
Ainsi, selon Friedrich Hayek, la justice sociale est un « mirage », car « les seuls liens qui 
maintiennent l’ensemble d’une Grande Société sont purement économiques […], ce sont 
les réseaux d’argent qui soudent la Grande Société ». La justice redistributive a aussi été 
soumise à la critique de ceux qui lui ont fait grief d’ignorer les discriminations fondées 
sur  l’identité  des  personnes.  Cette  identité  se  construit  dans  un  jeu  de  miroirs  avec 
autrui  et  suppose  d’être  reconnue  pour  exister  pleinement.  Comme  l’a  montré  Paul 
Ricœur, il ne suffit donc pas de pourvoir aux besoins matériels de l’être humain pour 
respecter sa dignité, il faut aussi satisfaire ce besoin de reconnaissance. Mais qu’est-ce 
qu’implique  cette juste reconnaissance ? Pour certains, comme Charles Taylor  ou Axel 
Honneth,  elle implique  un  droit  à  la  différence  pour  les  « minorités » culturelles  dans 
une société donnée. Pour d’autres, comme Nancy Fraser, elle implique au contraire une 
déstabilisation de toutes les identités instituées, déstabilisation censée rendre l’individu 
libre  de  se  définir  à  tout  moment  lui-même. Héritière  de  la  critique  postmoderne  de 
l’identité,  cette  dernière  interprétation  entend  purger  l’état  civil  de  toute  trace 
d’hétéronomie afin de faire advenir « un champ de différences multiples, dépolarisées, 
fluides et  mouvantes ».  Cette déstabilisation  de l’état civil  des personnes se conjugue 
avec  celle  de  leur  état  professionnel,  telle  que  promue  depuis  trente  ans  en  droit  du 
travail. Prenant la raison humaine pour un acquis, et non pour une construction toujours 
fragile, cette entreprise de désinstitution a aujourd’hui d’autant plus facilement l’oreille 
du  législateur  qu’il  peine  à  assurer  une  juste  distribution  des  richesses.  Elle  ne  peut 
pourtant  conduire  qu’à  la  violence,  tant  il  vrai,  comme  l’observait  Castoriadis,  que 
« l’institution  de  la  société,  qui  est  indissociablement  aussi  l’institution  de  l’individu 
social,  est  imposition  à  la  psyché  d’une  organisation  qui  lui  est  essentiellement 
hétérogène ». 
L’enfermement de la justice sociale dans les registres de la redistribution des biens ou 
de la reconnaissance des personnes est donc un piège dont il faudrait parvenir à sortir. 
La  scène  juridique  ne  se  laisse  pas  réduire  à  cette  dichotomie  des  personnes  et  des 
choses, mais fait aussi place à l’action, et donc au travail, qui inscrit les personnes dans 
l’univers  des choses.  À  condition  de  n’être  pas  rabattu sur  celui  des  animaux ou  des 
machines, le travail n’est pas seulement le moyen de créer des richesses, il est aussi le 
lieu où l’être humain, confronté aux réalités du monde, fait l’apprentissage de la raison. 
La justice sociale implique de donner à chacun la possibilité de réaliser ce qu’il est dans 
ce qu’il fait, de forger sa personne dans l’épreuve du travail. L’une des caractéristiques 
de l’État social moderne est d’avoir exclu la division du travail du domaine de la justice, 
et son avenir dépendra de sa capacité à l’y réintégrer. 
L’État, selon le sens le plus primitif du mot 
status
, est ce qui tient et fait tenir debout 
une  société  humaine.  C’est  pourquoi  on  a  fini  par  le  croire  immortel.  En  d’autres 
civilisations, et dans quelques institutions dont la nôtre, ce sont les rites qui ne meurent 
jamais et soutiennent la succession des générations.