BLAISE DROZ
«Il faut bien comprendre que
nous n’agissons pas contre les espè-
ces exogènes, mais en faveur de la
faune indigène.» Cesproposde
Gottlieb Dändliker, inspecteur
genevois de la faune illustrent
parfaitement la philosophie qui
prévaut chez ceux qui ont la res-
ponsabilité de gérer la vie sau-
vage.
Manuel Ruedi, responsable du
département de mammalogie et
d’ornithologie du Museum
d’histoire naturelle de Genève
est tout autant catégorique: «Au
début on est mal outillés pour se
rendre compte du potentiel dévas-
tateur d’une espèce néogène et
lorsqu’on s’en aperçoit, il est trop
tard. Une des espèces dont nous
avons beaucoup à craindre est
l’écureuil gris américain», expli-
que le zoologue. Il est mignon et
les gens l’adorent, mais il est por-
teur sain d’un virus redoutable
contre lequel il s’est progressive-
ment immunisé. En revanche,
ce virus importé tue les écu-
reuils roux indigènes en quel-
ques semaines. A cela s’ajoute
que l’écureuil gris est plus grand
et plus agressif que l’écureuil
roux dont il occupe l’espace vi-
tal.
En Angleterre, l’écureuil gris
est apparu dès la fin du 19e siècle
par une succession de lâchers
dans les parcs et jardins.
«Actuellement l’Angleterre ne
compterait plus que 160 000 écu-
reuils indigènes contre plus de
3 millions d’écureuils américains»,
explique une publication de
l’Inspection de la protection de
la nature du canton de Berne.
En Italie du Nord, la situation
est identique par suite de lâchers
dans la région de Turin en 1948.
Aujourd’hui l’espèce est aux por-
tes du Tessin où son arrivée est
imminente. Parce que ce démon
a un visage d’ange, qu’il est
diurne et qu’il se répand d’abord
dans les parcs des villes, les ten-
tatives d’éradication ont tou-
jours soulevé l’ire de protecteurs
des animaux incapables de faire
une pesée d’intérêt.
«Il ne faut pas jouer aux appren-
tis sorciers!», rappelle Manuel
Ruedi.
Ouïes rouges
Un autre démon à visage
d’ange est la tortue à ouïes rou-
ges de Floride. «Elle est massive-
ment importée et vendue dans les
animaleries, constate Arnaud
Maeder, directeur du Musée et
du zoo de La Chaux-de-Fonds.
Bon nombre d’entre elles devien-
nent encombrantes après avoir
grandi et leurs propriétaires sou-
haitent s’en débarrasser.»
Le zoo de La Chaux-de-Fonds
est submergé de demandes. «On
nous en propose entre 20 et 30
chaque année», constate Arnaud
Maeder, qui ajoute: «Nous en
présentons un grand nombre au
public dans un but pédagogique,
mais nous sommes contraints
d’envoyer les gens qui nous sollici-
tent au Centre de récupération des
tortures de Chavornay, dans le
canton de Vaud. Là, ils ont de
grandes capacités d’accueil.»
L’essentiel pour le directeur
des institutions zoologiques
chaux-de-fonnières est que les
gens comprennent qu’acquérir
une mignonne petite tortue se
traduit par un engagement à très
long terme vis-à-vis d’un animal
qui va substantiellement grandir
pour atteindre près de 30 centi-
mètres.
Lâcher ces tortues exotiques
dans la nature est une aberra-
tion. Elles font concurrence à la
cistude d’Europe, notamment
pour les places de thermorégula-
tion et sont d’une rare voracité.
Gare au cerf sika
Toujours dans le canton de
Neuchâtel, l’inspecteur de la
faune Jean-Marc Weber s’est li-
vré à un vaste tour d’horizon des
espèces venues d’ailleurs.
«Plus de 40 espèces animales
exogènes ont été observées dans le
canton depuis le début de ce siècle.
La grande majorité de ces espèces
appartient au grand groupe des in-
vertébrés», explique-t-il non sans
ajouter que les espèces qui pro-
voquent des dégâts aux infra-
structures (moule zébrée), aux
cultures (doryphore), qui propa-
gent des agents infectieux (écre-
visse américaine) ou menacent
les espèces indigènes (grenouille
rieuse) ne sont pas bienvenues.
«Un autre sujet de préoccupation
est le cerf sika originaire du Japon.
Introduit dans le canton de Schaff-
house, il a déjà atteint l’Argovie.
Parce qu’il est capable de s’hybrider
avec le cerf élaphe indigène, son ar-
rivée possible dans le canton de
Neuchâtel ne sera pas perçue posi-
tivement», conclut Jean-Marc
Weber.
L’écureuil gris américain constitue une menace sérieuse pour l’écureuil roux européen.
LUXBOYER
BÊTE À BON DIEU
Ancien employé de l’entreprise internatio-
nale de lutte biologique Cabi à Delémont, Florent Affolter défend
avec force son ancien job: «Quand elle est pratiquée avec tout le sérieux
requis, la lutte biologique ne présente aucun risque!»
Faisaient-ils forcément la même chose, ceux qui ont lâché des cocci-
nelles asiatiques aux Etats-Unis d’abord, puis en Belgique?
Friand de pucerons, ce petit coléoptère a été élevé massivement et ses
larves encore plus gourmandes que les adultes vendues librement
dans les jardineries.
«Vos rosiers sont couverts de pucerons, optez pour la lutte biologique.
La poudre de Perlimpinpin s’appelle Harmonia axyridis!»
Certes, ces larves ont mangé des tonnes de pucerons, mais la suite
de l’histoire est malheureusement très classique. La coccinelle asia-
tique, plus performante, supplante les espèces indigènes partout où
elle passe. Sa progression est fulgurante. La première utilisation de
ce prédateur exogène en Belgique remonte à 1982.
Elle est arrivée à Bâle en 2004, depuis lors, de vastes secteurs de
Suisse sont envahis. Aux Etats-Unis des vignobles entiers ont été co-
lonisés par cet insecte au goût infecte et les vendanges ont été per-
dues. De quoi nourrir de fortes craintes en Europe mais selon Chris-
tian Linder de la Station agroscope de Changins: «Les conditions sont
heureusement différentes. Aux Etats-Unis d’immenses parcelles de soja en-
semencés de coccinelles asiatiques côtoyaient d’immenses vignobles.
Lorsque le soja a été récolté, les insectes n’ont pas eu d’autres recours que
de se réfugier dans le raisin sur le point d’être vendangé. Ici, la situation
est différente. Nous cultivons de plus petites parcelles de manière bien
plus respectueuse et nous ne nous attendons pas à des contaminations pro-
blématiques quand bien même nous avons craint le pire au début.»
Les apprentis sorciers
RIVALES
On ne saurait évoquer les espè-
ces invasives en omettant de mentionner
les quatre espèces d’écrevisses importées
qui s’emparent inexorablement des habi-
tats des trois espèces indigènes.
L’undecesenvahisseurs,l’écrevisseà pattes
grêles provient du sud de l’Europe. Les
trois autres, l’écrevisse américaine, l’écre-
visse rouge de Louisiane et l’écrevisse si-
gnal, sont d’origine nord-américaine.
Ironie du sort, l’écrevisse signal, l’une des
plus envahissante, a été volontairement
introduite pour compenser les pertes de
rendement de l’écrevisse à pattes rouges
dont les populations souffraient d’une sé-
vère mycose. L’écrevisse signal s’est multi-
pliée au-delà de toute attente et occupe dé-
sormais une grande partie de l’Europe de
l’Ouest. Elle menace sévèrement les espè-
ces indigènes non seulement par son
agressivité et sa taille supérieure, mais aus-
si parce qu’elle est porteuse de la fameuse
mycose à laquelle elle est insensible.
CAUSE PERDUE
Gottlieb Dändliker estime que l’élimina-
tion des écrevisses invasives est une cause
perdue d’avance sauf peut-être dans quel-
ques cours d’eau isolés.
«Une solution serait de les empoisonner
complètement de manière contrôlée. Cela
aurait le même effet qu’une pollution acci-
dentelle avec destruction de toute vie mais
ensuite, les espèces indigènes reviendraient
naturellement ou seraient réimplantées
après que l’on se soit assuré de l’élimination
complète des espèces invasives. Or, pour
l’heure du moins, de telles mesures sont ri-
goureusement proscrites.»
On n’en pince pas toujours pour l’écrevisse
L’écrevisse signal a presque partout pris le dessus sur les espèces indigènes.
Son éradication semble être une mission totalement impossible.
MUSÉUM DE GENÈVE
DÉSÉQUILIBRE Il est mignon et les gens l’adorent, mais il est porteur sain
d’un redoutable virus qui tuera les espèces locales, alors que lui restera immunisé.
La face noire de l’écureuil gris
«
Nous présentons à La Chaux-
de-Fonds un grand nombre
de tortues à ouïes rouges
dans un but pédagogique.»
ARNAUD MAEDER DIRECTEUR DES INSTITUTIONS ZOOLOGIQUES
La coccinelle asiatique, une beauté trompeuse.
SP
SÉRIE D’ÉTÉ Chacal doré, raton laveur, ragondin, tortue,
coccinelle asiatique, écrevisse tueuse, autant d’espèces
qui envahissent nos régions avec un impact non négligeable
sur l’environnement.
LES ANIMAUX VENUS D’AILLEURS 5/5
Nature en mutation
16 LE NOUVELLISTE VENDREDI 19 JUILLET 2013
DU LUNDI 15 AU VENDREDI 19 JUILLET, RETROUVEZ:
Tempête dans la biodiversité
Pas tous vilains, les petits canards
La longue marche du chacal doré
Pas drôle, la grenouille rieuse
La face noire de l’écureuil gris
▼