"Don Giovanni est un personnage en fuite, toujours en mouvement."
Frédéric Roels et Léo Hussain
Frédéric Roels, vous avez attendu avant d'aborder Mozart ... Pourquoi ?
Cela faisait longtemps que je voulais mettre en scène une œuvre de Mozart mais son écriture
m'impressionnait par l'intelligence de son langage. Je me sentais très petit face à un tel degré de génie.
Il me fallait attendre une certaine maturité personnelle pour pouvoir l'aborder.
Vous, Léo Hussain, vous êtes un habitué du compositeur ...
En effet, j'ai eu la chance de pouvoir diriger plusieurs de ses opéras, à plusieurs reprises, et cela
revient, pour moi, à retrouver un vieil ami avec qui l'on se sent bien. Mozart est absolument central
pour un musicien et pour quiconque s'intéresse à l'opéra. Je suis particulièrement heureux cette année
car je vais diriger deux œuvres du triptyque Mozart - Da Ponte, à la même période, avec Les Noces de
Figaro à Göteborg en Suède, juste avant Don Giovanni, ici à Rouen, ce qui m'offre un temps précieux
pour me concentrer sur le langage musical de ces partitions, leur phrasé et harmonie.
Pourquoi votre choix est-il tombé sur Don Giovanni ?
FR : C'est quelque chose d'assez intuitif. Don Giovanni est une œuvre fascinante. Je sentais le
personnage loin de moi, puis j'ai retrouvé en lui des perspectives qui m'habitent et qui me l'ont rendu
plus intime. C'est par ailleurs l'œuvre la plus centrifuge de Mozart, dans le sens où, alors que l'on croit
tenir une piste, on est embarqué dans une toute autre direction. Il est difficile de trouver une cohérence
complète à l'œuvre tant elle semble nous échapper. C'est cette forme de glissement, de fuite, qui m'a
intéressé.
LH : Don Giovanni est évidemment un opéra riche en tubes, mais on néglige parfois le fait qu'il s'agit
avant tout d'une œuvre de théâtre absolu qui offre une synthèse parfaite entre intrigue, texte et
musique. Je pense sincèrement que si un spectateur ressort de cette représentation sans avoir été
touché, bousculé ou ému, c'est que nous avons été de piètres artistes et sommes passés complètement à
côté de l'œuvre.
Vous voyez donc Don Giovanni comme un personnage en fuite, une sorte de voyageur qui jamais
ne se pose ...
FR : Tout à fait, il n'est nulle part chez lui et est incapable de s'investir dans une relation stable et
durable. Dès la première scène, il est déjà un personnage qui cherche à s'échapper. Le verbe "fuggire"
- fuir- est conjugué dans tout le livret et la récurrence de "dov'è ?" -où est il ?- fait légion dans le texte.
Don Giovanni reflète, à mes yeux, l'instabilité du monde qu'il traverse. Dans ce basculement entre le
18ème et le 19ème siècle, l'aristocratie chavire, les repères se fissurent. Don Giovanni en est la
métaphore.
LH : Je partage en effet ce point de vue. L'idée que Don Giovanni ne peut rester à la même place et est
un homme toujours en mouvement. Mais j'interprète cette "fuite" comme un débordement d'énergie et,
finalement, de joie de vivre. Don Giovanni est avide de plaisirs et se lasse facilement, ravivant sans
cesse son besoin de reprendre la route.
Mais Don Giovanni est aussi associé à une figure subversive, défiant tour à tour la loi sociale,
morale et divine. Cette subversion ne vous intéresse-t-elle donc pas ?
FR : Bien sûr, Don Giovanni est un anarchiste, c'est à dire un être qui rejette tout principe d'ordre et
d'autorité. Mais je ne l'envisage pas comme un personnage héroïque, car c'est avant tout pour lui qu'il
refuse les conséquences de la soumission et fait preuve ainsi d'une forme de lâcheté. On le perçoit
aussi souvent comme un séducteur invétéré, une vision que je ne partage pas. Ses relations amoureuses
sont avant tout une succession d'échecs, dont la seule exception avérée est Elvira. La légende de sa
conquête des fameuses « mille e tre » ne repose que sur les paroles de Leporello, qui n'est autre que
son serviteur.
Cette idée de fuite qui mène votre mise en scène se cache-t-elle aussi dans la musique ?
FR : Oui, par la diversité des formes musicales qui s'enchevêtrent dans la partition, laissant le
spectateur dans des espaces bigarrés et insaisissables. Le final du premier acte, par exemple, consiste
en une superposition de trois différentes musiques aux mesures diverses, créant une explosion sonore
assez incroyable pour l'époque. De même, la scène du banquet fait entendre une ritournelle baroque
qui ne peut s'installer, assaillie par des citations d'autres œuvres de Mozart ou connues de lui, menant à
un amalgame musical étonnant. Enfin, il est assez marquant que Don Giovanni n'ait aucun air
développé, contrairement aux autres personnages, alors que l'opéra porte son nom !
LH : La musique de Mozart s'inscrit dans une fluidité fantastique. Elle coure et s'échappe. Elle porte la
marque géniale de son compositeur dans le sens où elle peut porter différents degrés d'émotions et de
projections. C'est pour cela qu'elle peut s'ouvrir à des interprétations multiples. Cela donne beaucoup
de responsabilités au metteur en scène et au chef d'orchestre et fait des six semaines de répétitions une
période intense de réflexion et d'échange pour arriver à une vision commune de l'œuvre.
On dit souvent que cet opéra est une œuvre de transition qui récapitule les formules de l’opéra
du passé et invente celles du drame musical moderne. Qu'en pensez-vous ?
LH : Je pense qu'une œuvre est parfois victime de son propre succès. Don Giovanni est clairement un
chef d'œuvre, ce qui nous pousse à essayer de lui donner une place symbolique dans l'histoire de la
musique, par le simple argument qu'elle est magnifiquement écrite. Il n'est pas aussi pertinent, pour
moi, de discuter ainsi de la place que l'on assigne à une œuvre, des années après sa création. Je préfère
réfléchir aux circonstances de sa création. Toute œuvre porte un regard sur l'époque qui la précède et
celle qui la succède, car elle est un produit de son temps, façonnée par des artistes qui veulent créer
quelque chose de nouveau. Et bien sûr, lorsque l'on parle d'un génie comme Mozart, qui a composé
dans un environnement artistique extrêmement riche, ces perspectives sont multipliées !
Qu'en est-il du décor pour cette production ?
FR : Le livret contient peu d'indications de lieux et fait toujours allusion à un ailleurs, des villes où
Don Giovanni était avant d'arriver sur scène, un pavillon ou un château dans lequel il a vécu. Nous
avons cherché à traduire cette notion insaisissable en pensant d'abord à un décor abstrait. Au final,
c'est, à l'opposé, un décor très concret : un carrefour. Ce lieu d'intersection, de passage, qui s'ouvre
vers des perspectives multiples. Une sorte d'espace non défini, métaphore également du non lieu qui
clôturera le procès de Don Giovanni. Les éléments du décor sont aussi instables, penchés et
monumentaux, renvoyant une image de décadence d'un monde classique qui se délite pour, qui sait ?,
mieux se reconstruire. Est-ce une ruine ou un chantier ? Nous sommes dans l'entre deux du
basculement.
Frédéric Roels, pourquoi tenez-vous à mettre en scène un opéra chaque saison ?
Cela fait partie de mon projet de faire de cet établissement une maison d'artistes à laquelle chacun
apporte son énergie et sa créativité. Je crois que cela donne un sens et une autre identité à un
établissement lorsqu'il n'est pas dirigé par un pur administratif. D'un point de vue personnel, la mise en
scène est partie intégrante de mon parcours. Je travaille donc sur un projet par saison pour ne pas
monopoliser la scène et permettre une diversité de regards essentielle à la vie artistique de l'opéra. Le
fait de retrouver Leo Hussain est ici un moteur très dynamisant !
Car, Léo Hussain, c'est ici votre premier opéra à Rouen. Diriger un opéra est-il un exercice qui
vous plait, par rapport au concert symphonique ?
J'adore travailler dans les théâtres et assumer des collaborations à l'opéra. Bien sûr, un concert est aussi
une collaboration, mais l'opéra élargi beaucoup plus les échanges. Chaque élément intervient dans ma
façon de diriger, que ce soit les costumes, l'éclairage, la mise en scène, la façon dont les techniciens
travaillent ou dont l'équipe encadrante organise les sessions ; tout interfère. C'est, en ce sens, une
forme artistique très démocratique. Sans oublier l'indispensable public ! Une soirée d'opéra doit être
une expérience partagée à laquelle le public, par son écoute et sa réceptivité, participe autant que ceux
qui sont sur scène ou en coulisse. Lorsque toutes ces énergies se joignent, c'est l'éclosion d'une
expérience commune de l'instant présent !
Propos recueillis par Vinciane Laumonier
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