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UFR LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES
Thèse de Doctorat de Lettres Modernes nouveau régime
en Littérature générale et comparée
Présentée et soutenue publiquement à l’Université de Cergy-Pontoise
pour obtenir le grade de Docteur (arrêté du 30 mars 1992)
ANTHROPOLOGIE ET LITTERATURE :
LE CAS DU CONTE
(BRETON ET MARTINIQUAIS)
Par
Maud Vauléon
Vendredi 24 novembre 2006
Jury de soutenance :
Christiane CHAULET ACHOUR, Professeur, Directrice de thèse
Francis AFFERGAN, PR, rapporteur
Jean VERRIER, PR, rapporteur
Dominique FATTIER, PR, membre
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INTRODUCTION
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Nous étudierons ici les liens entre l’anthropologie et la littérature à travers le cas du
conte populaire. Nous estimons, en effet, que ces deux domaines ont des manières de faire,
et surtout d’écrire, similaires. En outre, les deux disciplines littérature et anthropologie
s’intéressent à l’étude du conte, différemment il est vrai, mais le conte populaire est l’objet
de beaucoup d’attention dans les deux domaines. Nous considérons avec Louis Van Delft1,
que les premiers ethnologues étaient les moralistes du XVIIe siècle, ainsi que Charles Per-
rault ou Jean de La Fontaine.
Les ethnologues collectent des récits oraux et les transcrivent le plus souvent en les
traduisant, ce qui occasionne des pertes tant au niveau du sens qu’au niveau du contact
humain lié à l’usage de la voix, c’est pourquoi l’on peut parler, au sujet de ces travaux de
transcription et de traduction, d’une forme de (re)création des récits. Certains ethnologues
ont même été tentés par la suite d’en (re)créer en s’inspirant de leurs collectes, c’est le cas
notamment des frères Grimm, de François-Marie Luzel, d’Anatole Le Braz, de Claude
Seignolle, d’Ernest du Laurens de la Barre, de Philippe Laburthe-Tolra, de Claude Lévi-
Strauss. Tristes Tropiques est considéré à la fois comme un compte-rendu ethnologique et
comme un journal littéraire, il a donc un statut ambigu : il est à la fois un travail scientifi-
que et une fiction.
On peut ajouter à cela la sensibilité des écrivains du XXe siècle aux recueils de litté-
rature orale produits au tournant du XIXe et du XXe siècles, et leur attachement à ces tex-
tes. L’on note, dans leurs ouvrages, un regain d’intérêt très prononcé pour la forme brève,
forme très proche de l’oral. Par ailleurs, ils sont attentifs à la société qui les entoure d’où
une présence très forte de la voix, des différentes formes de récits oraux qu’ils (re)créent
ou dont ils nourrissent leurs œuvres , d’appels au lecteur, d’interventions directes du nar-
rateur dans leurs textes. Ce sont les littératures émergentes, qui constituent un nouveau
courant littéraire particulièrement visible dans la « nouvelle littérature antillaise »2. Ces
1 Louis VAN DELFT, Littérature et anthropologie – Nature humaine et caractère à l’âge classique (Paris,
éditions P.U.F., collection « Perspectives littéraires », 1993, 283p.). « Les écrivains de l’âge classique tien-
nent, plus que tous autres, continûment un « discours sur l’homme ». L’étude d’un tel discours, tel est préci-
sément l’objet premier de l’anthropologie. Il ne s’agit pas seulement de deux domaines contigus : les deux
disciplines sont organiquement solidaires. « Du moins jusqu’au milieu de notre XXe siècle, note avec raison
Etiemble, l’anthropologie toujours seconde et fonde l’humanisme. » […] la littérature […] constitue comme
le forum, le lieu de tous le plus commun, où la « nature humaine » se donne à connaître. […] Au cœur de
l’anthropologie classique, la notion de caractère. », pp.2-3.
2 « on assiste à un renouveau de [la] littérature [antillaise]. Les années quatre-vingt ont vu apparaître toute
une génération d’auteurs qui a relancé le débat, tant sur le style que sur le contenu de l’écriture antillaise. […]
[le] thème central de cette récente orientation littéraire [est] le clivage entre le monde de l’oral et le monde de
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techniques d’écriture correspondent aussi à celles employées par les collecteurs3 et certains
romanciers du XXe siècle4. Roland Barthes considère que « de tous les discours savants,
c’est l’ethnologique qui apparaît le plus proche d’une fiction »5. De fait, plusieurs cher-
cheurs en sciences humaines et sociales accordent de l’importance à la fiction et admettent
qu’elle joue un rôle dans ces sciences :
« La catégorie de la fiction est une catégorie-clef de la construction de la connaissance, surtout en
sciences sociales et humaines. […] La projection symbolique et formelle d’une réalité serait un
modèle qui rend possible une réalité. » 6
« La fiction intervient dans la construction des objets de l’anthropologie […] elle est une mise en
forme susceptible de configurer l’espace. »7
Nous estimons qu’il existe des liens intrinsèques entre la littérature et
l’anthropologie, et nous considérons que la façon dont les anthropologues appréhendent la
littérature orale permet de les comprendre. Certains ont, en effet, écrit des fictions fondées
sur leurs observations scientifiques et sur les récits oraux étudiés lors de leurs enquêtes de
terrain. Nous pensons notamment à Philippe Laburthe-Tolra (Le Tombeau du soleil,
L’étendard du prophète), à Darcy Ribeiro (Maïra, Utopie sauvage), à Claude Seignolle
(Marie la Louve, Le Diable en sabots), à Lafcadio Hearn (Youma), ainsi bien sûr qu’à
Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques) et Michel Leiris (Afrique fantôme). Ces deux der-
niers ouvrages ont un statut quasi hybride, à mi-chemin réellement entre les deux discipli-
nes.
Les écrivains portent un grand intérêt aux cultures et aux peuples. Certains ont une
volonté très marquée de témoigner d’une époque ou de façons de faire : dans ce but, ils
mêlent fiction et réalité dans leurs écrits, comme Michel Tauriac dans Les années créoles8.
La littérature s’intéresse donc à l’ethnographie et, plus généralement, aux sciences humai-
l’écrit. », Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », in Ecrire la « parole de nuit »
La nouvelle littéra-
ture antillaise (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », n°239, 1990, 192p.), pp.13-25 : p.14. Dans Solibo
Magnifique de Patrick CHAMOISEAU (Paris, Gallimard, coll. « Folio » n°2277, 1997, 244p.), le narrateur
se présente comme « prétendu ethnographe » (p.44).
3 Notamment Anatole LE BRAZ et Claude SEIGNOLLE.
4 Notamment Antonin ARTAUD, Nathalie SARRAUTE, ou encore Claude SIMON.
5 Roland BARTHES cité par Gérard TOFFIN, « Ecriture romanesque et écriture de l’ethnologie », in
L’Homme, n°111-112, juillet-décembre 1989, pp.34-49 : p.41.
6 Francis AFFERGAN, « Les enjeux d’une recherche épistémologique comparée sur les méthodes et les
terrains de l’anthropologie », in « Figures de l’humain : Une discussion autour des procédures de
l’anthropopoiésis », journée de présentation du collectif Figures de l’humain
Les représentations de
l’anthropologie, le 17 mars 2004 à l’EHESS.
7 Jacques REVEL, « Usages et statut de la fiction », in « Figures de l’humain : Une discussion autour des
procédures de l’anthropopoiésis », op.cit.
8 Michel TAURIAC est journaliste et romancier. Les années créoles constitue une grande fresque fondée sur
une documentation méticuleuse.
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