le complexe de l’écrevisse // Note d’intention
Cependant, si ce spectacle regorge de thèmes
transversaux, son vrai sujet, sa substantique moelle se
trouve dans le parcours du personnage central, qui n’est pas
nommé et dont le genre est indéni, comme une toile blanche,
un écran vierge où chacun peut se projeter. Celui-ci, plutôt
introverti sans être à l’écart, intégré dans le groupe sans en
être un acteur principal, trace un sillon qui nous entraîne dans
son imaginaire: lors de plusieurs séquences qui ponctuent la
narration proprement dite, le Personnage (pour plus de lisibilité
accordons-lui une majuscule) s’échappe de la situation concrète,
de la réalité, et fait basculer cette réalité dans une autre, la sienne,
onirique cette fois, où il interprète à chaque fois le personnage
principal, un ic, un agent secret, un cow-boy solitaire, Jésus,
Moïse, Mahomet ou Superman, et apparaît investi, concentré,
rayonnant, lui d’ordinaire si peu remarquable, au sens littéral.
Car en fait ce spectacle est l’histoire d’une vocation. L’histoire
d’un enfant qui s’accomplit dans le jeu, plutôt que dans la
«vraie vie», et qui, sans en avoir conscience, sans le formuler,
sans le savoir, est déjà comédien. Cet enfant, le Personnage,
ne se réalise vraiment qu’à l’intérieur de ses projections
mentales, et ne sait pas encore qu’il lui sera possible de
transposer ce mécanisme à l’âge adulte. Mais c’est aussi
l’histoire d’une comédienne qui nous montre comment elle
est devenue comédienne. Ce spectacle fonctionne en effet
comme une mise en abyme, car il est aussi la démonstration
que l’enfant qui joue, qui se crée un univers et le manipule
à sa guise, n’est pas condamné à cesser une fois atteint
l’âge adulte, et peut s’accomplir sur un plateau de théâtre,
en se créant, là aussi, un univers propre, un terrain de
jeu, et en le partageant, cette fois, avec un public.
Chaque seconde de ce spectacle est une ode au jeu, sous
toutes ses formes. La comédienne interprète seule tous les
personnages, notre héros, bien sûr, ses camarades, mais aussi
les parents, l’institutrice, le cuistot et la monitrice d’équitation,
et, sans autre décor et accessoire qu’une simple chaise, passe
de l’un à l’autre, d’une situation à l’autre avec bonheur.
On peut, si l’on veut absolument trouver un cousinage à ce
travail, le rapprocher de celui d’un Philippe Caubère dans le
Roman d’un acteur. Le corps tient une place fondamentale
dans ce spectacle. De la mise en mouvement naît la
parole, c’est lui, le mouvement, qui mène la partie. Camille
Champagne, la comédienne, peut alors donner la libre
mesure à son talent, convoquant ici les deux pans de sa
formation d’actrice, le travail du texte au conservatoire du
XXe arrondissement et celui du corps à l’école
internationale de Jacques Lecoq.