Antimanuel d'économie
Février 2004
À l'économiste inconnu, mort pour la guerre économique, qui toute sa vie expliqua magnifiquement
le lendemain pourquoi il s'était trompé la veille, à tous ceux, bien vivants, qui savourent le mot gratuité.
INTRODUCTION: Faut-il rire des économistes? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ……………………… 003
TEXTES: David Ricardo. John Maynard Keynes. Martin Heidegger.
John Kenneth Galbraith. Alfred Jarry ……………………………………………………. 007
PARTIE 1 : PRINCIPES DE SCOLASTIQUE ÉCONOMIQUE
1. Science dure, science molle, ou science nulle? …………………………………………………… 010
TEXTES: Friedrich von Hayek. Raymond Boudon . Bernard Guerrien .
Laurent Cordonnier . Pierre Thuillier . Michel Houellebecq …………………………… 018
2. La politique dans l'économie …………………………………………………................................. 022
TEXTES: Serge Latouche. Laurent Cordonnier. Armand Farrachi . Joseph Stiglitz.
Pierre Thuillier. Pierre Cahuc. Jacques Sapir……………………………………………. 027
3. Le langage du pouvoir………………………………………………………..................................... 031
TEXTES: George Orwell. John Maynard Keynes. Joseph Stiglitz . Pierre Thuillier.
Frédéric Beigbeder. Armand Farrachi . Dominique Méda .
George Orwell. Jacques Sapir ……………………………………………………………. 039
PARTIE 2 : LA GUERRE ÉCONOMIQUE
4. Marchés et concurrence............................................................................................................ 044
TEXTES: Dominique Méda . Maître Dogen . Patrick Besson . Christian Authier.
Jean Baudrillard . Adam Smith. George Orwell . Paul Bairoch.
Michel Houellebecq . Jacques Généreux………………………………………………... 061
5. Mondialisation et commerce international................................................................................. 066
TEXTES: Michel Houellebecq . Paul Bairoch. Jonathan Swift . Montesquieu.
Joseph Stiglitz . PNUD (Rapport 1998) . Montesquieu . Jean-Michel Harribey.......... 075
6. Enron et les sept familles .......................................................................................................... 080
TEXTES: John Kenneth Galbraith. Joseph Stiglitz. Pierre Thuillier
Guy de Maupassant.................................................................................................... 085
PARTIE 3 : LE NERF DE LA GUERRE
7. L’argent ..................................................................................................................................... 088
TEXTES: Michel Aglietta . André Orléan . Emile Zola. Jean Baudrillard . Alain Cotta .
Pierre Thuillier . Patrick Viveret . Jean-Michel Harribey ............................................. 099
8. La Bourse et les marchés financiers......................................................................................... 105
TEXTES : John Kenneth Galbraith. Emmanuel Todd. Joseph Schumpeter .Emile Zola............ 113
PARTIE 4 : LE BUTIN
9. Le partage.................................................................................................................................. 116
TEXTES: Michel Houellebecq . Frédéric Beigbeder. Dominique Méda
.Armand Farrachi . Jean Baudrillard............................................................................. 126
10. Qu'est-ce que la richesse? ...................................................................................................... 129
TEXTES: Pierre Thuillier. Patrick Viveret. Jean-Michel Harribey . Albert Hirschmann .
Armand Farrachi . Jean Baudrillard . Michel Houellebecq ............................................. 141
11. L’autre économie..................................................................................................................... 144
TEXTES: Jacques Duboin . Raoul Vaneigem . Jean Baudrillard . Michel Aglietta .
André Orléan .John Maynard Keynes . Michel Houellebecq ...................................... 149
CONCLUSION : Éloge de la gratuité.............................................................................................. 153
Introduction : Faut-il rire des économistes ?
« Nous nous sommes mis a rire, en nous rappelant les prédictions des économistes en 1914 : la
guerre pas plus de quelques mois, les États n'ayant pas les moyens pour plus longtemps... »
Paul Léautaud, Journal, 27/01/1932
Faut-il en rire? Oh non! Ils sont bien trop sérieux! Tellement sérieux que « l'économie, moi je n'y
comprends rien », avouent la plupart des gens. « Je n'y comprends rien »... N'est-ce point la phrase que
l'on entend sans cesse lorsqu'on est confronté à un problème économique? Suivie aussitôt de: « Au fait,
la Bourse... Vous pensez que ça va continuer à baisser? »
Eh bien, nous allons chercher à comprendre.
Que l'économie soit très compliquée paraît un gage de sérieux. Et si les économistes se cachaient
derrière un jargon? Car de quoi parlent-ils au juste? Les physiciens débattent, entre autres, de la chute
des corps et de l'expansion de l'univers, les chimistes des explosifs, les biologistes des mutations
génétiques, des OGM qu'ils fabriquent, du clonage et du sida... Mais les économistes? Sont-ils tellement
différents des sociologues, des psychologues, des philosophes? « Et comment donc! » crient-ils alors,
arguant des nouveaux quartiers de noblesse de leur discipline, sanctifiée par un prix Nobel. En vérité, ce
prix est offert par la banque de Suède en l'honneur d'Alfred Nobel et n'est pas un vrai prix, décerné par la
Fondation Nobel. Mais cela n'y change rien! Ils ont des Nobel (1). Les économistes - des professeurs
d'université ou du Collège de France, des experts, analystes, des journalistes économiques qui font des
pages économiques et des suppléments - aimeraient beaucoup ressembler aux physiciens. Sont-ils pour
autant de vrais savants? En tout cas, il s'agit d'hommes très importants, on le voit bien au moment des
discussions du budget, des lois sur l'allongement du travail des actifs ou de la baisse des impôts pour
certains, des élections, des grèves, des crises. Ils sont même de plus en plus influents, si l'on en juge par
l'explosion des suppléments et des émissions économiques. Même un hebdomadaire comme Charlie
Hebdo possède sa page économique!
(1) Mais il est vrai qu'il n'existe pas de prix Nobel de mathématiques, ce qui est dû à d'obscures raisons de
jalousie ou d'adultère, Alfred Nobel détestant un certain mathématicien célèbre...
Théories économiques et café du commerce
« Les milliers de petits bassets tournebroches de la rôtisserie de la science. » José Ortega Y Gasset
Alors, de quoi parlent les économistes? « Oikos Nomos »: de la gestion de la maison. De la « ménagère
», d'où vient le « manager » des Anglo-Saxons. Pour mémoire, Sully était le « bon mesnager » du doux
royaume de France...
Mon ami Alain, directeur d'une grande revue très appréciée des professeurs d'économie, grand amateur
d'économie, dit toujours que rien ne l'amuse autant que les « théories » économiques, qui consistent à
dire, avec quelques kilos d'équations et un jargon incompréhensible pour 99 % des économistes
professionnels eux-mêmes d'ailleurs, ce qu'on raconte entre deux bourrades au café du commerce: «
demain ça ira mieux, à condition que ça n'aille pas plus mal, si la confiance revient, et si les gens ont
envie de consommer et de travailler, pas vrai mon gars, remets-moi un canon.» L'une des grandes
excroissances de la casuistique économique de ces dernières années est la « théorie des incitations »
(2). Elle a dû remplir quelques bibliothèques d'articles impénétrables et laborieux autant que sublimes,
qu'on pourrait résumer ainsi: pour produire mieux, il faut de la confiance et de la transparence. Chapeau!
Au Moyen Âge et jusqu'aux Lumières, la casuistique a fait vivre pendant des générations des milliers de
clercs dévoués à une « science » qui a fini par disparaître, tout comme il se peut que l'économie
disparaisse un jour. D'ailleurs, n'a-t-elle pas déjà disparu? Le meilleur économiste n'est-il pas le chef d'un
État quand il désarme un conflit social et rétablit la « confiance » de ses concitoyens dans l'avenir? Le
général de Gaulle menait sa politique sans prêter beaucoup d'attention aux coassements de Cassandre
des économistes et disait: « Rétablissons la confiance et l'intendance suivra! »
(2) La « théorie des contrats », en particulier, se propose de faire révéler à des dissimulateurs leur
information. Elle reprend de façon savante de vieilles pratiques assurantielles fondées sur la perception
qu'ont les assureurs des catégories à risques (les jeunes qui ont plus d'accidents de voiture que les autres,
par exemple).
Jacques Attali, grand économiste s'il en est, définit un économiste comme « celui qui est toujours capable
d'expliquer magistralement le lendemain pourquoi il s'est trompé la veille ». Keynes disait à peu près la
même chose et recommandait à ses pairs une place modeste, subalterne, comparable à celle des
dentistes, capables de soigner avec des instruments, des médicaments et des méthodes qu'ils n'ont pas
inventés. Il affirmait que demain « simplement, on ne sait pas » (3). L'économiste se heurte et se heurtera
à jamais au mur d'airain de l'incertain. D'ailleurs, s'il savait, s'il anticipait le futur économique mieux que
d'autres, il serait milliardaire. Mais regardons-le s'agiter, entre deux heures supplémentaires à l'université,
dans les journaux ou à la radio, lorsqu'on lui demande « oui, d'accord, mais demain? Ça s'arrange? » On
comprend alors qu'il ne peut pas grand-chose pour nous. D'autres économistes (Kondratieff, Schumpeter,
Marx ou encore l'historien Braudel) croyaient en de grandes « pulsations » économiques, de grandes
phases d'expansion et de récession. Mais il s'agit aussi plus de croyances que de vraies lois car il n'y a
pas de lois économiques.
(3) « Théorie générale de l'emploi »", in Quartely journal of Economy, 1936, repris dans La Pauvreté dans
l'abondance, Gallimard, colI. « Tel », Paris, 2002, p. 240-260.
Prégnance de l'économie
« L'argent est un instrument qui permet de mesurer la quantité de douleur et de plaisir. »
Jeremy Bentham
Pourtant, peut-on échapper à l'économie? Existe-t-il un seul domaine social qui ne soit imprégné
d'économie? Le sport? Le sexe? La guerre? « Combien coûterait une guerre avec l'Irak? » titrait en une
Le Monde du 4 janvier 2003. Quand on parle de sport ou de sexe, surgissent illico les aspects
économiques du problème: salaires, ventes, marchandisation de la vie. Tout aspect de la vie des hommes
en société a toujours un aspect monétaire et quantitatif; mais désormais cet aspect est essentiel et tend à
expliquer ou impliquer tous les autres. Il existe toujours une « raison économique » des choses. Le pétrole
pour l'Irak, l'argent pour l'édition, le marché de la pub pour la télé... Les deux grands systèmes de pensée
dont a accouché le capitalisme, à savoir le socialisme et le libéralisme, colorent tout des couleurs de la
raison et de la quantité. L'un et l'autre s'abreuvent à la source utilitariste (4). La « rationalisation » du
monde et sa « quantification » portées par les Lumières, puis l'expansion de la science, de la recherche et
de l'expérimentation, voguent de concert avec sa marchandisation. Notre économiste, quantificateur et
rationnel, se tient, faraud, à la proue du « progrès » de l'humanité. Il explique, rationalise et calcule, et
d'ailleurs explique en termes de calcul rationnel. Est-il plus ou moins rentable d'être un criminel qu'un
honnête homme, nous demande le prix Nobel 1991 Gary Becker. Plus ou moins rentable, pour un
ménage, d'avoir un enfant de bonne qualité que deux de mauvaise. Est-il plus ou moins rentable, pour un
homme politique, d'être corrompu qu'honnête, questionne le prix Nobel 1986 James Buchanan.
L'ouverture des frontières de tel pays était-elle plus ou moins rentable pour ce pays, étant donné ses
pesanteurs politiques et culturelles, analyse magnifiquement a posteriori le prix Nobel 1993 Douglass
North. Comment expliquer rationnellement, en termes de coûts-avantages, l'autarcie de la Chine et
l'expansion de l'Europe? Nul doute qu'on puisse toujours rationnellement et économiquement expliquer le
retard de l'Afrique, l'avance des États-Unis ou la stabilité de la demande de camembert, « étant donné le
contexte » ou « toutes choses égales par ailleurs ».
(4) Jeremy Bentham (1748-1832) fut le père de l'école « utilitariste » à l'origine de la théorie économique dite
néo-classique (la seule enseignée aujourd'hui). En bref: un individu est rationnel et il acquiert, dans la limite
de ses revenus, les biens qui lui apportent le plus d'utilité possible afin de satisfaire des besoins. D'où sortent
les besoins, le revenu? Mystère. On remarque que c'est un principe de rareté qui fonde l'économie: revenu
limité, besoins théoriquement infinis.
Mais la raison raisonnante des économistes est en train d'en prendre un sacré coup. Il y a deux signes qui
ne trompent pas. Le premier est l'aveu du prix Nobel 2001 Joseph Stiglitz concernant son passage à la
Banque mondiale, et la politique économique orthodoxe d'icelle et du FMI (5). Le second concerne
l'attribution du prix Nobel d'économie 2002 à un psychologue, Daniel Kahneman, qui raconte ce que mon
copain Alain et son idole Keynes savaient depuis toujours: à savoir que les hommes ne sont pas, mais
alors pas du tout, « économiquement rationnels ».
(5) Lire La Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002. Pour la première fois, un économiste sort de sa tour
d'ivoire et avoue qu'il peut être à l'origine... d'émeutes. Il raconte que les experts sont d'une ignorance
crasse, manipulés par les politiques, ou le plus souvent, par des idéologues primaires.
Que faut-il enseigner?
Ces pensées nous conduisent aux programmes de sciences économiques et sociales. On me reproche
souvent: « Mais, vous, totalement critique, qui n'arrêtez pas de fustiger l'économie et les économistes,
que pouvez-vous bien enseigner? » Je réponds « d'abord, l'histoire économique ». Et avec quel plaisir!
Les faits économiques. On peut raconter l'affaire Enron (voir chapitre 6) de deux façons:
1) comme une affreuse histoire de malhonnêteté, de transparence non respectée, de dissimulation,
d'asymétrie d'information, et envoyer à la face des ignorants une volée d'équations de la théorie de
l'information. On peut geindre sur l'« éthique des affaires », sans se rendre compte qu'on pleurniche sur
un oxymore;
2) on peut aussi raconter l'histoire d'Enron - et elle devient passionnante - comme celle de la politique
énergétique des États-Unis et des relations du Parti républicain avec certains milieux d'affaires;
également comme l'histoire des pratiques des banques d'affaires, des analystes, des agences de
notation, et même des journalistes! Il y a de quoi faire!
Ensuite, un économiste doit raconter l'histoire sociale. Évoquer l'économie indépendamment de la
sociologie, de la psychologie, de l'anthropologie est un leurre pour laisser croire que l'économie est la
matrice, la science supérieure, le moule explicatif dans lequel doit se dissoudre la complexité sociale.
Heureusement les programmes du secondaire font (encore) beaucoup de place aux disciplines analysant
la société. Le secondaire enseigne les « sciences économiques et sociales »: on démarre avec Max
Weber, on n'oublie pas Marx et on consacre beaucoup de temps à ce que l'on appelle le lien social, avec
ses conflits, ses inégalités. On réfléchit sur le travail, la richesse. Dans l'enseignement supérieur, tous ces
mots disparaissent et sont remplacés par des signes, des graphiques, des équations. Il ne s'agit plus de
dire ce qui est, mais ce qui doit être: l'économie de marché. À l'esprit de finesse, lié à la pluridisciplinarité
du champ secondaire, succède l'esprit de géométrie, qui ne prétend plus comprendre le monde, mais le
métrer, le formater selon le calcul économique et l'idéologie du calcul. Pourquoi? Pour fabriquer de bons
petits soldats de la « guerre économique », cette guerre de tous contre tous qui vous occupera de
longues années avant une maigre retraite. Certes, de jeunes professeurs dénoncent (enfin !) cet «
autisme » de l'enseignement universitaire (6). Mais « la tendance est lourde », comme dirait l'autre
(économètre)! En 2003, un changement de programme, le douzième en 10 ans, prévoit de privilégier, en
supprimant certains auteurs du programme, comme Pierre Bourdieu, « une approche normative des
objets d'études au détriment des questionnements » (7). L'économie dit ce qui doit être, et non ce qui est.
Alors, ojo! Ouvrons l'œil. Dans le monde des comptes, il ne faut pas s'en laisser conter; et inversement.
(6) De jeunes normaliens ont fondé le mouvement « Autisme et économie », en 2000.
(7) APSES, mai 2003.
Mais de quoi parle l'économie?
Ah, vous êtes têtu! Les belles analyses ne vous suffisent pas! Les équations! Les modèles! Vous voudriez
savoir ce qu'il y a derrière...
1 / 154 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !