Le rire des victimes. Relations à plaisanterie au sein d`un univers de

Civilisations
Revueinternationaled'anthropologieetdescienceshumaines
62|2013
Identité,cultureetintimité
Dossier–coordonnéparBenjaminRubbersetPierrePetit
Leriredesvictimes
Relationsàplaisanterieauseindununiversdetravail
multiculturel
AMÉLIEDESCHENAUXETFABRICECLEMENT
p.91108
Résumés
FrançaisEnglish
Dans la v ie quotidienne, on s’attend spontanément à une réaction offensée, ou
même v iolente, lorsquune personne est apostrophée au m oy en de termes à forte
connotation raciste (« négro », « sale y ouy ou », etc.). Toutefois, une observ ation
participante au sein d’un m ilieu ouv rier fortement interculturel nous a permis
d’identifier de nombreuses situations où lutilisation publique de stéréoty pes
culturels,v oireracistes,clenchaientaucontrairelerire,y comprisdelapartdes
personnesquiétaientlesciblesdecesblaguesaprioridouteuses.Cestleriredeces
«v ictimes»quiconstituelecœurdecetarticle.Noustentonsd’y montrerenquoile
fait de se lancer des «v annes» racistes, et d’y répondre par des rires, pourrait
constituer un moy en de créer et maintenir une forme de communauté en dépit
d’une forte hétérogénéité culturelle, répondant ainsi à une nécessité de « faire
groupe » générée par les contraintes contextuelles de la v ie en usine. La
manipulationetlappropriationdestéréoty pesracistespropresàcertainscontextes
multiculturels semblent ainsi participer à la régulation des rapports entre le
« nous »professionnel et le «nous » d’origine, notamm entpar létablissement de
normesexclusiv ementenv igueuràlintérieurdugroupedetrav ail.
Whenapersonisaccostedby theu seofstrongracistlanguage,wewouldnormally
expect that person to be offended. Howev er, participant observ ation in a highly
interculturalworking env ironmentallowed usto identify many  situationswhere
the public use of cultural or racist stereoty pes triggered laughter (rather than
offense),ev enfromthepeoplewhowerethetargetsoftheseaprioridubiousjokes.
Analy sisof thelaughterofthese "v ictims"formsthecore ofthisarticle.We try to
showhowtheactofmakingracistjokes,andrespondingwithlaughter,couldbea
way  to create and maintain a form  of community despite a strong cultural
heterogeneity ,responding thereby to aneed tobe oneof theguy s” generatedby
thecontextualconstraintsoffactory life.Manipulationandappropriationofracist
stereoty pes specificto somemulticultural contexts seem thereby  toplay  arole in
the regulationof relationsbetween anethnic we”and aprofessional we”which
dependsitselfontheestablishmentofnormswhichareexclusiv ely v alidwithinthe
workinggroup.
Entréesd’index
Motsclés: coopération,cultureouv rière,ethnicité,humour,relationsà
plaisanterie,rire
Keywords: cooperation,workingclassculture,ethnicity ,humor,joking
relationships,laughing
Texteintégral
Texteintégralenlibreaccèsdisponibledepuisle14janvier2017 .
Les énoncéscomiques àcaractère racisteillustrent bienle problèmede la
délimitation du risible.En effet, nombreux sontles exemples d’indignation
publique à la suite de propos se voulant humoristiques, mais jus par
d’autres commeoffensants en raison de leur caractère raciste. L’humoriste
français Dieudonné a subi plusieurs procès à la suite de certains de ses
spectaclesconsidéréscommeantisémites.Ilanotammentétécondamnépour
incitationàlahaineracialeen2005.JeanPaulGuerlain,célèbrenezfrançais,
a également été jugé en 201 2 pour avoir déclaré en interv iew en 2010, au
sujetde lacréationde sondernierparfum :« Pourunefois, jemesuis misà
travaillercommeunnègre.Jenesaispassilesnègresonttoujourstellement
travail,maisenfin...».Enfin,l’affairedescaricaturesduprophèteMahomet1,
de leur parutionen 2005 jusqu’à l’incendie deslocaux deCharlie Hebdo en
2011  aprèsleur édition spéciale etsatiriqueCharia Hebdo, demeure encore
présentedansnosesprits.Bienquecesaffairesconcernentdescommunautés
différentesetreposentsurdessupportsmédiatiquesdistincts,cesontchaque
foisdesproposqui,sevoulantcomiquesàl’origine,ontaufinaldéclenchéune
forme de désapprobation voire d’indignation de la part d’une partie de la
population, ne manquant ainsi pas de relancer le débat sur les limites du
risible.
1
On n’estdonc pas censérire de tout. Fortde ce constat,l’énigme consiste
dès lorsà comprendreune partiedes observationsque nous2 av ons menées
surlesriresàl’usine.Auseindenotreterrain,forthétérogènedupointdevue
desorigines culturellesdesa population,iln’esten effetpasrare d’assisterà
des interpellations ou à des énoncés humoristiques à caractère raciste qui
sontnonseulementtolérésmaiscarrémentaccueillispardesrires,ycompris
de la part des victimes directes de la blague. En fait, soffusquer de telles
plaisanteries serait mal perçu, tant cellesci semblent non seulement
autoriséesmaiségalementbienvenues!
2
Pour tenter d’éclaircir cette énigme, nous commencerons par décrire
l’univ ersspécifique ànotreterrainen présentantlanatureparticulière dece
travail en usine, sa population multiculturelle et les cercles d’affinité qui y
sontls.Nousmontreronségalementcombienceterrainestpotentiellement
gérateur de tensions entre collègues. Dans un second temps, nous
montreronsqu’ilexistemalgrécestensionsun«nouscollègues»transversal
etenglobanttouslesemployésdel’usineetnousinsisteronssurlerôledurire
dansl’élaborationetlemaintiendeceNous.Plusprécisément,cesontlesrires
provoquésparleschicaneriesetlesblaguesportantsurladélimitationdune
formede«nouscolgues»quenousmettronsenévidence.Notrehypothèse
estquela constitutiondece«nous collègues»estun préalablenécessaireà
l’émergence du phénomène qui nous intéresse, soit l’autorisation,
l’acceptation, v oire l’encouragement des blagues à caractère raciste. Après
avoir rapproché ces blagues des relations à plaisanterie, nous terminerons
3
Unepoudrièredansuncongélateur
notreanaly se pardes considérationsplusglobales surlerôle durire dansla
«fabrication»duliensocial.
Notre lieu d’investigation est une centrale de distribution de produits
surgelés appartenant à une grande chaîne de magasins suisses. Le travail
consiste à y réceptionner des marchandises provenant de fournisseurs et
centrales de production, à les stocker, les conditionner dans lacellule3
(entrepôtfrigorifique ousorte de« congélateurant »),ainsi qu’àpréparer
les commandes des différents magasins répartis sur environ un tiers du
territoire national. Les livraisons se font par camions frigorifiques dont les
contenussontcharsetdéchargéssurdesquaisattenantsàlacellule.
4
Le travailde manutentionnaire s’effectue danscettecellule frigorifique où
règne une température denviron 24°C ! Nous portons donc des vestes,
pantalons, bottes, bonnets et gants spécifiquement adaptés à ces conditions
extrêmes.Letravailyconsisteessentiellementàpréparerlescommandesdes
différentes succursales en se déplaçant dans les rayons de la centrale au
moy en d’une machine motorisée à l’arrre de laquelle sont empilées les
marchandises, oucolis (on appelle cette partie du trav ail lepicking). Si les
déplacements entre les sections, ou zones, qui divisent les couloirs se font
deboutauvolantdelamachine,chaquechargementdemarchandisenécessite
bienentendud’endescendre,desesaisirdesproduitssurlespalettesetdans
les caisses et de les empilerde façon stableet ordonnée sur lestroisrolls
(sortesde«caddiesgéants»)àl’arrièredelamachine.Cesrolls sontensuite
réceptionnés par dautres employés qui les regroupent en fonction des
différentestournéesdescamions.
5
Les marchandises à charger peuvent être lourdes et elles sont surtout
nombreuses. Audelà du froid, c’est un travail physiquement exigeant :
marcher, descendre et monter, soulever, porter, charger, ranger Les
performances (nombre de colischargés à l’heure) de chaque employ é étant
mesuréesetcontrôlées indiv iduellement,illeurarriv edese faireavertirpar
un supérieur hrarchiquesils enchaînent les mauv aisesjournées au niv eau
delaproductivité.Sil’efficacitédutravailleurestlegageprincipaldebonnes
performances,d’autresparamètresentrentégalementenjeu.Parexemple,en
fonction du nombre de colis à charger depuis une palette, du nombre de
machines à l’attente dans une section du couloir, ou encore du nombre de
marchandisesrestantàchargerjusqu’àlafindutour,ilyacertainesstratégies
qu’il est opportun d’adopter afin d’améliorer ses performances. Ainsi, si la
règleestdenepasdépasserdanslescouloirs,unemployéquiconstatequele
nombredecolisqu’ildoitchargerdanslazoneestparticulrementimportant
peut décider de laisser passer un autreemploy é si ce dernier n’a qu’un très
petitnombredemarchandisesàcharger.Ennesuivantpaslaconsignedene
pasdépasseràlalettre,l’employ éarrivéenpremierfaitgagner,àunmoindre
coût,beaucoupdetempsausuivant.Ilsepeutégalementqu’unemployésoit
déengagédanssazone,procédantauchargementd’unnombreimportantde
colis.L’employ é quiarriveensuitedoit attendrequesoncollègue atteignela
findelazone. Deux choixs’offrentalorsàlui:rester enretraitetenprofiter
poursereposerunpeuou,aucontraire,alleraidersoncollègueàchargerses
colis. Ladeuxième option s’av ère certes plus pénible mais elle permet aux
deuxemployésdegagnerdutemps.Cesdifférentesstratégiesnécessitentdela
coopérationpuisquechaqueemploy éseretrouvetouràtourdanslaposition
deceluiauquelonoffresonaide,ouauquelonlarefuse,etdanslapositionde
6
Nous(ouvriers)etlesautres
Enfin presque le quart de nos plaisanteries consistent en
mimiques, en signes ou en bruits. Ce caractère non verbal
caractériserait certainementune bonne partie deséchanges qui
interviennentdanslecadredel’atelier.L’importancedecemode
de communications’ex plique par lebruit qui gêneles échanges
verbaux,par ladistancequi sépareparfoislespostes detrav ail,
maisaussiparlaplusgrandeaisancedesouvriersencedomaine
qu’en celui de la parole. Le trait d’esprit, au sens classique du
terme,n’estpastellementfréquentenmilieuouvrier.Lesimages,
lesgestes,lessituations concrètesfournissentunmatérielqu’on
yutiliseplusvolontiers.(FrischGauthier1961:303)
celui qui rend la pareille. Un tel climat est évidemment nérateur de
tensionslaproximitécorporelle,lanécessitéderemplircertainesconditions
de rendement, la pénibilité du travail phy sique, le froid, tout concourt à
provoquerquelquesdérapages(insultes,bagarresentreemployés).Pourtant,
comme on l’a vu, il est quasiment indispensable dentretenir des relations
positivesavecsescollègues.
Lespersonnesquitravaillentà tempspleinsonttousdeshommes4 âgésde
vingt à cinquante ans env iron, issus d’origines nationales diverses (Angola,
Congo, Espagne, Erythrée, Ethiopie, Ghana, Italie, Macédoine, Maroc,
Portugal, Serbie,Suisse, Tunisie, Turquie, …).Il y  a d’ailleurstant d’origines
diversesqu’iln’yapasdegroupesfortementmajoritaires,exceptionfaitedes
PortugaisetdesNoirs5.Lescerclesd’affinitésontparcontretrèsmarquéspar
les appartenances culturelles, notamment pour ces deux groupes. Les
Portugais et les Noirs entretiennent respectivement des relations étroites
entre eux. Ils passent beaucoup de temps ensemble, se parlent dans leur
langue d’origine,se fréquententen dehorsdu trav ail,etc. Cescercles sontsi
marquésquilsontuneinfluencedirectesurlarépartitiondelapopulationde
l’usine dans les locauxde pause : les Africains dansle local nonfumeur, les
Portugais dans le local fumeur. Et ce n’est pas la cigaretteà elle seule qui
justifie cette répartition puisque plusieurs Portugais ne fument pas du tout,
alors que certains Africains font au contraire l’allerretour entre les deux
locaux afin de fumerd’un côté et de passer le reste dutemps de pause de
l’autre!
7
Les activités professionnelles de notre usine impliquent des cercles
d’affinitésdiversetparticulièrementsaillants.Lestensionsliéesàladifficulté
de la tâche nous forcent à nous interroger sur la manière dont ces petits
« nous d’origine » parviennent à cohabiter au sein d’un contexte
potentiellement explosif. Une piste de réflexion nous est offerte par les
travaux de sciences sociales portantsur différents milieux professionnels, y
compris ouv riers ceux ci onten effet misen év idence l’importancedu rire
dans ce type de situations. Ce constat général de FrischGauthier s’applique
parexempleparfaitementànotreinvestigationempirique:
8
Demanregérale,nousconstatonségalementquelesriresquotidiensen
usine ne sont pas issus de véritables blagues, énoncés comiques ou autre
locutions humoristiques.Ils relèvent plutôt de« chicaneries », mêmesi ces
dernièresn’épuisentpaslesty pesderirequel’onretrouvedansnotrecorpus
de données. Notre lieu de travail, la cellule frigorifique, n’est en effet pas
9
propice aux échanges verbaux  le bruit des machines, des souffleries, les
bonnets et écharpes couvrant les oreilles ainsi que les déplacements en
solitairesursapropremachinerendentleséchangesverbauxentrecolgues
peu fréquents, peuaisés et brefs. Etpourtant, les rires nemanquent pas d’y
retentir!
En effet, un phénomènequi appartient plutôt au monde del’enfance y  est
régulièrementobserv é:desrires bruy antssontfréquemmentprov oquéspar
des formes de bagarres amicales. Entre collègues, on se saute dessus, on
s’empoigne, on court en faisant mine de se charger et on se frappe plus ou
moins gentiment … Les rires sont particulièrement prononcés chez les
participantsdirectsàla«bagarre»mais,enprincipe,laplupartdescollègues
assistentàlascèneenrigolant,ouaumoinsensouriant.Pourrendrecompte
deceséclatsdeviolencedouce,rappelonslecadredecetravailquicontraint
les employ és àune certaine proximité phy sique. Les ouvriersà plein temps
travaillent dans la même cellule, et toutes les 1h40 passent ensemble une
pause de 20 min dans des locaux à température ambiante afin de se
réchauffer. Ces conditions particulières enjoignent les employés à
relativement bien se connaître. De plus, le fait de trav ailler toute l’année à
24°Centenue«polaire»faitdecesouvriersunecatégoriebienparticulre
etreconnaissable detravailleurs.Ainsi, lerire dechicanerieque nousavons
observé semble se produire dans le cadre de ce que nous proposons de
nommer une« doubleprox imité »: uneproximitéphysique extrême, d’une
part, puisquil y a contact physique au sens propre et, d’autre part, une
proximitéhumaineimpliquantuneformedebonneentente,voirederapports
amicaux.Lecaractèreparticulierdeceséchangesquotidiensmèneeneffetces
partenaires àpartager une certaineforme d’intimité. Cette proximité entre
ouvriers a été miseen évidence par Parry (2002). Selon lui, sur le terrain
indien, de tels liens se créent et se maintiennent en dépit de différences
interindividuelles de castes, d’origines et de religions. Dans notre cas, les
chicaneries n’ont ainsi pas leur place entreinconnues : c’est en tant que
marque de cette « double prox imité » que le rire de chicanerie signale une
forme d’appartenance de groupe. On ne se chicane qu’entre individus
particulièrement proches. Les membres du « nous collègues » constituent
ainsiuncerclespécifique,unesphèresemiprivéequisemetenplaceendépit
d’unefortehétérogénéitéauniveaudesoriginesdesesmembres.
10
Ces chicaneries, bousculades et bagarres « pour de faux » peuvent être
assimilées à ce que Dunbar appelle l’épouillage social (« social grooming »)
associant contact et sensation de type proprement physique et contact et
sensationdety pesocial (Dunbar1 996:1).Sathèseglobale estque,dupoint
devuedel’évolution,lessoctéshumainesontprogressivementremplacéla
pratique de l’épouillage par les échanges langagiers. Selon lui, la taille trop
importante des groupes dans lesquels vivent les êtres humains les aurait
poussés à remplacer l’épouillage, trop coûteuxen temps, par le langage. On
n’observ e ainsigéralement que peude chicaneries entreadultes humains,
saufdans desconditionsrares ettrès spécifiquesdecamaraderie, commeau
seind’uneéquipedesportparexemple.Enplusdela«doubleproximité»,la
taillerestreintedenotregrouped’ouvrierspourraitainsibeletbienfavoriser
l’émergencedechicaneries entreadultes.Commel’épouillage simiesqueetle
langage humain, les chicaneries et rires qui en découlent participent ainsi
directementdelacréationetdumaintienduliensocial.
11
En dehors deces rires ls àdes chicaneries, certains riresprovoqués par
des blagues, qui ont plutôt lieu dans les locaux de pause pour les raisons
invoquéesplushaut,témoignentégalementdel’élaborationquotidienned’un
«nouscollègues». Etundesmoyenslesplusefficaces derendrel’unitéd’un
12
1 / 17 100%

Le rire des victimes. Relations à plaisanterie au sein d`un univers de

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !