Victimes
La souffrance du monde.
Considérations anthropologiques sur les
politiques contemporaines de la compassion
The suffering of the world.
Anthropological considerations on contemporary
polities of compassion
Didier Fassin *
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’université Paris 13
Directeur du Cresp, Centre de recherche sur les enjeux contemporains en santé publique, UP13-Inserm,
74, rue Marcel-Cachin, 93017 Bobigny Cedex, France
Reçu le 19 mars 2002; accepté le 14 juin 2002
Résumé La souffrance appartient aujourd’hui au registre ordinaire de l’action publique comme
de l’initiative privée, en particulier lorsqu’il s’agit de prendre en charge des populations ou des
individus pris dans des relations de domination ou de violence. À travers deux études de cas,
portant l’une sur les procédures d’obtention de titre de séjour reposant sur l’identification de
raisons médicales, l’autre sur les modalités de l’attribution d’aides d’urgence à des personnes
confrontées à des difficultés matérielles, on s’intéresse ici au fonctionnement de ces politiques de
la souffrance. Il s’agit plus particulièrement de comprendre les ressorts sociologiques d’un mode
de gouvernement mobilisant la compassion et d’en tirer les conséquences anthropologiques du
point de vue de la construction d’un sujet politique. © 2002 E
´ditions scientifiques et médicales
Elsevier SAS. Tous droits réservés.
Summary– Suffering today is considered as part of the standard range of public action and private
initiative, particularly when it concerns dealing with populations or individuals involved in
relations of dominance or violence. Through two case studies, one of which concerns the
procedures connected with obtaining a stay permit on the basis of identification of medical reasons
for this, the other on the various ways in which emergency aid is allocated to persons in material
difficulty, the way in which these policies function is demonstrated. In particular, the author focuses
on an examination of the social motives of a type of government that mobilizes compassion, and
* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (D. Fassin).
E
´vol Psychiatr 2002 ; 67 : 676-89
© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.
PII:S0014-3855(02)00163-9
the anthropological consequences of this seen from a political viewpoint. © 2002 E
´ditions
scientiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.
Mots clés: Souffrance; Compassion; Anthropologie politique; Question sociale; Pauvreté; Immigration
Keywords: Suffering; Compassion; Political anthropology; Social issue; Poverty; Immigration
Lanthropologie politique de la santése donne pour objet de saisir le rapport
entre l’être physique et psychique, dune part, le monde social et politique,
dautre part. Autrement dit, elle ne considère pas la santécomme un donnédu
vivant ou de la personne, mais comme àla fois une production et une
construction de la société. Par production, on doit entendre le fait que la société
inue, par des processus complexes qui ne se réduisent pas àde simples
déterminations mécaniques, sur les désordres du corps et de lesprit : ainsi, la
découverte de gènes de susceptibilitéàune pathologie mentale ou la description
de structures de la personnalitédemeure compatible avec le rôle des conditions
et des interactions sociales sur les différences et les inégalités que lon observe
dans lexpression de ces caractéristiques individuelles. Par construction, il faut
comprendre quun problème de santénest pas une réalitéde nature, fondée sur
le simple constat dun trouble somatique ou psychologique, mais quil fait
toujours lobjet dune identication et dune qualication par les agents sociaux
qui leur donnent une existence dans lespace public : ainsi, la maltraitance
infantile nest-elle pas seulement la traduction des violences subies par des
enfants, mais tout autant le résultat dun travail de médecins, de parents, de
juristes, dhommes politiques pour lui donner une légitimitédans le monde social
an de lutter contre.
Cette double lecture, que je dirai réaliste (les problèmes de santécorrespondent
àdes réalités sociales) et constructiviste (leur reconnaissance dans lespace
public résulte de laction des agents sociaux) ne contredit pas les observations
faites par les sciences de la vie ou les constats établis par les psychiatres, mais
elle les enrichit en montrant la part active de la sociétédans ce que nous appelons
santépublique ou santémentale. Elle rend compte notamment du fait que, dune
époque àlautre, dun pays àlautre, parfois même dun groupe àun autre, des
définitions et des interprétations différentes en soient données, faisant lobjet de
luttes et de contestations. Il en est ainsi de la catégorie largement utilisée
aujourdhui de souffrance psychique : si elle est liéeàdes caractéristiques
sociales (généralement décrites en termes de précaritéet dexclusion), elle est
aussi linvention dune époque (la question sociale dilyaunsiècle ne
sexprimait pas dans ces termes). Il nous faut donc repartir non pas de ce que
nous tendons àconsidérer comme allant de soi, mais de ce que ces évidences
révèlent des options morales et politiques des sociétés contemporaines. Élucider
les implicites sur lesquels elles se fondent et en analyser les conséquences, cest
peut-être se donner les moyens dune plus grande luciditépour agir sur le monde
social.
La souffrance du monde. Les politiques contemporaines de la compassion 677
L’empire de l’émotion
Le 4 octobre 2000, alors que depuis plusieurs jours Palestiniens et Israéliens se
trouvaient engagés dans un conit qui avait déjàprovoquéla mort dune centaine
de personnes, pour lessentiel des adolescents et des jeunes des Territoires
occupés, le président de lautoritépalestinienne, Yasser Arafat, et le premier
ministre israélien, Ehoud Barak, se rencontraient àParis pour tenter de parvenir
àun accord de cessez-le-feu. Événement majeur que cette réunion la première
depuis lexplosion de violence qui avait inaugurécette seconde Intifada,àla
suite de la visite de lesplanade des mosquées par Ariel Sharon, le 28 septembre.
Hôte de cette importante rencontre, le président français Jacques Chirac, qui
assurait pour six mois la présidence de lunion européenne, devait, àce titre,
jouer entre les deux protagonistes le rôle de médiateur, conjointement avec la
responsable de la diplomatie américaine, Madeleine Albright, et le secrétaire
général des nations unies, Koffi Annan. Après une longue séance de négociation
qui avait suscitélespoir dune possible issue pacique du conit, Yasser Arafat
décidait pourtant au dernier moment de ne pas signer laccord de cessez-le-feu,
mettant ainsi brutalement un terme àla réunion.
Avant de repartir pour Israël, Ehoud Barak exprima sa déception, accusant
explicitement Jacques Chirac d’être àlorigine de l’échec des discussions. Selon
lui, la partialitédu chef de l’État français en faveur des Palestiniens et sa dureté
àl’égard des Israéliens avaient déséquilibréla négociation, mis Ehoud Barak
lui-même en position délicate et rendu Yasser Arafat plus intransigeant, abou-
tissant àune rupture. Le lendemain de cet échec, dans son éditorial intitulé«Une
faute diplomatique »,Le Monde expliquait queffectivement, «selon des sources
concordantes », Jacques Chirac avait été, la veille de la rencontre, profondément
ému par la «mort en direct », retransmise partout dans le monde, de cet enfant
palestinien, Mohamed, tuépar une balle israélienne dans les bras de son père qui
tentait de le protéger àlabri dune poubelle. Au cours de la négociation, le chef
de l’État français sen était violemment pris au premier ministre israélien,
évoquant ces images télévisuelles qui lavaient bouleversé.Ils’était alors
entendu répondre sèchement par son interlocuteur quon «naligne pas une
politique sur les programmes de télé».
Dans cette anecdote, dont les conséquences sont toutefois loin d’être anecdo-
tiques, ce qui mérite lattention, au-delàde la «faute diplomatique »commise
par Jacques Chirac, cest la cause qui est aussi une justicationde son
attitude. Sil est en effet inopportunément sorti de son rôle dhôte et de médiateur
en prenant ostensiblement parti dans la négociation, cest quil avait été,deson
propre aveu, bouleversépar la mort du jeune garçon, victime par excellence
puisquil se trouvait par hasard sur les lieux oùil est tombésous le feu de larmée
israélienne et, dès lors, gure emblématique du long martyrologe de la cause
palestinienne. Efficacement mis en image par la dramaturgie médiatique,
l’événement tragique mettait àmal la raison politique. Le fait vaut que lon sy
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arrête. L’émotion, surtout lorsquelle sattache àlinnocence de lenfance,
constitue un puissant ressort de mobilisation des opinions et lon sait les
manipulations dont elle a pu faire lobjet, notamment aux États-Unis pour
légitimer lintervention occidentale contre lIrak sur la base de reportages et de
témoignages falsifiés selon lesquels larmée irakienne avait interrompu le
fonctionnement des couveuses dun service de réanimation néonatale koweïtien.
De ce ressort émotionnel, les gouvernements des victimes peuvent, eux aussi,
user et lonavunaître, sur les scènes de lintervention humanitaire, des
polémiques autour du nombre de morts provoqués par louragan Mitch au
Honduras, en novembre 1998 et sur la réalitéde la famine parmi les populations
éthiopiennes lors de la guerre contre lErythrée, en avril 2000. La manière dont
le spectacle de la mise àmort du petit Mohamed a pesésur la négociation
israélo-palestinienne, notamment sur la position française dans la médiation,
illustre donc un double phénomène.
Dune part, la souffrance et les sentiments quelle inspire sont devenus un
ingrédient essentiel de la matière même du politique. Le rôle croissant jouépar
les organisations humanitaires sur les terrains internationaux et nationaux, rôle
consacrépar le Prix Nobel de la Paix reçu en 1999 par Médecins sans Frontières,
en donne la mesure. La première, Hannah Arendt [1] a dresséla généalogie de
ce quelle a appelédes «politiques de la pitié»,cest-à-dire une justication
morale de laction publique par le malheur des «pauvres », des «opprimés»,du
«peuple ». Il est en effet de nombreux ressorts moraux du politique, tels que le
souci de la justice, le sens de lhonneur, laffirmation de la souveraineté
nationale. Celui qui prend sa source dans la reconnaissance de la souffrance de
lautre et plus particulièrement dans la qualication de sa domination en termes
de souffrance, a une histoire. La philosophe en situe la naissance au moment de
la Révolution française lorsque, sous linuence des penseurs des Lumières, et
notamment de Rousseau, les Saint-Just et Robespierre ont fondéleur action sur
la misère des «malheureux », soudainement promus au rang de «puissants de la
terre ». Ces politiques de la souffrance, nées de lhumanisme moderne, prennent
aujourdhui une importance croissante dans la gestion humanitaire des conits.
Mais dautre part et ce phénomène est plus récent, la souffrance se trouve
exposée sur une scène globale. Le rôle des médias dans cette évolution est
évidemment essentiel même sils la révèlent et la catalysent plutôtquil ne la
suscitent. Poursuivant la réflexion dHannah Arendt, il nous faut alors constater
que les deux affects quelle opposait, dun côté,la«compassion », sentiment
éprouvédans la proximité«des souffrances dautrui comme si elles étaient
contagieuses »et de lautre, la «pitié», sentiment mobiliséàlinverse pour des
causes lointaines envers des populations indifférenciées «sans en être touché
dans sa chair », se trouvent désormais mêlés au point que la représentation
imagée des scènes lointaines produit de véritables «politiques de la compas-
sion ». Pour elle en effet, il y a une différence essentielle entre laffect ressenti
àla vue du mendiant qui expose sa misère et laffect plus abstrait se rapportant
La souffrance du monde. Les politiques contemporaines de la compassion 679
àlinfortune touchant des masses. La charitéchrétienne naîtrait du premier et la
radicalitémarxiste surgirait du second. Sans entrer dans la discussion de cette
double généalogie, on peut remarquer que ce qui caractérise le régime affectif
contemporain, cest précisément labolition de la distance, ou plus exactement le
fait que la compassion puisse désormais opérer àdistance par lincarnation et la
personnalisation de la souffrance dans des êtres que les médias montrent et
singularisent. Non seulement limage du petit Mohamed est vue partout, mais
son histoire est immédiatement connue de tous.
Parler ici de «souffrance du monde »,cest ainsi mettre en exergue le
déploiement de la compassion comme mode de régulation du politique. On le
comprend, il ne sagit pas, par une analyse savante faisant écho au discours
médiatique, de créditer le sens commun qui, en loccurrence, se présente tout
simplement sous la forme dun sentiment commun mêlant, comme Saint-
Augustin [2] lavait le premier montré, la tristesse et la jouissance ou, plus
exactement, faisant du spectacle de la souffrance dautrui une jouissance de sa
propre tristesse car, disait-il, «on aime éprouver de la pitié».Ilnest pas inutile
en effet de préciser que la posture adoptée dans ce texte met àdistance la
question de la souffrance en tant que telle, pour se concentrer sur les usages qui
en sont faits dans l’économie morale des sociétés contemporaines.Précision
dautant plus nécessaire que, justement, les sciences sociales se sont elles-mêmes
souvent trouvées, àla fois par les interprétations quelles produisaient et par la
réception que lon réservait àleurs œuvres, dans la position de légitimer ces
usages. Àcet égard, il naura pas échappéau lecteur que lintitulédonnéau
présent article fait écho aux deux livres qui, par leurs dates de publication et par
leur inuence dans les milieux de laction sociale, bornent temporellement et
intellectuellement les politiques françaises de la souffrance au cours des années
1990 : La misère du monde de Pierre Bourdieu [3] et Souffrance en France de
Christophe Dejours [4].Silun et lautre de ces titres prétendent àune lecture au
second degré,ilnest pas interdit de sen servir de la même manière pour se
démarquer quelque peu de la façon dont les sciences sociales participent
aujourdhui activement de la construction de ces politiques.
La souffrance du monde, ainsi considérée dans une perspective danthropolo-
gie politique et donc critique, ne se donne pas àvoir seulement sur les scènes
globales des conits internationaux, du Rwanda àlAfghanistan en passant par
la Palestine. Elle est aussi présente sur des terrains plus proches et plus familiers,
notamment ceux oùse pose ce quen suivant Robert Castel [5], on tend à
désigner aujourdhui, tout comme on le faisait il y a plus dun siècle, sous
lexpression de «question sociale ».Cest donc sur ces scènes locales, bien peu
exotiques, que lon explorera les ressorts des politiques de la souffrance, en
sattachant tout particulièrement àla manière dont elles contribuent àla
production du sujet contemporain. On sappuiera sur deux études de cas tirées de
recherches menées au cours des dernières années. Lune concerne lattribution de
secours durgence pour les familles pauvres. Lautre porte sur lobtention par les
680 D. Fassin
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