Autour de l`expérience d`interférences à faible flux de photons Les

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Autour de l’expérience d’interférences à faible flux de photons
Les quanta de lumière, un survol historique
Kamil Fadel
Directeur du département physique du Palais de la découverte
Ce texte a été publié dans les actes de l’Université d’été La place de l’expérience dans
l’enseignement des sciences organisée conjointement par l’UdPPC et l’École normale supérieure de Cachan du 9 au 13 juillet 2001. Nous remercions Kamil Fadel de nous avoir autorisés à le reproduire ici.
En optique, l’expression « dualité onde-corpuscule » traduit le fait que la lumière exhibe parfois un comportement ondulatoire, d’autres fois un comportement corpusculaire. La nature
ondulatoire de la lumière se manifeste sans ambiguïté dans les expériences d’interférences et
de diffraction. C’est justement ce qui a conduit les physiciens au XIXe siècle à considérer la
lumière comme un phénomène ondulatoire. Mais en 1905, Albert Einstein (1879-1955)
avance l’hypothèse de la nature corpusculaire de la lumière. Aussitôt, cette hypothèse lui
permet de rendre compte de l’effet photoélectrique découvert par Heinrich Hertz (1857-1894)
en 1887, phénomène qui n’avait reçu jusqu’alors aucune explication satisfaisante.
Aujourd’hui, on présente presque toujours l’effet photoélectrique comme l’expérience démontrant le comportement corpusculaire de la lumière. Or, non seulement historiquement le
concept du quantum de lumière possédant l’énergie hν n’a pas été introduit par Einstein pour
rendre compte de l’effet photoélectrique, mais ce concept n’est pas même nécessaire pour
expliquer ce phénomène.
L’effet photoélectrique ne démontrant pas la nature « atomique »1 de la lumière, il fallait
chercher une éventuelle preuve ailleurs, dans une expérience mettant en évidence la propriété
caractéristique d’un corpuscule : celle d’être nécessairement, par définition même, insécable,
indivisible. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années seulement, grâce aux expériences de
Alain Aspect, Philippe Grangier, Gérard Roger que l’on peut dire avec certitude que la lu-
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Au sens corpuscule insécable
ENS Cachan, juillet 2001 Kamil Fadel
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mière peut exister sous forme d’un photon. C’est dans ce contexte que la théorie quantique de
la lumière prend toute son importance et son emploi devient pertinent.
Photon et effet photoélectrique
C’est en utilisant la loi de Wien qu’Einstein montre que pour une fréquence ν donnée,
l’expression de la dépendance en volume de l’entropie du rayonnement du corps noir est similaire à celle d’un gaz parfait, comme si le rayonnement était constitué de quanta d’énergie hν
indépendants. Ainsi, en 1905, il avance l’hypothèse de la nature quantique de la lumière, hypothèse grâce à laquelle il parvient à rendre compte d’un certain nombre de phénomènes, notamment de l’effet photoélectrique. Pourtant, si l’hypothèse des quanta permet d’expliquer
l’effet photoélectrique, elle n’est pas indispensable. Aussi, dès le début, beaucoup de physiciens dont P. Lenard, M. Planck, H. Lorentz, P. Debye, A. Sommerfeld… sont hostiles au
concept de quanta de lumière arguant que l’effet photoélectrique ne démontre que le caractère
quantique du détecteur, mais en aucun cas celui de l’objet (la lumière) détecté. En 1911, Einstein commence lui-même à douter. Aussi, il propose qu’une expérience destinée à mesurer,
dans l’effet photoélectrique, le délai séparant la réception de lumière et l’émission électronique soit réalisée. Il se voit décerner le prix Nobel de physique de 1921 pour sa découverte de
la loi de l’effet photoélectrique établie en 1905. Beaucoup d’encre continue pourtant à couler
sur le sujet et de nombreuses théories concurrentes sont proposées. Parmi celles-ci, la théorie
de E. Jaynes, W. Lamb et M. Scully (1969) qui rend parfaitement compte de l’ensemble des
résultats expérimentaux sans pour autant faire appel au concept de photon. Dans cette théorie,
l’énergie des atomes est quantifiée, mais la lumière elle-même ne l’est pas : elle est considérée comme une onde électromagnétique classique ne présentant aucun caractère corpusculaire.
Et en effet, encore aujourd’hui, une théorie « semi-classique », c’est à dire alliant une description classique de la lumière à une description quantique de la matière est la plupart du temps
amplement suffisante, car elle permet de décrire d’une manière tout à fait satisfaisante la
quasi-totalité des phénomènes optiques connus : laser, effet photoélectrique, effet Compton...
Sachant cela, il est alors légitime de se demander dans quel contexte le concept de quantum de
lumière devient indispensable et s’il existe une expérience démontrant l’existence du photon ?
En somme, une théorie quantique de la lumière est-elle vraiment nécessaire ?
ENS Cachan, juillet 2001 Kamil Fadel
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Photons et anticorrélation
En physique classique, la lumière étant une onde, son intensité peut toujours être divisée par
deux, et ce, quelle que soit sa valeur. En revanche, par sa nature même, un quantum de lumière est indivisible. Une expérience mettant en évidence ce caractère indivisible permettrait
donc de montrer directement et sans ambiguïté l’existence du photon. Expérimentalement, la
méthode consiste à employer une lame semi-réfléchissante pour éclairer à l’aide d’une même
source de lumière deux photodétecteurs I et II éloignés l’un de l’autre, puis compter le nombre de fois où l’on enregistre simultanément une réponse sur chacun des deux détecteurs (les
distances séparant la lame semi-réfléchissante de chacun des deux photodétecteurs étant égales). On analyse le résultat d’une telle expérience à l’aide du paramètre d’anticorrélation A :
A = Pc / PI PII
où PI et PII sont respectivement les probabilités de détection par I et II, tandis que Pc est la
probabilité d’une coïncidence. Dans ce contexte, les termes « simultanément » et « coïncidence » signifient que les détections sont séparées d’un délai inférieur à une certaine valeur ∆t
correspondant à la résolution temporelle de l’expérience.
Si la lumière ne manifeste aucun caractère corpusculaire, on doit enregistrer des détections
simultanées en I et II, et A doit donc être non nul. En particulier, si les détections sont statistiquement indépendantes (non corrélées), alors Pc = PI PII et A = 1 ; cette valeur étant d’ailleurs
celle prédite par le modèle « sans photon » cité plus haut de Jaynes, Lamb et Sculy. Une valeur de A supérieure à 1 indiquerait que les détections en coïncidences ont lieu plus souvent
que ne le voudrait le hasard, et dans ce cas cela impliquerait qu’il y a un effet de « groupement » (bunching en anglais). Enfin, si la source émet un seul photon pendant ∆t, A doit être
nul : il ne devrait pas y avoir de coïncidence.
Cependant, se disait-on, même si la source émet des photons un à un, il peut arriver que l’on
enregistre une coïncidence, deux photons indépendants (émis séparément) pouvant arriver par
hasard simultanément sur les photodétecteurs. La probabilité d’un tel événement indésirable
décroissant avec l’intensité de la lumière, on s’est naturellement orienté vers l’emploi de
sources de lumière de très faible intensité. En fait, on cherchait à réduire suffisamment
l’intensité pour que les photons arrivent un à un, les uns après les autres sur la lame semiréfléchissante. Du moins, c’est ce que l’on espérait…
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L’expérience de Hanbury-Brown et Twiss
En 1956, R. Hanbury-Brown et R. Twiss réalisent l’expérience décrite plus haut. Objectif : mesurer le paramètre d’anticorrélation A pour une source de lumière de très faible intensité. Rappelons que la théorie quantique de la lumière prévoit A = 0, alors que la théorie ondulatoire de la lumière prévoit A = 1.
Chose extraordinaire, Hanbury-Brown et Twiss trouvent A = 2 ! Ainsi, non seulement cette
expérience ne démontrait pas le caractère indivisible de la lumière de faible intensité - et par
là même l’existence de photons - mais elle indiquait que la lumière semblait voyager sous
forme « groupée » : la lame semi-réfléchissante semblait scinder un « groupe » de lumière en
deux « demi-groupes » dont les détections simultanées conduisaient à un enregistrement en
coïncidence. Cela restait tout de même très troublant… Signalons que cette expérience inaugure une nouvelle ère en optique : celle des expériences dites de « corrélation de photons ».
Aucune théorie purement classique ne parvenait à rendre compte des résultats expérimentaux
obtenus par Hanbury-Brown et Twiss. Mais Lamb et Scully montrent que dans le cadre semiclassique, le résultat A = 2 peut parfaitement se comprendre à condition toutefois que la
source de lumière ne soit pas stable, que son intensité fluctue rapidement autour d’une valeur
moyenne. Or, il en était bien ainsi avec la source de lumière employée par Hanbury-Brown et
Twiss, puisqu’il s’agissait d’une lampe à vapeur de mercure ! Le problème relatif au pourquoi
de la valeur 2 était donc résolu, mais la nature quantique de la lumière n’avait pas été démontrée.
On a par la suite refait cette même expérience, mais en remplaçant la lampe à vapeur de mercure par un laser, source stable de lumière, et on a trouvé que dans ce cas A valait… 1 ! Or,
Lamb et Scully avaient montré qu’avec une source de lumière stable, et dans le cadre du modèle semi-classique, c'est-à-dire en admettant que la lumière n’est pas quantifiée, A doit justement être égal à 1. Ce résultat n’était donc pas en faveur de la théorie quantique de la lumière ; il semblait même prouver le contraire. La preuve de la nature corpusculaire de la lumière faisait donc toujours défaut : on en était toujours au même point.
Lumière classique vs lumière quantique
En réalité, s’il est vrai que les résultats expérimentaux cités plus haut n’apportaient pas la
preuve de l’existence du photon, ils n’entraient cependant pas en conflit avec la théorie quanENS Cachan, juillet 2001 Kamil Fadel
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tique de la lumière. Cela tient au fait que les sources de lumière employées dans ces expériences étaient des sources « classiques », au sens où elles ne donnaient pas un nombre bien déterminé de photons. En fait, le point délicat, d’ailleurs longtemps contesté, réside dans
l’affirmation : «…réduire suffisamment l’intensité pour que les photons arrivent un à un, les
uns après les autres sur la lame semi-réfléchissante ». En effet, il s’agit là d’une chose que
l’on ne peut pas garantir, car rien n’empêche une source de lumière classique d’émettre plusieurs photons à la fois, et cela, même si son intensité est extrêmement faible. Cela explique
d’ailleurs pourquoi le modèle semi-classique parvient à rendre compte des résultats expérimentaux obtenus avec des sources de lumière très atténuée. Les sources traditionnelles ne
produisant pas une lumière possédant un caractère quantique, la nature continue de la lumière
ne peut pas être mise en cause, si bien que le concept de photon ne s’impose pas avec de telles
sources.
Cela résulte de la différence fondamentale entre la physique classique et la physique quantique. En optique classique, la lumière est décrite comme un champ électromagnétique. Une
réduction de l’intensité lumineuse correspond à une diminution de la valeur du champ électrique. Or - et toute l’explication est là - on ne peut pas associer un champ électrique à un
photon. Cela n’a pas de sens. Par conséquent, en atténuant la lumière, c'est-à-dire en réduisant la valeur du champ électrique, on ne peut pas aboutir à une valeur du champ contenant un
photon. Et de manière générale, il n’est pas possible d’associer un nombre bien déterminé de
photons à un champ électromagnétique pourtant bien défini.
Pour mettre en défaut la théorie semi-classique, il est indispensable de disposer d’une source
de lumière « non-classique » et non d’une source de lumière classique dont on diminue
l’intensité. Mais qu’entend-on par « non-classique » ? Dans le contexte qui nous intéresse, on
entend par là un état de la lumière contenant un seul photon. Bien évidemment, la physique
classique n’étant pas en mesure de décrire un tel état - lequel lui est totalement étranger - il
faut faire appel aux outils de la physique quantique : afin d’avoir un photon, il est indispensable que la lumière produite soit dans un état propre de l’opérateur « nombre de photons ».
Cela n’est pas le cas avec les sources traditionnelles, lesquelles produisent de la lumière qui
d’un point de vue quantique se trouve dans un état de superposition d’un grand nombre d’états
propres de cet opérateur : d’où la valeur non déterminée du nombre de photons associés à la
lumière issue d’une source classique.
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Le Photon enfin !
En 1986, Aspect, Grangier et Roger préparent une lumière dans un état à un photon. Pour cela, ils produisent un jet d’atomes de calcium qu’ils excitent à l’aide de deux excitations laser
successives, de longueurs d’onde respectives 406 nm et 581 nm. Le retour à l’état fondamental des atomes de calcium s’effectue en deux temps avec l’émission de deux radiations monochromatiques, la première verte à 551,3 nm, et la seconde violette à 422,7 nm. C’est cette lumière violette que les expérimentateurs emploient comme « état à un photon » pour effectuer
la mesure du paramètre d’anticorrélation A.
Des millions de photons sont émis à chaque instant. Comment faire pour s’y retrouver et isoler un événement ? L’astuce a consisté à n’observer les atomes de calcium que pendant un très
court laps de temps au moment même où un atome s’apprêtait à émettre une radiation violette,
la détection d’une radiation verte étant le signal annonçant l’imminence de l’émission d’une
radiation violette par un atome. Ainsi, la détection d’une radiation verte par un photomultiplicateur mettait le système en alerte en déclenchant les photodétecteurs I et II qui restaient alors
activés pendant 9 ns, prêts à enregistrer l’arrivée de la radiation violette.
Les résultats expérimentaux indiquaient qu’après la rencontre de la lame semi-réfléchissante,
la radiation violette était réfléchie ou transmise allant vers I ou II, jamais vers I et II. A était
donc nul2 : il y avait une parfaite anticorrélation ! La lumière ne se partageait donc jamais.
Cela ne peut s’expliquer dans le cadre du modèle semi-classique, car une onde peut toujours
se partager, quelle que soit son intensité. La parfaite anticorrélation met clairement en évidence le comportement indivisible, insécable, et donc quantique de la lumière dans cette expérience. Le photon existe donc bel et bien !
Interférences à un photon
En 1909, G. Taylor réalisait la première expérience dite de « diffraction à un photon ». Par la
suite, d’autres comme A. Dempster et F. Batho (1927), L. Janossy et Z. Naray (1957), H.
Griffiths (1963), D. Scarl (1968)… réalisent des expériences d’interférences à un photon. En
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NDLR : Ils n’ont sans doute pas trouvé simplement A=0. Ils ont vraisemblablement obtenu une majoration expérimentale de A (par exemple A<0.1) ou une valeur faible avec une incertitude (par exemple
A=0.1+/-0.08). L'essentiel est qu'ils aient montré expérimentalement que A<1, ce qui prouve l'aspect
corpusculaire, car le modèle ondulatoire prévoit A>=1.
ENS Cachan, juillet 2001 Kamil Fadel
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fait, comme indiqué plus haut, il s’agissait d’expériences de diffraction ou d’interférences en
lumière très atténuée, et non d’expériences à un photon.
Après avoir démontré la nature corpusculaire de la lumière dans l’expérience décrite plus
haut, Aspect, Grangier et Roger se proposent d’utiliser leur source à « un photon » comme
source de lumière dans un montage interférométrique : à l’aide d’un interféromètre de MachZehnder, ils recombinent les photons violets transmis par la lame semi-réfléchissante et ceux
réfléchis par elle, et observent… des interférences ! Ils réalisent ainsi, pour la première fois,
une véritable expérience d’interférences à un photon. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce résultat est en accord avec la théorie quantique, laquelle prédit bien de telles interférences !
Onde ou corpuscule ?
La première expérience d’Aspect, Grangier, et Roger mettait en évidence la nature corpusculaire de la lumière. La deuxième montre que les mêmes impulsions lumineuses peuvent malgré tout donner naissance à une figure d’interférences. N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Pas
vraiment si l’on remarque que le terme « mêmes » est malvenu. En effet, il ne peut s’agir des
mêmes impulsions puisqu’il s’agit d’une autre expérience. La cohérence de la théorie quantique est ainsi sauvegardée, le « principe de complémentarité » introduit par Bohr en 1927 stipulant que le comportement corpusculaire et le comportement ondulatoire ne peuvent se manifester dans une même expérience. Et donc, expériences à l’appui, on peut dire avec assurance que la lumière n’est pas onde et corpuscule, mais onde ou corpuscule, cela signifiant
qu’elle n’est en fait ni onde ni corpuscule, mais une chose qui exhibe une nature ondulatoire
ou une nature corpusculaire, cela dépendant de la manière dont on tente de l’appréhender.
ENS Cachan, juillet 2001 Kamil Fadel
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