d’interprétations plus ou moins déviantes qui accompagnent ce qui peut être perçu
comme des effets de mode, notamment lorsqu’on utilise en français des termes
issus des travaux des chercheurs anglo-saxons, on peut évaluer comme pertinente
la question ouverte par l’entrée de ces notions dans le champ de la réflexion
sociale et, surtout, par son articulation avec la pensée philosophique de la
reconnaissance.
Guillaume LE BLANC invite à considérer en effet qu’il y continuité entre le vivre et
le survivre : « la nécessité de survivre ne commence pas avec le manque social (de
logement, de ressources, de papiers…) elle commence avec la vie elle-même, dès
ors qu’elle et exposée à la perte, à la possibilité d’être sans […] La vulnérabilité,
comme monde de la perte, exposition à la blessure, est bien ce qui rend le vire et
le survivre indissociables. » [p.49]. On est alors fondé à désigner comme précarité
ce commun de la vie, du vécu et des vécus – de ce que ces penseurs nomment « la
vie ordinaire ». Il s’agit là non pas du sens sociologique, ou psychologique voire
seulement économique de la précarité, mais de ce que la tradition philosophique
appelait naguère la finitude, autrement dit, le caractère de précarité
intrinsèquement (ou, plus précisément, ontologiquement) attaché à toute vie. Ces
remarques non seulement affectent à tout être la condition de vulnérabilité,
quelques soient les aggravations de celle-ci lorsque les processus d’exclusion
pluridimensionnels interviennent, mais interpellent la condition des « sans-voix » :
ils ont quelque chose à dire et à se voir restaurer le droit à la parole qui leur a été
confisqué ; et cela vaut non seulement pour les dominants qui leur dénient ce droit
– par exemple en faisant jeu de la stigmatisation des « assistés » -, mais
également, et plus insidieusement, pour ceux qui se prétendent ou s’instituent
comme porte-parole des « sans », non pas comme « porte-voix », mais comme
« prête-voix ». C’est l’autocritique que l’on doit élaborer en tant
qu’intellectuel...de gauche : « Ne faut-il pas accueillir avec scepticisme le gage
de la voix perdue de l’exclu(e) et la promesse de sa restauration à l’identique
dans la voix hautement qualifiée de l’intellectuel ? » Ce qui revient à traiter, de
fait, les « sans-voix » comme des « subalternes » que la voix de l’intellectuel
saurait seule exprimer : position on ne peut plus autocentrée sur la compétence de
l’interprète qui est « dedans » au lieu de rendre à l’autre – qui est « dehors » - sa
propre parole ; et ce qui aboutit à le marginaliser une fois de plus, comme par une
double peine. [Voir plus particulièrement, p. 94-105 : « Les sans-voix ont-ils une voix ? » et p.
106-122 : « Voix subalternes et porte-voix ».]
Ces remarques nous orientent vers la bonne pratique qui consiste à rendre la parole
– soit à faciliter l’accès au droit à la parole - plutôt que de parler au nom des
autres : ce dont rend compte la démarche du travail social conçu ces dernières
décennies sous la démarche du développement social local et qui s’exprime dans
des formules telle que : « faire avec », ou « faire par », au lieu de « faire pour ».
Mais, là encore, LE BLANC nous et en garde : nous sommes pris entre deux axes de
travail qui ouvrent autant de potentiels que de risques. Et, pour éviter de se laisser
emporter par des engagements plus idéologiques qu’évalués et argumentés, il
nécessaire d’en relever les contradictions aussi bien que les ressources.
Pour une introduction très abordable de ces questions, et notamment pour remettre à leur place les
polémiques qui se sont développées notamment autour des questions posées par les « gender studies » - trop
souvent caricaturées et simplifiées en « théorie du genre » -, se reporter à l’entretien de la philosophe
Fabienne BURGERE avec Elodie Maurot : « Qui a peur des philosophes ? », Editions de l’Eclat, octobre 2014.
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