L’empire de l’émotion
Le 4 octobre 2000, alors que depuis plusieurs jours Palestiniens et Israéliens se
trouvaient engagés dans un conflit qui avait déjàprovoquéla mort d’une centaine
de personnes, pour l’essentiel des adolescents et des jeunes des Territoires
occupés, le président de l’autoritépalestinienne, Yasser Arafat, et le premier
ministre israélien, Ehoud Barak, se rencontraient àParis pour tenter de parvenir
àun accord de cessez-le-feu. Événement majeur que cette réunion –la première
depuis l’explosion de violence qui avait inaugurécette seconde Intifada,àla
suite de la visite de l’esplanade des mosquées par Ariel Sharon, le 28 septembre.
Hôte de cette importante rencontre, le président français Jacques Chirac, qui
assurait pour six mois la présidence de l’union européenne, devait, àce titre,
jouer entre les deux protagonistes le rôle de médiateur, conjointement avec la
responsable de la diplomatie américaine, Madeleine Albright, et le secrétaire
général des nations unies, Koffi Annan. Après une longue séance de négociation
qui avait suscitél’espoir d’une possible issue pacifique du conflit, Yasser Arafat
décidait pourtant au dernier moment de ne pas signer l’accord de cessez-le-feu,
mettant ainsi brutalement un terme àla réunion.
Avant de repartir pour Israël, Ehoud Barak exprima sa déception, accusant
explicitement Jacques Chirac d’être àl’origine de l’échec des discussions. Selon
lui, la partialitédu chef de l’État français en faveur des Palestiniens et sa dureté
àl’égard des Israéliens avaient déséquilibréla négociation, mis Ehoud Barak
lui-même en position délicate et rendu Yasser Arafat plus intransigeant, abou-
tissant àune rupture. Le lendemain de cet échec, dans son éditorial intitulé«Une
faute diplomatique »,Le Monde expliquait qu’effectivement, «selon des sources
concordantes », Jacques Chirac avait été, la veille de la rencontre, profondément
ému par la «mort en direct », retransmise partout dans le monde, de cet enfant
palestinien, Mohamed, tuépar une balle israélienne dans les bras de son père qui
tentait de le protéger àl’abri d’une poubelle. Au cours de la négociation, le chef
de l’État français s’en était violemment pris au premier ministre israélien,
évoquant ces images télévisuelles qui l’avaient bouleversé.Ils’était alors
entendu répondre sèchement par son interlocuteur qu’on «n’aligne pas une
politique sur les programmes de télé».
Dans cette anecdote, dont les conséquences sont toutefois loin d’être anecdo-
tiques, ce qui mérite l’attention, au-delàde la «faute diplomatique »commise
par Jacques Chirac, c’est la cause —qui est aussi une justification—de son
attitude. S’il est en effet inopportunément sorti de son rôle d’hôte et de médiateur
en prenant ostensiblement parti dans la négociation, c’est qu’il avait été,deson
propre aveu, bouleversépar la mort du jeune garçon, victime par excellence
puisqu’il se trouvait par hasard sur les lieux oùil est tombésous le feu de l’armée
israélienne et, dès lors, figure emblématique du long martyrologe de la cause
palestinienne. Efficacement mis en image par la dramaturgie médiatique,
l’événement tragique mettait àmal la raison politique. Le fait vaut que l’on s’y
678 D. Fassin