'opposer les contraires; ou bien dans le Philèbe,que peuvent être réconciliés « plaisir» et « raison »... Enftn, le message le plus révélateur de cet ultime revirement se situe dans l'idée d'une réconciliation relative entre le corps et l'âme, que Platon concède lorsqu'il revient sur l'idée originelle selon laquelle ces deux entités sont finalement indispensables l'une à l'autre. Socrate exprime clairement ce point à la ftn du Timée: «Quand l'âme est en lui plus forte que le corps et qu'elle est en proie à quelques passions, elle secoue le corps entier par le dedans et le remplit de maladies. [...] Si c'est au contraire un corps grand et supérieur à l'âme, [...] comme il y a naturellement dans l'homme deux sortes de désirs, ceux du corps pour la nourriture et ceux de la partie la plus divine de nous-même pour la sagesse, les mouvements de la partie la plus forte l'emportent. [...] Contre ce double mal, il n'y a qu'un moyen de salut, ne pas exercer l'âme sans le corps, ni le corps sans l'âme, aftn que, se défendant l'un contre l'autre, ils s'équilibrent et conservent la santé »3. En conclusion, fortement marquée par les écrits de Platon, la civilisation occidentale fera sienne pour longtemps cette image d'un corps maculé que seule la plus haute partie de l'âme (ce qu'il y aurait de divin en 1 BRUN Jean. Platon et l'Académie. 10e ed. Paris: PUF, 1991,128 P (Que sais-je? 880). p. 99. 2 DAGOGNET François. Le corps multiple et un. Paris: Labo. Delagrange / Synthélabo. 1993,218 p. (Les empêcheurs de penser en rond). p. 16. 3 PLATON. Timée. Op. cit. ~ 88 a -b, p. 464-465. 20