ANTHROPOLOGIE ET LITTERATURE : LE CAS DU

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UFR LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES
Thèse de Doctorat de Lettres Modernes nouveau régime
en Littérature générale et comparée
Présentée et soutenue publiquement à l’Université de Cergy-Pontoise
pour obtenir le grade de Docteur (arrêté du 30 mars 1992)
ANTHROPOLOGIE ET LITTERATURE :
LE CAS DU CONTE
(BRETON ET MARTINIQUAIS)
Par
Maud Vauléon
Vendredi 24 novembre 2006
Jury de soutenance :
Christiane CHAULET ACHOUR, Professeur, Directrice de thèse
Francis AFFERGAN, PR, rapporteur
Jean VERRIER, PR, rapporteur
Dominique FATTIER, PR, membre
2
3
INTRODUCTION
4
Nous étudierons ici les liens entre l’anthropologie et la littérature à travers le cas du
conte populaire. Nous estimons, en effet, que ces deux domaines ont des manières de faire,
et surtout d’écrire, similaires. En outre, les deux disciplines − littérature et anthropologie −
s’intéressent à l’étude du conte, différemment il est vrai, mais le conte populaire est l’objet
de beaucoup d’attention dans les deux domaines. Nous considérons avec Louis Van Delft 1 ,
que les premiers ethnologues étaient les moralistes du XVIIe siècle, ainsi que Charles Perrault ou Jean de La Fontaine.
Les ethnologues collectent des récits oraux et les transcrivent le plus souvent en les
traduisant, ce qui occasionne des pertes tant au niveau du sens qu’au niveau du contact
humain lié à l’usage de la voix, c’est pourquoi l’on peut parler, au sujet de ces travaux de
transcription et de traduction, d’une forme de (re)création des récits. Certains ethnologues
ont même été tentés par la suite d’en (re)créer en s’inspirant de leurs collectes, c’est le cas
notamment des frères Grimm, de François-Marie Luzel, d’Anatole Le Braz, de Claude
Seignolle, d’Ernest du Laurens de la Barre, de Philippe Laburthe-Tolra, de Claude LéviStrauss. Tristes Tropiques est considéré à la fois comme un compte-rendu ethnologique et
comme un journal littéraire, il a donc un statut ambigu : il est à la fois un travail scientifique et une fiction.
On peut ajouter à cela la sensibilité des écrivains du XXe siècle aux recueils de littérature orale produits au tournant du XIXe et du XXe siècles, et leur attachement à ces textes. L’on note, dans leurs ouvrages, un regain d’intérêt très prononcé pour la forme brève,
forme très proche de l’oral. Par ailleurs, ils sont attentifs à la société qui les entoure d’où
une présence très forte de la voix, des différentes formes de récits oraux − qu’ils (re)créent
ou dont ils nourrissent leurs œuvres −, d’appels au lecteur, d’interventions directes du narrateur dans leurs textes. Ce sont les littératures émergentes, qui constituent un nouveau
courant littéraire particulièrement visible dans la « nouvelle littérature antillaise » 2 . Ces
1
Louis VAN DELFT, Littérature et anthropologie – Nature humaine et caractère à l’âge classique (Paris,
éditions P.U.F., collection « Perspectives littéraires », 1993, 283p.). « Les écrivains de l’âge classique tiennent, plus que tous autres, continûment un « discours sur l’homme ». L’étude d’un tel discours, tel est précisément l’objet premier de l’anthropologie. Il ne s’agit pas seulement de deux domaines contigus : les deux
disciplines sont organiquement solidaires. « Du moins jusqu’au milieu de notre XXe siècle, note avec raison
Etiemble, l’anthropologie toujours seconde et fonde l’humanisme. » […] la littérature […] constitue comme
le forum, le lieu de tous le plus commun, où la « nature humaine » se donne à connaître. […] Au cœur de
l’anthropologie classique, la notion de caractère. », pp.2-3.
2
« on assiste à un renouveau de [la] littérature [antillaise]. Les années quatre-vingt ont vu apparaître toute
une génération d’auteurs qui a relancé le débat, tant sur le style que sur le contenu de l’écriture antillaise. […]
[le] thème central de cette récente orientation littéraire [est] le clivage entre le monde de l’oral et le monde de
5
techniques d’écriture correspondent aussi à celles employées par les collecteurs 3 et certains
romanciers du XXe siècle 4 . Roland Barthes considère que « de tous les discours savants,
c’est l’ethnologique qui apparaît le plus proche d’une fiction » 5 . De fait, plusieurs chercheurs en sciences humaines et sociales accordent de l’importance à la fiction et admettent
qu’elle joue un rôle dans ces sciences :
« La catégorie de la fiction est une catégorie-clef de la construction de la connaissance, surtout en
sciences sociales et humaines. […] La projection symbolique et formelle d’une réalité serait un
modèle qui rend possible une réalité. » 6
« La fiction intervient dans la construction des objets de l’anthropologie […] elle est une mise en
forme susceptible de configurer l’espace. »7
Nous estimons qu’il existe des liens intrinsèques entre la littérature et
l’anthropologie, et nous considérons que la façon dont les anthropologues appréhendent la
littérature orale permet de les comprendre. Certains ont, en effet, écrit des fictions fondées
sur leurs observations scientifiques et sur les récits oraux étudiés lors de leurs enquêtes de
terrain. Nous pensons notamment à Philippe Laburthe-Tolra (Le Tombeau du soleil,
L’étendard du prophète), à Darcy Ribeiro (Maïra, Utopie sauvage), à Claude Seignolle
(Marie la Louve, Le Diable en sabots), à Lafcadio Hearn (Youma), ainsi bien sûr qu’à
Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques) et Michel Leiris (Afrique fantôme). Ces deux derniers ouvrages ont un statut quasi hybride, à mi-chemin réellement entre les deux disciplines.
Les écrivains portent un grand intérêt aux cultures et aux peuples. Certains ont une
volonté très marquée de témoigner d’une époque ou de façons de faire : dans ce but, ils
mêlent fiction et réalité dans leurs écrits, comme Michel Tauriac dans Les années créoles8 .
La littérature s’intéresse donc à l’ethnographie et, plus généralement, aux sciences humail’écrit. », Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », in Ecrire la « parole de nuit » − La nouvelle littérature antillaise (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », n°239, 1990, 192p.), pp.13-25 : p.14. Dans Solibo
Magnifique de Patrick CHAMOISEAU (Paris, Gallimard, coll. « Folio » n°2277, 1997, 244p.), le narrateur
se présente comme « prétendu ethnographe » (p.44).
3
Notamment Anatole LE BRAZ et Claude SEIGNOLLE.
4
Notamment Antonin ARTAUD, Nathalie SARRAUTE, ou encore Claude SIMON.
5
Roland BARTHES cité par Gérard TOFFIN, « Ecriture romanesque et écriture de l’ethnologie », in
L’Homme , n°111-112, juillet-décembre 1989, pp.34-49 : p.41.
6
Francis AFFERGAN, « Les enjeux d’une recherche épistémologique comparée sur les méthodes et les
terrains de l’anthropologie », in « Figures de l’humain : Une discussion autour des procédures de
l’anthropopoiésis », journée de présentation du collectif Figures de l’humain − Les représentations de
l’anthropologie, le 17 mars 2004 à l’EHESS.
7
Jacques REVEL, « Usages et statut de la fiction », in « Figures de l’humain : Une discussion autour des
procédures de l’anthropopoiésis », op.cit.
8
Michel TAURIAC est journaliste et romancier. Les années créoles constitue une grande fresque fondée sur
une documentation méticuleuse.
6
nes et sociales9 . Un auteur littéraire qui souhaite utiliser l’anthropologie a deux possibilités : soit il va vers une certaine abstraction, une uniformisation soit il opte pour ce qui relèverait plutôt d’une anthropologie de terrain. En outre, certains écrivains ont adopté des
méthodes scientifiques d’enquête. Le plus connu est Emile Zola dont les Carnets d’enquête
sont une mine d’informations sur la vie au XIXe siècle, carnets qui ont servi à l’écriture des
Rougon-Macquart. Gustave Flaubert, Edouard Glissant, Michel de Montaigne sont, eux
aussi, des observateurs de la société dans laquelle ils vivent et cela se ressent dans leurs
œuvres, qui montrent une certaine tendance à l’étude anthropologique, qui brossent le portrait d’une communauté donnée. L’on parle, dans certains cas, de romans ethnographiques10 , qui sont assez proches des récits de voyages, tout en s’en détachant. Ce type de
récits se rencontre fréquemment en littérature : les « émerveillements et les vicissitudes de
la rencontre avec l’autre, lointain ou proche, a engendré une longue filiation littéraire depuis Hérodote. Le roman ethnographique en a résulté comme genre moderne » 11 . Les témoignages relèvent eux aussi des deux types de discours 12 .
Les collecteurs se situent, d’une certaine manière, dans un entre-deux entre anthropologie et littérature. Ils s’approprient les récits qu’ils ont collectés non plus dans un intérêt
scientifique mais dans un intérêt pour l’imaginaire contenu dans ce type de récits. Cette
démarche est aussi celle de certains écrivains, qui ont collecté des contes dans le but de
rechercher l’inspiration. Ils s’inspirent des récits de la littérature orale pour écrire des fictions, qu’ils situent dans des lieux connus de tous (ou à proximité), dans le présent ou dans
un passé proche. Ainsi arrivent-ils à donner un aspect réel à leurs histoires. C’est le cas
notamment de Patrick Chamoiseau13 . Cela est lié en partie à la pratique de l’observation
participante, qui conduit parfois à un passage de l’objectivité à la subjectivité.
En outre, si la littérature écrite est riche en informations anthropologiques, la littérature orale − et, plus particulièrement, les contes − est considérée comme un document
9
En outre, il existe des groupes de recherches qui travaillent en ce sens, principalement à Lille III (le projet
de ce groupe de professeurs est de développer l’analyse littéraire dans les sciences humaines, et ils ont fondé
la Revue des sciences humaines) et à Bordeaux III (le Centre de Recherches sur les Modernités Littéraires
« entend participer au projet d’une anthropologie culturelle accordant au fait littéraire toute la place qui lui
revient »). Ce centre de recherches a d’ailleurs organisé, avec la Société des Etudes Euro-Asiatiques, un colloque intitulé « Ethnologie et littérature » les 19, 20 et 21 novembre 2003 au Musée de l’Homme.
10
Voir notamment Les Immémoriaux de Victor SEGALEN ou les récits de l’anthropologue Nigel BARLEY.
11
Pierre LASSAVE, Sciences sociales et littérature (Paris, P.U.F., coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2002,
243p.), p.39.
12
Ainsi en est-il, par exemple des Mémoires d’un Paysan Bas-Breton de Jean-Marie DEGUIGNET.
7
anthropologique. Les textes de la littérature orale contiennent des informations précises sur
la société qui les produit. Ils témoignent à la fois pour elle et pour ce qu’elle a été par le
passé : ils sont le vecteur du passé, du moins d’un passé. Ils véhiculent un savoir, des connaissances à travers le temps. Les anthropologues apprennent à connaître les peuples et
leurs sociétés par l’intermédiaire de leurs traditions et de leur littérature orales : ils s’en
servent comme matériau de recherche et comme élément d’information à part entière.
« Qu’on le prenne comme on voudra, c’est un peuple qui a faim. Pas un conte où ne revienne […]
cette obsession des ventres vides. […] l’inspiration reste la même : la misère, la faim. […] Et
même quand manger n’est pas l’idéal, l’idéal reconnu par la morale, il reste du moins la tentation
suprême, irrésistible, la forme la plus attrayante et la plus perfide du péché. […] Sous une forme
de prime abord puérile mais, en tout cas, directe, document historique d’une valeur inestimable.
Quand on aura dépouillé toutes les archives, compulsé tous les dossiers, fouillé tous les papiers
des abolitionnistes, c’est à ces contes que reviendra celui qui voudra saisir, éloquente et pathétique, la grande misère de nos pères esclaves.
Et voilà qui révèle le mécanisme secret du merveilleux. Quand l’homme écrasé par une société
inique cherche en vain autour de lui le grand secours, découragé, impuissant, il projette sa misère
et sa révolte dans un ciel de promesse et de dynamite. 14 » 15
Ces propos s’appliquent aussi très bien aux contes d’autres régions, notamment (en ce qui
concerne notre étude), aux contes de Centre-Bretagne.
Écrivains et anthropologues observent, étudient, analysent des sociétés et en tirent
des conclusions, des interprétations qui ne sont jamais complètement neutres ni exemptes
de subjectivité. En outre, leurs regards ne sont pas vierges : ils tiennent compte de ce qu’ils
connaissent déjà et ne peuvent pas toujours faire abstraction de certains préjugés, ni des
discours faisant autorité dans leurs disciplines. A cela s’ajoute le problème du langage : la
langue parlée par les interlocuteurs de l’observateur n’est, généralement, pas celle dans
laquelle celui-ci écrit : une part de (re)création est donc possible. Et les interprétations ne
sont peut-être pas toutes exactes : la valeur du lexique diffère d’une langue à l’autre. En
outre, les références culturelles et les différents sens que revêtent les mots (sens propre et
figuré, changement de sens en fonction du contexte) peuvent changer totalement la signification d’un énoncé si l’on n’y prend garde. Il faut aussi tenir compte des éventuels problèmes de traduction : à moins d’un bilinguisme complet, il y a toujours des risques d’erreur
Notamment dans Au temps de l’Antan − Contes du pays Martinique et Manman Dlo contre la fée Carabosse (théâtre conté inspiré des contes entendus).
14
Note des auteurs : « Rappelons qu’il fallut une loi (loi du 8 juillet 1845), une circulaire ministérielle (13
juin 1846), un arrêté du gouverneur (octobre 1846) pour régler que le maître devait à son esclave par semaine
six livres de farine de manioc et un kilogramme et demi de morue ; signe que l’ordinaire de la nourriture
demeurait partout au-dessous de ces modestes proportions. »
15
Aimé CESAIRE et René MENIL, « Introduction au folklore martiniquais », in Tropiques, n°4, janvier
1942, pp.7-11 : pp.7-8. Nous soulignons.
13
8
et de possibles pertes de sens. La traduction peut être imparfaite, elle peut aussi devenir
interprétation. Cela est particulièrement vrai quand les ethnologues ne maîtrisent pas, ou du
moins pas suffisamment, la langue de la communauté observée, ce qui les oblige à passer
par un interprète : celui-ci peut simplifier ou modifier le discours, ne pas le traduire dans
son intégralité, pensant en faciliter la compréhension.
L’on peut donc considérer que la voix des membres des communautés étudiée est
filtrée, elle l’est à la fois par les traducteurs et par les ethnologues. Comme l’a montré
Claude Richler, il s’ensuit une perte de sens ; il va jusqu’à parler de « deuil ethnographique » 16 car les sociétés étudiées disparaissent : elles se modifient sous l’influence d’autres
cultures et du temps, elles n’existent donc plus telles que les ethnologues les décrivent. Ce
point de vue mérite, cependant, d’être relativisé : le terme « deuil » nous paraît, en effet,
quelque peu exagéré. Si les monographies témoignent de mœurs aujourd’hui révolues pour
la plupart, et de traditions qui ont disparu, il y a aussi eu des modifications liées le plus
souvent à l’acculturation (les sociétés se sont adaptées au changement et ont évolué au
contact d’autres communautés) : les changements qui se sont opérés au fil du temps ne
signifient pas pour autant la mort et donc le deuil. L’on constate, en effet, que la culture est
sans cesse, avec le temps, perte et gain et, par là même, transformation. Il y a donc eu enrichissement auprès de l’Autre, des autres. Les diverses et nombreuses mises en contact, la
mondialisation ont permis la construction de cultures multiples et riches : c’est le multiculturalisme cher à Edouard Glissant. En outre, l’on assiste à des renouveaux culturels de
part et d’autre dans le monde : il existe de nombreux mouvements culturels revendiquant
un héritage culturel, le faisant revivre en l’adaptant « au goût du jour », cela est particulièrement vrai, visible dans les régions choisies comme terrains d’étude : celles de la BasseBretagne et des Antilles françaises.
Les aires culturelles (ou « aires temporelles » 17 ) choisies pour terrains d’étude sont
le Centre-Bretagne (ou Kreiz Breizh) et la Martinique. Ces deux régions françaises 18 , si
elles sont très éloignées par bien des aspects, sont assez proches, pour ne pas dire semblables par d’autres, essentiellement dans leur approche des traditions orales et de la littérature
16
Expression utilisée dans son intervention (« Les Sauvages américains de Lafitau et le deuil ethnographique »), le 19/11/2003, au colloque « Ethnologie et littérature » de la Société des Etudes Euro-Asiatiques et du
Centre de Recherches sur les Modernités Littéraires, 19-21/11/2003, Paris, Musée de l’Homme.
17
Expression de C. WISSLER. Il s’agit d’une notion qui rend compte des relations entre des familles linguistiques et des ensembles culturels.
18
Même si ce qualificatif peut paraître inapproprié, compte tenu du passé colonial de l’une d’elles.
9
orale et dans leur rapport à leur culture originelle. C’est aussi le cas d’autres régions françaises (telles que la Corse, le Pays Basque, l’Alsace ou la Sologne), mais il nous a semblé
que les faits étaient plus flagrants, et, par là même, plus probants dans ces deux isolats
culturels que sont le Centre-Bretagne et la Martinique. En outre, elles communiquent assez
facilement sur leur patrimoine et la volonté de (re)connaissance dont font preuve leurs habitants est particulièrement frappante et flagrante. Mais la véritable différence se fait au
niveau du public : il semble plus attiré par ces deux régions que par les autres. Elles suscitent davantage de curiosité. Ces deux régions apparaissent aussi comme pittoresques parce
que longtemps méconnues : la distance, la géographie, la difficulté d’accès tant au pays
qu’aux gens et à la culture ont excité à la fois la curiosité et l’imagination. Certaines personnes (très nombreuses au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle) considèrent qu’il s’agit de contrées « sauvages » dans lesquelles ne se trouve rien d’intéressant.
Nous verrons donc ici la richesse de leurs patrimoines. Les Centre-Bretons et les Martiniquais sont très attachés à leurs traditions et à leur sauvegarde. Ils font preuve d’une volonté
manifeste de promouvoir leur langue, leur culture, leur patrimoine, tout en les protégeant,
de les faire connaître et reconnaître, tant dans le reste de la France qu’à l’étranger. En outre, ces deux régions sont très connues pour la ferveur religieuse des gens qui y vivent : il y
a un grand nombre de lieux de culte, d’écoles religieuses. Les religions les plus représentées sont chrétiennes. En outre, ces deux régions constituent des lieux privilégiés du fait de
leur position géographique particulière, de leur situation linguistique complexe, du phénomène d’acculturation, de leur rapport aux traditions, au passé, à la tradition orale ainsi que
d’une identité forte et d’une volonté marquée de promouvoir une culture, provoquant un
certain renouveau culturel. A cela s’ajoute la notion d’exotisme19 véhiculée par ces deux
pays20 , l’attrait qu’ils exercent sur ceux qui en sont éloignés, en particulier sur les autres
Français. Ces deux régions véhiculent, en effet, une forte image exotique, et les qualificatifs exotisme et exotique sont fréquemment utilisés pour les caractériser21 . Il existe d’autres
liens entre la Basse-Bretagne et les Antilles françaises, ne serait-ce que l’implantation
19
Victor SEGALEN avait le projet d’écrire des Immémoriaux bretons. Malheureusement, il décéda avant de
pouvoir le concrétiser.
20
Pays est ici considéré dans le sens de « lieu où l’on est né, patrie à laquelle on appartient par la naissance »,
mais aussi de « petite ville, village », selon la définition proposée par le Petit Robert.
21
Cependant, cela n’est pas toujours valorisant : « la Bretagne est la région la plus évoquée dans le cinéma
français des années 1910 […] Dans certains cas, la représentation des Bretons et de leur culture n’est pas très
éloignée de celle des colonies françaises : même discours condescendant à la limite du racisme, même plaisir
à considérer comme anormal ce qui est différent. » (Eric LE ROY, « Le cinéma avant 1914 », in ArMen
n°50, avril 1993, pp.26-33 : pp.28-29).
10
d’une communauté bretonne aux Antilles (île des Saintes). Et Paul Sébillot, spécialiste de
la Bretagne, a écrit, en 1913, Les Flibustiers en Paradis, dont le sous-titre est conte des
Antilles.
Nous nous sommes donc attachée à l’étude d’îles et d’îlots, d’isolats culturels. La
Martinique constitue, avec la Guadeloupe, le terreau sur lequel s’est épanouie cette littérature ethnologique à laquelle nous nous intéressons. Quant au Centre-Bretagne, il se
trouve en Basse-Bretagne 22 et est constitué des Montagnes Noires (Menez Du ) et des
Monts d’Arrée (Menez Are). A l’origine il ne formait qu’une région, séparée au moment de
la départementalisation : il est depuis à la frontière des trois départements de la BasseBretagne. Nous étudierons plus précisément l’espace compris entre Huelgoat, Brasparts,
Rosporden, Le Faouët et Rostrenen. Nous considérons le Centre-Bretagne comme un îlot,
au sens de « territoire, espace d’une nature différente de l’espace environnant » 23 . Il a, en
effet, un statut particulier en Basse-Bretagne, et dans l’esprit des Bretons : celui de lieu
privilégié sauvegardant les traditions, la langue, l’identité ; d’endroit où l’on vient se ressourcer ; de lieu de référence culturel et linguistique. Nous donnons donc un sens précis,
particulier aux termes, aux notions d’île et d’îlot. Ce sens se rapproche de celui du concept
d’isolat culturel24 . Concernant la Martinique, nous ne nous intéresserons pas (ou de manière très superficielle) aux cultures asiatique et indienne, d’une part parce que nous estimons qu’elles sont très différentes de la culture française et propres à des communautés
données, et d’autre part parce qu’elles ne sont que très peu représentées dans les narrations
− orales et écrites − de notre corpus.
22
La Basse-Bretagne correspond au pays breton, c’est-à-dire à la partie bretonnante de la Bretagne. Elle est
constituée du Morbihan, du Finistère et des Côtes-d’Armor. Elle a été protégée des influences extérieures par
sa position géographique : elle est entourée par la mer sur trois côtés et, de l’autre, la forêt de Paimpont (plus
connue sous le nom de forêt de Brocéliande) allait du nord au sud et servait de frontière entre les deux Bretagnes. La légende dit que la forêt a protégé les Bretons des envahisseurs, que ses arbres étaient des archers qui
ont tué tous ceux qui tentaient de pénétrer en Basse-Bretagne. La Haute-Bretagne (Ille-et-Vilaine et pays
nantais) constitue le pays gallo. Par sa situation géographique, elle a été en contact permanent avec les influences extérieures. Ses caractéristiques, ses particularismes bretons se sont ainsi quelque peu effacés.
23
Trésor de la langue française − Dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècle (Paris, éditions du CNRS,
1982) : article « Ilot », p.1142.
24
Erwan CHARTIER consacre un article aux Montagnes noires (« Les Montagnes noires », in ArMen,
n°136, septembre/octobre 2003, pp.28-37) dans lequel il explique en quoi elles sont « un condensé de Bretagne intérieure et un lieu de culture » (p.28) : « Zone naturelle préservée, les Montagnes noires se révèlent
aussi un sanctuaire de l’âme bretonne. On y reste particulièrement attaché à la langue. […] La culture bretonne jouit ici d’une belle vitalité. […] la principale richesse des Montagnes noires, l’humain. » (p.36).
11
Notre projet d’étude peut se résumer par le mot anthropoïesis 25 :
« les sociétés et les cultures se fabriquent elles-mêmes, dans le déroulement discontinu de durées
que les actions et les paroles scandent et dissolvent à la fois, mais les lectures et les tentatives de
mises au point théoriques qu’en font les anthropologues n’échappent pas non plus à cette fabrication générale de l’humain, que nous appellerons une anthropoïesis »26
L’on entend donc par anthropoïesis une conception de la culture comme forme construisant l’humain. Les contes populaires se prêtent aisément à une étude des rapports entre les
notions d’anthropologie et de fiction. Trois critères suffisent à définir le conte populaire
comme objet ethnographique : son oralité, la fixité relative de sa forme et son caractère
fictionnel. Ces caractéristiques en font un témoin de la société dans laquelle il est créé et
prononcé.
Notre intention est de faire une analyse anthropoïetique de textes − littéraires et
anthropologiques − au sein d’un terrain fictionnel et d’enquêtes au sein d’un terrain ethnologique. Nous mènerons donc une étude de textes littéraires et de textes anthropologiques, tant dans une optique littéraire que dans une optique anthropologique : nous tenterons
de mettre à jour les éléments littéraires et les éléments anthropologiques présents dans ces
deux types de textes. Notre perspective relève moins de l’anthropologie culturelle, telle
qu’on l’entend habituellement, que de ce qu’il est convenu d’appeler une anthropologie
discursive et, plus particulièrement, littéraire, c’est-à-dire que nous concevons la littérature
(du moins certaines œuvres littéraires) comme un témoignage, comme une forme de monographie ethnologique, bref comme une ethno-littérature.
Pour ce faire, nous adopterons une perspective d’anthropologie verbale (ou anthropologie du texte), c’est-à-dire que nous tenterons de voir et d’analyser comment des auteurs, délibérément ou non, font, dans des textes littéraires, une étude d’anthropologie sociale et culturelle d’un groupe donné et, ce, à travers un usage particulier de l’oralité, disant
et illustrant ainsi le retour de la voix dans la littérature. Parallèlement à cela, nous analyserons des textes ethnologiques de façon à y voir la part prise par (consacrée à) la fiction, et
nous enquêterons dans les régions représentées par notre terrain fictionnel. Ces deux analyses s’articuleront autour d’un double terrain : littéraire et ethnologique, fictionnel et réel.
Par terrain fictionnel, nous entendons considérer comme terrain le « pays » 27 référent du
25
Concept emprunté à Francis AFFERGAN. En fait, il s’agit de l’anthropopoïesis, mais il a choisi de faire
une crase. Nous faisons de même : anthropoïesis nous paraît plus efficace.
26
La pluralité des mondes − Vers une autre anthropologie (Paris, éditions Albin Michel, collection
« Bibliothèque Albin Michel Idées », 1997, 288p.), p.11.
27
Nous entendons le terme « pays » au sens de « province, circonscription quelconque » et de « patrie à
laquelle on appartient par la naissance » (Le Petit Robert).
12
livre ; et par terrain réel, le « pays » réel, le lieu d’enquêtes ethnologiques. La présence de
ces deux terrains, de ces deux matériaux d’analyse nous paraît justifiée par rapport à
l’objectif de ce travail : une étude anthropoïetique. De fait, puisque le terrain est une donnée arbitraire, ambiguë, paradoxale, « une réalité floue » 28 , il est possible de ne pas respecter le « modèle idéal type classique : un ethnologue, une monographie, une population,
un terrain » 29 et, en un sens, d’innover. Nous espérons, ainsi, mettre à jour la construction
des textes et des discours.
Nous avons ainsi constitué un corpus d’œuvres fictionnelles et de monographies
des XIXe et XXe siècles30 , auxquelles s’ajoutent des études de terrain. Nous décomposons
notre double terrain en trois parties, que nous pourrions nommer des « sous-terrains » :
− un terrain ethnologique (au sens propre du terme) : nous avons effectué plusieurs
courts séjours en Centre-Bretagne entre 2000 et 2004, et nous avons séjourné deux mois en
Martinique 31 .
− un terrain fictionnel : un corpus de textes littéraires constitué de contes populaires
présents dans des recueils (qu’il s’agisse de récits collectés ou littéraires), de nouvelles et
de romans. Concernant les contes populaires, nous nous sommes référée essentiellement à
des contes transcrits par des collecteurs et des conteurs : nous avons retenu pour le CentreBretagne : « La conjuration des âmes » 32 , « L’hôte du charbonnier » 33 , « Le conjuré de
Tadic-Coz » 34 , « Le bourrelier de Kervinaoued » 35 , « Comment se créa le premier lac de
Brennilis » 36 , « La lavandière de nuit » 37 ; et pour la Martinique : « Nanie Rozette » 38 , « La
28
Jean COPANS, L’enquête ethnologique de terrain (Paris, Nathan, coll. « 128/Sciences Sociales », 1999,
128p.), p.9.
29
Ibid., p.11.
30
Ce découpage chronologique s’explique par le fait que l’ethnologie naît au XIXe siècle et que les rapports
entre l’ethno-anthropologie et la littérature commencent à se faire jour avec le courant littéraire dit « école
naturaliste » ainsi qu’avec les travaux des frères Grimm.
31
Ce séjour a eu lieu à Rivière-Pilote, dans le sud de la Martinique, durant les mois d’avril et de mai 2004.
32
Jean-Marie DEGUIGNET, in Contes et légendes de Cornouaille (Le Relecq-Kerhuon, éditions An Here,
1998, 165p.), pp.103-110. Ces récits sont extraits des Mémoires d’un paysan bas-breton.
33
Anatole LE BRAZ, in Contes du soleil et de la brume (in Magies de la Bretagne, Paris, éditions Robert
Laffont, collection « Bouquins », 1995, 1304p.), pp.741-858 : pp795-803.
34
Anatole LE BRAZ, in La Légende de la Mort chez les Bretons Armoricains (in Magies de la Bretagne,
op.cit., pp.53-450 : pp.402-407).
35
Jean-Marie LE SCRAIGNE, in Contes du Huelgoat et du Centre-Bretagne (Brest, éditions du Liogan,
2001, 155p.), pp.19-25.
36
Ibid., pp.149-154.
37
François-Marie LUZEL, Contes inédits − Tome second (Rennes, Presses Universitaires de Rennes/Terre de
Brume, collection « Les contes de Luzel », 1995, 184p.), pp.67-68.
38
Lafcadio HEARN, Trois fois bel conte…, traduit par Serge Denis, avec le texte original en créole antillais
(Liechtenstein – Suisse, éditions Calivran Anstalt, 1978, 175p.), pp.95-102.
13
sorcière volante » 39 . Concernant les nouvelles et les romans, nous avons choisi : La Colline
des solitudes de Pierre-Jakez Hélias 40 pour le Centre-Bretagne, et pour la Martinique Zonzon Tête Carrée d’Ina Césaire 41 , Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau42 , La Lézarde 43
et Le Quatrième siècle 44 d’Edouard Glissant et L’enfant-bois d’Audrey Pulvar 45 .
− ainsi, bien évidemment, que des monographies. Nous considérons l’« Etude » de
la Bretagne faite par Anatole Le Braz46 d’une part, et d’autre part, les Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn47 . Nous ferons aussi des références aux travaux des anthropologues qui se sont intéressés à nos deux régions, ainsi qu’aux témoignages.
Nous justifions la présence d’un terrain fictionnel dans un travail de recherches
ethnologique par le fait que l’ethno-anthropologie s’est toujours intéressée à la fiction48 .
L’un des centres d’intérêt, l’un des principaux axes d’étude de l’enquête ethnologique
d’une société concerne, en effet, la littérature orale : les mythes, les contes, les légendes,
c’est-à-dire des récits imaginaires ayant un rôle fondateur, sacré pour la communauté observée. C’est souvent par l’intermédiaire de la littérature orale et, donc, de la fiction, que
les observateurs d’une communauté ont accès à sa culture, principalement dans les cas où
la langue de la société observée n’est pas celle de l’ethnologue. Même si celui-ci parle ou
apprend cette langue, cet apprentissage passe par des images, par des représentations (physiques ou mentales), ce qui peut être considéré comme une mise en scène de la fiction et
des figures rhétoriques 49 , d’où l’usage très répandu de l’analogie, de la comparaison et de
la métaphore. En outre, comme le souligne Pierre Lassave, « avec le développement des
enquêtes descriptives et compréhensives dans tous les recoins du monde social, le corpus
39
Ina CESAIRE et Joëlle LAURENT, Contes de mort et de vie aux Antilles, édition bilingue (Paris, éditions
Nubia, 1977, 248p.), pp.84-95.
40
In Gens de Bretagne 2 (Paris, Omnibus, 1998, 1164p.), pp.863-1164. Son prénom est Pierre. Habitude a
été prise d’y accoler celui du personnage radiophonique qui l’a fait connaître du grand public : Jakez.
41
Monaco, éditions Le Serpent à Plumes, collection « Motifs » n°202, 2004, 233p.
42
Op.cit.
43
Paris, Le Seuil, collection « Points Roman » n°R164, 1984, 253p.
44
Paris, Gallimard, collection « L’Imaginaire », n°233, 1990, 293p.
45
Paris, Gallimard, collection « Folio », n°4347, 2006, 258p.
46
In La Bretagne (Rennes, éditions La Découvrance, collection « L’Amateur Averti », 1995, 255p.), pp.1-88.
47
Volume I, traduit par Marc Logé (Paris, L’Harmattan, collection « Autrement mêmes », 2004, 174p.).
48
Cela est vrai pour les sciences sociales en général, comme le montre Pierre LASSAVE dans Sciences sociales et littérature, op.cit. : « la littérature constitue pour les sciences sociales, en tout ou en partie, un corpus
de données, une ressource cognitive et un modèle d’énonciation. Trois modalités qui s’additionnent, se combinent ou s’excluent suivant les obédiences épistémiques. […] Le souci documentaire du romancier naturaliste, dont témoignent les célèbres Carnets d’enquêtes de Zola, complète ainsi l’information donnée par les
premières grandes enquêtes urbaines sur le paupérisme. », p.37.
49
Lorsqu’on découvre une région, le premier réflexe est de la comparer à celle d’où l’on est originaire.
14
romanesque offre avant tout aux sciences sociales de l’information sur les systèmes de
représentations collectives tant au niveau de leur contenu que de leur forme. » 50 .
Concernant le corpus littéraire, nous avons surtout retenu des nouvelles et des contes (de collecteurs-auteurs) pour le Centre-Bretagne et des romans pour la Martinique. Il
s’avère qu’il s’agit là des genres les plus usités et dans lesquels se trouvent le plus de références à la tradition orale. En outre, nous avons fait le choix de nous référer souvent aux
collecteurs-auteurs (tant pour leurs écrits théoriques que pour leurs recueils de contes). Ils
sont souvent accusés (généralement à juste titre) d’avoir trafiqué51 les récits collectés avant
la publication. Cependant, ces recueils restent la meilleure trace de ce qu’a été le conte
oral, ils prouvent − malgré tout − la grandeur des conteurs traditionnels. Nous considérons
les récits de ces collecteurs-auteurs comme des formes de témoignages de ce qu’était le
conte au temps où la transmission était essentiellement orale.
Tout travail d’écriture, toute rédaction d’un discours (quel qu’il soit) implique une
rhétorique, ce qui présuppose − particulièrement en ethnologie et en anthropologie − une
utilisation de figures de style dites « littéraires » (principalement la comparaison, la métaphore, l’analogie et l’hypotypose). A cela s’ajoute le fait que certaines pages de monographies sont de véritables pages de littérature. C’est pourquoi nous analyserons aussi des
textes dits « scientifiques », des monographies, des journaux de terrain, sous un angle linguistique, rhétorique et stylistique. Nous sommes consciente que ce parallèle que nous établissons entre l’anthropologie et la littérature peut ne pas aller de soi.
« Les écrits purement factuels […] sont en fait rares en anthropologie […] La nature intermédiaire
de pratiquement tous les écrits ethnographiques, qui se situent à mi-chemin entre des textes tels
que David Copperfield, où l’auteur est partout présent, et d’autres, tels que « L’électrodynamique
des corps en mo uvement » […] est un problème capital. » 52
Pour autant, nous envisageons de prouver ainsi les liens qui unissent la littérature et
l’anthropologie, c’est-à-dire la place du fait littéraire dans la constitution du discours anthropologique et, inversement, en quoi le discours anthropologique participe de la construction de la littérature. Les textes littéraires et ethnologiques s’appuient, en effet, sur les
50
Pierre LASSAVE, Sciences sociales et littérature, op.cit., pp.37-38 : « L’œuvre littéraire reprend ici ses
droits formels, et les libertés qu’elle prend avec la réalité font précisément l’objet de l’analyse scientifique. »
51
Ce, de diverses manières, et surtout par des ajouts explicatifs, en changeant des tournures de phrases ou le
lexique, en arrangeant le texte, en ne respectant pas toujours le texte en langue originale au moment de la
traduction.
15
mêmes points de départ : une observation des lieux, des hommes, du rapport au temps et à
l’espace, du langage, du symbolique, du sacré : « l’anthropologie […] est aussi ce qu’est la
littérature : une recherche permanente, toujours à reprendre, de ce qui constitue
l’expérience humaine dans sa totalité et son continuel devenir » 53 . Par ailleurs,
« L’imaginaire fait partie du réel : de ce fait, l’ethnologue est souvent amené à en capter les
signes et à les étudier. » 54 . L’art de la rhétorique est sans doute le lien principal entre ces
deux types de discours. En outre, il y a dans les deux cas création. Or l’acte de création
implique une part de fictionnel, de narrativisation fonctionnelle 55 , liée au travail préparatoire auquel se soumettent l’écrivain et l’ethnologue et donc à l’introspection, à l’autoanalyse, à la subjectivité et à l’intersubjectivité qui peuvent en découler.
Nous tenterons de mener de front les diverses analyses afin d’éviter autant que faire
se peut les préjugés et les erreurs d’interprétation. Nous examinerons donc simultanément
les différents types de terrain, région par région. Nous espérons, ainsi, pouvoir mieux cerner les liens entre les deux disciplines.
Nous reviendrons dans un premier temps sur quelques no tions-clefs par rapport à
notre angle d’approche. Les prolégomènes concerneront donc les liens entre l’oralité et
l’écriture, ainsi qu’une étude de la littérature orale et des différents types de récits qui la
constituent. Dans une première partie, nous nous intéresserons aux procédés d’écriture mis
en œuvre par les conteurs, les écrivains et les anthropologues. Dans une seconde partie,
nous verrons en quoi la parole constitue une force créatrice de mondes. Et dans une troisième et dernière partie, nous nous interrogerons sur les liens que le conte populaire peut
avoir avec la revendication identitaire, plus précisément en quoi il est un vecteur d’identité
culturelle.
Clifford GEERTZ, Ici et là-bas − L’anthropologue comme auteur, traduit de l’anglais (USA) par Daniel
Lemoine (Paris, éditions Métailié, 1996, 155p. / 1ère édition américaine : Works and Lives : The Anthropologist as Author, the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University, 1988), pp.139-140.
53
Georges BALANDIER, « L’effet d’écriture en anthropologie », in Communications, n°58, 1994, pp.23-30,
p.30. François LAPLANTINE « dégage trois motifs de l’affinité constatée entre l’ethnologie et les lettres :
leur approche identiquement non spéculative de l’homme ; leur intérêt pour le détail […] permettant
l’induction du particulier au général ; enfin, contre le carcan totalitaire que tentent d’imposer systèmes et
idéologies, leur pluralisme, lequel repose comme la vie sur la multiplicité des personnages et la diversité des
sociétés, et qui entraîne à penser que toute réalité ne peut être saisie que dans la relativité d’une perspective et
le foisonnement des points de vue particuliers. » (Philippe LABURTHE-TOLRA, « L’ethnographe et sa
romance », in L’Homme − Revue française d’anthropologie, n°111-112, juillet-décembre 1989 : Littérature
et anthropologie, pp.74-86 : p.83).
54
« Fictions et mythes ethnologiques », in Pierre BONTE et Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de
l’ethnologie et de l’anthropologie (Paris, éditions P.U.F., 1992, 755p.), pp.278-280 : p.279.
55
Expression de Michel de CERTEAU, dont on peut rapprocher le « mentir-vrai » de Louis ARAGON.
52
16
17
PROLEGOMENES :
ENTRE L’ORAL ET L’ECRIT
18
Nous allons nous intéresser ici à la littérature sous ses deux formes : orale et écrite.
Nous estimons nécessaire, par rapport à notre axe de recherche, de consacrer quelques pages à rappeler les principales caractéristiques de ces deux types d’écriture, ainsi que les
principaux points de divergence et de convergence entre l’oral et l’écrit. Ils constituent, en
effet, les deux principaux modes de communication entre les hommes : ils sont donc très
importants. En outre, c’est à travers l’oralité et l’écriture, à travers les médias oral et écrit
que l’ethnologue a accès à la culture, au savoir de la communauté qu’il étudie.
Nous étudions donc, ici, l’oralité et l’écriture, mais aussi la tradition orale et les
différents types de récits qui contribuent à la véhiculer à travers le temps. Nous nous intéressons aussi au passage de l’oral à l’écrit, et au travail de collecte fait par les folkloristes
et les ethnologues.
A - Etude des différences entre l’oral et l’écrit
De prime abord, nous considérons les trois énoncés suivants comme possibles, sans
vraiment émettre de réserve :
− les textes oraux n’ont d’existence que dans le moment unique, propre à chaque
culture, qui instaure les face-à-face particuliers des partenaires des actes de communication ; alors que le texte n’est texte que pris dans son procès d’énonciation particulier, différé ;
− la littérature orale a pour unité de mesure le temps : les paroles s’articulent dans
la continuité de leur fluidité, tandis que la littérature écrite est composée de textes définis
en volumes ;
− le message oral est le produit unique de l’affrontement d’au moins deux locuteurs, sa forme est déterminée, entre autre, par le choix culturel opéré pour signifier cette
relation ; à l’inverse, le message écrit est dans son essence monologue.
Cependant, ces assertions sont discutables, comme nous allons le voir.
Les chercheurs s’intéressant à l’histoire de l’écriture s’accordent à dire que celle-ci
joue un rôle important dans l’établissement du pouvoir, des empires. Ainsi en est-il de
19
Claude Lévi-Strauss, de Jacques Derrida, de Michel Foucault, de Michel de Certeau et de
Jack Goody. Ce dernier écrit, dans Entre l’oralité et l’écriture :
« Par le monde entier, les techniques de l’écriture ont été employées pour acquérir, c’est-à-dire
pour aliéner, la terre des peuples de l’oralité. C’est un instrument très puissant, dont l’emploi est
rarement dépourvu de signification sociale, économique et politique, surtout du fait que son introduction implique habituellement la domination de la partie illettrée de la population par ceux qui
savent écrire, ou même de ceux qui maîtrisent moins l’écriture par ceux qui la maîtrisent davantage. Là où il y a écriture, les « classes » ne sauraient être loin. » 56
L’écriture est un pouvoir, elle est au service des puissants, mais ceux-ci furent pendant
longtemps au service des détenteurs de l’écriture. Celle-ci a, en effet, un aspect magique et
secret lié à la durée nécessaire, immanente à son apprentissage, semblable à une initiation,
et au fait que les écrits « persistent » à travers le temps : verba volant scripta manent. Cette
caractéristique est aussi celle de l’oralité : le savoir véhiculé par l’oralité nécessite lui aussi
un certain apprentissage. Cet apprentissage est long, et il est composé d’étapes précises, ce
qui le rapproche du parcours de l’initiation57 . En outre, l’oralité est fondée sur la mémoire,
la parole et le sacré. Il suffit, pour s’en assurer, de se référer à l’apprentissage des récits de
la tradition orale, comme nous le verrons tout au long de ce travail.
La maîtrise de cette technique qu’est l’écriture confère un statut social et délimite
un petit groupe de privilégiés directement inféodés à leurs maîtres : le pouvoir n’écrit pas,
il fait écrire. Les clercs et les lettrés en général ont donc une influence indiscutable sur le
peuple, plus particulièrement le clergé : les gens qui savent lire et écrire impressionnent et
s’ils sont religieux leur ascendant est encore accentué. Leurs paroles − qui sont, le plus
souvent, des citations ou des interprétations des Ecritures − deviennent seules dignes de
foi, de crédibilité. En conséquence, une partie de la population est amenée à considérer que
le savoir et la sagesse ne sont plus attribués aux Anciens et à la transmission orale mais aux
lettrés et aux livres : la reconnaissance passerait ainsi, selon eux, par la maîtrise de l’écrit.
56
Jack GOODY, Entre l’oralité et l’écriture, traduit de l’anglais par Denise Paulme (Paris, éditions P.U.F.,
collection « Ethnologies », 1994, 323p./ 1ère édition : Cambridge University Press), p.14. Voir aussi l’article
« Ecriture » de G. CARDONA : « On peut opérer […] quelques rapprochements prudents entre le mode
d’organisation sociale ou politique et la présence ou l’absence d’écriture. […] Non seulement la connaissance
de l’écriture sera socialement valorisée, mais encore l’écriture elle-même, du fait des caractéristiques propres
à son emploi, sera dotée d’une valeur et d’une efficacité spécifiques. La frontière séparant ceux qui utilisent
l’écriture de ceux qui ne l’utilisent pas rend toujours compte d’un clivage social […] La fonction de transcription du langage parlé est première, mais l’usage de l’écriture ne s’y réduit pas. L’écriture joue un rôle
dans la reproduction sociale, et ce rôle varie selon le type de société. », in Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie, op.cit., pp.221-222.
57
Les enfants des lignées de griots d’Afrique connaissent cet apprentissage. C’est le cas notamment au Burkina-Faso, comme le montre le parcours de Toumani KOUYATE (conteur, danseur, chorégraphe, chanteur,
20
Et l’écriture symboliserait ainsi le pouvoir, mais aussi le savoir, savoir qui est ainsi dénié à
tout être qui ne saurait ni lire ni écrire. Ce rôle accordé à l’écriture est condamné, notamment par Lévi-Strauss 58 , qui considère que l’écriture engendre l’asservissement et favorise
l’exploitation des hommes 59 . Selon Jacques Derrida, l’erreur de Lévi-Strauss est de ne faire
aucune différence entre hiérarchisation et domination, entre autorité politique et exploitation60 .
Le pouvoir, en s’appropriant l’écriture, a rejeté l’oralité dans les marges, dans les
frontières de la culture en la réservant à la femme, à l’enfant et au fou, c’est-à-dire à ceux
qui n’ont pas accès à l’écriture, considérés comme ignorants, n’ayant pas de rôle dans la
société, dont la parole est jugée sans intérêt 61 . Or, cette catégorie de la population détient
une connaissance autre, mais tout aussi importante : elle devient la garante de la tradition et
la perpétue. Les récits oraux avaient été transcrits dans des ouvrages, mais, se figeant, en
un sens, dans l’écriture, ils avaient perdu de leur valeur et de leur force. Ce sont ces personnes que vont visiter Charles Perrault, en France, les frères Grimm, en Allemagne, François-Marie Luzel en Bretagne et bien d’autres au moment de leurs collectes. Concernant
Charles Perrault, il est à noter qu’à l’époque on considérait qu’il s’agissait de « contes de
bonnes femmes », qui n’avaient rien de sérieux, et c’est la raison pour laquelle il les publia
tout d’abord sous le nom de son fils, garantissant ainsi sa propre réputation.
Les choses commencent donc à changer avec Charles Perrault et Le Cabinet des
Fées. Cependant, jusqu’au XVIIIe siècle, l’écriture et la littérature sont proches du pouvoir 62 . C’est avec le mouvement romantique que la littérature se détache de l’écriture et en
devient ainsi le miroir renversé : elle est le lieu du non-pouvoir. Principale conséquence : la
littérature récupère toutes les formes de la marginalisation du pouvoir, tout ce que le pouartiste peintre), qui appartient, tout comme Sotigui KOUYATE, à l’une des plus anciennes lignées de griots
du Burkina-Faso.
58
Tristes Tropiques (Paris, éditions Plon, collection « Presses Pocket/Terre humaine », n°3009, 1984, 504p. /
1ère édition : Plon, 1955) : voir notamment le chapitre 28 : « La leçon d’écriture », pp.347-360. Les propos de
Claude LEVI-STRAUSS sont à nuancer : l’écriture est un progrès, elle permet l’autonomie des individus et
c’est pourquoi il faut en étendre l’apprentissage à tous et l’extraire d’appareils religieux ou autres. En outre,
l’écriture permet l’accès à l’information.
59
Voir notamment les travaux de Louis MARIN, qui montrent comment la puissance de l’écriture forge la
force du pouvoir politique. L’autre versant de ce débat est occupé par Michel Foucault, Noam Chomsky et
Paul de Man, qui prônent la réhabilitation de l’écriture par rapport à la parole.
60
Cf. De la grammatologie.
61
Voir Les mots et les choses de Michel FOUCAULT et L’Invention du quotidien de Michel de CERTEAU.
L’analyse de Michel Foucault est certes contestée, mais elle n’en demeure pas moins intéressante.
62
Cf. Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, op.cit., chapitre XXVIII : « La leçon d’écriture », pp.347360 : pp.352-353.
21
voir exclut. Trois grands systèmes d’exclusion frappent la parole, au sens de ce qui est récupéré par la littérature : la folie, l’exigence de la vérité et la notion de parole interdite. Le
conte populaire est l’une des formes de la parole interdite :
« le conte est bien ce qui dans l’écrit vaut par l’ombre de cette oralité exorcisée qu’il traîne avec
lui [...] l’opération est bien discrètement violente puisqu’elle a [...] pour effet (fonction ?)
d’étendre l’emprise de l’écrit, de confirmer l’écrit comme seule pratique culturelle valable. » 63
Parmi les effets − que certains qualifient de pervers − de la connaissance de l’écrit,
l’on note : l’éloignement familial et la dépersonnalisation des contacts sociaux ; mais aussi
et surtout un malaise des illettrés qui sont à la merci d’un monde hostile, adapté à l’homme
qui sait lire et écrire, un monde qui les rejette. Ces effets engendrent des complexes
d’infériorité, accentués par le fait que, bien souvent, une langue a été choisie comme langue officielle et que tous ne la parlent pas64 . Cela aboutit à l’oubli mi-forcé mi-volontaire
du parler originel, de la littérature orale, des coutumes, ainsi qu’à l’adoption de la culture
du peuple « dominant ». Ce sont les phénomènes d’acculturation et de déculturation65 . On
note une autre conséquence particulièrement visible : un changement dans le discours parlé 66 .
La conjonction de tous ces faits conduit au rejet d’une culture transmise oralement
au profit d’une autre qui passe par l’entremise de l’écriture ; d’où une forme d’effacement
de la culture (au sens large du terme) initiale et l’« implantation » d’une autre, venue
d’ailleurs et totalement différente. La principale conséquence en est l’incompréhension : ce
63
Jean-Pierre GUILLERM, « Le conte : la littérature et l’ombre du peuple », in J. BESSIERE, E. DAHL, J.P. GUILLERM, D. MORTIER, Contes faits et défaits − Perrault, Grimm, Andersen, Barthelme, Ombre du
peuple (Amiens, Université de Picardie, Centre d’études sur le roman et le romanesque, février 1979), pp. 1224 : p.15.
64
Mais ceci est une autre question, que nous aborderons dans le chapitre 1.
65
« La constitution des grands empires coloniaux joue [dans la diffusion de l’écriture à travers le monde] un
rôle que l’on oublie souvent : elle met en contact des sociétés de tradition écrite avec des sociétés de tradition
orale. Dès lors, venu le temps des indépendances, les sociétés sans écriture n’ont de cesse de s’en approprier
une à leur tour […] Et l’on peut penser que toutes les langues seront bientôt écrites, transcrites. » (Louis-Jean
CALVET, « Du calame au clavier », in Le Monde de l’éducation, de la culture et de la formation, n°246,
mars 1997 : Ecriture, p.24). L’histoire humaine ne peut, en effet, être synonyme de conservation : elle est
toujours liée à la transformation. Nous approfondirons les notions d’acculturation et de déculturation par la
suite.
66
« La naissance de l’écriture s’accompagne d’une transformation de la parole […] La parole d’un peuple
d’écriture n’est plus la même. C’est un langage annexe, subordonné à l’écrit. Un langage sans importance,
sans pouvoir », Raphaël PIVIDAL, La Maison de l’écriture ; cité par Jack GOODY, La Raison graphique −
La domestication de la pensée sauvage, traduit et présenté par Jean Bazin et Alban Bensa (Paris, éditions de
Minuit, collection « Le Sens Commun », 1993, 274p. / 1ère édition anglaise : Cambridge University Press,
1977 / 1ère édition française : Minuit, 1979), p.12.
22
fait est en lui-même une preuve d’incompréhension et de non-respect de l’Autre, et il entraîne une incompréhension (perte des clefs pour comprendre).
L’oralité est, pour ainsi dire, confisquée et, à travers elle, une partie de la culture, de
l’Histoire, des histoires d’un peuple semble l’être aussi, tendant ainsi à disparaître. C’est ce
à quoi a mené l’influence de la culture parisienne sur les provinces françaises, principalement en Bretagne, en Corse et au Pays Basque ; celle de la culture européenne sur les peuples de ses colonies en Afrique et aux Amériques ; l’influence de la culture arabe sur les
cultures berbères et kabyles, de la culture chinoise sur ses provinces (notamment le Tibet) 67 . Il arrive (parfois) que le pouvoir tyrannise les derniers défenseurs de la transmission
orale pour imposer sa propre culture : ainsi en est-il des Gardes Rouges Chinois lors de la
Révolution Culturelle (1966-1976) à l’égard des cultures minoritaires 68 .
Il convient de ne pas négliger pour autant tous les apports de l’écriture. Elle est, en
effet, la source d’un certain type de rationalité, permettant ainsi une distance et une
(re)mise en cause des traditions et des institutions, ainsi que l’autonomie de l’individu. Elle
favorise aussi l’attention critique et l’étude à l’égard du texte lu. Elle autorise donc la création d’archives, les collectes et les transcriptions de la littérature orale. Et elle contribue
grandement aux progrès de la science − par l’abstraction, qualité inhérente à l’écriture − et
de l’histoire.
L’écriture entraîne aussi une certaine prise de conscience de l’existence :
« La prétention à l’être, qui définit des modèles transparents d’humanité et qui organise des échelles d’accession à l’humain, est liée à l’apparition du signe et en particulier du signe écrit. […]
Toute écriture, ou plutôt toute œuvre d’écriture, prend la succession d’une expression et d’une
« vision » orales et tant que l’humanité ou plutôt les humanités ont été ancrées dans l’oralité, nombre de fonctions de l’être humain se sont maintenues. »69
et, surtout, elle a permis la naissance d’œuvres majeures, fondatrices (pour certaines
d’entre elles) de cultures 70 .
67
Voir Jack GOODY, Entre l’oralité et l’écriture, op.cit. : chapitres V (« L’influence des écrits islamiques
sur les cultures orales », pp.135-147) et VI (« Clercs et illettrés : l’influence de l’instruction européenne »,
pp. 149-157) ; ainsi que l’article de Marc DUPUIS : « Le sabre et le goupillon », in Le Monde de l’éducation,
de la culture et de la formation, n°246, mars 1997, p.28.
68
Voir notamment les œuvres de Pa KIN et de Lu XUN.
69
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit » (Ecrire la « parole de nuit », op.cit., pp.111129 : p.112).
70
« au passage de l’oralité à l’écriture, à ce moment des histoires de l’humanité où il fallait commencer la
chose écrite […] On a commencé par entasser les grandes œuvres de l’oralité. Et c’est ce qui a donné, à mon
avis, les livres fondateurs de l’humanité, qui sont les livres des commencements des peuples, tels que
l’Ancien Testament, les livres homériques. » (Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit »,
art.cit. : p.113).
23
L’écriture a pris un poids extraordinaire dans la tradition littéraire des XIXe et XXe
siècles, et la parole est devenue un objet (philologie, linguistique, phonétique, taxinomie,
critique et théorie littéraires, etc.). Cette importance engendre une remise en cause de la
suprématie de l’écrit et une contestation des politiques (d’asservissement par l’écriture)
menées jusqu’alors dans certains endroits du globe. Cette contestation apparaît véritablement à la fin des années soixante.
La civilisation occidentale a perdu un statut privilégié − l’oral − pour une prédominance de l’écrit. Dans notre société dite du scripturaire, la valeur de l’oralité a changé :
l’écriture est le lieu d’une défondation71 du dit mythique, dont le propre est d’être totalement symbolique. La parole d’un peuple d’écriture n’est plus la même : c’est un langage
annexe, subordonné à l’écrit et à la fonction d’un aide ou d’un prêtre qui en tire du pouvoir, son pouvoir. Ce qui est jugé important ne passe plus par la parole, mais par l’écriture.
Quand un énoncé est écrit, il ne dépend plus de circonstances d’énonciation, il devient intemporel, abstrait : il est, en un sens, dépersonnalisé 72 . Cependant, il ne faut pas oublier les
modifications qui peuvent être apportées à un texte, quel qu’il soit : ratures, rajouts, soustractions, additifs, recomposition, annotations... Tout ce paratexte enrichit l’écriture et la
renseigne.
L’écriture permet une lecture visuelle et, en fragmentant le flux oral, elle facilite
l’examen critique et les comparaisons d’énoncés émis en des lieux et à des moments différents. Il devient donc possible d’observer les textes dans leur intégralité, et d’en étudier les
données anthropologiques.
71
Le mythe a, en effet, un rôle fondateur dans les sociétés orales. Il explique les origines des choses, des
faits, des coutumes, du monde. Cette fonction est amplifiée par sa diction, par le fait qu’il soit dit. On ne
raconte pas un mythe dans n’importe quelles circonstances : le lieu, le moment et les auditeurs sont choisis.
Ce choix d’un contexte particulier accentue le caractère sacré du mythe. Or, avec l’écrit, le mythe peut être
connu de tous en n’importe quels lieux et moments. La symbolique attachée au mythe disparaît donc, et, avec
elle, une (grande) part de l’aspect sacré de ce type de récit.
72
Dans le sens où un texte oral a davantage de liens avec la personnalité de l’orateur qu’un texte écrit avec
celle de son auteur. Le texte oral témoigne davantage d’une façon d’être, de penser et de vivre : sa situation
24
B - Rappels définitionnels
Nous prenons le parti de faire quelques rappels définitionnels, afin de préciser les
bases sur lesquelles nous allons nous appuyer dans notre travail de recherches. En outre,
nous considérons que les notions que nous aborderons tout au long de ce travail d’analyse
demandent ces précisions, ne serait-ce que parce qu’elles sont parfois considérées de différentes façons et qu’il est donc préférable d’expliquer au préalable sous quel angle nous les
considérons.
I - La tradition orale
La tradition orale concerne des systèmes socioculturels extrêmement différents.
Elle met en jeu des phénomènes essentiels du fonctionnement mental humain, quant aux
modes de communication et de mémorisation. Elle inclut des phénomènes aussi hétérogènes que la littérature orale et les généalogies, ainsi que les rituels, les coutumes, les recettes
et les techniques, dont le trait commun est d’avoir été censément légués par les générations
antérieures et, donc, de renvoyer au passé de la société. Elle peut être étudiée de deux
points de vue : comme le processus par lequel sont transmises certaines informations et
acquises certaines pratiques, et comme l’ensemble des produits, des énoncés transmis oralement.
« La tradition se définit – traditionnellement – comme ce qui d’un passé persiste dans le présent où
elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui, à leur tour, au
fil des générations, la transmettent. Comment s’opère la transmission ? Oralement, bien sûr […]
par l’exemple aussi […] par l’écrit également […] Mais que transmet-on ? Ce qu’il convient de
savoir et de faire au sein d’un groupe qui ainsi se reconnaît ou s’imagine une identité collective
durable, l’important étant moins de justifier rationnellement l’obligation que de (croire) s’y conformer correctement […] Cet ensemble plus ou moins cohérent, c’est ce qu’on appelle une culture.
Toute culture est traditionnelle. Même si elle se voit nouvelle, rompant avec un passé jusqu’alors
maintenu, même si elle se veut et est peut-être issue de son présent, elle vise à se perpétuer, à devenir une tradition qui ne démentira donc pas la définition initiale. » 73
Tous les peuples sont, à l’origine, de tradition orale. C’est encore le cas, dans une certaine
mesure, de l’Afrique Noire, du Maghreb, des Antilles, entre autres. La France rurale est
une société essentiellement orale jusque dans la première moitié du XXe siècle : les gens
d’énonciation correspond à un certain contexte, et il faut tenir compte des intonations, des gestes, des mimiques de l’orateur et de l’attitude de ses auditeurs.
25
des campagnes sont encore, à cette époque, analphabètes, à l’exception du curé, de
l’instituteur et du maire 74 . Edouard Glissant explique le lien qui unit la vie, l’identité, la
terre et la parole, l’oralité :
« Tout homme est créé pour dire la vérité de sa terre, et il en est pour la dire avec des mots, il en
est pour la dire avec du sang, et d’autres avec la vraie grandeur (qui est de vivre avec la terre, patiemment, et de la conquérir comme une amante) et si un homme raconte un peu de sa terre (s’il
essaie, et peut-être va-t-il tomber contre un haut mur flamboyant où toute parole se consume ?), on
ne peut pas dire que c’est là un conte, non même si cet homme parle de rêves imprécis qui, peu à
peu, s’arrangent avec le réel sombre… » 75
L’oralité de la tradition correspond, en un sens, à une opposition, à une antinomie
entre les civilisations orales et la civilisation classique. Celle-ci est marquée par le rationalisme et l’historicisme 76 : elle vit dans l’histoire et tient ses archives. Les autres sont anhistoriques et n’ont nul besoin d’archives : le mythe, conçu comme une explication ou une
illustration des origines, indéfiniment vivant dans les mémoires, est permanent et immuable et les autres récits de la tradition orale ont, eux aussi, un aspect immuable puisque si la
forme change parfois d’une version à une autre, le fond reste inchangé.
« la distinction entre deux catégories de sociétés d’après la manière dont elles se lient à leur passé
[…] tient […] au mode de […] transmission [de la tradition] : oralité, écriture. […] Ce dont se
souvient le récitant ou l’officiant, […] c’est d’une structure d’ensemble qui tolère et même favorise une forme de créativité. […] Les sociétés à écriture font prévaloir la remémoration exacte » 77
Cependant, le processus de transmission − même s’il peut paraître simple − relève d’une
certaine complexité. Il y a dans les deux cas (oralité et écriture) créativité, mais il s’agit de
deux formes de créativité distinctes : l’oralité connaît une créativité cyclique par la reproduction d’un schéma narratif, l’écriture permet la collecte, la comparaison et donc « oubli,
choix et réorganisation, c’est-à-dire une autre forme de créativité » 78 .
73
Jean POUILLON, article « Tradition », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit.,
pp.710-712 : pp.710-711.
74
C’est particulièrement le cas dans la région Bretagne. Voir Thierry COTTOUR et Jean-Pierre NOUY,
« L’alphabétisation en Bretagne » (ArMen n°72, décembre 1995, pp.16-25) et François FURET et Jacques
OZOUF, Lire et écrire − L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry (Paris, éditions de Minuit,
collection « Le sens commun », 1977, 390p.), principalement les pages 328-344.
75
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., p.105.
76
Nous entendons par « historicisme » la doctrine selon laquelle l’histoire est capable à elle seule d’établir ou
d’expliquer des vérités humaines.
77
Jean POUILLON, « Tradition », art.cit., p.711.
78
Ibid., p.712. Voir aussi Gérard LENCLUD, « La tradit ion n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de
tradition et de société traditionnelle en ethnologie », in Terrain − Carnets du patrimoine ethnologique, n°9,
octobre 1987, pp.110-123 : « Pour vouloir changer […] il faut disposer d’une référence aussi assurée que
possible à ce par rapport à quoi l’on entend changer. Plus une société a les moyens de reproduire exactement
le passé, plus elle est donc apte à perpétrer le changement. A l’inverse, moins une société a les outils et le
souci de la conservation littérale du passé, moins elle détient la capacité sinon de changer du moins de projeter le changement […] la traditionalité est une condition du changement. Faute de tradition dûment enregistrée, on s’en tient à … la tradition. » (p.123).
26
Dans les sociétés sans écriture, tout passe par la parole, qui est le fondement même
de la culture. La parole dispense les inspirations premières et véhicule une mémoire qui
s’exprime souvent par des résurgences inattendues. La parole est, en effet, associée à la
mémoire, et toutes deux sont réputées être détenues et transmises par les Anciens. La parole représente donc le savoir, la connaissance, tout du moins une forme de savoir et de
connaissance : tout ce qui relève de la tradition orale, de la mémoire, la force de la parole.
Mais que comprend la parole et que transmet-elle ? tous les renseignements utiles à la vie :
chants, comptines, proverbes, dictons, devinettes, mythes, épopées, légendes, contes, mais
aussi rituels, coutumes, recettes, techniques. La parole véhicule donc connaissance et tradition, essentiellement à travers la filiation, le rôle des Anciens, des parents. L’écriture
joue, elle aussi, ce rôle, même si elle le fait différemment. Ces deux médias de communication permettent la transmission des connaissances à travers le temps et l’espace. Cependant, leurs apprentissages et les informations qu’elles délivrent diffèrent :
« L’oralité suit un ordre tout autre que l’écriture. La mémoire culturelle d’un peuple ne réagit pas
de la même manière selon qu’on écrit des livres d’histoire ou que le conteur, le griot narrent la vie
des ancêtres. Un proverbe africain résume bien cette différence :
Lorsque la mémoire va ramasser du bois mort,
elle rapporte le fagot qui lui plaît.
Cette sagesse populaire signifie que la transmission orale ne retient que les événements relatifs à la
vie sociale en cours ; un fait passé dont une société ne peut plus tirer de conclusions pour le présent est rapidement oublié. La mémoire culturelle orale a donc un lien étroit avec les hommes
qu’elle unit dans une société […] L’écriture permet certes d’étendre la mémoire d’un peuple à
l’infini, mais le rapport entre cette mémoire et la société se perd, personne n’ayant accès à la totalité de la mémoire écrite d’un peuple. De plus − et contrairement à la tradition orale − la mémoire
scripturale n’est pas fondée sur le modèle de la compréhension et de l’identification directes, mais
sur celui de l’analyse. » 79
L’oralité est une communication liée au vivant, elle a lieu ici et maintenant, à travers un contact humain, le corps, la tonalité de la voix, la gestuelle 80 , le choix du lexique.
L’écriture est plutôt liée à l’encre et au papier, elle a un aspect plus intemporel que l’oralité
(certains éléments de celle-ci peuvent changer, d’autres peuvent disparaître avec l’oubli) 81 .
L’apprentissage de l’oralité et de l’écriture est proche de l’initiation, mais cela est dava n79
Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », art.cit., pp.15-16.
Cette notion de communication par l’oralité et par l’écriture sera approfondie.
81
« Galilée [attribue à l’écriture les qualités suivantes] dans son Dialogo sopra i due massimi sistemi : […]
« faire parle r à ceux qui sont loin », non seulement à ceux qui sont momentanément absents, mais aussi à
ceux « qui doivent encore naître ». », Carlo SEVERI, « Paroles durables, écritures perdues − Réflexions sur
la pictographie cuna », in Marcel DETIENNE (éd.), Transcrire les mythologies − Tradition, écriture, historicité (Paris, éditions Albin Michel, collection « Idées », 1994, 274p.), pp.45-73 : p.47. Dans ce même texte,
Carlo SEVERI cite les propos d’un Indien au sujet de l’écriture et des livres (propos extraits du De Orbe
Novo de Pietro Martire d’Anghiera) : « Quand l’Indien […] vit Corrales en train de lire […] il […] demanda
[…] Avez-vous aussi, les Blancs, des livres ? […] Connaissez-vous aussi l’art d’utiliser des signes qui font
que les absents vous comprennent ? » (p.46).
80
27
tage présent et marqué dans le cas de l’oralité avec les processus de mémorisation, de récitation, de progression dans l’enseignement, de création. L’on parle plus facilement
d’initiation au sujet de l’oralité. Ce, même si l’instruction de l’écriture passe par des processus similaires.
Les sociétés de culture orale sont le plus souvent conservatrices. C’est du moins
une tendance pour la forme et même pour le contenu : ce qui intéresse, c’est le respect de
la tradition. Il y a des nouveautés, des évolutions, mais les gens ne s’en rendent pas toujours compte : il y a aussi et surtout synchronie. Un bon conteur est donc celui qui fait
preuve d’un style personnel tout en respectant la forme traditionnelle, faute de quoi il serait
accusé de trahison. La littérature orale est constituée par l’imaginaire collectif, et le conteur
est, d’une certaine façon, un catalyseur qui reflète cet imaginaire collectif. D’où
l’anonymat des récits et leurs variations continuelles : une histoire est racontée par que lqu’un, elle touche l’imaginaire d’une autre personne qui se l’approprie en y mettant un peu
de sa sensibilité, de sa personnalité, de son propre imaginaire. Les récits transmis par
l’oralité ont donc un potentiel de suscitation de l’imaginaire suffisamment fort pour
s’ancrer dans la société. Cette adaptation contextuelle change ce que l’on veut transmettre,
mais pas en profondeur : seule la forme change, l’essentiel est immuable 82 .
« La narration orale primitive [...] se modèle sur des structures fixes, comme sur des éléments
qu’on pourrait dire préfabriqués, qui permettent cependant un nombre immense de combinaisons
[...] L’imagination populaire n’est donc pas inépuisable comme un océan ; mais il ne faut pas pour
autant la concevoir comme un réservoir d’une capacité déterminée : à un même degré de civilis ation, les opérations narratives [...] ne peuvent pas beaucoup différer d’un peuple à l’autre ; en revanche, ce qui est construit sur la base de ces processus élémentaires peut présenter des combinaisons et des transformations illimitées. » 83
La tradition orale s’adapte aux exigences spatio-temporelles, et c’est ainsi
qu’Anatole Le Braz peut écrire des contes dont l’action se déroule pendant la Révolution,
qu’Alain Le Goff peut raconter un conte où l’Ankou ne conduit plus une charrette mais un
camion et que Claude Seignolle peut écrire des contes bretons en situant l’intrigue à la fois
en Bretagne et à Paris au XXe siècle. C’est ce qui permet aussi aux écrivains de faire intervenir la tradition orale dans leurs narrations, d’autant plus facilement, en ce qui concerne
82
Cf. article d’Alain BOUREAU, « Plis, replis et surplis du conte. L’Argent, l’Amour et la Mort en pays
d’Oc (Emmanuel Le Roy Ladurie) », in Communications, n°39, 1984 : pp.247-255. Alain BOUREAU explique le parallèle établi par Emmanuel Le Roy Ladurie entre la nouvelle « Jean-l’ont-pris » de l’abbé Fabre
écrite au XVIIIe siècle et le conte « La Mort-parrain ». La nouvelle n’a en apparence rien de commun avec le
conte, mais, après recherches, il s’avère que le lien existe bel et bien et que la nouvelle est une adaptation du
conte : l’essentiel a été sauvegardé, même si l’histoire a beaucoup changé.
28
les communautés étudiées ici, que cette tradition est encore vivante, vivace : même si on ne
lui accorde plus tout à fait la même importance que par le passé (ou plutôt que l’on se défend de lui accorder cette importance), on continue de la véhiculer, de la transmettre. Il est
vrai qu’en prenant appui sur la temporalité du monde réel, particulièrement quand il s’agit
de faits historiques avérés, le conte perd un peu de son statut 84 et s’apparente à la nouvelle ;
d’où le statut ambigu de ce type de récits qui semblent proches à la fois de la forme du
conte et de celle de la nouvelle. La parole est liée au temps, comme nous le verrons plus en
détail dans la deuxième partie. De fait, Achim von Arnim considère que si la forme du
conte n’est pas fixée c’est pour permettre l’invention, la reprise du thème développé par
d’autres, et c’est
« dans cette incitation à l’invention qu’[il] voit la signification du conte : s’il ne nous incite pas à
raconter, s’il ne nous montre pas comment raconter, le conte ancien perd et sa valeur et son attrait.
Arnim insiste fortement sur ce point : « Le conte fixé (définitivement) finirait par être la mort de
tout l’univers du conte ». La valeur des choses anciennes serait essentiellement d’inciter et de faire
avancer les choses nouvelles […] Ainsi donc le poète moderne continue hors du temps le travail
commencé par le poète ancien. » 85
Si une histoire ou une tradition n’a plus de raison d’être, elle disparaît peu à peu, parfois totalement, parfois partiellement et elle subsiste alors sous forme de fragments épars
dans les mémoires des vieilles gens : « Un peuple défaille et meurt quand lui-même invalide sa tradition, qu’il la fige, la retient, la perçoit comme archaïque sans jamais l’adapter
aux temps qui changent » 86 . C’est par l’oralité et malgré les variantes que les récits,
l’imaginaire et les coutumes celtiques et antillais 87 se sont conservés et transmis au fil du
temps jusqu’à la fin du XXe siècle.
83
Italo CALVINO, La Machine littérature, traduit de l’italien par Michel Orcel et François Wahl (Paris,
éditions du Seuil, collection « La Librairie du XXème siècle », 1993) : « Cybernétique et fantasmes », pp.723 : pp.8-9.
84
« Dès que le conte prend les traits de l’histoire − ce qui arrive parfois quand il se rencontre avec la nouvelle
− il perd une part de sa force. Localisation historique et date historique le rapprochent de la réalité immorale
et brisent le pouvoir du merveilleux naturel et nécessaire. », André JOLLES, Formes simples, traduit de
l’allemand par Antoine Marie Buguet (Paris, éditions du Seuil, collection « Poétique », 1972, 217p. / 1ère
édition : Einfache Formen, Tübingen, 1930), p.193.
85
Ibid., pp.177-178.
86
Patrick CHAMOISEAU, Antan d’enfance ; cité par Josyane SAVIGNEAU (« Chamoiseau, le « marqueur
de paroles ». », Le Monde des livres, vendredi 4 septembre 1992).
87
Il subsiste, dans l’imaginaire et les coutumes des Antilles, un imaginaire et des coutumes africains, comme
le montrent notamment les références faites à l’Afrique, à ses traditions et à son imaginaire dans les littératures orale et écrite des Antilles françaises. Ainsi en est-il par exemple d’un roman comme Ti Jean l’Horizon
de Simone SCHWARZ-BART, ou de la présence de personnages propres à l’imaginaire africain comme
Compère Lapin, Compère Tigre, l’Eléphant, etc.. L’Afrique est considérée généralement comme la patrie
première, comme la mère, comme le pays originel, mais aussi comme le pays où les morts retournent (les
âmes retournent le plus souvent en Afrique, elles retrouvent le chemin de la terre des Ancêtres et refont le
voyage originel en sens inverse). En outre, l’on constate que l’Afrique est très souvent perçue comme une
29
Les conteurs sont de plus en plus nombreux et leur rôle a changé, mais il y a une
réelle demande du public, qui répond présent et est de plus en plus nombreux. C’est sans
doute ce qui explique la création de « Maisons du Conte », d’associations de conteurs
amateurs, de festivals de contes, d’ateliers d’apprentissage du conte.
II - La littérature orale
L’expression littérature orale pose un problème d’origine : elle fut créée selon certains par Paul Sébillot et selon d’autres par George Sand. En réalité, elle est utilisée en
premier lieu par George Sand dans l’« Avant-propos » de ses Légendes rustiques (ouvrage
paru en 1858) 88 . Paul Sébillot l’introduit dans la terminologie folklorique en l’utilisant
dans le titre de l’un de ses ouvrages (Littérature orale de la Haute-Bretagne, publié en
1881). En outre, elle est composée de deux termes à première vue contradictoires. Lorsque
l’on parle de littérature, c’est habituellement au sens de texte écrit et publié par une personne, et non de la tradition orale de toute une communauté. Il semble que le terme
« littérature » soit employé pour montrer que les récits de la tradition orale qui ont traversé
les siècles ne sont ni plus ni moins littéraires que ceux de la tradition scripturale. L’oralité
implique nécessairement un travail sur le signifiant pour pouvoir être mémorisée :
« Certaines inventions littéraires s’imposent à la mémoire par leur pouvoir de suggestion
verbale, plutôt que par les mots eux-mêmes » 89 . A l’expression littérature orale, Jack Goody préfère celle de « formes orales standardisées » 90 , afin d’éviter l’implication du mot
lettres qui est incrusté dans le concept de littérature. L’appellation littérature orale désigne
forme de paradis perdu, ou, tout du moins, de paradis originel. Et des liens, des parallèles sont souvent évoqués entre la notion de matrice et l’Afrique.
88
Elle écrit, en effet, ceci : « On ne saurait trop avertir les faiseurs de recherches que les versions d’une
même légende sont innombrables, et que chaque clocher, chaque famille, chaque chaumière a la sienne. C’est
le propre de la littérature orale que cette diversité. La poésie rustique, comme la musique rustique, compte
autant d’arrangeurs que d’individus. », cité par Nicole BELMONT, « La collecte des contes en France au
XIXe siècle. A la recherche des souvenirs enfouis », in La Bretagne et la littérature orale en Europe (Mellac/Brest, publié par le Centre de Recherche Bretonne et Celtique, le Centre de Recherche et de Documentation sur la Littérature Orale et le Centre International de Rencontres des Cultures de Tradition Orale, 1999,
300p.), pp.249-260 : p.254.
89
Italo CALVINO, Leçons américaines − Aide-mémoire pour le prochain millénaire, traduit de l’italien par
Yves Hersant (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio », n°2410, 1994, 197p. / 1ère édition italienne :
Lezioni americane − Sei proposte per il prossimo millennio, Garzanti Editore, 1988 / 1ère édition française :
Gallimard, 1989), p.41.
90
Jack GOODY, Entre l’oralité et l’écriture, op.cit., p.10. Voir aussi Jack GOODY, La raison graphique,
op.cit.
30
la culture orale transmise de génération en génération au sein d’un peuple. C’est la transmission orale d’un savoir ancestral par le biais de la fiction91 .
Certains écrivains antillais qualifient leur écriture d’oraliture : « nous sommes Parole sous l’écriture » 92 , disent-ils. Ce mot-valise englobe les termes « oralité » et
« écriture », illustrant bien cette nouvelle forme d’écriture qui caractérise ces nouvelles
littératures et leur caractère hybride. Ils le définissent ainsi :
« l’oraliture, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques langagières codées (contes, devinettes, chants
de travail, etc.) » 93
« les [écrivains] haïtiens […] désignent [par oraliture] une production orale qui se distinguerait de
la parole ordinaire par sa dimension esthétique. Et […] [les] contes et [les] conteurs en sont les
éléments centraux. » 94
Ces propos doivent pourtant être nuancés, comme le fait Jean Bernabé qui précise que
l’oraliture est « l’ensemble des manifestations intermédiaires entre l’oral sans trace et la
littérature fonctionnant comme tracée. » 95 . Et il ajoute qu’il s’agit d’un « néologisme inventé par les ethnologues africanistes dans les années 1960, [qui] désigne […] l’ensemble
des traditions orales recueillies et notées à l’écrit. […] L’oraliture ne se réduit pas à des
productions répertoriées, elle est une instance de production de discours. » 96 . Il faut, en
outre, tenir compte de l’origine de la langue créole, origine qui est française 97 .
La littérature orale est un mode culturel de communication98 . Elle prend différentes
formes : les principales sont le mythe, la légende et le conte populaire. Ces types de narration ont souvent été mêlés, confondus. André Jolles, dans Formes simples, note le caractère
91
Voir à ce sujet, Pascal BOYER, « La tradition comme genre énonciatif » (Poétique, éditions du Seuil,
n°58, avril 1984), pp.233-251 : p.235.
92
Jean BERNABE, Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT, Eloge de la créolité (Paris, éditions
NRF/Gallimard et Presses Universitaires Créoles, 1989), p.38.
93
Raphaël CONFIANT, « Questions pratiques d’écriture créole », in Ecrire la « parole de nuit », op.cit.,
pp.171-180 : p.171.
94
Patrick CHAMOISEAU, « Que faire de la parole ? − Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », in
Ecrire la « parole de nuit », op.cit., pp.151-158 : p.153.
95
Jean BERNABE, La fable créole (Fort-de-France, éditions Ibis Rouge et Presses Universitaires CréolesGEREC/F, collection « Guides du CAPES de créole », 2001, 206p.), p.33.
96
Ibid., p.34.
97
Nous analyserons cela plus en détail dans le premier chapitre.
98
« La tradition orale, trop souvent décriée et méprisée, est loin de nous avoir révélé tous ses mystères, et
l’on pourrait multiplier les exemples […] qui témoignent à l’évidence de toute sa vivacité et sa richesse.
Quand on a écarté les considérations propres à une époque ou à un lieu, force est de constater que l’ensemble
demeure d’une insolente cohérence », Fañch POSTIC, « Avant-propos », in Abbé François CADIC, Contes
et légendes de Bretagne − Les Contes populaires Tome premier (Rennes, éditions Presses Universiraires de
Rennes / Terre de Brume, collection « Les Œuvres de François Cadic », 1997, 346p.), pp.13-16 : p.15.
31
quelque peu particulier de ces récits : il considère que ce sont des « Formes qui se produisent dans le langage et qui procèdent d’un travail du langage lui-même, sans intervention,
pour ainsi dire, d’un poète » 99 . Il explique que cela les a maintenus à l’écart des études
littéraires et qu’ils ont longtemps été peu considérés en littérature 100 . Arnold Van Gennep,
dans La Formation des légendes, écarte toute distinction fondée sur l’analyse du contenu :
un même motif peut apparaître sous forme de mythe, de légende ou de conte populaire
suivant « l’échelle des valeurs attribuées par les récitants et l’auditoire aux personnages
mis en scène et à leurs actes ». En outre, l’on ne peut pas distinguer les trois sur un axe
chronologique de successivité. Mythe, légende et conte forment un corpus unique. La principale différence se situe sur le plan de la véracité du dire : le conte se range explicitement
dans le domaine de l’imaginaire, tandis que le mythe et la légende se présentent comme
des paroles véridiques exigeant l’adhésion de leur destinataire. Cependant, André Jolles
nuance cette idée de véracité de la littérature orale :
« l’univers de l’Histoire […] : tout ce qui était important à l’intérieur d’une autre Forme, perd son
sens dans l’Histoire et tout ce qui fait partie de la légende devient donc du point de vue de
l’Histoire non-crédible, douteux et finalement controuvé. On observera le même phénomène dans
deux autres Formes : le Mythe et le Conte ; du point de vue de l’historicité, elles signifient elles
aussi un récit non attesté et controuvé »101
Le conte est en lien avec le merveilleux, la légende est le récit de la vie d’un saint ou d’un
personnage ou encore d’un lieu, le mythe est une explication de l’univers et de sa création.
Ces trois types de narration sont des créations qui, même si elles sont en lien direct avec le
monde réel, sont apparentées à la fiction.
Il y a un certain regain d’intérêt pour cette forme de communication102 . D’où la
constitution, en Basse-Bretagne, d’un Centre de Recherche et de Documentation sur la
Littérature Orale (le C.R.D.L.O.), situé au Manoir de Kernault 103 . Ce centre est une antenne du Centre de Recherche Bretonne et Celtique de l’Université de Bretagne Occidentale de Brest 104 . Il est chargé de collecter les traditions orales et de sauvegarder et étudier
les documents issus des collectes de traditions orales menées en Bretagne depuis le XIXe
99
André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.18.
Ibid., p.17.
101
Ibid., pp.55-56.
102
Cf. le site internet européen consacré aux légendaires et aux littératures orales européennes lancé en
2002 : www.europeoftales.net, et, à ce sujet, voir l’article de Yann RIVALLAIN, « Si l’Europe m’était contée », in ArMen n°134, mai/juin 2003, pp.64-65.
103
A Mellac, dans le Morbihan.
100
32
siècle. Il existe aussi des structures moins formelles et tout aussi efficaces. C’est le cas, en
Bretagne, de l’association Dastum qui, en trente ans d’existence, a fait un travail rema rquable de collecte, de sauvegarde et de promotion du patrimoine oral de Bretagne dans ses
deux langues originelles : le breton et le gallo. En Martinique, le centre culturel de Fonds
Saint-Jacques 105 a en projet la constitution d’une structure plus ou moins équivalente (recherches, collectes, manifestations…) qui s’avérerait fort utile, mais qui n’existe pas encore et au sujet de laquelle il est malaisé d’obtenir des renseignements.
1/ Origines (présumées…) de ces récits
La littérature orale est, par définition, difficile à situer précisément dans le temps et
dans l’espace 106 . L’origine des récits qui la composent ne peut être que présumée : comment savoir qui les a créés, où, dans quels contextes et comment les dater ? Cependant,
certaines circonstances de création et d’énonciation semblent pouvoir être données avec
certitude, notamment si l’on tient compte des fonctions, des rôles attribués à ces récits.
L’une des principales fonctions des narrations orales est la distraction : lors des
soirées, principalement les longues soirées d’hiver en Centre-Bretagne, lors des réceptions,
des fêtes, mais aussi des moissons, il est assuré que les gens se racontaient des histoires
pour se distraire, pour occuper agréablement le temps, pour le plaisir de la communication,
comme cela se fait encore.
La littérature orale a aussi − surtout − une valeur pédagogique : les récits servent à
l’instruction, à l’initiation, à l’éducation, à la transmission d’un certain savoir, un savoir
ancien et traditionnel. Cette connaissance est plus facile à retenir dans un contexte narratif
et une apparence fictionnelle. C’est, le plus souvent, un apprentissage par l’exemple : le
public doit faire attention à ne pas commettre les mêmes erreurs que certains personnages,
104
Il est regrettable que les responsables du manoir ne communiquent que très peu d’informations au sujet de
ce centre de recherches et de ses travaux. Et il est encore plus regrettable que ce centre ne communique pas
non plus : aucune information par téléphone, pas de réponses aux courriers…
105
Commune de Sainte-Marie.
106
« Un grand nombre de contes se disaient déjà il y a des siècles et des siècles, parfois depuis des millénaires, parfois dans un insondable passé qui échappe à nos investigations… […] Ainsi les empires ont croulé,
les civilisations ont disparu, des révolutions politiques, religieuses, économiques et sociales ont bouleversé
les Etats, mais les histoires qui charmaient le menu peuple et parfois les grands […] ces histoires venues on
ne sait d’où ont volé de lèvre en lèvre à travers le temps et à travers l’espace et vivent encore dans la mémoire de certains conteurs français. », Paul DELARUE, Le conte populaire français ; cité par Fañch POSTIC, « Avant-propos », op.cit., p.14.
33
il doit veiller à adopter la même attitude que d’autres, il doit tenir compte des mises en
garde, des avertissements.
Les narrations orales donnent aussi des explications du cycle de la vie et de la mort.
Cela permet de comprendre certaines choses de la vie, de se préparer à affronter, à vivre
certains événements de la vie. Les récits issus de la tradition orale contiennent de no mbreuses informations pour le public concernant les changements, les transformations liés à
l’âge, aux rites qui marquent l’évolution de chacun dans la communauté, au passage de
l’enfance à l’âge adulte. Ces thèmes épousent une logique : ils sont déterminants dans la
vie d’un individu, pour son avenir au sein de la communauté. Entendre des récits fictionnels mettant en scène ces schémas, ces transformations permet de s’y préparer et donc de
mieux les appréhender quand vient le moment de le faire. La littérature orale participe
donc à l’éducation des jeunes gens et à la vie de la société. Ces récits servent aussi à
l’explication et à la transmission de la religion, des croyances, des coutumes et des tabous,
des interdits, tout ce qui fait partie de la culture.
Beaucoup de gens (conteurs, amateurs de contes, chercheurs) ont remarqué que les
mêmes motifs revenaient dans les contes, quelle que soit leur culture d’origine, quel que
soit le conteur. Emile Souvestre s’est étonné de cette constance des motifs, alors que le
conteur et la mémoire modifient les contes et créent un grand nombre de variantes 107 . Paul
Delarue et Marie-Louise Tenèze ont établi un catalogue 108 de ces motifs. L’explication la
plus répandue sur cette persistance des motifs et le fait qu’on les retrouve un peu partout
est que tous les récits de tradition orale viendraient des Contes des Mille et Une Nuits, que
ces contes seraient à l’origine de tous les autres. Donatien Laurent rapporte une anecdote à
ce sujet :
« Jean-Louis Rolland m’a raconté que le vieux tisserand Iwan ar Floc’h de Trébrivan lui avait dit
quelle était l’origine des contes. A en croire les anciens, « tous ces contes avaient été inventés par
une femme (Jean-Louis Rolland se la représentait évidemment comme une femme de son pays de
Carhaix !) qui avait épousé un homme noir (eun den du). Cet homme noir ne voulait pas avoir
d’enfant et lui avait dit que si elle en attendait un, il la tuerait… Et voilà qu’elle s’aperçut qu’elle
était enceinte. Et elle se dit : - Je vais lui raconter une longue histoire, un petit bout chaque nuit
107
« livré aux caprices de la mémoire, le même conte se modifiait selon le conteur. Nous devons dire pourtant que ces variantes altéraient rarement le fond du récit, et que nous avons souvent éprouvé une singulière
surprise en entendant la même tradition racontée dans les paroisses de la plaine et dans celles des montagnes
avec les mêmes incidents, les mêmes réflexions et presque les mêmes termes. », Emile SOUVESTRE, Le
foyer breton, (Rennes, éditions Presses Universitaires de Rennes/Terre de Brume, collection « Bibliothèque
celte », 2000, 288p.), « Introduction », pp.23-35 : p.30.
108
Le Conte populaire français − Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française
d’outre-mer.
34
pour qu’il ait envie de savoir la suite et qu’il ne pense plus à l’enfant. Finalement il est né avant
que l’histoire soit terminée et il l’a trouvé si beau qu’il n’a plus eu envie de le tuer ! » .
On reconnaît évidemment l’argument des Mille et une nuits mais on ne saura sans doute jamais à
quel moment et par quels cheminements ce récit est venu à la connaissance des conteurs bretons. »109
Quant à nous, nous ne nous risquerons pas sur ce terrain, et adopterons l’attitude et les propos − plus neutres, et, sans doute, plus objectifs − d’Emile Souvestre :
« [le] conte populaire […] est à son insu ce qu’il est. Né de tous, il ne connaît point de père. C’est
un bruit pareil à celui qui s’élève des harpes éoliennes : le vent du siècle souffle à travers une génération, et il en sort des chants ; seulement, comme il y a pour cordes des hommes, les chants disent ce que les hommes sentent et ce qu’ils sont. »110
C’est ce même critère qui nous a fait choisir certains contes plutôt que d’autres. Nous
avons tenu compte du lieu où ils avaient été dit, entendu : ces lieux indiquent aussi un certain contexte géographique, ils déterminent une zone géographique, qui est souvent celle à
laquelle le conteur se réfère, celle d’où il vient ou à laquelle il s’intéresse. Les contes en
portent la marque, la trace.
2/ Mythe 111
Le récit mythique revêt une certaine importance pour la civilisation qui le produit et
pour les hommes :
« Le mythe est ce par quoi une communauté, sans le savoir, inconsciemment, mais parce qu’elle
en a besoin pour vivre, pour exister, à une époque où l’existence d’une communauté s’opposait à
celle des autres, se donne une raison d’être sur la terre où elle est, qui devient son territoire. » 112
109
Les passeurs de mémoire, Donatien LAURENT, Fañch POSTIC, Pierre PRAT (Mellac, édité par
l’Association du Manoir de Kernault, 1996, 88p.), p.77. Au sujet de l’origine des contes : voir également
François-Marie LUZEL, Origine commune des contes populaires européens − Contes populaires de la Bretagne-Armorique (Saint-Brieuc, imprimerie-lithographie L. Prud’homme, 1874, 20p.). Charles Nodier, quant
à lui, considère comme une atteinte à l’intégrité du peuple de France le fait de nier ses capacités
d’imagination et de création en attribuant l’origine de ses contes à d’autres : « chaque peuple a ses histoires,
et la faculté créatrice du conteur est assez féconde en tout pays pour qu’il n’ait pas besoin d’aller chercher au
loin ce qu’il possède en lui-même », « Du fantastique en littérature » ; cité par Hubert JUIN, in Charles Nodier (Paris, éditions Seghers, collection « Ecrivains d’Hier et d’Aujourd’hui », n°33, 1970, 187p. : p.134).
110
« Introduction », in Le foyer breton, op.cit., p.27. Et il ajoute : « l’imagination du peuple travaille en suivant son penchant, sans parti pris » (p.28). Italo CALVINO tient des propos similaires : « Les contes, on le
sait, sont pareils partout. Dire « d’où est » un conte n’a guère de sens. […] Et puis quelle que soit son origine,
le conte tend à absorber quelque chose de l’endroit où il est raconté − un paysage, une coutume, une moralité, ou tout simplement un très vague accent, une saveur propre à ce pays − », « Préface », in Contes populaires italiens (éditions Denoël, 1984 / 1ère édition italienne : Torino, Giulio Einaudi, 1956 / 1ère édition française : Denoël, 1980), préface traduite de l’italien par Corinne Lucas, pp.9-56 : pp.21-22. C’est nous qui
soulignons.
111
Cf. notamment LEVI-STRAUSS, Les Mythologiques : tome I, Le cru et le cuit (Ouverture) et tome IV,
L’homme nu (Finale) ; et, à propos de la pragmatique à l’œuvre dans le mythe, Jean-Louis SIRAN, L’illusion
mythique.
35
Le mythe est un récit anonyme et collectif, il s’adresse à l’ensemble de la communauté et a
une validité permanente. Le dit mythique est forcément un élément de discours, un fait de
discours qui a une fonction performative. Il est d’essence prophétique et est donc inque stionnable, à l’instar des prophéties. Le mythe contient, en effet, des éléments difficilement
vérifiables : il fait référence à des êtres qui ne sont plus ou qui n’apparaissent que dans
certaines circonstances (très particulières et donc rares) et à des événements qui ont eu lieu
dans des temps très éloignés. Il n’y a donc plus personne pour témoigner de la véracité de
ces faits et de l’existence de ces êtres surnaturels que le mythe mentionne très souvent.
Aucune vérification n’est donc possible, et, pourtant, tout mythe est considéré comme vrai
(et non comme vraisemblable) et les héros du mythe sont reconnus comme vrais par les
sociétés qui le racontent. Cette vérité du dit mythique est une assurance, un acquis, qui
n’est pas questionné, qui n’est jamais remis en cause (ou alors très rarement, en ce qui concerne les membres de la communauté qui véhicule le mythe). L’aspect fabuleux du récit
mythique ne suscite pas de réticence.
Il est objet de croyance : on le tient pour vrai, pour véritable. Le mythe est censé
répéter, dans sa pureté originaire, une vérité révélée. De fait, le mythe est la réponse à une
question posée par l’homme sur l’origine ou la fonction d’un élément de l’univers, sur le
fonctionnement de l’univers 113 . Il est une parole collective qui se dissémine à travers le
temps et l’espace, et subit des modifications en fonction du contexte socio-culturel dans
lequel il est prononcé. Le propre du récit mythique est d’être totalement symbolique, ce qui
lui permet de s’adapter à toutes les époques, à tous les lieux et à la majeure partie des
communautés, sans que jamais son sens ne soit profondément altéré.
Le mythe a une organisation structurale exceptionnellement ferme : l’on ne peut (et
l’on ne doit) pas toucher à la structure narrative du mythe, mais il est possible d’y ajouter
des choses tant que la structure, la trame du récit reste intacte. Selon Italo Calvino, la leçon
que l’on peut tirer d’un mythe se trouve dans la littéralité du récit.
112
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., pp.118-119. Edouard Glissant continue sa définition en la concentrant sur le mythe occidental : « Ce paramètre du mythe, dont l’expression la
plus totale est l’Ancien Testament, s’exprime par trois dimensions. Une création du monde, une filiation avec
légitimité (un Dénombrement) par laquelle, de cette création du monde au temps présent, c’est-à-dire au
temps où le mythe s’affirme, on exprime que, de tout temps, on a été sur ce territoire, et que par conséquent,
on détient la légitimité de la possession sur ce territoire. ».
113
André JOLLES précise ainsi les caractéristiques du mythe : « Dans le Mythe, l’homme interroge l’univers
et ses phénomènes sur leur nature profonde et l’univers se fait connaître de lui dans une réponse, dans une
« prophétie ». » (op.cit., p.105).
36
Le mythe, plus précisément la récitation du mythe, la référence au mythe, correspond à une fonction sociale, celle du rite, et met fréquemment en scène des divinités. Il est
un récit sacré et symbolise les croyances d’une communauté. Il a une fonction socioreligieuse d’intégration sociale. Il est généralement considéré comme donné, comme dicté
par une divinité ou comme remontant à une lointaine antiquité pré-historique. Un certain
rapport s’établit donc entre le mythe et « l’histoire fausse » : ce que propose le mythe aux
hommes, ce n’est pas ce qui s’est produit dans le passé, mais ce que pour justifier le présent l’on suppose s’être produit dans le passé.
Par définition, il est une fondation des origines, un récit fondateur d’une communauté : il raconte la genèse du groupe et du monde et, ce faisant, il fonde la société et la
culture de la communauté qui le transmet, qui le considère vrai, véridique. Il est une explication causale du monde : quand on raconte un mythe, l’on remonte à l’origine des temps.
Le mythe a une temporalité de type itératif et une structure cyclique : il affirme une validité
permanente face au devenir historique. Il institue un temps historique dans un temps primordial. Cependant, ce n’est pas le cas partout, ainsi, dans la société créole (et principalement martiniquaise) :
« il n’y a pas de mythe fondateur, il n’y a pas de genèse […] qui débouche sur une histoire qui
elle-même donne naissance à un territoire […] ce qui pourrait être l’équivalent du mythe fondateur
c’est le conte. Le conte est fondateur mais le conte est fondateur dans la diversité − selon la théorie
de Glissant − donc le conte ouvre à une di-genèse plutôt qu’à une genèse. »114
Le mythe est une réponse discursive à un problème anthropologique fondamental que
la société n’a pas les moyens de résoudre, qui n’est pas capable de recevoir une réponse de
type rationnel115 . Ce problème anthropologique fondamental est probablement une contradiction essentielle de notre imaginaire de culture : qu’est-ce qui est vrai ? faux ?… Le mythe fabriquerait une fiction autour d’un problème évoquant des contradictions essentielles
autour desquelles l’humain a eu à se penser.
Le récit mythique est avant tout une synthèse, un monde où rien n’est divisible :
« une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts » 116 .
Ce qu’il raconte et la façon dont il le fait ne relèvent aucunement du familier, des cadres
114
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
« le plaisir des mythes est directement proportionnel au caractère inoffensif de l’écoute : à bonne distance
du prélogique, là où, sans qu’il y ait danger de voir ce monde primitif prendre place dans la réalité, nous
pouvons apprécier en toute quiétude les vestiges d’une pensée fort éloignée de la nôtre, mais parée encore
d’autant de s éduction que jadis. », CD-ROM de l’Encyclopaedia Universalis, entrée « Mythe », 15-1050.
115
37
communs de la connaissance : il semble venir du fin fond des âges et, pourtant, il provoque
des résonances intimes. D’ailleurs, Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Le Roux117 considèrent que l’homme qui accepte le mythe et le transmet échappe par lui à la fuite du
temps : il ne craint ni la mort ni l’écrasement chronologique de l’histoire.
Le mythe véhicule un savoir, une forme de connaissance, il est un élément de connaissance, et c’est la raison pour laquelle les anthropologues s’intéressent à la littérature
orale des peuples qu’ils étudient. Cependant, il faut tenir compte de la particularité du savoir contenu dans le mythe, transmis par le mythe :
« il ne s’agit pas du savoir que vise, finalement, toute prise de connaissance, ni même des certitudes a priori, des nécessités rigoureuses, des contenus universellement valables qui conditionnent et
fondent l’expérience et la connaissance, et précèdent toute connaissance ; il s’agit ici du savoir absolu, qui ne se produit que dans un cas : lorsqu’un objet se crée lui-même dans une question et
dans sa réponse pour se faire connaître et se manifester dans le mot, dans la prophétie. » 118
L’on peut ainsi considérer que muthos et logos sont liés de façon intrinsèque 119 .
L’analyse du mythe a évolué : au XIXe siècle, on étudie ce type de récits comme
légende ou fiction ; tandis qu’au XXe siècle, on considère qu’il s’agit d’un récit vivant ou
histoire vraie. Pour les mythologues, le mythe dit toujours comment quelque chose est né ;
pour Roland Barthes 120 , il dit comment « les choses sont ». Jean-Louis Siran considère
qu’il n’existe pas, à proprement parler, de mythes et il propose sa propre définition du
mythe 121 .
Ce que nous entendons par mythe est déjà une forme totalement littérarisée du mythe, par rapport au moment anthropologique où a été élaborée cette histoire. C’est déjà une
réécriture tardive et non le texte premier. Nous ne savons pas à quels effets de sens correspondent les mythes que nous véhiculons dans notre société, car nous n’en avons qu’une
116
Claude LEVI-STRAUSS, De près et de loin ; cité par Jean-Louis SIRAN, in L’illusion mythique (Le Plessis-Robinson, éditions Institut Synthélabo, collection « Les empêcheurs de penser en rond », 1998, 127p.) :
p.13.
117
In La Civilisation celtique (Paris, éditions Payot, collection « Petite Bibliothèque Payot », n°P254, 1995,
219p. / 1ère édition : Ouest-France, 1990).
118
André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.85.
119
Concernant les liens entre mûthos et logos, voir aussi François CHATELET, La naissance de l’histoire ;
Tracés de fondation, sous la direction de Marcel DETIENNE et Transcrire les mythologies, sous la direction
de Marcel DETIENNE.
120
Principalement dans les différentes éditions de son ouvrage Les Mythologies.
121
« Le « mythe » est un récit, n’importe quel récit, à la vérité duquel croit celui-là qui le dit (prêtre, poète,
quidam ou récitant) mais non pas celui qui l’entend, le lit, l’édite ou le transcrit. […] Le « mythe », c’est […]
le discours de l’autre en tant que j’ai le sentiment d’échapper à ses illusions. On a donc là le type même de la
fausse catégorie : croyant nommer une classe d’objets qui aurait en elle-mê me son unité, on nomme en fait le
genre de relation qu’entretient un observateur qui consigne une information avec celui qui la donne. », JeanLouis SIRAN, L’illusion mythique, op.cit., pp.29-30.
38
connaissance tardive. Il y a une ambiguïté dans notre vocabulaire autour du terme mythe :
dans La Poétique d’Aristote, le terme utilisé pour parler du roman est « muthos » : le roman se confond donc avec le mythe. Et Michel de Certeau considère que l’écriture a tué les
mythes en devenant elle-même un mythe. Il semble donc y avoir une évolution, une filiation entre le mythe et la littérature : tout mythe se transforme en littérature 122 . La fonction
sociale de la littérature est donc de doter la société d’une vision imaginaire d’elle-même 123 .
Nous proposons cette description formelle du mythe comme synthèse :
− le mythe est une configuration discursive : il a un début, un milieu et une fin ;
− de par sa forme, le mythe est déjà littérature ;
− il existe un lien structurel fondamental entre le mythe, le récit et l’histoire : le mot grec
« muthos » signifie chez Aristote « intrigue ou déroulement d’un ensemble de faits en une
histoire » ;
− le mythe est probablement une mise en discours de contradictions fondamentales d’un
imaginaire culturel, c’est-à-dire, en termes d’anthropologie, qu’il est probable que les problèmes les plus fondamentaux que l’humanité a à résoudre soient des problèmes d’origine
primaire. Le mythe a à voir avec la conciliation des contraires ;
− le mythe est un discours : même si nous le connaissons sous une forme écrite, il est au
départ une forme de parole. L’on doit noter, dans la relation écrite du mythe, des marques
de l’oralité ;
− le mythe est lié au symbole.
3/ Légende
Le mythe se distingue, notamment, de la légende par le rapport au temps : les événements du mythe ont eu lieu dans un autre temps, avant même le début des temps ; tandis
que la légende appartient à l’histoire, à notre monde et à notre temps. Pourtant de no mbreux récits portent les deux noms : le mythe et la légende présentent, en effet, le même
type de récit. Le récit de la ville d’Is est à mi-chemin entre le mythe et la légende : il est
très proche du mythe fondateur et, en même temps, il s’est tellement morcelé qu’il est de122
Notamment pour Northrop FRYE dans Anatomie de la critique.
39
venu une légende. C’est aussi le cas du Cycle Arthurien (ou Matière de Bretagne) qui est
composé de mythes, de légendes, de contes, et dont le fond oscille entre le mythe et la lé gende. La forêt de Brocéliande est entourée de croyances qui prennent les formes du mythe
et de la légende. Le personnage de l’Ankou est à la fois un mythe, une légende et un personnage de conte : cela est dû à sa nature indéfinissable. En outre, le mythe est une explication de l’univers et de ses phénomènes, alors que la légende est le récit d’une vie, que
l’on considère comme exemplaire et que l’on veut voir ériger comme modèle. C’est là la
distinction fondamentale entre ces deux types de récits.
Le terme « légende » vient du latin legenda, qui désigne ce qui doit être lu, c’est-àdire la Vie des Saints. L’adjectif « légendaire », par contre, désigne quelque chose qui n’est
pas avéré, qui n’a pas de valeur historique 124 .
La légende est une forme primitive de la tradition. Elle oscille entre le sacré et le
merveilleux, comme le montrent les récits narrant les visites de Jésus-Christ, de Dieu, de la
Sainte Vierge aux Bretons, ainsi que ceux racontant l’arrivée des moines de l’église ins ulaire celtique sur les côtes armoricaines, après avoir traversé la Manche sur des rochers.
Elle se donne comme récit d’événements qui se sont réellement produits et dont les protagonistes ou les témoins sont connus (ce sont des gens que l’on a vus, avec lesquels on a
parlé, parfois même des voisins ou des parents). Les précisions de temps et de lieu font
partie intégrante du récit, son ancrage historique et géographique l’enracine dans la vie
locale : la légende est de nature proprement diachronique. Elle est considérée comme véridique et véhicule une pseudo-historicité, du moins un souci d’historicité. Les conteurs proclament la valeur du témoignage dans la recherche de la vérité : la légende est une vérité
testimoniale. Concernant les récits de vies (qu’il s’agisse de saints ou de personnages locaux), la légende se fonde, en effet, sur les faits historiques, sur des événements avérés,
attestés par l’histoire (tout du moins par l’histoire locale). Cependant, elle prend certaines
libertés avec l’histoire pour pouvoir atteindre son but : faire de la personne dont elle narre
123
A ce sujet, voir notamment Daniel DUBUISSON, Mythologies du XX e siècle.
« Legenda est un neutre pluriel signifiant « choses à lire », et devenu au Moyen Age un féminin singulier
de la première déclinaison : legenda […]. Il évoque une activité presque rituelle, puisque les Vies de saints
sont lues publiquement et solennellement dans des occasions déterminées ou encore considérées, très généralement, comme littérature d’édification personnelle […] Le mot s’appliquant à une suite de Vies, il prit un
peu le sens du latin legere qui veut dire : réunir, choisir. Mais il prit également le sens d’une histoire non
attestée par l’Histoire et l’adjectif « légendaire » conserve très fortement cet aspect puisqu’il désigne exactement ce qui n’est pas vrai au sens de l’Histoire. », André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.55.
124
40
la vie un modèle pour la population, cela est particulièrement vrai pour les légendes chrétiennes, pour les vies des saints.
Les légendes ont, généralement, pour sujet des êtres surnaturels liés aux éléments
(en Basse-Bretagne, ce sont les « êtres de la nuit », mais les récits les mettant en scène sont
considérés comme des contes populaires), des personnages ou des événements locaux, la
vie et les miracles des saints, ou encore l’origine de sites géographiques (toutes les pierres
de grande taille sont, en Bretagne, entourées de légendes). Ce dernier point peut laisser
supposer que la légende est un mythe dénaturé, au sens où elle a une fonction étiologique,
normalement réservée au mythe, à moins que le mythe ne soit un ensemble de légendes qui
forment un tout cohérent, et que la légende ne s’applique à un espace, à un moment, à un
personnage proches dans le temps et dans l’espace du lieu où elle est dite.
Une légende n’est pas un énoncé fixé : elle s’efface assez vite de la mémoire des
hommes, et est aussitôt remplacée par une autre, dont les héros sont plus familiers au conteur et à son auditoire. Par contre, sa forme est figée : elle n’évolue pratiquement pas. La
localisation des légendes a, semble-t-il, été nuisible à leur diffusion : certaines pouvaient
porter ombrage à la réputation des gens du pays. Elles ont disparu encore plus vite quand
elles concernaient un territoire restreint et mettaient en cause des êtres anonymes. Selon
Anatole Le Braz, les légendes sont une illustration des croyances et des rites, c’est aussi le
cas des contes populaires. Cela est notable dans les récits christianisés (François-Marie
Luzel les nomme justement « contes légendaires chrétiens ») et dans tous ceux ayant trait
aux êtres de l’Autre Monde (morts et « esprits de la nuit »).
4/ Conte 125
La légende et le conte sont difficilement dissociables. Ils s’interpénètrent si bien
qu’on les confond fort aisément. Il semble qu’il n’y ait pas de réelle distinction entre les
deux, comme le montrent les nombreux recueils ayant pour titre Contes et légendes de... :
125
Concernant le lien entre le conte et le mythe, sur le contenu mythique du conte merveilleux, voir Vladimir
PROPP, Racines historiques du monde merveilleux.
41
ils sont perçus comme proches parents. Pour les frères Grimm, la légende est plus historique et le conte plus poétique.
Il y a de nombreuses interférences entre le conte et le mythe 126 . On a donc longtemps considéré les contes populaires comme des survivances mythiques, comme des mythes qui se seraient progressivement dégradés. Edouard Glissant établit une distinction entre conte et mythe, distinction qui empêche tout rapprochement, quel qu’il soit : « le conte
créole ne constitue nulle part de mythe fondateur. C’est un conte sarcastique, caustique,
sceptique qui a déjà compris qu’il y a une volonté dénaturalisante dans tout mythe fondateur qui prétendrait à se maintenir aujourd’hui » 127 . Selon Aimé Césaire, « le conte est
toujours important. Nous retrouvons dans le conte les préoccupations fondamentales du
peuple martiniquais. Ce petit conte128 dit bien des choses et il faut savoir l’interroger. C’est
la littérature du peuple, donc une littérature fondamentale. Tout n’est pas dans le conte,
mais il y a beaucoup dans le conte. » 129 .
Cependant, les travaux des ethnologues ont remis en cause cette assimilation : les
préoccupations des contes populaires sont jugées plutôt individuelles, ou morales et sociales, et celles des mythes plutôt collectives, ou métaphysiques et religieuses. Selon Northrop
Frye, la seule différence majeure semble être qu’au conte manque le sérieux, qui est la
principale caractéristique du mythe. Selon Claude Lévi-Strauss, mythe et conte sont les
deux pôles d’un domaine qui comprend toutes sortes de formes intermédiaires, ce qui
l’amène à conclure que les contes sont des mythes en miniature, où les mêmes oppositions
sont transposées à petite échelle.
Le conte est un récit hérité de la tradition, mais il ne se transmet pas pour autant de
façon immuable : le conteur le puise dans l’imaginaire collectif et lui imprime sa marque
propre, se l’approprie en y intégrant des éléments d’autres récits et son imaginaire personnel. Les phénomènes d’intertextualité sont nombreux et font partie intégrante des récits. Le
A ce propos, voir notamment Nicole BELMONT, Poétique du conte − Essai sur le conte de tradition
orale (Paris, éditions Gallimard, collection « Le langage des contes », 2002, 251p. / 1ère édition : Gallimard,
1999), chapitre 6 : « La teneur mythique des contes » (pp.194-225) et la conclusion (pp.227-237). Le chapitre
6 se conclut ainsi : « Les contes, au-delà de leur apparence simple, voire naïve, de leur finalité divertissante,
de leur optimisme foncier, sont des récits qui parlent, de manière dissimulée, des grands mystères de la vie
humaine […] Considérés ainsi, les contes sont des mythes » (pp.223-224).
127
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.121.
128
L’un des textes du manuscrit de Marie-Christine Sainte-Rose, remis à Aimé Césaire pour avis.
129
Aimé CESAIRE, entretien du 11/05/2004. Patrick CHAMOISEAU estime que le conte peut être considéré
comme récit fondateur : « Lorsque je me tourne pour trouver les pères fondateurs, je ne trouve pas de livre, je
trouve la parole, la parole du conteur » (entretien du 13/05/2004).
126
42
conte est donc à la fois création anonyme (il vient de la mémoire et de l’imaginaire collectifs) et création individuelle : il n’appartient à personne et à tout le monde en même temps.
L’on peut estimer que le conte est à la base de toutes les cultures du monde : il n’y a pas de
pays qui n’ait de contes à l’origine de sa culture. Le conte populaire est très vieux, il remonte peut-être à la nuit des temps. Il a été transmis par les Anciens, et est donc
l’expression d’une mémoire anonyme et collective qui joue sur différentes modalités. Les
variantes sont extrêmement nombreuses et, pourtant, la trame narrative, le sens profond du
récit ne change jamais : c’est un voyage initiatique qui s’adresse à tout le monde, qui dit
comment l’on fait pour passer d’un état à un autre. En y touchant, l’on perdrait tout ce qui
est de l’ordre de l’initiation, c’est-à-dire comment il faut faire pour devenir soi-même, pour
devenir autre. Le conte est donc toujours semblable à lui-même en ses multiples transformations et malgré son passage au travers des siècles. Anatole Le Braz en dit ceci : « on se
le répète d’âge en âge, sans en changer la substance ni même les termes, un peu comme
une leçon : il a quelque chose d’absolu et de définitif » 130 . Les contes sont impérissables en
eux-mêmes, c’est le contexte dans lequel ils sont dits qui est périssable, et qui a péri, en un
sens, avec le changement des modes de vie. L’on considère souvent que ce sont les travaux
des frères Grimm qui sont à l’origine du concept conte tel qu’on l’entend aujourd’hui.
Le conte est souvent un témoin : en lui survivent des croyances disparues et qui
n’ont pas laissé d’autres traces. Il renferme, sous une forme qui les rend parfois méconnaissables, des mythes explicatifs de phénomènes naturels ou de rites : il conserve les traces du paganisme et des coutumes antiques. Les contes se sont chargés de l’expérience du
dire : le conteur est investi d’un héritage. Le conte a donc une fonction de divertissement et
d’enseignement en même temps. Les veillées et les contes sont, en effet, un moyen
d’oublier les problèmes de la vie quotidienne. Pour autant, l’on croit aux contes tant qu’ils
durent, pas plus longtemps. Pierre Jakez Hélias a demandé à ses amis bretonnants de naissance et ayant toujours vécu en milieu bretonnant s’il fallait croire aux histoires de l’Autre
Monde, et la réponse la plus fréquente a été celle-ci :
« Ha me oar, me ? (Est-ce que je sais, moi ? ) Mond a ran da heul keit ha m’eman ar gonchenn oh
ober he zro. (Je suis pendant le temps que met le conte à faire son tour.) Dreistoll pa oar mad ar
pôtr ober ganti. (Surtout quand le conteur connaît bien son affaire.) » 131
130
« Introduction » (écrite pour l’édition de 1902) à La Légende de la Mort chez les Bretons Armoricains,
op.cit., pp.59-90 : p.80.
131
Pierre-Jakez HELIAS, Le Quêteur de mémoire − Quarante ans de recherche sur les mythes et la civilisation bretonne (Paris, éditions Plon, collection « Terre humaine », 1990, 426p.), p.263.
43
Les contes sont quelque peu paradoxaux : ils avouent leur nature fictionnelle, tout en
affirmant un caractère thétique, en posant la réalité de ce qu’ils narrent. C’est sans doute ce
qui fait dire à Michel de Certeau que le conte est un « art de dire qui est un art de penser et
de faire » 132 . Les contes peuvent donc être qualifiés de « mensonges vrais » ou de « vrais
faux mensonges ». Le terme mensonge ayant un sens très fort, nous lui préférerons
l’expression narrativisation fonctionnelle. Cet aspect quelque peu paradoxal des contes est
en fait naturel et inhérent au genre même du conte, puisque « les contes sont vrais ».
L’ambiguïté des contes se retrouve dans leur forme, dans l’emploi d’une structure poétique
(si l’on s’en tient aux versions originales en langues bretonne et créole). Les contes sont
vrais, car ils véhiculent une sagesse populaire : ils ont une fonction et une vérité psychopédagogiques.
A travers le conte, c’est un peu l’âme d’une civilisation entière qui survit. Le conte
est, comme tous les récits de la littérature orale, le véhicule des traditions et des croyances.
5/ Conte oral / conte écrit
Les contes oraux et écrits diffèrent principalement du point de vue du style, du
mode de communication et du public visé. Les contes écrits sont, le plus souvent, destinés
aux enfants ; alors que les contes oraux n’avaient pas de public particulier : adultes et enfants assistaient aux veillées, et ces derniers attrapaient ce qu’ils pouvaient.
Le conte oral est un genre bien circonscrit, dont l’identité repose sur plusieurs facteurs hétérogènes. C’est un récit oral, à structure archétypale particulièrement contraignante, d’événements fictifs et donnés pour tels, et qui remplit une fonction précise dans
une communauté donnée, principalement rurale. Le conte littéraire, quant à lui, ne présente
souvent que l’un de ces caractères. En outre, fictivité et structure en sont venues à jouer un
rôle croissant à mesure que l’oralité s’atténuait. Quant à la fonction sociale, elle se confond
Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien − tome I : Arts de faire (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio Essais » n°146, 1990, 350p. / 1ère édition : UGE 10-18, 1980), p.121. Il explique aussi : « le conte
populaire […] est un « savoir-dire » exactement ajusté à son objet, et, à ce titre, non plus l’autre du savoir,
mais une variante du discours qui sait et une autorité en matière de théorie. On compren[d] alors les alternances et complicités, les homologies de procédures et les imbrications sociales qui nouent les « arts de dire »
aux « arts de faire » : les mêmes pratiques se produiraient tantôt dans un champ verbal, tantôt dans un champ
gestuel. » (p.120).
132
44
avec celle, diffuse, de la littérature dans son ensemble. Les contes issus de la tradition et de
la littérature orales situent des actions dans un monde bien particulier :
« C’est le monde familier de tous les jours, les lieux sont nommés, les gens et les objets sont réels,
mais tout apparaît comme vu à travers une loupe, ou dans un miroir déformant, jusqu’à devenir
complètement distordu et invraisemblable, bien que toujours reconnaissable. Un fantastique quotidien, en quelque sorte. […] à travers le prisme du langage, c’est bien un autre monde qui apparaît
et qu’on croirait créé de toutes pièces par la fantaisie du conteur, alors qu’en fait toutes ces histoires sont brodées sur des thèmes connus et bien répertoriés. […] cet univers de la vraie vie invraisemblable. » 133
Quant aux contes écrits, ils ont un aspect inachevé : l’imagination du lecteur est ainsi sollicitée, lui permettant de devenir un peu conteur à son tour. Dans les contes écrits, l’on
trouve souvent des éléments de description psychologique des personnages, qui perdent
ainsi un peu de leur caractère mythique : les personnages mythiques tirent peut-être leur
force du mystère qui les entoure. Il y a un phénomène d’intertextualité très important entre
les contes oraux et les contes écrits, le peuple et la littérature :
« Sur tous les autres genres littéraires […] le conte possède un avantage exceptionnel : celui de
tremper ses racines à la fois dans les eaux originelles d’un système littéraire oral et d’être dans le
même temps jugé digne de figurer parmi les genres majeurs de la littérature écrite. » 134
Tous les contes écrits sont suivis de morales versifiées vantant les qualités du héros ou de
l’héroïne, dénigrant les défauts des autres personnages, et mettant le public en garde contre
les vices et les dangers de la vie courante 135 . Dans les contes oraux se trouve une forme de
morale, mais qui est implicite : elle « consiste en une interprétation des événements narrés
dans le récit par rapport à des conduites sociales sur lesquelles sont portés des jugements
de valeur, et qui servent à « donner des conseils » aux jeunes. » 136 . Certaines sont de petites
satires de la société 137 . André Jolles considère que
133
Geneviève CALAME-GRIAULE, « Editorial Autres Mondes », in Cahiers de Littérature Orale, n°39-40,
1996, pp.7-16 : p.14.
134
Jean MARCEL, Jacques Ferron malgré lui, cité par Jeanne DEMERS et Lise GAUVIN, « Frontières du
conte écrit − Quelques loups-garous québecois », in Littérature, février 1982, n°45 : Les contes. Oral/écrit,
pp.5-23 : p.5.
135
Charles PERRAULT souligne l’importance de ces moralités : « les gens de bon goût […] ont été bien
aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles, qu’elles renfermaient une morale
utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n’avait été choisi que pour les faire entrer plus
agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout l’ensemble », in « Préface » aux
Contes en vers, (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio » n°1281, 1990, 374p.) pp.49-53 : p.49.
136
Geneviève CALAME-GRIAULE, Ethnologie et langage – La parole chez les Dogon (Paris, éditions Ga llimard/N.R.F., collection « Bibliothèque des sciences humaines », 1965, 589p.), p.458. Jean-Marie DEGUIGNET explique : « Après avoir terminé ses contes, le tisserand nous faisait toujours un petit bout de morale :
« Vous voyez, mes petits enfants […] comment les méchants sont toujours punis, et les bonnes gens reçoivent des récompenses pour leur bonté. Il faut toujours respecter les vieux et les vieilles, et même les secourir
quand on peut, on est toujours récompensé. Si on ne l’est pas dans ce monde, on le sera le double dans
l’autre. » (Contes et légendes de Basse-Cornouaille, op.cit , « Le merveilleux navire », pp.17-38 : pp.36-38).
137
Par exemple, la fin du conte « Le petit Poucet » : « il gagnait tout ce qu’il voulait ; car le roi le payait
parfaitement bien pour porter ses ordres à l’Armée, et une infinité de Dames lui donnaient tout ce qu’il vou-
45
« Le conte choisit avec prédilection les états et les incidents qui contredisent à notre sentiment de
l’événement juste […] Sévices, mépris, faute, péché, arbitraire, toutes ces choses n’apparaissent
dans le conte que pour être peu à peu abolies définitivement et « dénouées » selon la morale naïve
[…] en entrant dans l’univers du conte, on anéantit l’univers de la réalité qui est ressenti comme
immoral. Cet anéantissement s’effectue dans tous les détails. Il explique d’abord ce merveilleux en
quoi les écrivains qui se sont penchés sur le conte voyaient déjà sa caractéristique […] [d’où] un
paradoxe qui constitue la base véritable du conte : dans cette forme, le merveilleux n’est pas merveilleux mais naturel. »138
Le conte serait donc un moyen de corriger la réalité, les erreurs et les injustices de la réalité. Et c’est pour cela qu’il apporte une certaine satisfaction aux auditeurs et aux lecteurs.
Dans la littérature orale, la moralité est le plus souvent implicite. Elle ne sert pas à
valoriser les comportements positifs, mais à dévaloriser les comportements mauvais. Le
conte oral éduque par le négatif : dans une société où il y a des interdits, voir jouer la
transgression de ces interdits fait plaisir. Ce sont les principes de la mimesis et de la catharsis décrits par Aristote : voir représenter les interdits et les passions permet de s’en
dégager, d’en dégager un modèle de conduite à tenir. Geneviève Calame-Griaule explique
que cela a un rôle précis : préparer à l’initiation à venir 139 . C’est pourquoi il y a toujours,
dans les contes, des réussites et des échecs, des héros positifs et des héros négatifs :
l’attitude des personnages détermine l’issue de leurs quêtes.
Les principales transgressions concernent le non respect de certaines règles de vie, la
violation de ces règles, surtout celle concernant les anciens 140 (il faut venir en aide aux
anciens, les respecter, tenir compte de leurs paroles et suivre leurs conseils), la nuit 141 (il ne
faut pas être dehors entre minuit et le lever du soleil), les êtres de l’autre monde 142 (il ne
faut ni les provoquer ni leur répondre), les morts 143 (il faut les respecter). Et il faut faire
lait pour avoir des nouvelles de leurs Amants, et ce fût là son plus grand gain. Il se trouvait quelques femmes
qui le chargeaient de Lettres pour leurs maris, mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de choses,
qu’il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu’il gagnait de ce côté-là. », in Charles PERRAULT, Contes,
op.cit., pp.189-200 : p.200.
138
André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.192.
139
« Les contes, dont la fonction pédagogique est très forte et qui véhiculent le système des valeurs traditionnelles et les modèles culturels, montrent [aux futurs initiés] les conduites à tenir pour réussir leur initiation et
celles qui, s’ils s’y laissaient aller, aboutiraient à un échec et à un rejet du groupe », Geneviève CALAMEGRIAULE, « Les chemins de l’autre monde. Contes initiatiques africains », in Cahiers de Littérature Orale,
n°39-40, 1996, pp.29-59 : p.34.
140
Notamment dans « Le merveilleux navire » (op.cit.). Cela est mis en scène dans Le quatrième siècle
d’Edouard GLISSANT avec les personnages de Papa Longoué et de Mathieu Béluse.
141
Ainsi dans « La lavandière de nuit » (op.cit.).
142
Par exemple dans « Le crieur de nuit », « Le siffleur de nuit » (François-Marie LUZEL, Contes inédits −
Tome second, op.cit., pp.51-54 et pp.63-65) ou « Dame Kéléman » (Ina CESAIRE et Joëlle LAURENT,
Contes de mort et de vie aux Antilles, op.cit., pp.25-37).
143
Par exemple, « Le mort dans l’arbre » (Anatole LE BRAZ, La Légende de la mort chez les Bretons armoricains) ou « La Belle-sans-connaître » (Ina CESAIRE et Joëlle LAURENT, Contes de mort et de vie aux
Antilles, op.cit., pp.63-83).
46
attention aux paroles que l’on prononce 144 . La transgression occasionne l’échec lors des
épreuves, voire la mort. Paradoxalement, c’est la non-transgression, le respect des règles,
qui entraîne les épreuves, épreuves qui vont permettre au héros d’évoluer socialement et
moralement. Par contre, dans la littérature écrite, ce ne sont pas toujours les mêmes fonctions et la transgression est très fréquemment le signe d’une dégradation, et elle entraîne
une punition.
Les morales, l’objectif visé et le public ne sont pas les seuls points de divergence entre les contes oraux et les contes écrits, le style est totalement autre :
« Le conte écrit se trouve sur-écrit en ce sens qu’il multiplie, souvent jusqu’à l’exagération, les signaux syntaxiques, sémantiques ou verbaux qui le présentent comme conte ; sur-écrit encore et
surtout puisqu’il dépend pour sa réussite d’une organisation aussi serrée que celle du poème » 145
A cela s’ajoute le fait que les contes écrits − qu’ils soient inventés, inspirés par les contes
oraux ou des contes oraux transcrits − ne respectent pas toujours la structure du conte : les
auteurs aussi bien que les transcripteurs prennent certaines libertés avec les récits. Si ce
non-respect de la tradition orale est gênant de la part des écrivains, il relève, en un sens, du
génie artistique : les contes ne sont pour ces auteurs que des motifs d’inspiration. Mais
cette attitude, quand elle est adoptée par les collecteurs (qu’ils soient ethnologues ou qu’ils
le fassent par passion, par choix ou encore par intérêt), est une grave faute, qui a porté
préjudice au conte 146 .
III – Le passage à l’écrit
Nous allons nous interroger ici sur les conséquences du passage de l’oral à l’écrit,
particulièrement dans le cadre de la collecte. Cela entraîne des pertes d’informations, qui
sont aussi visibles au niveau de la littérarisation, ce même si les collecteurs-auteurs et les
écrivains s’attachent à pallier ces manques.
144
Ainsi dans « Comment se créa le premier lac de Brennilis », op.cit.
Jeanne DEMERS et Lise GAUVIN, art.cit., p.7.
146
Cela est particulièrement frappant et flagrant aux Antilles françaises. Voir, à ce propos Patrick CHAMOISEAU, « Que faire de la parole ? », art.cit., pp.153-154.
145
47
1/ Problèmes et pertes liés à la collecte
La littérature orale est collectée en Europe principalement dans la seconde moitié
du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les motivations des folkloristes sont différentes :
« des gens [sont] attirés par un appel du sang […] des gens […] veulent sauver quelque chose […]
Pour les frères Grimm, il s’agissait de découvrir les vestiges d’une antique religion de la race sauvegardée par le vulgaire […] Pour les « indianistes », il fallait découvrir les allégories des premiers
Aryens […] Pour les « anthropologues », c’étaient les rites d’initiation obscurs et sanguinaires des
jeunes des tribus […] Pour les adeptes de l’« école finlandaise », on recherchait différentes espèces
de coléoptères, à classer et à ranger, qu’on réduisait à des sigles algébriques avec des lettres et des
chiffres qu’on inscrivait dans des catalogues […] Pour les freudiens, on aspirait à un répertoire de
rêves ambigus communs à tous les hommes […] Et pour tous les passionnés de traditions dialectales […] on voulait exhumer la foi humble en un Dieu inconnu, champêtre et familier, caché dans
le parler populaire. » 147
Et Anatole Le Braz considérait les croyances bretonnes comme des superstitions auxque lles il faut cesser de croire, mais il a pris le temps de les collecter, de les « récolter ». Car,
selon lui, elles font partie de la culture de ce peuple, il ne faut donc pas les oublier, juste
cesser d’y croire. Pourtant, les collectes ne sont pas une chose facile, comme l’explique
l’un des premiers collecteurs de la littérature orale, Paul Sébillot :
« Recueillir cette littérature parlée n’est point aussi facile qu’on se l’imagine ; elle n’est point
écrite ni réunie en des endroits déterminés ; elle est au contraire dispersée dans la mémoire d’un
grand nombre de personnes, d’où il n’est pas toujours aisé de la faire sortir. On n’y arrive qu’à
force de temps et de persévérance, et il est de plus nécessaire de bien connaître la langue des paysans et de leur inspirer confiance ; sans cela, ils demeureraient obstinément fermés, et l’on ne saurait rien ou peu de chose. »148
Les pertes, les « lacunes » de l’écriture par rapport à l’oralité sont nombreuses et
importantes : c’est le côté humain, vivant du savoir et de l’apprentissage qui disparaît. Ainsi en est-il dans les recueils de littérature orale : les auteurs omettent généralement (de façon systématique en Martinique, plus rarement en Centre-Bretagne) l’un des principaux
éléments de la littérature orale : les formules initiale s et finales 149 . C’est sans doute pour les
147
Italo CALVINO, Introduction aux Contes populaires italiens, op.cit., pp.13-14. Voir aussi les propos de
Claude SEIGNOLLE : « Van Gennep n’eut pas de peine à me démontrer que les cailloux préhistoriques ainsi
que les ossements pouvaient attendre ; par contre, ce qui ne le pouvait plus, c’étaient les vieux paysans illettrés […] partant à jamais, la tête pleine de traditions orales », in Une enfance sorcière (Monaco, éditions
Royer, collection « Mémoire vive », 1994, 126p. : p.90).
148
Paul SEBILLOT, « Préface », in Littérature orale de la Haute-Bretagne (Paris, éditions Maisonneuve et
Larose, collection « Les littératures populaires de toutes les nations », 1967, 400p. / 1ère édition : Maisonneuve et Larose, 1881), pp.I-XII : p.II.
149
« Léopold Sedar Senghor, dans sa préface aux Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop, déplore que ce
dernier ait supprimé les formules initiales et finales dans son livre. Comme j’interrogeais le coupable […] à
ce sujet, il me répondit qu’il n’avait pas à le faire parce qu’il faisait de l’écriture, non pas de la parole. Il
voulait signifier par là que les formules en question était une introduction parlée dont l’écriture n’avait pas
besoin 149 . On ne saurait lui donner tort. J’ai tout lieu de croire que les « écriveurs » [les auteurs de contes] de
nos contes bretons n’ont pas cru devoir noter ce qu’ils considéraient comme de simples entrées en matière. Ils
48
mêmes raisons que la plupart des collecteurs, principalement ceux de Martinique, ne reprennent pas ces formules non plus.
Même si l’écriture permet une communication qui ne connaît aucune frontière spatiale ou temporelle 150 , elle est d’abord une épreuve d’appauvrissement car elle est toujours
une communication in absentia : c’est un passage vers un régime de l’absence. Elle est une
communication différée, décalée par rapport à l’instant de l’énonciation et à celui de la
lecture, et donc feinte en un sens. L’écriture a donc perdu l’immédiateté de la communication et la présence du corps, propres à l’oralité (mimiques, ton, gestuelle…). La parole est
vivante, inséparable du corps. L’oralité, la voix sont plus proches de la vie que l’écriture. Il
s’agit là de la thèse fondamentale de Rousseau, selon laquelle la parole est du côté de la
communication, de la vie tandis que l’écriture est du côté du non-être, du vide, de la mort.
Il est, en effet, particulièrement délicat de rendre compte d’une ambiance, d’une entente
entre les membres d’une assemblée, des regards échangés, des gestes faits par le conteur
(et par son public), de les transcrire et de communiquer toute la signification que cela apporte à l’expression orale, à la transmission orale d’un savoir, de récits 151 . D’où les problèmes rencontrés par les collecteurs des traditions orales et des récits de la littérature
orale, ce qui a permis la mise en place de méthodes précises 152 . Emile Souvestre n’a gardé
que le fond, la trame et il a recréé la forme, se faisant conteur à son tour. Il a aussi fait le
choix de faire une transcription en langue bretonne, puis de traduire en français 153 . Cette
méthode, mise en place par l’un des tout premiers folkoristes bretons a été reprise, et améliorée, par les confrères (et successeurs) d’Emile Souvestre. François-Marie Luzel élabore
une méthode réellement scientifique qui consiste à transcrire le plus fidèlement possible et
sans les embellir les récits oraux154 . Cela explique sa prise de position à l’égard de Théoétaient sans doute de bonne foi en estimant que le conte commençait par « il y avait une fois ». Dommage.
C’était une des spécificités de la parole dont ils faisaient bon marché. », Pierre-Jakez HELIAS (Le quêteur de
mémoire, op.cit., p.249). Mais, dans le même temps, Léopold Sedar Senghor recrée un certain nombre
d’autres effets d’oralité.
150
« Galilée, qui voyait dans la combinatoire alphabétique (« le mélange de vingt petits caractères »)
l’insurpassable instrument de la communication. Communication entre personnes éloignées dans l’espace et
dans le temps, dit Galilée ; mais il convient d’ajouter : communication immédiate, établie par l’écriture entre
tous les êtres qui existent ou peuvent exister » (Italo CALVINO, Leçons américaines, op.cit., p.80).
151
Voir Pascal BOYER, « La tradition comme genre énonciatif », art.cit., pp.234-235.
152
Comme le montrent les nombreux textes des collecteurs dans lesquels ils ont expliqué l’élaboration de
leurs méthodes.
153
Voir « Introduction », in Le foyer breton, op.cit., pp.33-34.
154
Voir François-Marie LUZEL, « Avant-propos » (écrit en 1881) au premier volume de ses Légendes chrétiennes de Basse-Bretagne (Mayenne, éditions Maisonneuve et Larose, collection « Les Littératures populaires de toutes les nations », 1967), pp.I-XI : pp.III-IV. Voir aussi la postface de Françoise MORVAN aux
49
dore Hersart de La Villemarqué : c’est François-Marie Luzel qui parle publiquement des
arrangements que l’auteur du Barzazh-Breizh a faits 155 , créant ainsi la fameuse « querelle
du Barzazh Breizh » qui dura plus d’un siècle. La question des arrangements qui peuvent
être faits au moment de la transcription ou de la traduction a été abordée par Achim von
Arnim et Jacob Grimm dans leur correspondance :
Achim von Arnim a écrit à Jacob Grimm : « je ne croirai jamais, même si vous le croyez vousmêmes, que vous avez noté les Contes pour enfants COMME vous les avez reçus, la tendance à
constituer et à continuer une œuvre est plus forte dans l’homme que tous ses projets et tout simplement impossible à extirper. » 156
Et Jacob Grimm lui a répondu : « Nous voici arrivés à la fidélité. Une fidélité mathématique est
absolument impossible […] mais cela n’a pas d’importance car nous sentons que la fidélité est une
chose vraie et non pas une illusion, elle s’oppose donc réellement à une infidélité. Tu ne peux pas
faire de récit parfaitement conforme […] c’est la conséquence de toute chose humaine […] nousmêmes et d’autres que nous l’auraient raconté une autre fois et avec des mots en grande partie différents, qu’ils n’auraient pas été moins fidèles : rien n’a été ajouté au fond ni changé »157
L’intransigeance de François-Marie Luzel ne l’empêche pourtant pas de procéder, lui aussi, à quelques arrangements, de prendre quelques libertés avec les récits qu’il a collectés.
C’est principalement le cas dans le recueil Veillées bretonnes 158 . Anatole Le Braz, fidèle
disciple de Luzel, ne s’est pas non plus contenté de la transcription littérale 159 .
Anatole Le Braz a utilisé huit carnets entre 1890 et 1905, que l’on a retrouvés. Selon ces carnets, il apparaît que les informateurs de Le Braz contaient les récits en breton,
que ceux-ci ont été écrits en breton sous la dictée des informateurs, mais l’on constate
qu’Anatole Le Braz ne publie pas les originaux avec les textes français, pour ne pas grossir
le volume apparemment. Un problème se pose avec les récits en prose, qui sont presque
tous écrits en français dans les carnets : il n’y a pas trace de versions bretonnes, d’où
l’interrogation : à quel moment aurait été faite la traduction ? Il y a tout lieu de douter
qu’Anatole Le Braz ait fait des traductions simultanées. D’où deux hypothèses : une transcription et une traduction sur d’autres carnets (ou sur des feuillets) qui ne seraient pas parvenus jusqu’à nous, ou bien une invention des récits en prose directement en français. La
tentation est grande d’opter pour la seconde hypothèse 160 . Anatole Le Braz semble interve-
Contes bretons de François-Marie Luzel (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, éditions Terre de Brume,
collection « Les contes de Luzel », 1994, 217p.), pp.163-199 et surtout « Luzel et le conte », pp.176-185).
155
Théodore Hersart de LA VILLEMARQUE a collecté des chants bas-bretons parfois incomplets, parfois à
l’état de bribes : il les a complétés dans Le Barzhaz Breizh, comme l’a fait Mac PHERSON avec Ossian.
156
Achim von ARNIM écrivant à Jacob GRIMM, cité par André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.179.
157
Jacob GRIMM écrivant à Achim von ARNIM, ibid.
158
Publié en 1879.
159
Notamment dans plusieurs récits des ouvrages Les Saints bretons d’après la tradition orale (1893-1924)
et Au pays des pardons (1894), que Luzel désapprouva.
160
A ce sujet, voir les travaux de Yann-Ber PIRIOU.
50
nir dans les récits qu’il transcrit : il a rajouté, recomposé et réécrit ses narrations. Il s’est,
ainsi, approprié les récits oraux, traditionnels, ce que fait chaque conteur 161 .
Cela amène donc certaines questions quant à la véracité de ses écrits, plus précisément quant à la nature de quelques textes : s’agit-il de récits collectés ou de récits inventés
par lui ou par d’autres pour répondre aux besoins de la collecte ? Jean-Marie Déguignet
soutient, dans ses Mémoires d’un paysan bas-breton, que les collecteurs (principalement
Anatole Le Braz et François-Marie Luzel) ont, très souvent, récolté des récits totalement
fictionnels et sans rapport avec les traditions :
« Fâché avec Anatole Le Braz, […] il dresse un portrait peu flatteur des collecteurs de légendes du
XIXe siècle. Déguignet se gausse de ces messieurs, nobles éclairés, ou intellectuels, qui parcourent
les campagnes à la recherche de la tradition orale. Beaucoup d’informateurs les ont bernés, affirme-t-il. Un jugement nuancé par les spécialistes contemporains. Certes, il y a eu des blagueurs,
des fumistes, qui ont mystifié les folkloristes […] Il pointe du doigt avec raison ces écrivains qui
ont fait de la littérature à partir de leur collectage. » 162
Yann-Ber Piriou163 nous a expliqué ceci : « Le Braz n’est pas exempt de tout reproche : il a
une sensibilité exacerbée qui le porte à un certain lyrisme 164 . On est amené à faire attention. » 165 . Et il estime qu’Anatole Le Braz semble privilégier la création littéraire à partir
de 1897, avec le recueil Pâques d’Islande 166 .
« Il y a deux choses chez Le Braz : c’est un collecteur de littérature orale et un écrivain. La frontière n’est pas toujours facile à faire. Il utilise des éléments de ses collectes pour écrire : par exe mple, Contes du soleil et de la brume, Récits de passants (notamment « Histoire pascale »). C’est un
peu un travail de conteur. » 167
L’abbé François Cadic avait, quant à lui, recours « aux services des prêtres qui lui livraient
ce qu’ils avaient trouvé localement [c’est-à-dire au-delà des alentours de Noyal-Pontivy],
voire dans les souvenirs des missionnaires de leur connaissance. Un élargissement intéres-
161
Voir notamment Pierre Jakez HELIAS, « Préface » à La Légende de la Mort d’Anatole LE BRAZ, op.cit.,
pp.96-97.
162
Bernez ROUZ, « Introduction » aux Contes et légendes de Basse-Cornouaille de Jean-Marie DEGUIGNET, op.cit., pp.9-13 : p.10.
163
Yann-Ber PIRIOU travaille sur la littérature orale en Bretagne et il a publié plusieurs ouvrages sur l’œuvre
et la vie d’Anatole LE BRAZ.
164
Voir à ce propos la correspondance de François-Marie LUZEL, où il critique Anatole LE BRAZ.
165
Entretien du 30/04/2002, dans son bureau à l’Université de Rennes 2. Il faut aussi tenir compte du fait
qu’il existe des manques dans les travaux édités : « Dans ses Carnets d’enquêtes, Le Braz a noté des traditions de l’autre bord : l’humour noir… Ça n’apparaît pas du tout dans son texte. »
166
Cf. Yann-Ber PIRIOU, « De François-Marie Luzel à Anatole Le Braz », in La Bretagne et la littérature
orale en Europe, op.cit., pp.169-176, principalement les pages 173-174 et la page 175.
167
Ibid. En outre, Anatole LE BRAZ a souvent sollicité l’aide, ou plutôt la collaboration, de ses étudiants
pour ses travaux de collecte, et il semble que certains récits ainsi obtenus aient été entièrement écrits par eux
et non collectés. Sollicité à ce propos, Yann Ber PIRIOU a répondu : « Le Braz n’a peut-être pas suffisamment vérifié ses sources, mais c’est moins important ».
51
sant mais sujet à caution » 168 . En outre, les textes bretons n’ont pas été retrouvés, ce qui
ajoute aux doutes et aux questions. Même Yves Le Diberder, « le plus fiable de tous, est à
l’occasion séduit par des démarches non conformistes − pousser un informateur à inventer,
par exemple −, ou par des adaptations douteuses » 169 . En outre, il écrit ses notes en breton
puis « se livr[e] à des recompositions, à des reformulations, à des traductions, à des réfections très contestables » 170 .
Des collecteurs sont, ainsi, devenus des écrivains : ils ont collecté des contes, des
légendes, des coutumes, des croyances ; et ils ont fait des enquêtes anthropologiques et
ethnologiques qui, progressivement, les ont amenés à l’écriture de l’esprit des peuples, des
civilisations dont ils avaient recueilli le savoir écrit, de leur génie 171 . Ils en sont venus à
écrire des croyances oubliées et, pour ainsi dire, mourantes. Ce, en faisant leurs les contes
populaires. Ainsi illustrent-ils le passage d’un travail de recherche, de collecte à un travail
d’écriture : « Les collecteurs sont des conteurs, c’est la même chose. Ils redressent un
mauvais français, corrigent la syntaxe » 172 . L’observation et l’écoute sont à l’origine de
leurs écrits et ils en portent les ma rques.
L’écriture permet de donner des compléments d’information, des détails, des explications, etc. Tout cela aide à compenser les pertes liées au passage à l’écrit, comme décrire
avec précision le contexte dans lequel se déroule l’acte d’énonciation : salle, membres de
l’assemblée, en particulier à travers le regard d’un narrateur omniscient. En outre, le fait
que le texte soit écrit autorise une relecture, un arrêt pour mieux s’assurer de la compréhension ou pour mieux laisser voguer l’imagination sans pour autant perdre le fil de la na rration. L’écriture permet aussi de donner des indices, des pistes et des précisions qui aident
à une meilleure réception et à une meilleure compréhension de la narration. L’oralité fait
vivre les récits par la bouche du conteur et par son corps (tonalité, attitude, gestes).
L’écriture tient compte de tous les éléments, elle peut permettre une lecture omnisciente de
la scène, de la narration, des personnages présents et de ceux dont il est question, auxquels
il est fait référence, tout comme elle permet des retours en arrière, des relectures. En outre,
il ne faut pas négliger le fait que l’écriture participe à la sauvegarde des traditions, de la
168
Michel OIRY, « L’école vannetaise (1825-1916) et les collectes d’Yves Le Diberder (1910-1916) », in La
Bretagne et la littérature orale en Europe, op.cit., pp.177-189 : p.179.
169
Ibid., p.183.
170
Ibid., p.187.
171
Génie vient du latin ingenium, qui signifie « dispositions naturelles, caractère inné ».
172
Claude SEIGNOLLE, entretien téléphonique du 01/09/1996.
52
littérature orale, des témoignages 173 : l’écriture est « un moyen de conservation et de communication », tout en étant un moyen de création, un mode de création174 .
2/ La littérarisation
Nous entendons par littérarisation la mise en écriture, en littérature de l’oralité et,
plus précisément, la publication de contes écrits par des écrivains ou des conteurs. La mise
en littérature n’est pas seulement la mise en écrit : il y a aussi un déplacement des enjeux,
un changement de la façon de voir, et une prise de conscience de ces changements. L’on
peut voir, en effet, dans le passage de l’oral à l’écrit une forme de relais, une succession,
un passage de témoin : l’écrit sauve l’oral de l’oubli 175 . Cette volonté de sauvegarde du
patrimoine oral est clairement exprimée par Patrick Chamo iseau :
« Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout […] l’écrivain est d’un autre monde, il
rumine, élabore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de l’oraliture, il recueille et
transmet. C’est presque symbolique que je fusse là pour la dernière parole du Magnifique […]
l’écriture pour [Solibo] ne saisissait rien de l’essence des choses. Ce qui n’est pas mon idée, bien
entendu. Nous sommes ici dans un frottement de mondes […] un espace d’érosion,
d’effacement » 176
Au Moyen Age, les gens du monde s’intéressent à la littérature orale et s’en inspirent pour composer les fabliaux (par exemple, les Lais de Marie de France), mais aussi
toute la Matière de Bretagne. L’on retrouve dans les contes populaires bretons des allusions à ces textes. Ainsi, dans « Les deux fils du pêcheur », le deuxième frère met-il son
173
Ce, même si l’écriture entraîne, dans une certaine mesure, une tendance à l’uniformisation des dires, des
pratiques, voire des pensées, ou, plutôt, des modes de pensée : « le texte imprimé tend à tout uniformiser »
(p.238) explique Jack GOODY dans La Raison graphique (op.cit.). Cependant, ce propos de Jack GOODY
est à nuancer : il y a certes perte, mais il ne faut pas se limiter à cet aspect : en même temps, il y a acquisition
d’autre chose.
174
Gérard LENCLUD l’exprime ainsi : « ce sont nos sociétés, non pas les sociétés à tradition orale, qui vont
cultiver l’art de la mémoire, ériger la reproduction conforme (la copie) en vraie fidélité. […] Puisque dans
ces sociétés la tradition est précisément consignée, inscrite dans sa lettre, on peut s’en écarter et surtout s’en
écarter délibérément. Au contraire, dans les sociétés où la tradition est un ensemble flou de versions toujours
recréées, librement élaborées, la déviance s’inscrit nécessairement en pointillés. » (« La tradition n’est plus ce
qu’elle était… », art.cit., pp.121-122).
175
« …Oiseau de Cham, tu écris. Bon. Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance ? Dans ton livre sur Manman
Dlo, tu veux capturer la parole à l’écriture, je vois le rythme que tu veux donner, comment tu veux serrer les
mots pour qu’ils sonnent à la langue. […] Moi, je dis : On n’écrit jamais la parole, mais des mots, tu aurais
dû parler. Ecrire, c’est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La parole répond : où est la
mer ? Mais l’essentiel n’est pas là. Je pars, mais toi tu restes. Je parlais, mais toi tu écris en annonçant que
tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C’est bien, mais tu touches la distance… » (Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.52-53. Nous soulignons).
176
Ibid., pp.169-170. C’est l’auteur qui souligne.
53
épée nue entre sa belle-sœur et lui durant la nuit qu’ils passent ensemble 177 , tout comme
Lancelot et Guenièvre sont séparés par l’épée du chevalier quand le roi Arthur les surprend
dans la forêt.
L’entreprise prend beaucoup plus d’ampleur à partir du XVIIe siècle : le conte devient un genre en vogue dans les salons mondains avec, principalement, Charles Perrault et
les auteurs du Cabinet des Fées. François Rabelais avait amorcé la tendance au XVIe siècle, mais l’influence n’avait pas eu la même ampleur dans les salons. Les auteurs
s’approprient le conte oral pour le transformer en une forme de discours littéraire, nourri
des mœurs et des valeurs du temps. Les sources de Charles Perrault, Mlle L’Héritier, Mme
d’Aulnoy et les autres sont le résultat d’un travail d’écoute et de collecte auprès des nourrices et des paysans. Mais, ils sont présentés d’une manière très littéraire et Perrault remanie
profondément les récits dont il s’inspire. Ces textes deviennent, au XVIIIe siècle, de véritables contes moraux : leurs auteurs y présentent des situations empruntées à la vie contemporaine, d’où se dégage un précepte. Le but de cette entreprise est, en réalité, purement
politique : Charles Perrault cherche à prouver la supériorité de la poésie française sur celle
des Grecs et des Latins, et il prétend établir que les contes dont il s’inspire l’emportent en
valeur morale sur ceux de l’Antiquité. En outre, Charles Perrault est en disgrâce, il est tenu
à l’écart de la politique culturelle et du pouvoir monarchique, mais il continue à jouer un
rôle actif dans le domaine culturel, « dans des entreprises de « relance » culturelle », ce qui
fait dire à Jean-Pierre Guillerm : « Perrault est un élément exemplaire d’une « crise » de
réaménagement culturel [...] après l’épuisement des modèles mis en place par la génération
de 1660 »178 . Les recueils de Charles Perrault, comme ceux d’autres écrivains, sont utilisés
comme moyen d’unification nationale et ils circulent sur tout le territoire, jusqu’au fin fond
des campagnes 179 .
L’oralité a contaminé l’écriture, mais les contes écrits retournent à l’oralité, notamment par l’intermédiaire des livrets de colportage : il y a donc une influence de l’oralité
177
« Les deux fils du pêcheur », in François-Marie LUZEL, Contes bretons, op.cit., pp.75-89 : p.83.
Jean-Pierre GUILLERM, « Le conte : la littérature et l’ombre du peuple », op.cit., p.17.
179
« Perrault devint au XIXe siècle l’une des figures-clés des représentations culturelles nationales, il contribue, dès l’enfance à inculquer, sous le mode du merveilleux qu’on considère comme la voie adaptée à cet
âge, l’identification comme « français » [...] Le conte vérifie exemplairement un caractère reçu, appartenant à
l’ethnotype français tel que l’organise l’idéologie comme un effet de « nature » massif et irrécusable, ou plus
exactement, une vérité par rapport à laquelle l’individu doit se « conformer ». La tâche éducative du conte est
là, entre autres, pour ce qui est au moins de l’appareil français de formation. », Jean-Pierre GUILLERM,
art.cit., pp.18-19.
178
54
sur l’écriture et de l’écriture sur l’oralité, du point de vue de l’appropriation (ou de la réappropriation) d’un imaginaire. Le problème serait de savoir si tel conte a été écrit avant
d’être dit ou dit avant d’être écrit. Ce n’est pas là notre propos, et il serait particulièrement
délicat d’établir une chronologie des influences entre l’oral et l’écrit. Mais il faut tout de
même souligner l’importance des livres. Ils exercent un certain pouvoir sur les peuples de
culture orale, ce qui fut le cas dans les campagnes de Basse-Bretagne jusque dans les années 1950. Le livre est le symbole du savoir, de la connaissance. Sainte Anne est représentée tenant un livre à la main, l’Agrippa renferme tous les secrets de la sorcellerie, et
chaque famille bretonne possède un exemplaire de la Vie des Saints. Beaucoup de conteurs
tiennent compte de l’importance de l’écriture :
« Il n’y a pas d’absolu de l’oralité pour le conteur. Dès le départ, il est confronté à l’écrit, l’écrit
de la plantation, et surtout il est confronté à l’écrit religieux. Et on a beaucoup d’exemples de
conteurs qui sacralisaient leur parole en brandissant une vieille Bible ou en faisant semblant de lire
etc. etc. Donc il parle en présence de l’écrit et il peut même faire référence à l’écrit donc il n’y a
pas d’absolu : c’est une oralité relative. L’oralité en terre créole, ce n’est pas une oralité absolue,
c’est une oralité qui se construit en présence, avec, dans une interaction plus ou moins vive avec
l’écriture et ça c’est aussi un élément dont on tient compte et qui nous paraît fondamental. » 180
Ce propos de Patrick Chamoiseau ne se limite pas au conte et au conteur créoles, cette affirmation vaut pour tous les contes et tous les conteurs.
La double origine des contes se retrouve dans les variations, les jeux de reformulation autour du fameux « Il était une fois », qui place le récit dans un passé indéterminé :
« Une fois il y avait, un jour il y aura,
C’est le commencement de tous les contes. »181
« Une fois il y avait, une fois il y aura,
Pour donner carrière à tous les contes. »182
« Autrefois, dans les temps anciens,... » 183
« Il y avait une fois, une fois il n’y avait pas, une autre fois il y avait encore et une fois il y aura... » 184
« Il était une fois ainsi qu’on dit toujours
Lorsqu’on veut raconter les choses sans détours… »185
180
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
Formule utilisée par Marguerite PHILIPPE (Pluzunet), informatrice de François-Marie LUZEL.
182
Ibid.
183
Formule utilisée par Catherine STEPHAN, couturière (Plouaret, 1892), informatrice de François-Marie
LUZEL.
184
Yann BREKILIEN, Contes et légendes du pays breton (Bannalec, éditions Nature et Bretagne, diffusion
Breizh, 1994, 328p. / 1ère édition : 1991).
185
Ibid.
181
55
L’origine de cette formule est, en fait, assez floue, comme tout ce qui a trait à l’oralité :
d’une part, il semble qu’elle se soit répandue à la faveur du retour des contes écrits aux
oreilles du peuple ; d’autre part, elle est d’usage international. « Il était une fois » se dit eur
wech eoa en breton.
« En ce qui concerne les contes bretons, j’ai entendu de divers côtés qu’elle devait quelque chose à
l’En amzer-ze (In illo tempore, En ce temps-là) du Nouveau Testament que l’on trouvait en breton
et en latin dans les livres de messe, avec un sens pourtant qui n’était pas le même ni près de l’être.
Mais comment ne pas faire référence, même indirecte, à un texte sacré qui équivalait à une sorte
d’authentification indiscutable. […] Comment trouver une meilleure formule que cet international
il y avait une fois qui faisait échapper le conte aux deux coordonnées de la vie humaine, le temps
et le lieu, interdisait donc de s’informer plus avant. Intemp oralité, exterritorialité. » 186
Le lien qui existe entre les contes écrits et les contes de la tradition orale est flagrant
si l’on compare quelques contes de nos régions d’études et des contes écrits aux XVIIe et
XVIIIe siècles, ainsi, par exemple, « La princesse aux trois couleurs » 187 et « Peau
d’âne » 188 de Charles Perrault. Dans « La princesse aux trois couleurs », Marhic coupe
trois pommes rouges, de chacune d’elles sort une princesse : la « Princesse de la couleur de
la lune », la « Princesse de la couleur des étoiles » et la « Princesse de la couleur du soleil ». Dans « Peau d’âne », la jeune fille demande à son père trois robes : l’une « de la
couleur du temps », l’autre « de la couleur de la Lune » et la dernière « de la couleur du
Soleil ». La similarité des motifs laisse supposer un phénomène d’écho, d’influence entre
l’oralité et l’écriture.
Il en est de même pour le thème de la construction allant à la fois sur mer et sur
terre qui figure dans les contes de Jean-Marie Déguignet189 et dans le répertoire de Fernand
Théodore Pomier. Beaucoup de contes bas-bretons reprennent le motif de cierges gardés
par l’Ankou qui correspondraient à la vie de chaque être humain sur terre 190 , ce motif est
repris par Claude Seignolle dans « Le millième cierge » 191 . De même, le thème de la jeune
fille ou de la petite fille extrêmement gourmande qui est prise au piège par le Diable est
présent dans les collectes de Lafcadio Hearn192 et dans le recueil de nouvelles de Térèz
186
Pierre-Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.252.
François-Marie LUZEL, Contes inédits − tome premier (Rennes, éditions Presses Universitaires de Rennes / Terre de Brume, collection « Les contes de Luzel », 1994, 237p.), pp.131-139.
188
Charles PERRAULT, Contes, op.cit., pp.97-115.
189
« Le merveilleux navire », in Contes et légendes de Basse-Cornouaille, op.cit., pp.17-36.
190
« Rismodell an den just », Jean-Marie LE SCRAIGNE, in Contes du Huelgoat et de Centre-Bretagne,
op.cit., pp.113-120.
191
La nuit des Halles (Paris, éditions Presses Pocket, n°4666, 1993, 281p., reprise de l’édition Phébus de
1988), pp.89-106.
192
« Nanie-Rozette », op.cit., pp.95-102.
187
56
Léotin 193 , et elle porte le même nom de Nani-Rosette. Il s’agit d’une reprise fidèle d’un
conte populaire dans la littérature écrite.
Certains motifs, qui sont surtout connus dans leur version littéraire sont présents
dans les contes populaires. C’est le cas notamment de l’histoire de Barbe-Bleue, très connue dans la version écrite par Charles Perrault, qui figure parmi les contes collectés par
l’abbé François Cadic 194 . Dans la version recueillie par l’abbé François Cadic l’on retrouve
surtout l’épisode de l’attente de la jeune fille qui guette ses sauveurs. Jean-Marie Le Scraigne fait se rencontrer Don Quichotte et Bilzic 195 . Si dans ce dernier cas, l’on sait que le
conteur fait une allusion à ses lectures, concernant les autres allusions et les motifs présents
à la fois dans la littérature orale et dans la littérature écrite il est assez difficile de savoir si
c’est le texte écrit qui a influencé le conteur ou si c’est le conteur qui a influencé l’écrivain.
L’on trouve aussi, dans les œuvres fictionnelles, des références à des auteurs connus, cela est particulièrement visible dans les textes des écrivains antillais qui citent des
auteurs qui jouent (ou ont joué) un rôle important dans la revendication de la culture antillaise.
« ainsi le pense René Ménil* dans une écriture, c’est par le rire amer qu’une époque se venge de
ceux qui encombrent tardivement la scène, et se sépare d’eux, en espoir, avant leur mort réelle » 196
« discuter de la distinction fondamentale qu’établissait Césaire entre une in-dépendance et une adépendance. »197
En outre, certains auteurs établissent des parallèles dans leur œuvre, ils donnent ainsi
l’impression d’une continuité entre les histoires narrées. Patrick Chamoiseau fait des allusions à ses autres ouvrages. Dans Solibo Magnifique, il fait référence à Chronique des sept
misères 198 . Et dans Texaco, il renvoie à Solibo Magnifique 199 . De même, les ouvrages
« Nani », in Ora lavi − A fleur de vie (Paris, éditions L’Harmattan, 1997, 70p.), pp.51-57 pour le texte en
français. Il est intéressant de constater que Térèz LEOTIN met en scène un narrateur qui se comporte tel un
conteur, en particulier au début et à la fin du récit. « − Qu’est-ce que Dieu a créé ? / − Toutes choses ! / Jusque et y compris les plus gloutons des enfants voraces, des enfants mal élevés. − Si j’étais un marqueur de la
parole, j’aurai rendu célèbre leurs exploits. […] − Le Diable fait de leur bouche un aspirateur. C’est sa façon
de les aimer. C’est ainsi qu’il les fait dégringoler le long du poteau-mitan de l’enfer pour les précipiter dans
la volupté des flammes….. / Une fillette avait la voracité gloutonne d’un congre maigre. Goinfre, elle l’était,
mal élevée de surcroît. » (p.51) ; « Que fit Nani ? …. Efforcez-vous de deviner pendant que je descends à
toute vitesse regarder-voir si Philibert peut me réparer ma propre voix. » (p.57).
194
« Rose Violette », abbé François CADIC, in Contes et légendes de Bretagne, op.cit., pp.225-229.
195
« « L’histoire de Bilzic », in Contes du Huelgoat et du Centre-Bretagne, op.cit., pp.89-107.
196
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.27-28. L’astérisque correspond à une note de
l’auteur : « Philosophe d’ici-là », p.28.
197
Ibidem, p.189.
198
« Je l’avais connu [Solibo] durant mes fréquentations du marché en vue d’un travail sur la vie des djobeurs. », op.cit., p.43.
199
« Je découvris Texaco en cherchant le vieux-nègre de la Doum. […] Je voulais le rencontrer pour recueillir ses confidences […] mais surtout afin qu’il m’aide (même en silences) à me sortir d’un drame : la
193
57
d’Edouard Glissant renvoient les uns aux autres : il y a des liens entre tous ses ouvrages. Il
met en scène les mêmes personnages dans les mêmes lieux. On a l’impression de lire la
même histoire, avec des narrateurs différents et à des moments différents, comme si tous
les récits constituaient une seule et même histoire. Il y a, chez ces deux auteurs, intertextualité au sein même de l’œuvre.
Quant à Ina Césaire, elle adopte une méthode différente et originale. Elle sépare
bien son travail d’ethnologue et celui d’écrivain, d’une part Contes de vie et de mort aux
Antilles et Contes de jour et de nuit aux Antilles, de l’autre Zonzon tête carrée et L’enfant
des passages. Et pourtant, il y a des interactions entre ses œuvres : les ouvrages littéraires
sont directement liés aux recherches ethnologiques. Mais Ina Césaire précise 200 − avec
malice… − que, dans son recueil Zonzon tête carrée, tous les récits sont inspirés de ses
travaux sur le conte antillais, sauf un qu’elle a entièrement inventé. Et elle refuse de préciser de quel récit il s’agit…
L’attrait des écrivains pour le conte s’est quelque peu essoufflé dans le courant du
XVIIIe et du XIXe siècles. A la fin du XIXe et au XXe siècles, le conte est de nouveau un
genre très prisé par les auteurs (Nerval, Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam…) et par certains cinéastes, Jean Cocteau principalement 201 .
Mais la littérarisation, ce n’est pas seulement cela. C’est aussi le fait que des collecteurs se fassent conteurs, et que des conteurs se fassent écrivains : « L’écriture est un second besoin », explique Claude Seignolle 202 . Les collecteurs, sans doute à force d’entendre
les conteurs ont eu envie de le devenir à leur manière, c’est-à-dire par l’écriture. « Les
collecteurs sont des conteurs, c’est la même chose. Ils redressent un mauvais français, corrigent la syntaxe » 203 . Le plus souvent, cette pratique n’est pas innocente, et l’on peut penser que collecteurs, conteurs et écrivains français, du moins certains, ont eu le même objectif que les frères Grimm, avec leurs Contes de l’Enfance et du Foyer :
« les pratiques d’écriture nouent autour du conte l’idéologie, la culture, la politique... Tonnelat a
souligné comment la publication [...] des Contes s’articulait sur un programme patriotique [...] Il y
va de l’affirmation d’une authenticité proprement germanique [...] il y va aussi, et pour Jacob
mort du conteur Solibo Magnifique » (op.cit., p.491) ; « J’obtins la totalité de [la] confiance [de mon Info rmatrice] quand je lui racontai la mort de Solibo, et l’associai à mon travail de reconstitution de la parole du
Maître » (p.494).
200
Entretien du 19/05/2004.
201
La Belle et la bête, Orphée, Le Testament d’Orphée, L’éternel retour sont directement inspirés des récits
issus de la littérature orale.
202
Entretien téléphonique du 23/05/1996.
203
Claude SEIGNOLLE, entretien téléphonique du 01/09/1996.
58
Grimm surtout, de la possibilité de retrouver une parole primitive transmise par la tradition de la
race, sorte de révélation laïque que porterait ce qui vient par le peuple. » 204
Selon Françoise Morvan, François-Marie Luzel et l’une de ses sœurs, Perrine, auraient écrits des contes, en auraient inventés 205 , même si ces textes étaient inspirés des récits collectés. Les Veillées bretonnes de François-Marie Luzel seraient des contes de son
invention. Anatole Le Braz, quant à lui, commença par prendre quelques libertés dans la
présentation de ces contes : pas d’indication de conteur, de date ou de lieu de la collecte,
d’une manière générale. Ces données sont parfois intégrées au corps du conte, en guise
d’introduction, présentant le récit comme un témoignage. Il a aussi écrit des contes, inspirés par l’imaginaire celtique, breton, issus de ceux qu’il avait entendus lors de ses collectes. Ce travail d’écriture a donné naissance, entre autres, à Récits de passants, Vieilles histoires du pays breton, Pâques d’Islande, Contes du soleil et de la brume206 . Il est à noter
que les contes transcrits et écrits par Anatole Le Braz ont un aspect inachevé :
l’imagination du lecteur est ainsi sollicitée, lui permettant de devenir un peu conteur à son
tour. Pierre Jakez Hélias publia des romans, des nouvelles et des contes à côté de son travail de recherche sur la culture bretonne, ouvrages s’inspirant directement de cette culture
et des contes entendus tout au long de sa vie. Il a publié un ouvrage sur les contes 207 qui est
aussi un recueil de contes. Claude Seignolle a lui aussi pris la plume, et s’est imprégné tant
des croyances de sa région d’origine, la Sologne, que de celles de toutes les régions de
France, et même de Paris (La Nuit des Halles), comme nous pouvons le constater dans ses
contes-préfaces aux différents volumes de la collection « Richesse du folklore de
France » 208 , qu’il a dirigée. Il dit lui-même que ses œuvres sont plus appréciées, mieux
reçues en Bretagne qu’ailleurs, sans doute parce que les Bretons et lui sont sensibles aux
mêmes phénomènes, qu’ils partagent le même imaginaire, le même goût pour le fantastique et le surnaturel. Claude Seignolle se situe à la frontière entre les écrivains et les conteurs, et c’est dans doute pour cela que ses récits sont aussi vivants : ils sont eux aussi à michemin entre l’oralité et l’écriture 209 .
204
Jean-Pierre GUILLERM, art.cit., p.14.
Ainsi, Perrine LUZEL aurait-elle écrit « Le conte du chat », in François-Marie LUZEL, Contes inédits Tome second, op.cit., pp. 111-116.
206
Ces recueils se trouvent dans Magies de la Bretagne - Tome I, op.cit.
207
Les Autres et les miens, op.cit.
208
Publiée par les éditions Presses de la Renaissance en 1974 (21 volumes), rééditée par les éditions France
Loisirs (16 volumes), puis par les éditions Robert Laffont, dans la collection « Bouquins » (4 volumes).
209
« Parvenu à une forme d’oralité littéraire, Claude Seignolle, conteur authentique, a retrouvé cette croyance
ancrée dans l’imaginaire breton à un destin inexorable qui s’annonce par un avertissement des puissances
205
59
Les conteurs contemporains s’inspirent des contes transcrits et écrits, ils y puisent
la trame de leurs récits, qu’ils adaptent ensuite à leur propre personnalité. La trame est respectée fidèlement, mais l’univers qu’elle génère est celui du conteur :
« c’est ma relation au monde, au ciel, à la lumière, à la terre de Bretagne, aux arbres, à l’au-delà, à
la mort, aux femmes. Une histoire, c’est une manière de dire ce qu’on est et, en même temps, ça
dit de l’humanité collective, et si on est assez juste, on va parler du monde tout en parlant de soi
[...] et c’est pour ça qu’une histoire est habitée, elle est habitée par la chair qui la raconte. Ça raconte autant pour moi que pour ceux qui m’écoutent. Elle me nourrit autant qu’elle nourrit les autres. »210
Les conteurs se mettent aussi à écrire et à publier des recueils de contes. Ils se servent de supports divers : livres, cassettes, compact-disques. Les éditions L’Autre Label et
Syros (collection « Paroles de conteur ») se sont spécialisées dans ce type de publications
et tentent ainsi de ne pas séparer l’oralité de la diffusion au grand public. Cela est aisé dans
le cas des enregistrements. Le cas des livres est plus délicat. Les éditeurs cherchent à faire
passer l’oralité par la typographie : les lettres sont plus ou moins grandes et épaisses, plus
ou moins petites et fines selon les passages ; de même, la couleur de l’encre change. Ces
ouvrages sont destinés à la lecture à haute voix. De création plus récente, les éditions Paradox et leur collection « Conteur en scène » (créées par Erik Patrix, graphiste, et Abbi
Patrix, conteur, deux habitués de la Maison du Conte de Chevilly-Larue), présentent le
texte d’un spectacle de conte et une interview de l’artiste 211 .
Le travail de ces maisons d’éditions et celui des organisateurs de manifestations
autour du conte montrent à quel point le conte a gagné en importance, est redevenu un
vecteur puissant d’imaginaire et de messages variés. Cela prouve le regain d’intérêt éprou-
obscures avant de fondre sur les pauvres humains qui n’en peuvent mais. Ses contes pleins de fantastique et
de superstition disent « la réaction humaine devant le mystère, le merveilleux, l’apparente magie » (P.-J.
Hélias). Habités des monstres, des bêtes pharamineuses qu’ils croient voir, ses personnages, en proie au mal
ou luttant pour bien faire, disent l’angoisse de la mort et le désir du bonheur. En tout cela, Claude Seignolle
s’inscrit dans la tradition populaire bretonne. », Yannick PELLETIER, « Contes d’hier pour aujourd’hui » ,
avant-propos à Claude SEIGNOLLE, Contes fantastiques de Bretagne (Rennes, éditions Terre de Brume,
collection « Bibliothèque celte », 1995, 172p.), pp. 5-16 : pp. 15-16.
210
Alain LE GOFF, entretien du 26/05/1996.
211
Voici le texte que l’on peut lire sur leur plaquette de présentation : « Les œuvres des conteurs, ces « hautsparleurs » [au Québec, nom donné aux conteurs] de l’imaginaire et de l’oralité cessent d’être accessibles au
public dès la fin du spectacle. Pour prolonger l’empreinte de ces moments privilégiés, Abbi et Erik Patrix
n’hésitent pas à jouer du paradoxe de l’oralité qui s’écrit et créent les éditions Paradox. […] Inscrire dans le
temps l’art du conte qui est, pas nature, éphémère, retracer les voyages inédits des conteuses et conteurs, telle
est l’intention de la collection conteur en scène. ».
60
vé par le public pour le conte et la prise de conscience du fait que le conte n’est pas destiné
uniquement aux enfants en bas âge.
Ces prolégomènes nous montrent les principales caractéristiques de la littérature
orale, et principalement du conte populaire. Ils nous permettent de mieux saisir les différents modes de fonctionnement du conte, et à quel point il peut être un vecteur
d’informations sur la communauté qui le produit. Nous comprenons ainsi pourquoi le conte
est utilisé par les écrivains et par les anthropologues : il constitue à la fois une source
d’inspiration et un mode particulier de connaissances d’une société. En outre, en CentreBretagne et en Martinique, le conte et le conteur occupent des statuts privilégiés : le conte
est un récit très prisé et le conteur est considéré comme un maître de la parole.
61
62
PREMIERE PARTIE :
ECRITURES LITTERAIRES ET
ECRITURES ANTHROPOLOGIQUES
63
« le fait d’opérer un croisement entre littérature et ethnologie ne
conduit pas seulement à s’interroger sur la scientificité de nos pratiques intellectuelles, il permet aussi de nouer des combinaisons
utiles, d’esquisser de nouvelles problématiques, d’en repérer les
lieux et d’ouvrir des pistes de recherche »
Gérard TOFFIN
Nous nous intéressons ici à la frontière entre la littérature et l’anthropologie, qui est
parfois très fine, comme l’expliquent certains anthropologues, ne serait-ce que parce qu’il
y a, dans les deux cas, construction de textes et de discours 212 . Nous verrons l’inversion des
rôles au niveau des observateurs, c’est-à-dire comment des écrivains ont fait des travaux
anthropologiques et comment des anthropologues ont écrit des récits fictionnels.
Certains ethnologues ne se sont pas contentés de rédiger des textes théoriques, savants, ils ont aussi écrit des récits fictifs : Anatole Le Braz, Claude Seignolle, Ernest du
Laurens de la Barre, Philippe Laburthe-Tolra et, dans une certaine mesure, Claude LéviStrauss avec Tristes Tropiques 213 . Et certains écrivains, tels Zola, Flaubert, Glissant ou
Chamoiseau, sont aussi et surtout des observateurs de la société dans laquelle ils vivent et
cela se ressent dans leurs œuvres, qui montrent une certaine tendance à l’étude ethnologique, qui brossent le portrait d’une communauté donnée. Ces récits sont à mi-chemin entre
la littérature et l’anthropologie. De fait, comme le souligne Pierre Lassave, les
« émerveillements et les vicissitudes de la rencontre avec l’autre, lointain ou proche, [ont]
engendré une longue filiation littéraire depuis Hérodote. Le roman ethnographique en a
résulté comme genre moderne » 214 . Dans les récits de voyages des premiers explorateurs
212
Ainsi en est-il notamment d’Edmund LEACH qui « souligne [au sujet de Clifford Geertz] que
l’ethnographie a glissé de l’« inventaire de coutumes » vers « un art de la description dense » fondé sur « le
tissu complexe de l’intrigue et de la contre-intrigue comme dans l’œuvre d’un grand romancier ». » (cité par
Jean-Michel ADAM, op.cit., p.229). Jean-Michel ADAM se réfère à G. Thérien, qui écrit : « L’organisation
du matériau ethnologique est un système narratif qui doit être « monté » avec juste la tension qu’il faut pour
maintenir… quoi ?… la véracité de la description ou l’intérêt du lecteur » (p.229). Et Pierre LASSAVE rappelle qu’il y a « certaines questions topiques, non-dits ou sujets-tabous du travail sociologique qui par défaut
légitiment le mentir-vrai littéraire : l’arrière-plan biographique et onirique du choix d’objet par le chercheur,
son aventure intérieure lors de l’enquête […], le contexte historique et politique de son épreuve de connaissance et la communication de celle-ci à des publics hétérogènes. » (op.cit., p.62).
213
Voir Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité (Paris, éditions du Seuil, collection
« Poétique », 1996, 426p.) : chapitre 13 « De l’anthropologie à la littérature. Tristes tropiques de Claude
Lévi-Strauss », pp.325-359, dans lequel Pierre CAMPION analyse l’épisode du coucher de soleil, le roman
abandonné et la pièce de théâtre.
214
Pierre LASSAVE cite pour exemple Les Immémoriaux de Victor SEGALEN, les récits de Nigel BA RLEY, « le témoignage saisissant de Michel Leiris dans son Afrique fantôme » et, du « côté des sociologues,
certaines tentatives récentes pour réinvestir leur propre expérience dans la fiction narrative » (op.cit., p.39).
Lui-même est l’auteur de deux textes ayant pour sujet son travail de thèse : un essai sous un angle sociologi-
64
aux Amériques, l’on distingue mal, en effet, l’anthropologie de la littérature 215 . Et la collection « Terre humaine » des éditions Plon est le signe manifeste de la porosité des frontières216 . Clifford Geertz217 rappelle d’ailleurs qu’il y a toujours un auteur derrière une œuvre.
L’anthropologue fait passer un message : les gestes, les coutumes, tout ce qu’il relève et rapporte sur la culture étudiée est à lire comme une parole. D’ailleurs, les ouvrages
de Bronislaw Malinowski semblent être à la frontière entre les deux disciplines, particulièrement Les Argonautes du Pacifique occidental, qui est considéré comme un ouvrage littéraire par plusieurs critiques et spécialistes, tant littéraires qu’anthropologues. L’écriture des
sciences humaines et sociales − l’écriture de l’anthropologie en ce qui nous concerne − a
suscité de nombreuses interrogations 218 , l’on distingue, en effet,
« l’écriture savante [et] l’écriture subjective. La première est celle qui s’acquiert par
l’apprentissage, puis par la pratique de la discipline. Elle obéit à des conventions strictes […] Elle
dispose d’un lexique, constitué de concepts et de notions, de termes qui forment un vocabulaire
technique […] L’écriture subjective résulte de ces contraintes et de plusieurs autres. Le chemin qui
mène à l’objet anthropologique fait que l’observateur ne peut se dissocier entièrement de son travail de compréhension et de sa démarche interprétative [il tient des carnets, un journal d’enquête]
[…] Il mêle ses observations en miettes, ses comptes rendus d’événements, ses commentaires immédiats, à des réflexions plus intimes. Lorsqu’il les publie […] il donne accès à une « littérature
brute » qui est, dans un même mouvement, celle du dévoilement et de la sincérité. […] Il y a une
« présence » qui reste en partie insoumise à la discipline de la science pratiquée. » 219
que, qui est aussi un texte universitaire (Les sociologues et la recherche urbaine) et un récit sous un angle
fictionnel (La seconde thèse), cf. pp.47-48.
215
C’est le cas, notamment dans les Mœurs des sauvages américains comparés aux mœurs de l’ancien temps
du père LAFITAU (1724).
216
Au sujet de cette collection fondée par Jean MALAURIE au début des années 1950, Georges BALA NDIER écrit : « une science sociale d’inspiration anthropologique a ainsi accédé clairement à l’existence littéraire » (« L’effet d’écriture en anthropologie », art.cit., p.24).
217
Clifford GEERTZ, Ici et là-bas, op.cit. Voir aussi Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la
vérité : « L’écriture littéraire peut être à l’œuvre partout où le sens relève d’une écriture, et donc aussi bien au
théâtre, dans les sciences humaines et dans la philosophie elle-même que dans la littérature entendue au sens
strict. Le travail de la pensée ne se divise pas suivant les disciplines dans lesquelles il s’emploie. » (op.cit.,
p.24). La partie intitulée « Littérature et anthropologie : penser l’homme dans la littérature » (pp.323-419)
apporte des éléments de réflexion intéressants sur ce point.
218
Pour trois types de raisons selon Georges BALANDIER : « Les unes sont nées de la critique interne et
externe : reconnaissance du fait que la forme du texte « classe » autant que l’objet soumis à l’interrogation du
chercheur, qu’elle désigne l’appartenance à un champ théorique et à un milieu intellectuel, qu’elle transforme
la production textuelle en moyen d’une stratégie de la « distinction », et donc de la promotion personnelle.
Les autres raisons tiennent aux effets d’environnement exercés par les variations d’influence des disciplines
proches ; en l’occurrence, à la montée de la linguistique moderne, de la sémiologie, des sciences de la communication − et de la psychanalyse […] Les dernières […] résultent des changements des métaphores et des
formes, par lesquelles le social, la culture, le devenir humain sont définis » (« L’effet d’écriture en anthropologie », art.cit., pp.24-25. C’est l’auteur qui souligne).
219
Ibid., pp.28-29. Il traite aussi du « roman ethnologique [qui] se sert de la fiction afin de rendre le savoir
mieux accessible, d’établir une relation d’empathie avec la culture concernée et d’accorder une place aux
multiples détails concrets que le texte savant ne peut retenir. Dans ses formes les plus achevées, il sert
d’introduction à l’œuvre scientifique, il en est l’ouverture. » (p.30). C’est l’auteur qui souligne.
65
L’écriture savante et l’écriture subjective se pratiquent donc conjointement, elles se complètent.
Les écrivains portent un grand intérêt aux cultures et aux peuples. Certains ont une
volonté très marquée de témoigner d’une époque ou de façons de faire : dans ce but, ils
mêlent fiction et réalité dans leurs écrits. La littérature s’intéresse à l’ethnographie et, plus
généralement, aux sciences humaines et sociales 220 . Un auteur littéraire qui souhaite utiliser l’anthropologie a deux possibilités : soit il va vers une certaine abstraction, une uniformisation soit il opte pour ce qui relèverait plutôt d’une anthropologie de terrain. Les témoignages relèvent eux aussi des deux types de discours, ainsi en est-il, par exemple, du
récit de Jean-Marie Déguignet : « Ces mémoires d’un écorché vif […] remettent en cause
nombre d’idées reçues sur l’âge d’or de la civilisation rurale de basse Bretagne (l’histoire
est rarement écrite par les humbles), ce livre nourri d’une vaste culture d’autodidacte possède aussi une évidente valeur littéraire » 221 .
Tzvetan Todorov reprend − et explique − certains propos de Paul Valéry222 , qui ne
faisait pas de distinction entre les « auteurs d’histoire » et les « auteurs de fiction » : « On
peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs […]
Ce que nous apprécions […] c’est la vraisemblance, non la vérité ; l’effet de vérité, l’effet
de réel, non le réel et la vérité eux-mêmes. » 223 . Nous nous intéressons de près à cette notion de vraisemblance, mais pas uniquement : nous verrons aussi les « interférences de la
vérité et de la fiction », selon la formule de Tzvetan Todorov, ainsi que la part de fiction
présente dans les textes anthropologiques (ne serait-ce que les réécritures des récits de la
littérature orale, les interprétations et les surinterprétations, l’apparition d’une certaine
220
Il existe des groupes de recherches littéraires qui travaillent en ce sens, principalement à Lille III (leur
projet est de développer l’analyse littéraire dans les sciences humaines, et ils ont fondé la Revue des sciences
humaines) et à Bordeaux III, où se trouve le Centre de Recherches sur les Modernités Littéraires, qui a organisé, avec la Société des Etudes Euro-Asiatiques, le colloque « Ethnologie et littérature » (19, 20 et 21 novembre 2003, au Musée de l’Homme).
221
Propos de Bernez ROUZ (responsable des différentes rééditions des Mémoires d’un paysan bas-breton
aux éditions An Here) cités par Daniel MORVAN, in « Jean-Marie Déguignet : Diogène en Cornouaille »,
ArMen, n°96, août 1998, p.72. Déguignet signifie l’écorché, le décharné.
222
Il s’agit des écrits de Paul VALERY concernant les « textes de vérité » et les « textes de fiction », publiés
dans Regards sur le monde actuel.
223
Tzvetan TODOROV, « Fictions et vérités », in L’Homme − Revue française d’anthropologie, n°111/112,
juillet/décembre 1989, pp.7-33 : p.7. Il s’agit des écrits de Paul VALERY concernant les « textes de vérité »
et les « textes de fiction » publiés dans Regards sur le monde actuel.
66
subjectivité, même si elle est légère) 224 . Tzvetan Todorov, quant à lui, distingue « véritéadéquation » et « vérité-dévoilement » 225 .
Nous chercherons donc à montrer en quoi les œuvres de notre corpus correspondent
à la « narrativisation fonctionnelle » de Michel de Certeau et, en un sens, au « mentirvrai » 226 de Louis Aragon.
224
A ce sujet, voir notamment Pierre LASSAVE (Sciences sociales et littérature), Clifford GEERTZ (Ici et
là-bas − L’anthropologue comme auteur), ainsi que Tristes tropiques de Claude LEVI-STRAUSS, Au cœur
des ténèbres de Joseph CONRAD, ou L’Afrique fantôme de Michel LEIRIS.
225
Cf. Tzvetan TODOROV, « Fictions et vérités », op.cit., pp.9-10.
226
Le « mentir-vrai » est une nouvelle de Louis ARAGON qui raconte l’histoire imaginaire d’un personnage
proche de lui comme s’il s’agissait de sa biographie réelle, alors que qui dit écriture dit reconstruction.
67
Chapitre 1 – Un contexte culturel spécifique
Nos deux régions d’étude connaissent un contexte culturel qui leur est spécifique,
se distinguant des autres régions françaises par plusieurs aspects, que nous expliquerons
brièvement ici, éclairant leurs spécificités culturelles qui passent essentiellement par les
codes culturels, la situation linguistique, ainsi que par le rapport à la culture et à la langue
françaises.
Leurs codes culturels sont, en effet, très importants et fortement liés aux traditions
orales et à la littérature orale. Ils permettent donc de mieux appréhender les sociétés de
Centre-Bretagne et de Martinique. La tradition et la littérature en Centre-Bretagne et en
Martinique posent la question du réalisme : il y a une recherche de la vraisemblance qui est
très marquée, tant chez les conteurs que chez les auteurs de fiction. Cette question ne se
pose pas pour les anthropologues, mais ils y sont sensibles dans leurs analyses.
Le statut des langues bretonne et créole, ainsi que leur histoire et leur enseignement, participe à la spécificité culturelle de ces deux régions. L’existence des langues régionales a, en effet, été niée en France, et on a cherché à les détruire. Le rapport à la langue
française de ces deux langues est donc, par certains aspects, conflictuel et l’on peut parler
de situation linguistique complexe.
I – Les codes culturels : une question de réalisme ?
Nous reprenons, avec l’expression codes culturels, un concept utilisé par les sémiologues. Certains comportements sont, en effet, porteurs d’informations, et les membres
d’une communauté les utilisent pour communiquer, pour formuler des messages (verbaux
ou non) que chaque membre de la société peut comprendre. « Ces codes permettent
l’adaptation des comportements personnels et interpersonnels au contexte et leur confèrent
une signification » 227 .
227
Article « Codes culturels », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op. cit., pp.155-158 :
p.155.
68
Ces codes culturels sont propres à chaque culture. Ce sont eux que les collecteurs,
les ethnologues, les auteurs expliquent dans leurs récits, car ils peuvent ne pas être compris
par les lecteurs, si ceux-ci n’ont pas une connaissance suffisante de la culture en question.
Les auteurs se font ainsi interprètes culturels après avoir été interprètes au sens propre. Ils
aident le lecteur à déchiffrer une culture comme il déchiffrerait une langue, ce qui est primordial. Nos interlocuteurs, lors de nos séjours en Centre-Bretagne et en Martinique, ont
joué, eux aussi, ce rôle spontanément, partant du principe suivant : « si l’étranger connaît
ma culture, il la respectera ». Ceci n’est cependant pas un automatisme : nombre de personnes préfèrent ne rien expliquer, estimant que le Français ne comprend rien aux cultures
autres que la sienne et le Parisien encore moins… mais comment espérer comprendre
quelque chose que nul ne vous explique ?…
Les codes culturels sont très importants dans une société. Ils sont très recherchés,
parce qu’ils sont considérés comme garants d’authenticité, de réalité et de vérité. Depuis
plusieurs années, on assiste à un phénomène d’attirance vers les campagnes, les traditions,
le terroir, vers ce que l’on dit être le vrai. Les gens sont en quête d’authenticité, qu’ils associent à une quête des origines : le vrai se trouverait donc dans les campagnes, dans les
traditions. On peut en voir des exemples au quotidien.
Plus précisément, nous nous intéresserons essentiellement à la notion de vraisemblance. Ce concept est, en effet, plus aisé à saisir que ceux de vrai et de vérité. En outre, les
auteurs de notre corpus (qu’ils soient romanciers, nouvellistes, ethnologues ou folkloristes), ainsi que les conteurs, accordent davantage d’importance à la vraisemblance qu’à la
vérité ou au vrai. C’est par la vraisemblance, par l’effet de réel que l’on induit, que l’on
sous-entend la notion de vérité. C’est cet effet qui est le plus important et c’est l’un des
principaux éléments de l’efficacité des récits, particulièrement en ce qui concerne la littérature (qu’elle soit orale ou écrite) et les témoignages.
Pour arriver à faire croire quelque chose d’incroyable à première vue, il faut induire
le doute dans l’esprit de l’interlocuteur : le vraisemblable.
1/ La vraisemblance de la tradition
La question de la vraisemblance de la tradition est un point épineux. Ce qui compte
ce n’est pas la véracité de la tradition en elle-même ni celle des récits qu’elle transmet. Ce
69
qui importe, c’est ce que véhicule la tradition, le contexte dans lequel elle est exprimée (les
rites et les rituels). C’est pour cela que l’on peut qualifier certaines versions de « vraies »
ou de « fausses » : l’auditoire juge en fonction de ses propres critères, s’il considère avoir
été convaincu ou non par le conteur ou l’officiant, et en fonction de ce que la tradition lui
apporte, en un sens 228 .
Emile Souvestre considère autrement cette question de la vraisemblance des récits de
la tradition orale : selon lui, ils renferment des renseignements précieux sur le génie du
peuple qui le produit, sur sa personnalité. De fait, il explique qu’il existe un lien fondamental entre la tradition et les récits oraux229 . D’un point de vue anthropologique (et sociologique), la littérature orale relève donc à la fois de la tradition et de l’acte de parole, du
dit du récit 230 .
Les contes, les légendes et tous les récits véhiculés par la littérature et la tradition
orales transmettent une sagesse populaire : ils ont une fonction et une vérité psychopédagogique. Ils expriment des vérités sous le couvert de la fiction. Ils disent, notamment,
des vérités qui ne pourraient pas être dites dans un contexte sérieux, vérités qui sont très
proches de la critique. Il s’agit principalement du thème de l’injustice dans le rapport entre
les riches et les pauvres, les forts et les faibles. Ces critiques sont énoncées de façon symbolique dans le conte pour éviter au conteur, et à son auditoire, d’avoir à subir des représailles. Et c’est le symbole qui fait la fiction.
228
« Contrairement à ce que l’on suppose souvent en anthropologie, la tradition ne peut être conçue comme
l’origine des « croyances » : elle se constitue et se renouvelle perpétuellement par l’accumulation des vérités », Pascal BOYER, « Tradition et vérité », in L’Homme – Revue française d’anthropologie, n°97-98, janvier-juin 1986, XXVIème année, pp.309-329 : p.327. Dans son article « Où commence et où finit la Caraïbe ? », Maryse CONDE écrit ceci : « La tradition est tout ce qui bouge, s’adapte », et cette phrase nous
paraît résumer l’essence de la tradition (in Magazine littéraire n°369, octobre 1998, supplément Ecrire la
Caraïbe, pp.104-126, pp.112-113 : p.113).
229
Il insiste sur ce point dans son « Introduction » au Foyer Breton, op.cit. Les « indications sur la vie intime
d’une nation se trouvent principalement dans les traditions populaires. C’est là que le sentiment commun à
tous prend la forme particulière qui trahit chaque race. […] Nous ne voulons point dire, on le comprend, que
les traditions soient toute l’histoire ; mais nous croyons qu’elles en forment une partie essentielle. » (pp.2324) ; « l’imagination du peuple travaille en suivant son penchant, sans parti pris […] Outre l’inspiration
commune que l’on retrouve dans toutes [les traditions], et qui est comme le cachet de la grande unité humaine, chacune voile, sous sa fable, une passion particulière et dominante qui indique, pour ainsi dire, le
tempérament moral du peuple auquel elle appartient. Il y a plus : […] les contes populaires […] retiennent
quelque chose des opinions ou des coutumes de chaque siècle » (p.28).
230
Cf. Jean-Marie SCHAEFFER, « Littérature orale », in Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences
du langage, sous la direction d’Oswald DUCROT et Jean-Marie SCHAEFFER (Paris, éditions du Seuil,
1995, 670p. / 1ère édition : Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, sous la direction d’Oswald
DUCROT et Tzvetan TODOROV, Seuil, 1972), pp.505-519 : pp.509-511.
70
Les contes ont donc un statut ambigü : ils sont des reconstructions, des inventions
construites à partir du réel, et ils contiennent des vérités, ils sont des fictions et ils témo ignent de façons de dire et de faire. C’est là leur richesse et c’est pour cela qu’ils continuent
et continueront longtemps encore à susciter l’attrait et la curiosité des hommes, et qu’on les
considère comme porteurs de la mémoire du futur. Malgré tout, les contes ne sont plus
toujours compris comme ils l’étaient auparavant : ils sont très riches de sens et de symboles, mais nous avons perdu, nous avons oublié comment les déchiffrer, et il arrive souvent
que l’on ne voie pas leur vrai sens 231 .
Ce statut particulier des récits oraux, principalement des contes, est particulièrement visible dans les formules d’introduction et de conclusion. Celles-ci insistent, en effet,
sur l’aspect réel, véridique de la littérature orale. C’est pourquoi les contes peuvent être
qualifiés de « mensonges vrais » ou de « vrais faux mensonges ». A ces expressions, nous
préférons celle de « narrativisation fonctionnelle » 232 . Les formules initiales préviennent
l’auditoire de cette ambiguïté : d’une façon ou d’une autre, le conteur avertit toujours son
public et lui conseille de ne pas trop croire à ce qu’il va dire.
« Ecoutez et vous entendrez,
Si vous voulez, vous croirez,
Si vous ne voulez pas, vous ne croirez pas,
Voici ce que j’ai à vous conter ! »233
« Ecoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Et dans lequel il n’y a pas mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux. » 234
« Il n’y a chez moi rien de faux
Sinon peut-être un ou deux mots.
Quand on ne dit pas vrai, alors on ment,
Ce n’est pas cent fois le jour, mais souvent. »235
231
« Mon rôle d’ethnologue c’est de perpétuer [le conte] et en même temps je suis sûre que maintenant il faut
que je l’explique, parce que [les gens] ne suivent pas, ils sont dans un système américano-là où ils ne voient
que des trucs japonais ou américains, des choses de violence, de rapports de force et là c’est la souffrance.
[Alors que dans le conte] il va se sortir par son intelligence, sa compréhension et son analyse des situations
les plus dramatiques. Et je crois que c’est un type positif. Il y a de la violence dans tous les contes […] mais
cette violence il faut qu’elle soit maîtrisée, une violence maîtrisée permet de donner un humanisme ! C’est ce
que je crois. », Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
232
« toutes les formes d’expression poétique ont en commun la déviation voulue par rapport au discours de
type quotidien et, avec elle, l’écart par rapport au profane, au réalisme ou au vrai [...] puisque les formes
poétiques sont le signe d’un écart par rapport à la réalité, toute intention de la part des conteurs de présenter
leurs histoires comme vraies nécessite la présence de déclarations confirmant la valeur de la relation : ainsi
les formules [qui] présentent l’histoire comme un témoignage. », Dan BEN-AMOS, « Catégories analytiques
et genres populaires », in Poétique, n°19, 1974, pp.265-286 : p.279
233
Formule initiale utilisée par Barba TASSEL, informatrice de François-Marie LUZEL.
234
Formule initiale utilisée par Marguerite PHILIPPE et Anne TRUTTO, informatrices de François-Marie
LUZEL.
71
« Ecoutez et vous entendrez,
Si vous voulez, vous croirez,
Si vous ne voulez pas, vous ne croirez pas,
Voici ce que j’ai à vous conter ! »236
« Ecoutez et vous entendrez,
Croyez-moi si vous voulez,
Ne croyez pas sans le vouloir,
Croire vaut mieux que d'aller voir. » 237
« Ecoutez et vous entendrez,
Croyez-moi si vous voulez,
Ne croyez pas sans le vouloir. » 238
En outre, dans la plupart des formules finales, il est question d’un témoin (qui est, le plus
souvent, le conteur ou l’un de ses aïeux). Pourtant, il est aussi précisé que toute vérification
est impossible : le conteur a été envoyé sur le lieu de contage après avoir reçu un coup de
pied qui l’a envoyé très loin, ou bien son aïeul est décédé.
« Là on voyait - ici pointDes cochons rôtis trottant par les rues
Avec des plats sur le dos, des couteaux dans le cul :
Chacun coupait où il lui plaisait.
J’y étais moi-même, je vis tout,
Et je suis venu jusqu'ici pour vous conter ce que j’ai vu. » 239
« Les noces furent célébrées immédiatement, et il y eut pendant quinze jours de belles fêtes et de
grands festins auxquels tous les habitants du pays furent invités, les pauvres aussi bien que les riches, de telle sorte que tous les soirs on rencontrait des gens ivres couchés dans les douves, le long
des routes. La grand-mère de mon grand-père, qui était du pays, fut aussi invitée, et c’est ainsi
qu’il en est venu des nouvelles jusqu’à moi, et que j'ai pu vous raconter les choses exactement
comme elles se sont passées. »240
« Il y eut au pays de splendides noces, et comme j’étais venu comme tout le monde pour y assister,
quelqu’un, d’un seul coup de pied, m’expédia jusqu’ici pour vous raconter cette merveilleuse histoire. » 241
« Moi j’étais là j’ai tout vu. C’est pourquoi je vous raconte tout ça. »242
235
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, sabotier, grand-père maternel de Pierre Jakez HELIAS. Il
faut veiller à ne pas confondre le parent de Pierre Jakez HELIAS et le conteur du XXIe siècle qui conte et
anime des stages depuis plusieurs années en Haute et en Basse-Bretagne.
236
Formule initiale utilisée par Barba TASSEL, informatrice de François-Marie LUZEL. Cette formule a de
nombreuses variantes, comme celles-ci, utilisées par Alain LE GOFF, grand-père maternel de Pierre Jakez
HELIAS : « Ecoutez et vous entendrez, / Croyez-moi si vous voulez, / Ne croyez pas sans le vouloir, / Croire
vaut mieux que d’aller voir. », et « Je vous dirai si vous voulez savoir : / Ouvrez l’oreille et bayez de la bouche / Tant est étonnant ce que j’ai à vous dire. ».
237
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père maternel de Pierre Jakez HELIAS.
238
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père maternel de Pierre Jakez HELIAS.
239
Formule finale utilisée par Guillaume LE GOFF, cultivateur, informateur de François-Marie LUZEL.
240
Formule finale utilisée par Vincent LE BAIL dans un récit conté à Marguerite PHILIPPE, puis communiqué à François-Marie LUZEL.
241
Formule finale du conte « De l’eau de Jouvence », in Marie-Thérèse LUNG-FOU, Contes créoles, op.cit.
72
Les formules initiales et finales ont une fonction très proche de la fonction perfo rmative. Elles expriment des sagesses, des vérités premières, tout comme les proverbes dont
elles sont souvent voisines : nombre de formules ressemblent à des proverbes, à des maximes. Certains se terminent d’ailleurs par des proverbes plus ou moins travestis. La plus
fréquente est celle-ci :
« Il y avait une fois, il y aura un jour :
C’est le commencement de tous les contes.
Il n’y a ni si ni peut-être,
Le trépied a toujours trois pieds. »243
« Quand le bois est tordu,
Le charbon n’est pas droit. »
« Couvre maison si tu bâtis.
Ne laisse pas sans toit logis. »
« Crin n’est pas cheveu,
C’est trop dur un peu. »
« Il n’y avait pas de doute qu’autrefois
Quiconque avait deux yeux n’était pas aveugle ;
Celui qui n’a qu’un œil
Est borgne, je pense,
Et doit faire deux [fois] un chemin,
Pour en voir les deux côtés, sans plaisanterie. » 244
Il est à noter que les contes, lors des veillées − tant en Centre-Bretagne qu’en Martinique − étaient séparés entre eux par des proverbes, des devinettes. Les formules initiales
de ce type se situaient donc dans une ligne familière alliant un aspect ludique et un aspect
pédagogique. Les uns comme les autres constituaient des sortes de « condensés
d’expérience » qui faisaient partie de l’éducation des enfants et réglaient la conduite des
adultes. Les formules, tout comme les contes, mettent l’accent sur le respect dû à ceux qui
savent, c’est-à-dire les anciens, que l’on doit laisser parler, écouter avec attention et que
l’on doit toujours croire.
« Il y avait une fois, ou il n’y avait pas,
Si vous ne gardez le silence, je ne conterai point. » 245
« Ecoutez et vous entendrez,
Croyez-moi si vous voulez,
Ne croyez pas sans le vouloir,
Croire vaut mieux que d’aller voir. » 246
242
Formule finale utilisée par Fernand Théodore POMMIER, conteur martiniquais, dans le deuxième conte
qu’il nous a donné lors de notre rencontre du 06/05/2004.
243
Formule initiale utilisée par Marguerite PHILIPPE, informatrice de François-Marie LUZEL.
244
Formule initiale utilisée par Guillaume LE GOFF, informateur de François-Marie LUZEL.
245
Formule initiale utilisée par Perrine LUZEL, in François-Marie LUZEL, Contes inédits − Tome second.
73
« Eun di drest en deieù aral… »
c’est-à-dire : « Un jour par-dessus les autres… »247
Les formules comportent des indices de nature anthropologique, notamment au
sujet de la notion de respect, très importante en Centre-Bretagne et en Martinique. La vie
quotidienne est aussi évoquée, ainsi que les influences subies par l’imaginaire et la littérature orale.
En outre, les formules sont considérées comme des marques de respect pour le
conte, pour les auditeurs et, surtout, pour la tradition. Ce sont là autant de raisons qui poussent le conteur à mettre le meilleur de lui-même dans ses formules initiales et finales. Celles-ci, tout comme les contes, font partie de son répertoire. Elles lui sont personnelles, tout
en appartenant à tout le monde. Cela est d’ailleurs le propre de l’oralité que d’être variable,
mouvante. Chacun l’adapte à son vécu, à sa personnalité. Certains mélangent, plus ou
moins, les « formules-types » :
« Ecoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte.
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents. »248
Certains collecteurs composant des recueils de contes vont jusqu’à les adapter au statut du
livre. C’est le cas, notamment, de Yann Brekilien, qui est sans doute plus un auteur de
contes qu’un collecteur de contes :
« Il était une fois, ou il n’était pas − croyez-moi, chers lecteurs, ou ne me croyez pas : je vous rapporterai les choses telles que je les ai moi-même entendues conter − … » 249
Elles sont aussi l’expression d’une certaine nostalgie, face aux changements de mœurs. Les
faits sont censés s’être déroulés « autrefois, dans les temps anciens », dans des temps immémoriaux. Cela peut être considéré comme l’expression d’un regret face à des événements qui n’ont plus lieu, à un manque de respect, de considération. Bref, à une forme de
perte de valeurs. Les contes constituent, en un sens tout du moins, l’éloge d’un âge d’or
perdu, et cet éloge est d’autant plus accentué qu’il souligne − et est souligné par − une mise
246
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre-Jakez HELIAS.
Formule initiale utilisée par Stéphanie GUILLAUME, informatrice d’Yves LE DIBERDER.
248
Formule utilisée par Marguerite PHILIPPE, informatrice de François-MarieLUZEL.
249
Yann BREKILIEN, Contes et légendes du pays breton, op.cit.
247
74
en évidence des travers de la société dans laquelle vivent le conteur et son auditoire. Cela
est particulièrement vis ible dans les formules finales 250 .
Les formules initiales et finales des contes bas-bretons et martiniquais diffèrent.
Dans le conte martiniquais, l’on commence généralement par des propos sans rapport particulier avec le conte qui va être dit : c’est un peu comme une « mise en bouche », aussi
bien pour le conteur que pour son auditoire 251 . Il semble que ces passages servent dava ntage à l’ambiance qu’au conte : ils établissent un lien avec l’auditoire. La forme la plus
fréquemment utilisée est celle de l’anecdote (qui, si elle est inspirée par des faits réels, s’en
éloigne dans la bouche du conteur), accompagnée le plus souvent de devinettes. En CentreBretagne, nous l’avons vu, le conteur utilise des formules brèves et en dit souvent plusieurs
à la suite, du moins pour ce qui est des formules initiales, et il ajoute généralement des
devinettes. Parfois, il fait même le choix de n’utiliser que des devinettes. En Martinique,
l’on trouve, en effet, dans les formules initiales, un grand nombre de devinettes − des
« titim » ou « tim-tim » − qui plaisent beaucoup au public « par les images auxquelles elles
font allusion […] [ainsi] que par l’image associée à un jeu de sonorités, ou par le côté lapidaire mais complet de la formulation qui implique une réponse tout aussi brève et précise » 252 .
« Dé vié manzelle ka babillé nuite con jou ?
La rivié épi tan mé ! » 253
« Qui ça ou ka métté assou tabe, ou ka coupé ï, ou pa ka mangé ï ?
Catt’ ! » 254
« 4 pattes assou 4 pattes ka atten-ne 4 pattes, 4 pattes pas vini, 4 pattes pâti quitté 4 pattes ?
An chate assou an chaise ka atten-ne an rate, rate la pas vini, chate la pâti quitté chaise la ! » 255
250
« la civilisation s’en va, emportant avec elle les Barba Tassel et leurs congénères. Les temps ont changé.
Mais pourquoi cesserait-on pour si peu d’exercer son ironie sur les autres et sur soi-même ? », Pierre-Jakez
HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.261.
251
Cf. les contes collectés par Marie-Thérèse LUNG-FOU (Contes créoles), Lafcadio HEARN (Contes
créoles I et II), Ina CESAIRE et Joëlle LAURENT (Contes de mort et de vie aux Antilles), Raphaël CONFIANT et Marcel LEBIELLE (Les Maîtres de la parole créole).
252
Hector POULLET et Sylviane TELCHID, art..cit., p.186.
253
En français : « Deux vieilles demoiselles babillent nuit et jour ? / La rivière et la mer ! », in Marie-Thérèse
LUNG-FOU, Contes créoles, op.cit., p.183.
254
En français : « Que mettez-vous sur la table, que vous coupez, mais que vous ne mangez pas ? / Les cartes
à jouer ! », ibid., p.177.
255
En français : « 4 pattes sur 4 pattes attendent 4 pattes, 4 pattes ne viennent pas, 4 pattes partent et laissent
4 pattes ? / Un chat sur une chaise attend un rat, le rat ne vient pas, le chat s’en va et laisse la chaise ! », ibid.,
p.190.
75
Concernant la véracité des contes populaires publiés par les collecteurs-auteurs −
principalement ceux auxquels nous avons choisi de faire référence, à la fois à travers leurs
recueils de contes (dans le corpus littéraire) et à travers leurs ouvrages plus théoriques sur
le conte, la collecte et la culture populaire − nous renvoyons à la fin des prolégomènes.
Nous pensons, en effet, avoir traité ce point dans la partie consacrée au travail de collecte
et à la littérarisation.
Par contre, dans les ouvrages des collecteurs-auteurs, l’on note tout un paratexte,
(composé de notes, d’appendices). Dans ce paratexte, les collecteurs-auteurs indiquent, en
effet, un grand nombre de choses : ils donnent des explications précises, citent des textes
anthropologiques ou des documents historiques, précisent leurs sources, traduisent un mot
ou une expression qu’ils ont choisis de laisser dans sa version originale dans le corps du
texte, etc. Ces précisions peuvent être considérées comme étant de nature anthropologique.
Tout cela participe, donc, à accréditer le fait que les récits de la tradition orale témoignent
de certaines façons de faire, de dire et de penser. Tous les collecteurs-auteurs de notre corpus agissent de la sorte. Cependant, il est intéressant de noter que certains écrivains font le
même usage du paratexte, et qu’ils utilisent dans le même but des parenthèses explicatives.
L’on peut parler au sujet de ces passages explicatifs, de cette base référentielle, de strate
testimoniale256 .
2/ La vraisemblance en littérature (orale et écrite)
Les auteurs − conteurs et écrivains − s’inspirent de la tradition orale pour écrire des
fictions, qu’ils situent dans des lieux connus de tous, dans le présent ou dans un passé pro-
256
Dans les récits historiques, l’on note « la présence de tout un appareil « périgraphique » (notes, soit en bas
de page soit en fin de chapitre, préface ou appendices), une zone textuelle qui fait fonction de médiation entre
le texte narratif et sa base documentaire extratextuelle. Mais cette base référentielle s’introduit aussi dans le
texte proprement dit […] Ce processus citationnel peut être intégré de manière plus ou moins harmonieuse :
moins, lorsque les sources documentaires sont citées directement, plus, lorsqu’elles sont paraphrasées ou
résumées. Mais la strate de la preuve testimoniale est une composante obligatoire même des récits historiques
qui présentent la surface la plus homogène. En règle générale, il n’existe rien dans le récit fictionnel qui corresponde à cette strate testimoniale […] cette règle, comme toute autre, peut être violée : des auteurs de romans historiques ont parfois ressenti le besoin d’inclure un appareil référentiel, généralement sous forme
d’une postface indiquant dans quelle mesure ils avaient suivi des sources documentaires (ou, cas plus fréquent, pourquoi ils avaient décidé de ne pas le faire). », Dorrit COHN, Le propre de la fiction, traduit de
l’anglais par Claude Hary-Schaeffer (Paris, éditions du Seuil, collection « Poétique », 2001, 263p. / 1ère éd ition anglaise : The Distinction of Fiction, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1999), p.177.
L’auteur souligne.
76
che. Ainsi arrivent-ils à donner un aspect réel à leurs histoires. Cependant, il faut veiller à
bien distinguer l’effet de réel et la vérité 257 : les fictions ne prétendent pas être vraies au
sens propre, elles prétendent à la vraisemblance. La question de leur vérité n’est donc pas
pertinente, puisque les auteurs de fiction cherchent à produire un effet de réel 258 . Tout cela
participe à créer l’illusion de la réalité. Celle-ci s’analyse dans la perspective de l’acte de
production (et non en termes de poétique). Il nous faut donc réfléchir au statut de la fiction,
ainsi qu’à l’ effet de réel, à l’illusion de la réalité. Nous considérons, avec Dorrit Cohn259 ,
qu’un texte de fiction est un « récit non référentiel » 260 . Dans cette expression, « non référentiel […] signifie que l’œuvre de fiction crée elle-même, en se référant à lui, le monde
auquel elle se réfère » : il y a donc « autoréférentialité » 261 .
Pour établir la vraisemblance, les auteurs font référence au réel, par le biais de détails et de notations qui peuvent être considérés comme superflus ou comme des remplissages, mais qui sont « affectés d’une valeur fonctionnelle indirecte, dans la mesure où, en
s’additionnant, ils constituent quelque indice de caractère ou d’atmosphère, et peuvent être
ainsi finalement récupérés par la structure » 262 . Ils mentionnent aussi le « réel concret » 263 .
Et ils établissent, ainsi, non pas une représentation fidèle du réel, mais un effet de réel 264 ,
une imitation du réel, une mimésis.
La question de la vraisemblance des récits oraux pose problème à plusieurs niveaux. En tant que récits appartenant à la tradition orale, et donc à la littérature orale, leur
257
Sur la notion de vérité en littérature : voir notamment Paul RICOEUR, Histoire et vérité et Dorrit COHN,
Le propre de la fiction.
258
Il ne faut cependant pas en conclure que « la littérature n’entretient aucun lien avec les autres « niveaux»
de la vie sociale. Il s’agit plutôt d’établir une hiérarchie entre tous ces niveaux. Tyrianov insiste sur ce point :
tout élément de l’œuvre a (dans ses termes) une fonction constructive, qui permet son intégration dans
l’œuvre. Celle-ci, à son tour possède une fonction littéraire qui fait qu’elle s’intègre dans la littérature contemporaine. Cette dernière, enfin, a une fonction verbale (ou orientation) grâce à laquelle elle peut s’intégrer
dans l’ensemble des faits sociaux. […] Plutôt que de « reflet », la relation entre la série littéraire et les autres
séries sociales est de participation, d’interaction, etc. », Tzvetan TODOROV, « Le discours de fiction », in
Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Oswald DUCROT et Tzvetan TODOROV dir. (Paris,
éditions du Seuil, collection « Points Anthropologie Sciences humaines », 1979, 474p. / 1ère édition : Seuil,
1972), pp.333-337 : pp.335-336.
259
In Le propre de la fiction, op.cit.
260
Ibid., p.27.
261
Ibid., p.29. Cette idée de création de monde à l’intérieur de l’œuvre de fiction et ce concept
d’autoréférentialité seront étudiés plus en détail dans le chapitre 3.
262
Roland BARTHES, « L’effet de réel», in Littérature et réalité ((Paris, éditions du Seuil, collection
« Points Essais », n°142, 1982, 185p. / article publié dans la revue Communications en 1968), pp.81-90 :
p.81.
263
Expression de Roland BARTHES désignant les « menus gestes, [les] attitudes transitoires, [les] objets
insignifiants, [les] paroles redondantes » (« L’effet de réel », op. cit., p.86).
264
Voir Michael RIFFATERE, « L’illusion référentielle », in Littérature et réalité, op.cit., pp.91-118 :
l’auteur s’intéresse surtout à la poésie, il considère que les mots ne réfèrent pas au réel et que « le texte poétique est autosuffisant », il s’agit, pour lui, de référence interne.
77
contenu est fortement (et forcément…) fictionnel. Mais, en même temps, ils prennent appui sur la réalité, au point que certains − chercheurs, folkloristes, et même historiens − les
considèrent comme des sources possibles d’information265 . Il faut, en effet, considérer avec
Pascal Boyer et Pierre Campion, que « l’acte de narration […] pose sa propre vérité. En un
mot, on ne raconte pas un événement parce qu’il est vrai, il est vrai parce qu’on le raconte » 266 . Le narrateur considère ses récits comme réels, véridiques et il souhaite que son
auditoire en soit convaincu, qu’il y croit. Cependant, il garde à l’esprit « le processus de
l’invention », d’où le statut ambivalent de la narration qui est à la fois le récit d’un fait réel
et le récit d’une fiction. Nous pouvons donc utiliser l’expression l’invention vraie.
« le paradoxe de cette formule veut que […] les effets de l’illusion référentielle jouent à plein dans
le moment où ils se dénoncent comme tels. Le statut de la narration implique que la vérité romanesque se donne à la fois comme production et comme fait établi, la narrativité comme productivité et comme expérience multiple du monde, l’histoire comme réelle et comme inventée. »267
En outre, un pacte, un contrat de lecture tacite est passé entre l’auteur et son lecteur,
entre le conteur et son auditoire : le lecteur, tout comme l’auditeur, fait semblant de croire
qu’il s’agit d’une histoire vraie, de la réalité, et non d’une imitation, d’une fiction. Cela
accentue l’ambiguïté relative des récits fictionnels. Il y a donc un accord implicite, qui,
pourtant, n’est pas toujours respecté : certaines personnes croient, en effet, véritablement
aux histoires de fiction. Ce trouble dans le contrat tacite est plus fréquent avec la littérature
orale, et nombre de conteurs jouent sur cette limite entre le fait réel narré, l’anecdote, et la
fiction. Dans nos deux régions d’étude, nombre de personnes continuent à croire en
l’existence des êtres de l’Autre Monde, et aux pouvoirs particuliers détenus par certaines
personnes (quimboiseurs ou sorciers), et ce même si elles s’en défient ouvertement.
Il faut aussi tenir compte de la volonté d’établir l’aspect vraisemblable des récits en
leur adjoignant un paratexte référentiel ou des parenthèses explicatives, dans le but de créer
265
L’historien Arthur de LA BORDERIE a considéré, dans ses travaux, plusieurs chants bretons comme des
sources. Les historiens Roger DUPUY et Alain CROIX considèrent que « l’historien peut et doit utiliser la
littérature orale comme source » (Michel NASSIET, « La littérature orale bretonne et l’histoire », in La Bretagne et la littérature orale en Europe, op.cit., pp.201-227 : p.201) : « Pour Alain Croix la littérature orale est
une documentation « importante » sur les mentalités populaires à condition évidemment de la confronter
systématiquement avec les autres sources comme l’écrit et l’image. » (ibidem, p.213).
266
Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité, op.cit., p.33. Voir aussi Pascal BOYER,
« Tradition et vérité », art.cit.
267
Ibid., pp.34-35. Ce double statut de la fiction se retrouve dans toutes les productions littéraires relevant de
la fiction : « Le sens esthétique de la langue prend naissance avec le plaisir de parler, il s’articule autour de ce
plaisir sensuel − sons, rythme, mélodie. La « belle parole » aurait ainsi deux composantes : - l’une axée autour de la notion de vérité, de conformité, exprimant une adéquation entre la réalité et l’expression de cette
réalité (par l’image, l’analogie, la déduction, l’argumentation, la rhétorique) ; - l’autre, étant celle de la sensualité, du plaisir de la parole. » (Hector POULLET et Sylviane TELCHID, art.cit., p.190).
78
une strate testimoniale qui ajouterait sans conteste un caractère vraisemblable aux faits
narrés. Cela est particulièrement fréquent dans les recueils issus des collectes, dans les ouvrages anthropologiques et dans certains ouvrages littéraires visant un large public.
Le conteur de Centre-Bretagne Gwendal, qui tient bon nombre de ses histoires de
ses parents et grands-parents, situe les contes qu’il crée dans l’environnement où il vit et où
il est né : les Montagnes Noires et, plus spécialement les environs de Gourin, Le Faouët,
Scaër, Langonnet et les villages alentours ; il fait de même avec les contes qu’il reprend et
adapte « à sa bouche ». Dans les Monts d’Arrée, Claude Le Lann, le directeur de
l’auberge-expo « Ti Youdig » 268 , préfère les récits se rapportant au Yeun Ellez (situé tout
près de l’endroit où il s’est établi et a créé son auberge) et à l’Ankou269 , il a d’ailleurs un
projet de travail sur l’Ankou. Tous deux s’inspirent de la tradition orale de leur région, ce
qui rend leurs récits vivants. Ils se présentent aussi comme des témoins (directs ou indirects, selon les histoires qu’ils narrent). C’est aussi le cas de Jean-Marie Le Scraigne. Patrick Ewen − qui est davantage un diseur270 qu’un conteur − agit de même : il raconte son
arrivée dans les Monts d’Arrée à la fin des années soixante, la façon dont il a perçu les
lieux, les choses et les gens. Tous vivent en Centre-Bretagne.
Les lieux où se déroulent les récits sont connus, voire familiers de l’auditoire. Le
conteur fait allusion à des faits réels (histoire locale ou nationale, anecdotes, etc.), ainsi
qu’à des légendes relatives aux environs de l’endroit où est dit le conte. Il fait aussi référence à des us et coutumes, à des façons de faire et de dire propres à la région et, dans certains cas, au diocèse, voire au village lui-même, ce qui permet de considérer ses récits
comme constituant un apport important à des recherches ethnologiques ou sociologiques.
268
Ce lieu n’est pas seulement une auberge et une salle d’exposition sur le Yeun Ellez, c’est aussi un endroit
où se retrouvent des conteurs et des amateurs de contes bretons, l’un des foyers de renaissance de
l’imaginaire de Basse-Bretagne (ou plutôt de Centre-Bretagne dans ce cas précis). Lors d’un entretien (le
13/05/2003), Claude LE LANN nous a expliqué ceci : « les Amis du Youdig est une association pour la tradition orale dont le but est de faire vivre la tradition orale et la transmettre à la jeune génération : inviter les
jeunes et les inciter à conter, à danser. […] Le musée, c’est la reconstitution [faite par Mme Le Lann] d’un
petit village qui représente l’architecture du coin : à travers ça, on raconte l’histoire du pays. »
269
L’Ankou est l’incarnation de la mort dans la culture de Basse-Bretagne. Il s’agit du dernier mort de
l’année sur la paroisse, un homme décédé alors qu’il était encore en âge de travailler, il circule sur les chemins de terre dans une vieille charrette aux planches disjointes et dont les essieux mal graissés font un bruit
caractéristique : « Wig-a-wag… wig-a-wag… ». Quand on l’entend c’est que quelqu’un va trépasser, et si
l’on croise son regard l’on est assuré de mourir dans les jours ou les semaines à venir, le temps de conter sa
mésaventure et de mettre en garde les autres : la nuit n’appartient pas aux vivants, et nul ne doit être sur les
chemins entre minuit et l’aube.
270
En Bretagne (tant en Basse-Bretagne qu’en Haute-Bretagne), on nomme conteur celui qui raconte des
contes, des légendes, des récits ; et diseur, celui qui raconte des anecdotes et des récits humoristiques.
79
Cette caractéristique des récits oraux les inscrit dans un rôle de témoignage, et inscrit les
conteurs dans la catégorie des témoins. En outre, les personnages correspondent souvent à
des caractères 271 : ils sont donc particulièrement reconnaissables.
Dans notre corpus, les textes les plus emblématiques de cette tendance sont, très certainement, Texaco de Patrick Chamoiseau, récit de la naissance d’un quartier de Fort-deFrance, et La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel, qui décrit la vie des habitants de PetitMorne et de Fort-de-France. Et, concernant le Centre-Bretagne, les contes de Jean-Marie
Le Scraigne et de Gwendal Ar Floc’h. A ces textes s’ajoute (dans une moindre mesure
toutefois) Le Meurtre du Samedi-Gloria de Raphaël Confiant, où il est question de la vie
du quartier Morne-Pichevin à Fort-de-France et de l’initiation au danmié 272 .
Dans les textes de la littérature écrite, les lieux sont souvent décrits avec une grande
précision, et les auteurs donnent des indications géographiques (ils indiquent notamment le
nom de la région, de la grande ville la plus proche, d’un lieu connu). Cela permet au lecteur de mieux situer l’histoire, et cela aide à produire l’effet de réel. Parfois les lieux ne
sont pas nommés, mais les descriptions sont suffisamment détaillées pour que l’on sache
où l’action se déroule. C’est le cas dans La Lézarde d’Edouard Glissant : si l’île n’est pas
nommée, elle ressemble beaucoup à la Martinique, ne serait-ce que par son titre : la Lézarde est le nom d’une rivière martiniquaise, qui parcourt un (très) long trajet dans le nord
de la Martinique 273 . L’absence de nomination précise du lieu de l’action est justifiée par le
narrateur, à la page 18 : « Mais peut-on nommer la terre, avant que l’homme qui l’habite se
soit levé ? ». A la fin du récit, l’un des principaux personnages, Mathieu Béluse, s’adresse
au narrateur, il lui demande d’écrire leur histoire et il précise :
« − Tu leur diras, avec les mots, tu leur diras toutes les îles, non ? Pas une seule, pas seulement
celle-ci où nous sommes, mais toutes ensemble. […] Mets que les Antilles c’est tout compliqué…
− Oho ! tu demandais le nom, Valérie. Le voici. [dit Mycéa] […]
− Dis que nous vivions à Lambrianne, un gros bourg battu par le soleil. […] Et puis, mets que
Lambrianne c’est le nom que nous avons donnés au bourg. Dis le vrai nom si tu veux, dis aussi le
nom de notre île. Peut-être que tu pourras expliquer pourquoi nous changions tous les noms ? »274
271
Au sens où La Bruyère entendait ce terme.
Autre nom du ladja (ou laghia), danse-combat proche de la capoeira brésilienne. A l’origine il s’agissait
d’un combat réel (avec son lot de blessés et de morts), à l’heure actuelle, on assiste plus à des parodies de
combats (les combattants ne se touchent pas). Cette activité traditionnelle est mise en valeur en Martinique et
attire de plus en plus de jeunes. Les combattants sont des majors, des caïds.
273
La rivière la Lézarde part du Morne du Lorrain (aux Pitons du Carbet), elle traverse le Morne des Olives
(aux environs de Gros-Morne), le quartier Chapelle de la commune de Saint-Joseph, la commune du Lamentin, et elle se jette dans la Mer des Caraïbes au Cohé du Lamentin. Cette rivière est polluée par les insecticides utilisés dans les bananeraies (vers Saint-Joseph). La Lézarde, c’est aussi le nom d’une cascade (haute de
15 mètres) en Guadeloupe : « le saut de la Lézarde » .
274
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., pp.226-227. Nous soulignons.
272
80
Il en est de même dans La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias qui est une référence
directe aux villages des monts d’Arrée : même si ceux-ci ne sont jamais cités, le contexte,
les descriptions et les allusions ne laissent aucun doute sur la situation géographique de
cette colline et de ce village.
Les personnages sont, eux aussi, inspirés de personnes réelles : ils en sont comme
les portraits. Les auteurs de nos régions d’étude (comme beaucoup d’autres) peignent, dépeignent une réalité − voire la réalité − de la vie, de l’existence et de l’existant. Comme le
précise Milan Kundera :
« Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé,
l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont
il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence, en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister cela veut dire : « être-dans-le-monde ». » 275
Dans les récits martiniquais, les personnages comme la femme-matador, le conteur, le
quimboiseur, le nèg-marron, le congo ou le major sont récurrents et sont autant de figures
emblématiques de la société martiniquaise. Ce, même si cette réalité s’estompe avec
l’urbanisation, le progrès, l’industrialisation et les influences occidentales et américaines.
Ainsi, les jeunes gens, dans La Lézarde d’Edouard Glissant, symbolisent-ils, par leur diversité, les différentes attitudes face aux changements politiques et économiques. Ainsi
Papa Totone et Mathieu Béluse, dans Le Quatrième siècle, incarnent-ils, à travers l’histoire
de leurs ascendants, la destinée − ou plutôt les destinées − du peuple noir en exil.
II – Une situation complexe : l’entre-deux linguistique
Nous nous intéresserons ici aux situations linguistiques en Centre-Bretagne et en
Martinique, situations qui sont complexes, et cette complexité est liée en partie à
l’influence de la langue et de la culture françaises sur les langues et les cultures originelles,
cela nous conduira donc à analyser ces situations particulières à travers, notamment, les
notions de bilinguisme et de diglossie.
275
Milan KUNDERA, L’Art du roman, cité dans les notes de l’Eloge de la créolité, op.cit., p.64. Les auteurs
de l’Eloge de la créolité complètent ce propos ainsi : « L’écrivain est un renifleur d’existence. Plus que tout
autre, il a pour vocation d’identifier ce qui, dans notre quotidien, détermine les comportements et structure
l’imaginaire. Voir notre existence c’est nous voir en situation dans notre histoire, dans notre quotidien, dans
notre réel. C’est aussi voir nos virtualités. » (p.38).
81
Nous étudierons ici, de façon brève et succincte − puisqu’il ne s’agit pas de faire
une thèse de linguistique sur les langues bretonne et créole −, les principales caractéristiques des langues bretonne et créole et leur(s) rapport(s) à la langue française, pour mieux
comprendre certaines particularités des cultures étudiées, puisque langue, langage et culture sont des éléments qui sont fortement imbriqués. La langue est un élément de la culture
et elle entretient un lien privilégié avec elle. Certains ethnolinguistes considèrent que la
langue classe, organise et détermine en partie l’expérience de ses locuteurs et, par conséquent, leur vision du monde.
Nous serons amenée à traiter des notions de langue et de langage, ce qui nécessite
quelques précisions. Ces deux notions sont, en effet, utilisées de façon équivalente, et
pourtant elles s’opposent sur certains points.
« une langue est nécessairement un langage, alors qu’un langage n’est pas nécessairement une
langue. […] Le terme langage désigne parfois l’ensemble des caractères communs aux diverses
langues. […] Enfin, le langage est souvent défini par l’ensemble des spécificités de l’espèce humaine qui lui permettent d’utiliser, notamment à des fins de communication, les objets spécifiques
que sont les langues naturelles. » 276
Retenons simplement que la langue est un système d’expression qui permet la communication au sein d’un groupe ; et que le langage est une manière de s’exprimer, par le biais
d’une langue, et de désigner certaines particularités d’expression (on parle ainsi de langage
symbolique par exemple). Edouard Glissant définit ainsi ces notions :
« J’appelle ici langage une série structurée et consciente d’attitudes face à (de relation ou de co mplicité avec, de réactions à l’encontre de) la langue qu’une collectivité pratique, que cette langue
soit maternelle […] ou menacée, ou partagée, ou optative, ou imposée. La langue crée le rapport,
le langage crée la différence, l’un et l’autre aussi précieux. » 277
Les deux langues employées dans nos deux régions d’étude en parallèle de la langue française sont, très souvent, considérées davantage comme des patois que comme des
langues à part entière. L’Encyclopédie précise ceci : « Patois, langage corrompu tel qu’il se
parle dans toutes les provinces… On ne parle la langue que dans la capitale » 278 . Le patois
est perçu négativement dans l’esprit des gens, on lui accorde peu d’intérêt. Le patois est
énergique, expressif, il est jugé proche de la nature et par là même comme quelque chose
de plus ou moins sauvage. En outre, il dresse « une ligne de démarcation […] entre les
Michel ARRIVE, Françoise GADET, Michel GALMICHE, La grammaire d’aujourd’hui − Guide alphabétique de linguistique française (Paris, éditions Flammarion, 1993, 720p. / 1ère édition : 1986), article
« Langage », pp.362-366 : pp.362-363.
277
In Le Discours antillais, cité dans les notes de l’Eloge de la créolité, op.cit., p.65.
276
82
habitants des villes et des campagnes » 279 . Ce manque de considération des instances vis-àvis des parlers ruraux influe sur la perception que les locuteurs eux-mêmes ont de leur propre langage : certains, quand on les interroge sur leur langue, expliquent, parfois avec un
air gêné, qu’il s’agit d’un patois, qu’ils n’en connaissent que quelques mots et expressions,
et ils ajoutent que leur langue est le français. La coexistence de deux langues − selon certains, d’une langue et d’un patois − principalement dans les régions peu alphabétisées induit un certain nombre d’interrogations. La principale est de chercher à déterminer s’il y a
un lien direct entre ce phénomène de coexistence − et, par là même, de concurrence 280 − et
l’existence d’un retard dans le processus d’alphabétisation (et, donc, dans l’apprentissage
de la langue française). Les recherches menées à ce sujet concluent que ce retard serait lié
non à la présence d’une autre langue, mais bien plutôt à une forme de refus de la langue
française qui s’apparente à un refus d’intégration nationale. Ce refus se manifeste par un
rejet culturel. A ce sujet, certains linguistes 281 considèrent qu’un rapprochement peut être
établi entre la situation de certaines régions de métropole (dont le Centre-Bretagne) et celle
des colonies françaises.
Dans nos deux régions d’étude, l’on trouve donc des locuteurs bilingues. La notion
de bilingualité vise la manière dont une personne particulière est à même de tirer parti des
langues auxquelles elle a accès, tant pour son expression, ses modes de penser que dans ses
relations sociales. Par opposition, la notion de diglossie met l’accent sur le fait que, dans
une société donnée, deux variétés d’une même langue ou deux langues distinctes remplissent des fonctions sociales et institutionnelles différenciées, généralement complémentaires. Malgré cette complémentarité de fait, la différence des fonctions remplies par chaque
langue − l’une connaissant, par exemple, une valorisation socio-économique plus imporMichel DE CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL, Une politique de la langue − La Révolution
française et les patois : l’enquête de Grégoire (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio Histoire » n°117,
2002, 472p. / 1ère édition : Gallimard, 1975), p.49.
279
Ibid., p.122.
280
François FURET et Jacques OZOUF s’interrogent sur ce point précis dans leur ouvrage Lire et écrire,
op.cit. Il est intéressant pour nous de constater qu’au chapitre 7 (« Lire et écrire en français », pp.324-348),
s’intéressent aux conséquences possibles de cette coexistence, les auteurs prennent pour exemple la région
Bretagne et plus précisément ses trois départements bretonnants. Ce choix est motivé par la volonté de
« mesurer avec précision la corrélation entre le retard de l’alphabétisation et la présence d’une langue régionale », il faut pour cela pouvoir comparer « l’instruction des habitants de langue française à celle des leurs
concitoyens qui s’expriment habituellement dans une langue régionale non francophone ». La Bretagne est
choisie car l’existence et la connaissance de « la ligne de partage entre français et langue régionale est relativement précise […] au XIXe siècle », et permet de « comparer, de part et d’autre de la frontière linguistique,
le niveau d’instruction » (p.328).
278
83
tante, l’autre une expansion populaire plus forte − aboutit, dans la plupart des cas, à affecter les deux systèmes en présence de valeurs positives ou négatives 282 : les langues devie nnent ainsi l’objet d’enjeux politiques, économiques, culturels, voire religieux, en même
temps qu’elles apparaissent comme le symbole de ces enjeux. Cependant, il est important
de noter la différence entre la contrainte de l’unification linguistique en situation interne à
une nation, comme cela a été le cas en Centre-Bretagne, et en situation externe de type
colonial, comme cela s’est produit en Martinique (en Martinique, cela a, en effet, influencé
la manière d’être de la population tout entière) 283 . Pourtant, dans la majorité des cas, le
choix d’une langue est une décision personnelle et peut être une forme de revendication284 .
« le langage − comme porteur signifiant de symboles − a marqué la réalité du colonisateur et du
colonisé de telle sorte qu’il semble qu’elle dépende plus de lui que l’inverse : l’Antillais symbolise
d’abord et mesure ensuite la distance qui sépare la réalité du symbole ; d’autre part, la situation
coloniale, du point de vue psycho-social, a peu évolué, bloquée par une histoire immobile, parce
que étrangère et qui a interdit toute évolution des rapports sociaux. »285
Il ne faut pas, en effet, oublier le statut particulier de la langue créole, qui s’est constituée à
partir de plusieurs autres langues, et en premier lieu la langue française, dans un contexte
très marqué : « Le créole, c’est la langue française écoutée et rendue par des oreilles et des
bouches africaines selon la philologie africaine. » 286 . Il en résulte que : « le créole est avant
tout une langue de combat et de résistance, une espèce de maquis, mais à découvert. Ses
281
Ibid., p.347sq.
Voir à ce propos Louis-Jean CALVET, La guerre des langues et les politiques linguistiques (Paris, éditions Hachette Littératures, collection « Pluriel », 1999, 294p. / 1ère édition : Payot, 1987), principalement le
chapitre 3 : « Un monde plurilingue », pp.43-62.
283
Voir à ce sujet les travaux de Louis-Jean CALVET, notamment La guerre des langues et les politiques
linguistiques (op.cit., pp.49-59) et Linguistique et colonialisme. Dans La guerre des langues et les politiques
linguistiques, il précise la situation des « territoires créolophones », qui « peuvent être définis par les traits
suivants : - le créole y est la langue première (« maternelle »), largement dominante du point de vue statistique, même si elle coexiste avec d’autres langues premières […] ; - le créole, par contre, n’est pas une langue
de « prestige », ce qui […] signifie […] que [la culture qu’elle véhicule] n’est pas reconnue… ; - le français y
est la langue officielle, la langue dominante du point de vue socio-économique […] les structures de l’Etat ne
rendent pas compte de l’organisation de la communication populaire ; - le français est statistiquement moins
minoritaire qu’en Afrique : la scolarisation […] le répand de plus en plus comme langue seconde […] [C’est]
une situation dans laquelle il est tout à fait possible que le français soit remplacé dans ses fonctions officielles
par une autre langue » (op.cit., pp.56-57).
284
« Parler une langue [ou une forme linguistique, préférer utiliser telle forme plutôt que telle autre ou prétendre utiliser telle forme plutôt que telle autre] indique toujours, outre ce que je suis en train de dire dans
cette langue, quelque chose d’autre. Lorsque, dans la situation en question, j’ai le choix entre plusieurs langues, mon choix sera perçu en même temps que mon message : disons que la forme que je profère dénote ce
que je dis, le message, et sur un autre plan connote. » (Louis-Jean CALVET, ibid., p.90. L’auteur souligne).
285
Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique (Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983, 265p.), p.14. Nous soulignons.
286
Aimé CESAIRE, entretien du 11/05/2004.
282
84
contours pulsionnels, psycho-affectifs, sa pragmatique font que, lorsque l’homme la parle,
il fait plus qu’il ne dit… » 287 , ce qui peut s’exprimer ainsi :
« Le créole, notre langue première […] est le véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire […] Avec [cette langue] nous rêvons. Avec elle nous
résistons et nous acceptons. Elle est nos pleurs, nos cris, nos exaltations. Elle irrigue chacun de nos
gestes. »288
Ces propos pourraient tout aussi bien être tenus par un bretonnant au sujet de la langue
bretonne, par tout locuteur pour sa langue maternelle minorée : c’est, en effet, la situation
de minorisation qui induit une hypertrophie affective et symbolique.
Dans nos deux régions d’étude, la langue française est un support syntagmatique
mais l’axe paradigmatique se plie aux particularités de la langue régionale, minorée : celleci se dégage ainsi « de l’usage contraint du français » 289 . Les langues créole et bretonne ont
un autre point commun (qu’elles partagent avec toutes les langues minorées) : elles ont été
étudiées par les penseurs de la Révolution française qui ont ensuite travaillé à leur disparition (en tant que langues vivantes, langues parlées au quotidien, mais tout a été fait pour
que l’on en garde des traces pour les futurs Musées des Traditions Populaires 290 : les patois
sont considérés comme des objets, qu’il faut archiver sous forme de lexiques et de glossaires), et ont été interdits par la Troisième République en 1902 au profit d’une prédominance
de la langue française. On établit une distinction entre le patois et le français, entre la campagne et la ville, entre les gens des campagnes et les gens des villes, les premiers étant
considérés comme proches de la nature et les seconds proches de la civilisation. L’on reproduit, en quelque sorte, à l’échelle nationale, les distinctions que l’on avait établies entre
le peuple français et les peuples colonisés, et la vision que l’on a de l’homme de la campagne française est très proche de celle du « bon sauvage » 291 . Les patois ne sont pas considérés comme des langues, car il n’y a que très peu d’œuvres écrites en patois : or le statut de
langue ne peut être accordé qu’à cette condition. C’est la question du jacobinisme linguis287
Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique, op.cit., p.6. Et il ajoute : « Le créole est ton, volume, somatique et cela […] s’apprend […] du dedans : ouvrir les oreilles et laisser son regard longuement
investir. Le créole est avant tout ce par quoi la détresse et le malheur s’expriment et font semblant d’être
conjurés. La parole est le défilé incontrôlable d’attitudes trop longtemps refoulées. Elle connote à l’infini.
D’autant plus qu’elle est aussi la langue du maître. ».
288
Eloge de la créolité, op.cit., p.43.
289
Expression utilisée par les auteurs de l’Eloge de la créolité.
290
Voir, à ce sujet, Michel de CERTEAU, Dominique JULIA et Jacques REVEL, Une politique de la langue.
291
Les gens de la campagne « habitent un parc où s’entend partout la rumeur de la nature […] Entre les éléments, les bêtes et ces « hommes de la nature », des harmonies − tour à tour violentes et douces, finalement
plus « naïves » que redoutables − composent le poème […] qui chante là-bas dans l’énergie du patois. », Une
politique de la langue, op.cit., p.122.
85
tique en œuvre dans la politique linguistique mise en place au lendemain de la Révolution
française, comme le montrent, principalement les travaux de l’abbé Grégoire 292 : il y a
alors une réelle volonté d’anéantir les patois. Cette approche des patois et des langues régionales a été perçue comme une manière de remplacer les facteurs unifiants qu’étaient le
roi et la religion par un autre : la langue. Celle-ci demeure l’un des éléments constitutifs de
la nation. La Troisième République impose le français comme langue unique officielle à
tous les écoliers, et cette décision continue de porter préjudice aux langues régionales et à
marginaliser les locuteurs unilingues 293 .
L’enseignement de la langue bretonne 294 a été demandé par les intellectuels bretonnants dès 1870, date à laquelle Gaidoz et Charles de Gaulle (le grand-oncle du général),
entre autres, adressèrent une requête en ce sens au Corps Législatif. Les revendications des
mouvements bretons 295 aboutissent à l’arrêté Carcopino en 1941, qui autorise l’ouverture
de cours de breton facultatifs dans les écoles primaires et d’épreuves spécifiques au certificat d’études. Il s’ensuit une évolution sur les plans législatif et réglementaire avec la loi
Deixonne, en janvier 1951, selon laquelle il faut « rechercher les meilleurs moyens de fa voriser l’étude des langues et des dialectes locaux […] dans les zones d’influence du breton, du basque, du catalan et de la langue occitane » 296 , et qui autorise l’enseignement des
langues régionales au lycée, à titre facultatif et en dehors des horaires de cours ; un décret
de 1970 prévoit l’épreuve optionnelle au baccalauréat. En 1975, la loi Haby prévoit
qu’« un enseignement des langues et cultures régionales peut être dispensé tout au long de
la scolarité », ce que confirme la loi Jospin de 1989 sur la formation en langues régionales.
Le 21 juin 1982, la circulaire Savary297 demande une reconnaissance accrue des langues
régionales de la maternelle au doctorat et programme un enseignement des langues et des
cultures régionales sans en donner la liste, ce qui permet de les enseigner toutes 298 . La circulaire Darcos du 7 avril 1995 étend aux collèges le principe du bilinguisme déjà institué
292
Voir, à ce sujet, Michel de CERTEAU, Dominique JULIA et Jacques REVEL, Une politique de la langue.
A ce propos, voir notamment Fañch BROUDIC, L’interdiction du breton en 1902 − La 3ème République
contre les langues régionales.
294
A ce sujet, voir notamment Francis FAVEREAU, Bretagne contemporaine − Langue, Culture, Société,
op.cit., chapitre « Le Breton et l’école », pp.141-163.
295
Ce sont les trois mouvements qui sont apparus entre les deux guerres : Ar Falz, A.B.E.S. (Ar Brezoneg Er
Skol) et B.A.B.E.S. (Breuriez Ar Brezoneg Er Skolioù).
296
Extension au corse par le décret Fontanet de janvier 1974.
297
Qui concrétise la proposition faite par François MITERRAND dans son programme à l’élection présidentielle de mai 1981, selon laquelle « les langues et cultures minoritaires seront respectées et enseignées ».
293
86
au niveau élémentaire. En outre, en 1977, le Président de la République Giscard d’Estaing,
la Région et les cinq Conseils Généraux signent la Charte Culturelle de Bretagne, qui prévoit, entre autres, un réel enseignement au collège, comme option et, en 1979, comme
deuxième langue vivante. En janvier 1993, le Recteur d’Académie de Rennes met en place
(conformément aux instructions du ministre Jack Lang) un Comité Consultatif de la langue
et de la culture bretonnes. Ces décisions ne s’appliquent qu’aux langues parlées dans les
régions de la métropole, le statut de la langue créole est différent, mais il bénéficie aussi de
ces mesures, même si cela se fait en différé.
A ces décisions officielles s’ajoutent les initiatives des particuliers qui prennent
conscience de la possible extinction de ce patrimoine culturel transmis oralement que sont
les langues régionales, et qui réagissent en créant des associations et des équipes universitaires. L’effet de ces démarches est parfaitement visible : si les locuteurs ayant eu pour
langue première une langue régionale sont de moins en moins nombreux, l’on rencontre de
plus en plus de jeunes gens qui souhaitent l’apprendre, et renouer ainsi avec le monde de
leurs aïeux. La langue qu’ils apprennent est quelque peu transformée, parfois un peu littéraire, mais elle acquiert ainsi un regain d’énergie qui, en un sens, la protège.
La création des différents mouvements régionalistes 299 (notamment en Bretagne, en
Corse, au Pays Basque et aux Antilles en ce qui concerne la France) est étroitement liée au
problème de la langue, à une résistance à la standardisation efficace, à l’écrit, d’une langue
unique à travers le pays tout entier. Concernant les Antilles françaises, le créole au nom
duquel on prétend lutter, est lui-même d’origine française 300 : il porte donc en lui la trace
de l’altérité (comme de très nombreuses langues, dans les pays et les régions qui ont connu
le colonialisme).
« Les deux langues ne sont pas assez séparées. Ainsi beaucoup de Martiniquais croient parler français alors qu’ils parlent créole. La frontière est très indécise ; la plupart des mots martiniquais sont
d’origine française. C’est très net. Ce sont des mots français déformés. La France a fourni le vocabulaire, mais l’Afrique a fourni la phonétique et la grammaire ; c’est ainsi que naissent les lan-
298
Le 26 mai 1983 paraît au Journal Officiel la liste des langues admises au baccalauréat : breton, basque,
catalan, occitan, corse, gallo et, depuis 1988, alsacien.
299
Cf Erwan CHARTIER, « La question autonomiste en France », in ArMen, n°139, mars/avril 2004, pp.3037 : « La défense des langues « régionales » est une revendication commune à de nombreux mouvements
régionalistes, autonomistes ou indépendantistes. Ils se retrouvent souvent au sein d’organisations, comme le
Bureau européen des langues [les] moins répandues, ou encore l’association « pour que vivent nos langues ».
A noter que le Bureau européen des langues les moins répandues utilise, depuis les années 1970, l’expression
devenue la devise européenne : « Unité dans la diversité ». » (p.32).
300
C’est un créole à base lexicale française.
87
gues. Ce n’est pas un patois, c’est une langue qui naît d’une autre langue, une langue néofrançaise, si l’on veut, ou si l’on veut aussi une langue néo-africaine. » 301
En réalité, le problème est double : il y a, d’une part, une revendication du breton et
du créole comme des langues à part entière et une demande de reconnaissance officielle
par l’Etat français de leur existence et de celle des autres langues régionales 302 (avec, notamment la demande de ratification par l’Etat français de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires 303 ) et, d’autre part, un désaccord chez les bretonnants et
les créolophones au sujet d’une uniformisation et d’une modernisation de leurs langues.
En Centre-Bretagne et en Martinique, l’uniformisation et la modernisation des langues se font à travers une intervention dans le domaine de la création lexicale, tant par le
biais de l’emprunt que par celui de la néologie indigène 304 . Cette intervention sur la langue
est la manifestation d’un fait de pouvoir et d’un fait idéologique, et elle est décidée et planifiée par une minorité. Cette démarche a été adoptée par le pouvoir colonial, qui imposait
ainsi sa langue et ses références. Il y a donc, indéniablement, derrière toute planification
linguistique, un arrière-plan politique. Cependant, cela permet, avant tout, d’actualiser, de
moderniser la langue, ce qui lui vaut, en partie, d’être encore parlée : son lexique devient
suffisamment riche pour qu’elle puisse être utilisée dans toutes les conversations. Cette
volonté d’unifier la langue pour en faciliter l’écriture est surtout importante, voire nécessaire, pour la survie de cette langue, pour éviter que la perte de la langue − progressive
aujourd’hui − ne prenne de l’ampleur et n’aboutisse à sa mort305 . En outre, l’écriture d’une
301
Aimé CESAIRE, entretien in Tropiques, op.cit., p.XVI.
Les représentants des langues minoritaires en France se réunissent régulièrement, cela a notamment été le
cas fin mai 2004 en Martinique. En outre, il y a fréquemment des manifestations en faveur des langues minoritaires, particulièrement en Bretagne.
303
Cette Charte a été adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 23 juin 1992, la France
l’a signée le 7 mai 1999, il y a ensuite eu un débat au sujet de la ratification. Le 15 juin 1999, le Conseil
Constitutionnel juge la Charte contraire à la Constitution française et refuse donc sa ratification. La France
est, en effet, « un des rares Etats de l’Union européenne qui n’a pas ratifié cette Charte. L’article 2 de la
Constitution française, affirmant que le « français est la langue de la République », se révèle un sérieux blocage à toute évolution. Destiné à lutter contre le développement de l’anglais, il a presque exclusivement desservi les langues régionales. « La démarche française, estime le sociologue Ronan Le Coadic, consiste à dire
qu’il faut une langue commune pour que tout le monde puisse s’entendre et se comprendre. C’est tout à fait
normal. Mais, très vite, on confond langue commune avec langue unique […] » Le blocage français sur les
langues régionales apparaît d’autant plus absurde que ces langues sont parfois officielles de l’autre côté d’une
frontière. », Erwan CHARTIER, « La question autonomiste en France », art.cit., pp.31-32. Voir aussi à ce
sujet l’article de Pauline BOURDEL, « Le débat français sur la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires », in Et la Bretagne ? (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 259p.), pp.35-56.
304
Concernant la création lexicale et la défense de la langue, voir Louis-Jean CALVET, La guerre des langues et les politiques linguistiques, op.cit., les chapitres 16 : « La guerre des mots » (pp.234-245) et 17 :
« Guerre de tranchées : le cas du français » (pp.246-270).
305
A ce sujet, voir Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, Les créoles : l’indispensable survie (Paris, éditions Entente, collection « Langues en péril », 1999, 310p.), notamment les chapitres IV (« Les situations de
302
88
langue essentiellement orale a une portée identitaire ; et les anthropologues ont montré que
l’usage de « l’écriture permet l’accès à de nouvelles façons de penser et à de nouvelles
façons de comprendre la réalité […] la « culture d’une langue », selon l’expression du Cercle de Prague, son « aménagement » complet, est essentiel pour permettre l’expression plus
large, plus objective des spécificités d’une société. » 306 .
Par ailleurs, dans le cas des deux communautés observées que sont le CentreBretagne et la Martinique, l’on note que la langue française est, en quelque sorte, détournée. Les locuteurs se sont ré-appropriés cette langue, ils l’ont adaptée à leur culture, à leur
façon de dire, de voir et de vivre les choses. La signification de certains termes n’est donc
plus la même, tout comme la syntaxe, qui se retrouvent calquées, en un sens, sur les langues premières que sont le breton et le créole. C’est le processus des tensions entre langue
dominée et langue dominante. L’on remarque aussi la revendication d’une identité linguistique, la conscience que l’identité passe aussi par la reconnaissance de la langue originelle
(qu’elle soit ou non parlée au quotidien, qu’elle soit ou non utilisée dans les documents
officiels 307 ).
Les noms et les surnoms sont importants, ils demandent une attention particulière
tant en Centre-Bretagne qu’en Martinique, qu’ils soient attribués à des êtres humains, à des
animaux ou à des lieux (ou à tout autre élément appartenant au cadre spatio-temporel dans
lequel les gens évoluent). Ils sont, en effet, riches de sens 308 et, donc, d’informations tant
péril : principes d’analyse », pp.79-99) et VI (« L’écriture peut-elle changer quelque chose au statut des
créoles ? », pp.133-161). L’étude porte principalement sur les langues créoles, mais les risques et les enjeux
sont les mêmes dans le cas de la langue bretonne (et dans celui d’autres langues minorées, considérées
comme « mineures »).
306
Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, Les créoles : l’indispensable survie, op.cit., pp.150-151.
307
Le Conseil Régional de Bretagne a adopté, en décembre 2004, une disposition affirmant « reconnaître
officiellement, aux côtés de la langue française, l’existence du breton et du gallo comme langues de Bretagne », ce qui permet la rédaction de certains documents en langues bretonne et gallo. Mais le sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon a demandé au ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, de vérifier la constitutionalité de cette disposition et a souhaité que soit précisée « la portée juridique » de la pratique de la langue bretonne dans la rédaction de documents officiels. A ce sujet, voir Armor, n°425, juin 2005, p.15. Le sénateur
s’appuie vraisemblablement sur la révision de la Constitution de 1992, qui institue dans l’article 2 que « la
langue de la République est le français », et sur l’interprétation de cet article par le Conseil constitutionnel
qui, en 1996, « impose l’usage du français aux personnes morales de droit public et aux personnes privées
dans l’exercice de leur mission de service public ». Pauline BOUREL conclut ceci de ces deux articles :
« Rien n’interdit donc, en apparence, aux langues régionales d’être employées et même encouragées, puisque
le droit individuel, inaliénable en France, l’autorise. Mais rien ne garantit non plus l’usage de ces langues
hors de la sphère privée, puisque le droit français ne reconnaît pas dans sa juridiction de « minorités nationales », pas plus que de « groupes collectifs » ou de « communautés », au sein de la nation et de la République
« une et indivisible » . » (art.cit., p.52).
308
Claude LEVI-STRAUSS attribue trois fonctions au nom propre : l’identification, le classement et la signification. A ce sujet, voir notamment La pensée sauvage.
89
sur la vision française (coloniale) que sur la vision bretonne ou martiniquaise (locale). Cependant, les surnoms ne peuvent être utilisés par tout le monde, rares sont ceux qui les ut ilisent devant les personnes concernées (seuls les proches s’accordent parfois cette liberté),
le plus souvent ils ne sont utilisés que dans une sphère limitée et bien précise (milieu familial, collègues, gens exerçant la même profession, membres de la communauté, par exemple). Dans certains cas, les surnoms sont tellement anciens (certains ont été donnés au moment de l’enfance) que l’origine, les raisons du choix ont été oubliées. Les surnoms sont
porteurs d’une forte charge symbolique et magique, qui relève, selon Ina Césaire 309 , du
magico-religieux. Les noms et les surnoms ont aussi une valeur identitaire. Cela est particulièrement visible en Bretagne : les noms des villes, des lieux ont été francisés, et l’on
assiste, depuis plusieurs dizaines d’années à une bretonnisation de ces noms (y compris en
pays gallo et surtout dans le pays nantais, qui revendique son appartenance géographique et
historique à la Bretagne, et non à la Loire-Atlantique 310 ). De même, en Martinique, les
noms révèlent une réalité qui est parfois cachée : ils expriment une vérité socio-culturelle.
Les noms sont importants car le langage, l’acte de parler et de nommer est lui-même important : de fait, « c’est la langue qui signifie le mieux car elle transporte la plus juste et la
plus impressionnante charge de culture séculaire, elle seule est capable de révéler totalement ses locuteurs. » 311 . En Martinique, cela est intimement lié à la réalité de
l’esclavage 312 : « [il] s’est créé un vocabulaire colonial, sans lequel, non seulement la réa-
309
Entretien du 19/05/2004.
Les panneaux de signalisation sont bilingues dans toute la Bretagne. C’est aussi le cas en Haute-Bretagne
où l’on trouve des panneaux bilingues français/breton alors que la langue originelle est le gallo. Ainsi en estil des panneaux d’orientation dans l’Université Rennes 2, ce qui est certainement lié à la présence d’un UFR
Bretagne et Pays Celtiques. Concernant le pays nantais, la construction par les élus municipaux d’un « mur
de la honte » après avoir imposé la signalisation routière en français et en breton est assez frappante, flagrante d’un désir, d’une volonté de reconsidération des « frontières » départementales.
311
Pierre Jakez HELIAS, « Pierre-Jakez Hélias : trente années pour l’inventaire d’une langue et d’une culture. Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », in Europe, n°625, mai 1981 : Littérature de Bretagne, pp.1121 : p.20.
312
« Ma race a commencé comme la mer, / sans aucun nom, sans aucun horizon, / avec des galets sous ma
langue, / un autre point de vue sur les étoiles. / Mais aujourd’hui ma race est ici […] / J’ai commencé sans
mémoire, / j’ai commencé sans avenir […] / Derrière nous tout le ciel s’est replié […] / et l’écume nous a
saisis / sans rien laisser entre nos mains / que ce bâton / pour tracer nos noms sur le sable, / que la mer a de
nouveau effacé, dans notre propre / indifférence. […] / Leur mémoire est devenue acide, / mais les noms sont
restés […] / En tant qu’hommes, ils ne pouvaient vivre / sans présumer d’abord / le droit de toute chose à être
un nom. / Les Africains ont acquiescé, / les ont répétés et changés. / Ecoutez, mes enfants, dites : / moubain :
le prunier, / cerise : la merise, / baie-la : la baie, / avec les fraîches voix vertes / que jadis ils furent euxmêmes, / à la façon dont le vent courbe / nos inflexions naturelles. », Derek WALCOT, « Noms », poème
extrait de Sea Grapes (1976), traduit par Claire Malroux, in Magazine littéraire, n°369, octobre 1998, supplément Ecrire la Caraïbe (pp.105-126), pp.120-121.
310
90
lité ne pourrait être lue, mais qui semble, de plus impliquer l’univers perceptible et non
l’inverse » 313 .
1/ Pour un renouveau de la langue bretonne 314
Nous allons faire un état des lieux succinct de la situation de la langue bretonne et
de ses rapports avec la langue française, tout en nous interrogeant sur le statut de la littérature en langue bretonne et, plus largement, des œuvres écrites en langue bretonne.
a) La langue bretonne et son avenir possible 315
En Centre-Bretagne, seule une partie de la population est bilingue, l’autre partie est
monolingue et maîtrise le français. Il y a deux cas de figure : les bretonnants de naissance
(qui sont très peu nombreux : ce sont des générations déjà âgées) et les (anciens) élèves des
écoles proposant un enseignement bilingue français/breton316 , par immersion linguistique,
comme Diwan 317 , Dihun 318 ou Divyezh319 . Il s’agit, ici, d’un bilinguisme total, réel : ceux
qui maîtrisent les deux langues le font parfaitement, il s’agit d’une réelle situation de bilinguisme 320 .
313
Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique, op.cit., p.13. Et il ajoute que « Tout le vocabulaire
[…] est avant tout une façon pour le colonisé de nommer ce qui lui échappe. De là, toute la charge symbolique que portent les noms et les mots dans l’île. » (p.15).
314
On compte traditionnellement quatre variétés de breton : le cornouaillais (au sud du Finistère et sur une
partie des Côtes-d’Armor et du Morbihan), le léonard (au nord du Finistère), le trégorrois (dans les Côtesd’Armor) et le vannetais (dans la région de Vannes). Le vannetais se distingue des trois autres tant sur le plan
de la phonétique que sur celui de la syntaxe et du lexique. Certains considèrent que cette diversité est l’une
des principales raisons du recul de la langue bretonne et de ses difficultés à survivre. Notre corpus ne portant
pas sur le Pays de Vannes, nous ne traiterons donc pas du statut particulier du dialecte vannetais. La plupart
des bretonnants ne maîtrisent pas, en effet, tous les dialectes de la langue bretonne (les accents disent les
Bretons bretonnants), et c’est l’une des raisons pour lesquelles le pays de Vannes n’a été que peu étudié par
les folkloristes, à l’exception d’Yves Le Diberder : Théodore Hersart de La Villemarqué, François-Marie
Luzel et Anatole Le Braz estimaient ne pas maîtriser suffisamment ce breton, ils n’ont donc pas fait de collectes dans cette partie de la Basse-Bretagne.
315
Pour plus d’informations, voir les travaux de Fañch BROUDIC sur la langue bretonne.
316
En fait, il s’agit très souvent d’un enseignement trilingue, comprenant l’anglais.
317
Le terme diwan signifie « germe ». Il s’agit d’une association, d’une structure associative, créée en 1977.
318
Le terme dihun signifie « réveil ». Il s’agit d’écoles privées catholiques.
319
Le terme divyezh signifie « deux langues ». Il s’agit d’écoles publiques.
320
Comme le prouvent les nombreux panneaux et affichages bilingues français/breton ou monolingues en
breton, y compris des publicités. C’est aussi le cas des étiquettes figurant sur les produits, qu’il s’agisse de
produits régionaux susceptibles d’être achetés par des touristes ou de produits de consommation courante, y
compris de l’eau en bouteille. C’est le cas notamment de l’eau de source Arzhur produite à Paimpont (Ille-etVilaine) dont les étiquettes sont bilingues français/breton alors qu’on s’attendrait à un bilinguisme français/gallo.
91
La langue bretonne se perd, le nombre de ses locuteurs diminue un peu plus chaque
année, ce, malgré les efforts faits par les associations, l’administration et la population, à
travers l’organisation de cours et d’éditions en langue bretonne 321 . Au début du XXe siècle,
90 % de la population de Basse-Bretagne est bretonnante, et, dans un cas sur deux, le français est totalement ignoré. En 1998, deux Bretons sur dix maîtrisent la langue bretonne
(soit environ 240.000 locuteurs) 322 . Le recul de la pratique spontanée du breton s’est fait
essentiellement en une ou deux générations, celles de l’après-guerre et d’après les années
50, même si ce constat peut être nuancé. C’est pourquoi le « breton, est inscrit au « livre
rouge » des langues en voie de disparition de l’Unesco » 323 .
La perte de la pratique du breton est due à l’acculturation par le biais de l’école, du
service militaire, des guerres et des médias, qui communiquent en français. L’exode rural
et l’émigration massive vers les grandes villes et la capitale ont accentué le phénomène. A
cela s’ajoute la pression idéologique de l’époque, qui peut être symbolisée par le personnage de Bécassine : le Breton, surtout le Bas-Breton, est considéré comme en retard dans
tous les domaines et comme un simple d’esprit 324 . Cela a pour conséquence un rejet − quasi systématique dans certains cas − de la langue et de la culture bretonnes.
La manière dont le français est enseigné dans les écoles de Basse-Bretagne est aussi
très importante 325 . Dès la fin du XIXe siècle, les dirigeants décident d’envoyer dans les
régions patoisantes essentiellement des instituteurs francophones, afin de créer une situation d’immersion et, ainsi, favoriser l’apprentissage de la langue française. Ces instituteurs
sont, généralement, plus sévères que leurs collègues, dans certains cas parce qu’ils perçoivent leur affectation dans les campagnes non francophones comme une sanction, dans tous
321
Il existe, en effet, de nombreuses associations dont le but est de promouvoir la langue et la culture bretonnes, certaines s’intéressent plus particulièrement à la langue. C’est le cas, notamment, de l’association « Pour
que vivent nos langues », association interrégionale, qui s’investit pour la sauvegarde de la langue bretonne et
des autres langues régionales ; de l’Ofis ar Brezhoneg (l’Office de la Langue Bretonne) qui mène une campagne pour la défense de la langue bretonne (cours, émissions, stages, etc.) et une autre auprès des entreprises
pour une plus grande visibilité de la langue et son utilisation quotidienne ; et de Dastum qui recueille le patrimoine culturel et linguistique sous forme d’enregistrements audio et vidéo et de collectages écrits. Parmi
les nombreuses manifestations organisées autour de la langue bretonne, l’on note la fête de la langue bretonne à Langonnet (fête annuelle) et les stages en immersion proposés à Spézet.
322
Cf. Marie-Haude ARZUR, « La langue du cœur », in ArMen, hors-série, 1998, pp.50-59.
323
Article « Dans la syntaxe de la langue bretonne, l’être supplante l’avoir et façonne une identité particulière… » (Ça m’intéresse, n°266, avril 2003, dossier « Spécial Bretagne » aux pp. 68-81), pp.80-81 : p.81.
324
Au sujet de l’image que le reste de la population française, et plus particulièrement celle des grandes villes
et de Paris, a des Bretons, voir Ronan DANTEC et James EVEILLARD, Les Bretons dans la presse populaire illustrée (Rennes, éditions Ouest-France, collection « Mémoires », 2001, 127p.) ainsi que Nathalie
DUGALES « La représentation de la Bretagne et des Bretons par la presse française : étude comparée des
journaux Le Monde, Libération et Le Figaro », in Et la Bretagne ?, op.cit., pp.97-116.
325
A ce sujet, voir Pierre Jakez HELIAS, Le Cheval d’orgueil, op.cit., notamment les pages 230-238.
92
les cas parce qu’ils souffrent et vivent mal leur isolement. L’usage de la langue bretonne
est formellement interdit tant dans les salles de classe que dans la cour de récréation326 , et
l’on remet un « symbole » à l’enfant surpris en train de parler breton, « symbole » 327 qui
lui vaudra une double punition (par le maître et par ses parents) s’il est encore en sa possession à la fin de la journée, le seul moyen de s’en débarrasser est de le transmettre à un
camarade. Cet usage a cours dans les écoles jusque vers 1960 par endroits. Cela revient à
interdire le breton à l’école et en dehors, comme le montrent alors des pancartes installées
dans certains lieux publics : « Il est interdit de cracher par terre et de parler breton » 328 .
A la fin des années 1960, il y a une prise de conscience de l’importance de la culture bretonne et l’on considère la langue bretonne comme un « capital culturel ». Cela
amène à diverses actions et, notamment à la création de classes bilingues, qu’elles soient
associatives ou intégrées dans le cadre traditionnel (tant dans les établissements laïcs que
dans les établissements privés). Le slogan est alors Ar brezhoneg er skol, « Le breton à
l’école ». De nombreuses manifestations sont organisées régulièrement en faveur de
l’enseignement de la langue bretonne.
Cependant, l’on note un recul de l’Etat. Les écoles associatives bilingues Diwan
devaient être intégrées à l’enseignement public, cette intégration a été annulée par une décision du Conseil d’Etat, le 29 novembre 2002, qui annulait aussi l’arrêté ministériel instituant l’enseignement public à parité horaire. Et, en 2004, le Rectorat d’académie de Rennes
a fermé plusieurs classes bilingues, et le Ministère de l’Education Nationale a divisé par
deux le nombre de postes de professeurs de langues régionales mis au concours.
326
« Lorsque l’un d’entre nous est puni pour avoir fait entendre sa langue maternelle dans l’enceinte réservée
au français, soit qu’il écope d’un verbe insolite ou irrégulier, soit qu’il vienne au piquet derrière le tableau
après le départ de ses camarades, une autre punition l’attend à la maison. Immanquablement. Le père ou la
mère, qui quelquefois n’entend pas un mot de français, après lui avoir appliqué une sévère correction, lui
reproche amèrement d’être la honte de la famille, assurant qu’il ne sera jamais bon qu’à garder les vaches, ce
qui passe déjà pour infamant, par le temps qui court, auprès de ceux-là mêmes dont une part du travail est de
s’occuper des vaches. » ibid., p.235.
327
« il s’agit d’un objet dérisoire de bois, ou encore d’un caillou… dit parfois « vache » ou « sabot » […]
L’interdiction de parler breton en classe, que l’on justifiait par la nécessité d’un « bain linguistique » […] se
voit ainsi prolongée par un interdit qui frappe jusqu’en pleine cour de récréation. », Francis FAVEREAU,
Bretagne contemporaine − Langue, Culture, Société (Morlaix, éditions Skol Vreizh, 1993, 224p.), p.152.
Voir à ce sujet, Pierre Jakez HELIAS, Le Cheval d’orgueil, op.cit., pp.236-238, qui précise : « Certains maîtres engagent même les enfants à se dénoncer mutuellement, bien qu’ils enseignent dans leur classe qu’il est
très vilain de « rapporter ». Mais la règle ne vaut pas pour le délit de bretonniser. » (p.236).
328
Cette phrase est reprise par Paol KEINEG comme titre et refrain d’un poème, il fait figurer cette phrase en
français dans la version bretonne de son texte. Yann-Ber PIRIOU la reprend aussi pour son recueil : Défense
de cracher par terre et de parler breton − Poèmes de combat (1950-1970) (Honfleur, éditions Pierre Jean
Oswald, 1971, 171p.), dans lequel il publie le poème de Paol KEINEG (pp.140-141).
93
Francis Favereau nous a expliqué 329 que le breton dit « standard » existe depuis les
années 1930-1945 : l’église a créé une norme à partir du XVIIe siècle pour le catéchisme −
norme qui a été reprise par les universitaires − à partir du breton parlé en Léon (le pays du
Léon était considéré comme « la terre des prêtres »). Selon lui, « les puristes nationalistes
sont contre les choses modernes. Le breton parlé est revendiqué par les nationalistes ». Il
explique aussi qu’il y a eu un siècle d’effacement du breton : un demi-siècle complètement
et un demi-siècle autrement et il conclut ainsi : « le breton est revenu par la petite porte ».
Le fait d’avoir privilégié le dialecte léonard a eu pour conséquence une forme d’ostracisme
vis-à-vis des autres dialectes bretons. L’établissement de cette langue bretonne unifiée,
« académique » − création d’une orthographe unique 330 , reconnaissance du seul breton
léonard, création de néologismes à partir d’autres langues celtiques − permet à la langue
bretonne d’être présente à l’Université depuis un siècle, en outre des diplômes reconnus
par l’Etat et l’Education Nationale sanctionnent son étude depuis les années 1980 331 . Cette
langue pose quelques problèmes, comme toutes les langues unifiées : les bretonnants de
naissance ne la comprennent pas et ne sont pas compris de ceux qui la parlent. Il est à noter
que les élèves ayant suivi une scolarité bilingue comprennent les deux formes et sont compris par leurs interlocuteurs. En outre, nombre de personnes reprochent à l’université de
Rennes 2 (et plus particulièrement à Per Denez et à Francis Favereau) d’exercer une forme
de mainmise sur la langue bretonne. Le conflit opposant Françoise Morvan et Per Denez au
sujet de la réédition de l’œuvre de François-Marie Luzel illustre assez bien le problème :
Françoise Morvan a fait le choix de respecter les manuscrits et les tapuscrits originaux,
sans les corriger et sans en changer le texte breton, alors que Per Denez a « modernisé » le
329
Entretien du 20/06/2001 dans son bureau à l’Université de Rennes 2.
La base de l’orthographe moderne du breton est la publication, en 1659, d’une grammaire et d’un dictionnaire breton/français par le père jésuite Julien Maunoir, ouvrages dans lesquels il utilisait une nouvelle orthographe. On lui doit principalement la graphie c’h (pour marquer la différence entre ar chik, « le menton », où
ch se prononce comme en français et ar c’hik, « la viande », où c’h se prononce comme la jota espagnole. Au
XIXe siècle, on a cherché à unifier les trois parlers les plus proches : le cornouaillais, le léonard et le trégorrois, c’est le breton KLT (Cornouaille se dit Kerne en breton). En 1941, à l’initiative d’un groupe d’écrivains,
c’est le « breton complètement unifié (brezhoneg peurunvan) ou breton KLTG (Vannes se dit Gwened en
breton), que l’on appelle communément breton zh, car il se caractérise par la graphie zh qui tient compte des
prononciations [z] des uns et [h] des autres. En 1956, le chanoine François Falc’hun établit une nouvelle
orthographe, dite orthographe universitaire. On a donc aujourd’hui quatre orthographes officielles : le KLT,
le KLTG (ou zh), l’universitaire (ou falhuneg) et le vannetais. Le nom breton de la Bretagne, Breizh, l’illustre
bien : en Cornouaille, dans le Léon et le Trégorrois, on dit Breiz, et Breih en vannetais. La graphie Breizh a
été inventée pour tenir compte à la fois du z des trois premiers et du h du dernier : elle est le résultat d’une
tentative de conciliation des divergences existant entre les dialectes bretons. Pourtant, cela ne satisfait pas
tous les intéressés et la querelle autour de l’orthographe du breton continue.
330
94
texte breton en changeant l’orthographe, la syntaxe et la langue : il l’a réécrit. Yann-Ber
Piriou explique ainsi la polémique autour des langues régionales :
« Le breton est un véhicule et non un outil d’enseignement. […] Dans la politique amorcée avec
les langues régionales, je vois l’amorce d’un processus intéressant. Il y a la volonté de reconnaissance des composants de la langue française qui n’est pas composée d’une seule langue et d’une
seule culture. C’est très dangereux de ne pas reconnaître cela. […] L’imposition du choix de la
langue a été une erreur : on aurait fait l’économie de beaucoup de drames et l’économie du nationalisme […] ça va à l’encontre de ce que la culture française a de meilleur. » 332
Toutes ces dispositions prises en faveur de la langue bretonne tiennent compte de
divers éléments et, notamment, du fait que la langue bretonne est représentative de ses locuteurs, de leur tempérament, de leur caractère. Plus précisément, elle reflète non pas les
hommes mais leur société, le contexte d’usage de cette langue, comme le montre la sociolinguistique. Et c’est pourquoi beaucoup considèrent que hep brezoneg, Breiz ebed (« sans
le breton, pas de Bretagne »), selon un slogan utilisé par les partisans de l’enseignement du
breton333 .
C’est ainsi que le Breton, en particulier quand il est originaire de Centre-Bretagne,
peut paraître distant : il n’utilise jamais le tutoiement, mais il accorde plusieurs valeurs au
vouvoiement, parmi lesquelles une manière de penser le vouvoiement comme un tutoiement. Cela se voit dans les conjugaisons : pas de conjugaison à la deuxième personne, et
pas de pronom personnel de la deuxième personne. Et il accorde une grande importance au
verbe « faire » : il fait beaucoup de choses. Certaines traductions littérales donnent ainsi :
« vivre je fais » (pour bévet ran ou béoet raon), « bouillir fait l’eau » (pour bervet ra an
dour ba ar hoant), ou « ramasser nous faisons » (pour dastumet ramp bapreud)334 . Le fait
de faire l’action est au moins aussi important que l’action en elle-même.
331
Comme l’a souligné Francis FAVEREAU, lors de notre entretien du 26/04/2002 : « Tout est inversé » :
« le C.A.P.E.S. est instauré en 1984-1985, le D.E.U.G. en 1989, la Licence en 1981, la Maîtrise et le D.E.A.
depuis 1968, la Thèse depuis le début du XXème siècle. ».
332
Entretien du 26/04/2002 dans son bureau à l’Université de Rennes 2.
333
« C’est peut-être dans la langue qu’il faut chercher l’explication du caractère particulier breton. […] Une
langue où il n’y a pas de « bonjour » et qui met, tout de suite, les interlocuteurs dans l’obligation de dialoguer. Une langue où l’auxiliaire avoir n’a pas d’équivalent : il faut utiliser être. « Cette construction de la
phrase dessine un rapport à l’environnement », écrit Yannick Le Bourdonnec dans le Miracle breton (Calmann-Lévy). « Priorité de l’être sur l’avoir, perception du monde et organisation de l’environnement à partir
de la personne. ». « Notre identité est faite d’enracinement et d’ouverture sur le monde », ajoute Bernard
Gestin, directeur de l’Institut Culturel de Bretagne. » (« Dans la syntaxe de la langue bretonne, l’être supplante l’avoir et façonne une identité particulière… », in Ça m’intéresse, n°266, avril 2003, dossier « Spécial
Bretagne » aux pp. 68-81, pp.80-81 : p.80).
334
Les exemples viennent de Gwendal AR FLOC’H, Henchou ar Menez Du − Etude de la langue bretonne
parlée (publication à compte d’auteur).
95
Cependant, les mesures prises pour la sauvegarde de la langue bretonne, si elles
sont concluantes par bien des aspects (nombre de locuteurs, âge des locuteurs, création de
diplômes sanctionnant la maîtrise de la langue, entre autres), n’ont pas toujours l’effet escompté. L’on constate, en effet, que les jeunes générations apprenant le breton à l’école
n’utilisent guère la langue bretonne en dehors des cours proprement dit (pas même dans la
cour de récréation des établissements assurant un enseignement bilingue). Cela entraîne
une remise en question de cet enseignement et un certain nombre d’interrogations, puisque
la question principale demeure l’avenir de la langue et de sa pratique.
b) La littérature en langue bretonne 335
Il existe deux écoles littéraires bretonnes rivales aujourd’hui, qui se distinguent par
la revendication d’une orthographe : l’Emgleo Breiz (ou « Fondation culturelle bretonne »),
qui opte pour l’orthographe universitaire (c’est le choix de l’université de Brest) ; et le Kuzul ar Brezhoneg (ou « Conseil du breton »), qui préfère le zh (c’est le choix de l’université
de Rennes).
Les premiers textes écrits en langue bretonne sont anciens 336 . Ici, nous nous intéressons essentiellement aux productions du XXe et du XXIe siècles, à la façon dont une littérature en langue bretonne a pu exister, survivre alors qu’on tentait d’« anéantir les patois »,
ainsi qu’au statut accordé à cette littérature à l’heure actuelle.
Il y a, en effet, de plus en plus d’ouvrages publiés en langue bretonne, et de moins
en moins d’ouvrages bilingues. Les ouvrages pour enfants unilingues et bilingues, en particulier les imagiers et les livrets de coloriage, se trouvent aisément et chez plusieurs éditeurs. On trouve aussi facilement des grammaires, des dictionnaires unilingues et bilingues,
et des méthodes d’apprentissage du breton (en grand nombre). La langue est maîtrisée aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, ce qui permet par exemple à Yann-Fañch Kemener d’écrire,
dans ses Carnets de route337 , l’un des textes de présentation en breton, sans traduction, et la
suite en français. Même si cela peut être mal perçu, et donner l’impression d’un texte réservé aux initiés, d’une forme de mise à l’écart du tout-venant, cela marque aussi la complicité entre bretonnants et le partage d’un bien considéré comme précieux : une langue,
335
Pour plus d’informations, se référer à Francis FAVEREAU, Anthologie de la littérature bretonne au XXe
siècle. 1 ère partie : 1900-1918 et Anthologie de la littérature bretonne au XXe siècle. 2 ème partie : 1919-1944.
336
On sait qu’il y a eu de nombreuses publications en langue celtique durant les siècles précédents : à ce
sujet, voir Emile SOUVESTRE, Les derniers Bretons tomes 1 et 2.
337
Yann-Fañch KEMENER, Carnets de route − Kanaouennoù Kalon Vreizh. Chants profonds de Bretagne
(Morlaix, éditions Skol Vreizh, 1996, 359p.), « Eñvorennoù a galon », pp.21-22.
96
une culture, un héritage. Les bretonnants, comme les créolophones et tous ceux qui maîtrisent une langue minorée, semblent prendre un plaisir certain à échanger dans leur langue
maternelle, surtout quand l’auditoire, dans sa majorité, ne comprend pas la langue en question. Comme le précise Francis Favereau,
« le lectorat de la littérature bretonnante est plus spécifique [que celui des textes francophones] :
les bretonnants de naissance ne sont pas habitués. Il y a un petit lectorat scolaire et un lectorat motivé par le breton. Depuis la Charte Culturelle de 1980, les maisons d’édition en langue régionale
sont aidées […] Après l’Ile de France, la Bretagne est la terre du livre. […] Il y a les langues de
l’exiguïté qui ont de petites littératures et les langues nationales et internationales : le breton est
entre les deux, avec le catalan. » 338
La production littéraire en langue bretonne est essentiellement orale dans un premier (et long) temps. Elle se compose des récits de la littérature orale d’une part, et, d’autre
part, de théâtre et de poésie 339 . Mais les auteurs en langue bretonne ne sont pas exempts de
critique 340 : Pierre Jakez Hélias 341 déplore ainsi l’absence d’œuvres majeures en langue
bretonne, et il insiste pour que les écrivains bretonnants aient aussi, en plus de leur préoccupation linguistique, un véritable souci esthétique. Il semble, en effet, qu’ils accordent
davantage d’importance au fait d’écrire en breton qu’à leur propre style et aux trames na rratives, comme tend à le prouver le refus catégorique de la majorité d’entre eux de traduire
leurs textes en français, y compris dans des éditions bilingues, au risque de voir la langue
considérée uniquement comme un outil idéologique 342 . Cette démarche diffère de celle de
leurs prédécesseurs qui souhaitaient écrire en breton notamment pour enrichir la langue et
enrichir son potentiel d’expression343 .
338
Entretien du 26/04/2002.
A ce sujet, voir la préface de Yann-Ber PIRIOU au recueil Défense de cracher par terre et de parler breton, op.cit., pp.5-36.
340
François RANNOU considère que « la qualité littéraire des œuvres en breton est encore trop souvent passable, voire médiocre » (texte de présentation à Francis FAVEREAU, « La littérature de langue bretonne »,
in Europe, n°913, mai 2005 : Littérature de Bretagne, pp.73-78 : p.73). Jean-Marie LE SIDANER estime
qu’il y a quelques textes remarquables en langue bretonne « mais très peu qui aient vraiment une portée universelle. Ceci pour le passé. Quant à aujourd’hui, c’est bien pire. » (« La Bretagne au pluriel », in Europe,
n°625, mai 1981, pp.3-4 : p.3).
341
Cf. « Lettre à un bretonnant sur le besoin de littérature », 1957, in Lettres de Bretagne − langue, culture et
civilisations bretonnes (Paris, éditions Galilée, collection « Débats », 1978, 244p.), pp.31-50.
342
Cette démarche témoigne des changements qui se sont opérés depuis plus d’un siècle : les écrivains, tout
comme leurs concitoyens, n’ont plus les mêmes préoccupations. L’on mesure « le chemin parcouru depuis un
bon siècle […] les priorités d’alors, c’était une poésie régionaliste qui se voulait moins provinciale […], un
théâtre qui tentait de se dégager du patronage d’action catholique […] ainsi que le roman-feuilleton des revues catholiques populaires [...] La littérature de langue bretonne était alors toute à son intégration dans un
cadre « national » (roman alimentaire, théâtre régionaliste, recueils de poésie…) » (Francis FAVEREAU,
« La littérature de langue bretonne », art.cit., p.78).
343
« le breton que j’écris n’est pas celui que je parle quotidiennement et que l’on parle autour de moi. Il ne
sert à rien de cacher que ma langue s’abâtardit, s’appauvrit comme le français lui-même. […] Alors j’estime
que mon travail d’écrivain consiste à utiliser tout son registre, toutes ses ressources et ses possibilités, son
vocabulaire entier et toutes les finesses de sa grammaire, à l’actualiser sans grec ni latin, à lui ménager, si
339
97
Dans les années 1970 et 1980, la littérature a joué un rôle très important : elle était
le moyen d’expression des protestations et des revendications culturelles concernant la
langue, la culture et l’identité bretonnes. Elle « a commencé, à partir de la deuxième moitié
des années 1980, une phase d’interrogation sur son identité. De remise en cause. En vue
d’une reconstruction, d’une refondation » 344 . Et « elle semble difficile à saisir parce que se
tenant comme en retrait d’un mouvement de « renouveau culturel breton » qui apparaît, vu
de l’extérieur, d’une ampleur avérée et notable » 345 , principalement dans les domaines de
la musique et de l’enseignement de la langue. A l’heure actuelle, les enjeux ont donc changé, ils semblent de moindre importance : la première préoccupation des écrivains est devenue l’emploi de la langue bretonne ou, tout du moins, des caractéristiques de la culture
bretonne, quitte à frôler les clichés combattus naguère 346 . La littérature n’est plus accessible à tous, mais aux seuls bretonnants, elle n’a donc plus le même impact. Les revendications qu’elle peut véhiculer semblent se limiter à l’usage de la langue bretonne, qui devient
un acte politique en soi. Il y a là une forme de mise à l’écart des non-bretonnants qui peut
passer pour du sectarisme.
En 1872, à l’initiative d’Henri Gaidoz, paraît l’unique numéro de l’Almanak BreizIzel, destiné à diffuser les idées républicaines dans les campagnes. François-Marie Luzel en
a assuré la traduction. Depuis plusieurs années, la presse accorde une place (de plus en plus
importante) aux articles rédigés en langue bretonne. La majorité des titres en publie au
moins un, avec ou sans traduction. Et il existe de nombreuses revues de langue bretonne,
possible, un avenir. C’est un breton élaboré comme l’était celui des conteurs, si soucieux de conserver
l’héritage linguistique qu’ils reproduisaient quelquefois d’anciennes phrases sans les comprendre. » (Pierre
Jakez HELIAS, « Pierre Jakez Hélias : trente années pour l’inventaire d’une langue et d’une culture. » ,
art.cit., pp.13-14).
344
François RANNOU, « Une littérature de refondation », in Europe, n°913, mai 2005, pp.3-7 : p.4.
345
Ibid., p.3.
346
« Les critères retenus ne sont ni esthétiques ni littéraires. Le premier est le choix de la langue : écrire en
breton est un trait distinctif suffisant − la valeur de l’œuvre passe au second plan. Si l’œuvre n’est pas écrite
en breton mais qu’elle en défens la cause, c’est aussi bien. Le deuxième est le lieu de naissance : un auteur né
en Bretagne est forcément un auteur breton ! Le troisième s’attache au contenu de l’œuvre ; si son cadre se
situe en Bretagne, si l’auteur fait ressortir des caractéristiques typiquement bretonnes, elle appartiendra
d’office à la littérature bretonne ! », ibid., pp.4-5. Or la littérature bretonne ne saurait se réduire à ces seuls
critères, François RANNOU revendique donc une « nouvelle littérature bretonne », « « Bretonne » parce
qu’elle porte en soi pour être vraiment elle-même sa part d’ailleurs, déclencheur d’imaginaire […]
« Nouvelle » parce qu’elle sait interroger son passé, en saisir les liens brûlants, en former l’actualité, le remettre en question avec un esprit critique pertinent. », ibid., p.5. Dans notre corpus, nous avons privilégié des
textes qui nous ont semblé porteurs de l’imaginaire et de la vision de l’ailleurs véhiculés par la culture bretonne, caractéristiques de cette culture. Et nous considérons qu’ils ont une portée universelle, tout comme
ceux que nous avons choisi pour la culture créole martiniquaise. Nous avons souhaité suivre ainsi l’idée
d’universalité telle que l’expose Edouard GLISSANT.
98
comme Lagar 15, qui est une revue théorique et intellectuelle, ou Spered Gouez, qui est
une revue poétique. La première revue bretonnante est Gwalarn 347 , dont le premier numéro
paraît en 1925, et à laquelle succède Al liamm348 en 1946. En 1957 naît la revue Brud 349 ,
plus proche de la culture traditionnelle et qui a soutenu la renaissance des festoù-noz. A ces
publications s’ajoute le choix de certaines maisons d’éditions de publier des titres en langue bretonne, comme nous l’avons vu. Les éditions TES − maison d’édition bretonnante
pour les écoles − accomplissent ainsi un travail considérable au service de l’enseignement
de la langue bretonne.
2/ Pour un renouveau de la langue créole (en Martinique)
Nous allons, à présent, établir un état des lieux succinct de la situation de la langue
créole en Martinique et des liens qu’elle entretient avec la langue française. Nous verrons
aussi le statut des ouvrages écrits en langue créole. Nous ferons quelques considérations
d’ordre général sur les créoles à base lexicale française. Mais nous étudierons essentiellement le créole parlé en Martinique.
a) La langue créole et son possible avenir
Nous nous intéressons au créole martiniquais, qui est à base lexicale française 350 , ce
qui confère un statut particulier à cette langue : elle existe en même temps qu’une autre −
347
Gwalarn signifie « Nord-Ouest ». Cette revue est l’expression d’un sentiment de révolte et de pitié pour le
peuple breton : « On a coutume de dire, qu’au point de vue de l’instruction, le peuple de Basse-Bretagne est
parmi les plus arriérés d’Europe. Et cela est vrai. Ce qu’on ajoute moins souvent, ce dont on ne se rend pas
compte, c’est que la raison est la suivante : ce peuple ne reçoit pas l’instruction dans la langue qu’il parle. »,
in L’instruction du peuple breton par le breton (texte de 1928, cité par Yann-Ber PIRIOU, Défense de cracher par terre et de parler breton, « Préface », op.cit., p.19). Les auteurs de Gwalarn − parmi lesquels Roparz HEMON et Jakez RIOU − se donnent pour but d’élargir l’horizon des bretonnants, de parfaire leur culture littéraire. Pour ce faire, ils traduisent les textes classiques et des œuvres étrangères, ouvrant ainsi les
bretonnants sur le monde. Leur travail aboutit à un renouveau de la production littéraire en langue bretonne.
348
Al liamm signifie « Le lien ». Cette revue est créée, clandestinement, par des étudiants au printemps 1946.
Elle a pour but de continuer le travail commencé par Gwalarn, qui a disparu. Le succès est tel que la revue se
double d’une maison d’édition.
349
Brud signifie « renommée » .
350
« cet idiome est apparu brutalement − en moins d’une cinquantaine d’années entre 1625 et 1670-1689 −
[…] dans les colonies antillaises de la France. », Raphaël CONFIANT, « Le créole ou la quête de la souveraineté scripturale », in Magazine littéraire, n°369, octobre 1998, pp.117-119 : p.117. L’on considère, généralement, que le créole est né au XVIIe siècle des contacts du français avec des langues africaines. Pour plus
d’informations, voir notamment les travaux de Guy HAZAEL-MASSIEUX, Marie-Christine HAZAELMASSIEUX, Lambert-Félix PRUDENT, Jean BERNABE, Dany BEBEL-GISLER et Robert CHAUDENSON.
99
la langue française − en situation de diglossie plutôt que de bilinguisme. Il y a interaction
entre ces deux langues, d’où l’apparition d’acrolecte et de basilecte351 . Concernant ces
deux termes, qui désignent des réalités linguistiques propres aux Antilles, et surtout à la
Martinique, nous reprenons les définitions données par les membres du G.E.R.E.C. 352 :
− l’acrolecte est la « zone du continuum-discontinuum créole/français composée de
formes syntaxiques, lexicales et réthoriques [sic], très proches du français. C’est la variété
considérée par la communauté linguistique comme la plus élevée et pouvant, de ce fait, se
fondre souvent avec la norme ou même une surnorme. » 353 ;
− le basilecte est la « zone du continuum-discontinuum créole/français composée de
formes syntaxiques, lexicales et réthoriques [sic], très éloignées du français. C’est la variété autochtone la plus éloignée de l’acrolecte ». Et nous ajoutons la définition du terme
« basilectal » : « qui se rapporte au dialecte de base, à des réalités sociolinguistiques profondes de la langue » 354 .
En Martinique, il n’y a pas vraiment de bilinguisme, il s’agit davantage d’une diglossie, comme l’exprime Aimé Césaire :
« C’est comme s’il y avait eu un partage : il y a des choses qu’on ne dit qu’en créole (les confidences…) et il y a des choses qu’on ne dit qu’en français (les problèmes, l’administratif, les sciences,
le scolaire…). Qu’est-ce qui est le plus légitime ? On a besoin du créole, c’est notre langue à nous.
Mais le français est la langue dans laquelle j’ai appris à lire, à écrire, et, j’ose dire, à penser… » 355
La diglossie des Martiniquais a, pendant très longtemps, eu des règles très précises : le
français pour l’oral et l’écrit (le sérieux) et le créole uniquement à l’oral (pour les amuse351
« Solibo Magnifique utilisait les quatre facettes de notre diglossie : le basilecte et l’acrolecte créole, le
basilecte et l’acrolecte français, vibrionnant enracinement dans un espace interlectal que je pensais être notre
plus exacte réalité socio-linguistique. », Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.45.
352
Il s’agit du Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone, ces chercheurs sont basés à
l’Université des Antilles-Guyane de Schœlcher. Jean BERNABE et Raphaël CONFIANT en font partie. Le
G.E.R.E.C. « poursuit la normalisation du créole en lien avec une recherche identitaire ; ainsi graphie et vocabulaire proposés pour le créole doivent dévier du français, et l’on préfère le néologisme à l’emprunt. »,
Ralph LUDWIG, « Introduction : L’oralité des langues créoles − « agrégation » et « intégration » », in Les
créoles français : entre l’oral et l’écrit, Ralph LUDWIG (dir.) (Tübingen, éditions Gunter Narr Verlag, collection « ScriptOralia », n°16, 1989, 305p.), pp.11-39 : p.31.
353
Définition donnée dans le « Glossaire » établi par Daniel BARRETEAU et Raphaël CONFIANT, in Jean
BERNABE, La fable créole, op.cit., pp.189-202 : p.189.
354
Ibid., p.190.
355
Aimé CESAIRE, entretien du 11/05/2004. C’est Aimé Césaire qui insiste et souligne. Voir aussi
l’« Entretien d’Aimé Césaire avec Jacqueline Leiner », in Tropiques, op.cit., pp.V-XXIV : « J’ai parlé du
retard culturel martiniquais. Précisément, un aspect de ce retard culturel, c’est le niveau de la langue, de la
créolité, si vous voulez, qui est extrêmement bas, qui est resté […] au stade de l’immédiateté, incapable de
s’élever, d’exprimer des idées abstraites » (p.XI) ; « Les Martiniquais sont bilingues. Il y a des choses qu’on
dit toujours en créole, d’autres toujours en français […] le créole, c’est la langue de l’immédiateté, la langue
du folklore, des sentiments, de l’intensité. » (pp.XIII-XIV).
100
ments le plus souvent). Cela est en grande partie dû au fait que le créole n’était pas reconnu
comme une langue. Par ailleurs, et le plus souvent, une seule langue est réellement maîtrisée au détriment de l’autre. Seule une minorité maîtrise vraiment les deux langues et se
trouve véritablement en situation de bilinguisme.
Par ailleurs, l’on constate un phénomène troublant : la langue créole se francise 356
en même temps que la langue française se créolise357 . Il existe un « français local », qui
s’explique ainsi : « le français s’est adapté […], s’est déformé, a subi de petites dérives
pour de multiples raisons : soit des raisons d’articulation soit des raisons de méconnaissance soit […] parce que l’ancien sens archaïque reste et le nouveau n’apparaît pas » 358 .
L’on est donc en droit de s’interroger sur la situation linguistique de la Martinique dans
plusieurs années : n’assistera-t-on pas à la naissance d’une autre langue, d’une forme de
troisième langue, hybride des deux autres, une langue de l’entre-deux, à l’image de la société qui l’aurait créée ? L’on note, en effet, déjà les signes d’une langue mixte, dans
laquelle se trouvent aussi des interférences 359 entre créole et français 360 . L’on remarque, en
effet, une tendance générale de la population martiniquaise à produire des énoncés bilingues, à utiliser conjointement les deux langues dans un même énoncé, voire dans une
même phrase ; et ce, quelle que soit la maîtrise des langues créole et française. Il y a mélange de langues, ou alternance codique, ce qui témoigne de la situation de contact des
langues, et des cultures, tout en y participant. Jean Bernabé distingue quatre variétés linguistiques en Martinique : le français « standard », le français créolisé (ou français local),
le créole basilectal et le créole francisé. Le français créolisé et le créole francisé correspondent à un continuum linguistique, c’est-à-dire qu’ils marquent une continuité linguistique
entre tous les locuteurs martiniquais, quelle que soit leur maîtrise des langues française et
créole. Selon les linguistes, l’analyse des rapports entre le français et le créole en Martinique diffère : certains considèrent qu’il s’agit d’une diglossie et d’autre d’un continuum (ou
d’un niveau mésolectal). L’on peut se demander si les deux concepts ne cohabiteraient
356
Comme semblent l’indiquer les nombreuses occurrences de termes français dans des énoncés créoles.
Comme le montrent la syntaxe et l’orthographe dans certains articles de France-Antilles, dans les publicités, dans les médias (radio, télévision et autres presses écrites), ainsi que la façon de parler de la nouvelle
génération qui mélange les deux langues et utilise nombre de créolismes dans ses propos en français.
358
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
359
« Le mot interférence désigne un remaniement de structures qui résulte de l’introduction d’éléments
étrangers dans les domaines les plus fortement structurés de la langue, comme l’ensemble du système phonologique, une grande partie de la morphologie et de la syntaxe dont certains domaines du vocabulaire »,
Uriel WEINRICH, Languages in Contact (1953), cité par Louis-Jean CALVET, in La sociolinguistique (Paris, éditions P.U.F., collection « Que Sais-Je ? » n°2731, 1993, 127p.), p.23.
357
101
pas : l’on aurait ainsi une situation générale de diglossie (avec un acrolecte et un basilecte
utilisés dans des situations de communication différentes et ne pouvant se substituer l’un à
l’autre) et le choix d’un continuum linguistique, d’un mésolecte dans la vie courante. L’on
pourrait alors utiliser le concept d’interlecte.
La langue créole est complexe. Elle est née de la langue française, c’est un fait,
mais elle a subi plusieurs influences, d’où des différences notables entre les créoles parlés
dans les différentes îles et les problèmes que les créolophones peuvent parfois rencontrer :
ils ne se comprennent pas toujours d’une île créolophone à l’autre. En Martinique, l’on
rencontre des éléments de variation dans le créole, cependant, ils ne paraissent pas
s’inscrire dans un cadre géolinguistique strict : l’on note, en effet, une forte homogénéité
géolinguistique du créole. L’emprunt caractérise les langues créoles, et il favorise leur enrichissement et leur développement. Il participe à leur structure elle-même. Il permet de
mieux comprendre la relation de dépendance du créole et du français standard, tout en
évaluant les capacités de résistance du créole martiniquais vis-à-vis du français. L’on peut
ainsi considérer que « tout mot français (dans un contexte créolophone) est potentiellement
créole (au niveau du discours) mais tout mot créole n’est pas potentiellement français » 361 .
Les mots français ainsi transférés, adaptés à la langue créole connaissent des changements
sur le plan du signifié et, plus souvent, du signifiant. Mais ces adaptations sont l’une des
causes de la décréolisation et, donc, de l’appauvrissement de la langue créole.
La question de la genèse des créoles, de leur mode d’émergence, est parfois sujette
à polémiques. Il existe principalement deux hypothèses. Pour certains, le créole se caractérise « par un vocabulaire emprunté à la langue dominante, celle des planteurs, et une syntaxe fondée sur celle des langues africaines. » Pour d’autres, il s’agit d’une approximation
d’approximation :
« dans un premier temps, les esclaves, peu nombreux et vivant relativement proches de leurs maîtres, ont acquis un français sommaire (« une approximation de français ») et […] dans un second
temps, le nombre d’esclaves se multipliant, les nouveaux venus ont appris le « français » auprès
des esclaves plus anciens (acquérant donc une « approximation d’approximation »). » Dans un
360
« Souvent, les Martiniquais commencent une phrase en français et la terminent en créole ou vice versa.
C’est extrêmement difficile », Aimé CESAIRE, entretien in Tropiques, op.cit., p.XIV.
361
Jean BERNABE, « A propos de la lexicographie créole », in Espace créole n°3, 1978 ; repris dans Fondal-natal − Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais (Paris, éditions
L’Harmattan, 1983, 1559p.), p.170. C’est l’auteur qui souligne.
102
troisième temps, le créole s’est établi « définitivement comme un code séparé du français, au sein
d’une relation diglossique. »362
Les créoles français sont, vraisemblablement, issus du français parlé au XVIIe siècle, qui
est un français très largement populaire et portant les marques des différents dialectes utilisés alors ; d’où la présence de termes ou d’expressions dialectales. En outre, les langues
créoles se caractérisent par des références géographiques et sociohistoriques très précises
et particulières : elles ont émergé dans des territoires coloniaux et sont considérées comme
autochtones (au sens étymologique du terme). Ce contexte a joué un rôle déterminant dans
la constitution de ces langues : elles portent la marque de la domination (sociale et
sexuelle) du maître.
« Dans les sociétés coloniales, les esclaves ne constituaient nullement des populations indigènes
dont la langue vernaculaire se serait vu superposer celle du colonisateur ; les esclaves, très jeunes
dans leur majorité et de langues diverses, ont été introduits dans des sociétés coloniales déjà constituées, dont les systèmes d’assimilation culturelle et linguistique étaient très puissants et efficaces. »363
Les esclaves n’étaient donc pas en mesure d’imposer des éléments de leurs langues, exception faite d’un certain lexique : celui permettant de désigner certaines réalités locales
communes à leurs pays d’origine et aux colonies inter-tropicales, principalement la faune
et la flore. Des relations maîtres/esclaves et des modes de communication qu’ils ont mis en
place, Jean Bernabé conclut ceci :
« Africains et Européens ont donc été sommés par l’Histoire d’inventer un outil linguistique qui,
avec la première génération d’enfants nés dans les colonies, s’est « nativisé », est devenu langue
maternelle de la communauté africaine, laquelle, contrairement au groupe européen, avait perdu
l’utilisation sociale des langues africaines d’origine. Mais cette « vernacularisation » du créole
dans laquelle les descendants d’Africains ont dû apporter un investissement symbolique considérable ne doit pas faire oublier que le créole est réellement une langue mixte »364
Nous considérons, nous aussi, que les Africains et les Européens ont participé, ensemble, à
la genèse du créole.
Dès le XVIIe siècle, les petits enfants noirs et les petits enfants blancs sont confiés à
la même nourrice noire. Et la langue des relations de proximité, sinon d’intimité est alors le
créole. Il se produit la même chose dans les autres régions de France, et notamment en
Centre-Bretagne : les enfants des classes aisées sont éduqués par des nourrices paysannes
362
Louis-Jean CALVET, La sociolinguistique, op.cit., pp.36-37. La théorie de l’approximation de
l’approximation est de Robert CHAUDENSON, qui fonde son analyse sur les créoles de la Réunion et de
l’île Maurice.
363
Robert CHAUDENSON, Les Créoles − Problèmes de genèse et de description (Publications de
l’Université de Provence, 1996, 374p.), p.90. L’auteur conclut son ouvrage ainsi : « l’émergence des langues
et culture créoles illustre les remarquables capacités d’adaptation de l’homme, qui a pu faire naître de l’enfer
de l’exploitation esclavagiste des systèmes nouveaux. », p.123.
364
Jean BERNABE, Fondal-natal, op.cit., pp.38-39. C’est l’auteur qui souligne.
103
et en compagnie des enfants de celles-ci. Ils apprennent donc le patois très tôt. Certains
deviennent ainsi folkloristes parce qu’ils ont été bercés par des chants et des contes en patois. Cependant, les descendants des Européens ont renié le créole dès les années 1680.
La langue créole entretient des rapports conflictuels avec la langue française, dûs au
contexte socio-historique des Antilles françaises et à l’attitude adoptée par les instances
dirigeantes à l’égard des patois (et le créole est considéré de la même manière). Le rôle
joué par l’école a aussi son importance : le français est l’outil scolaire par excellence, qui
permet l’accession au savoir et aux études supérieures 365 . La langue créole est donc reniée
par les descendants d’esclaves à partir du XIXe siècle ; ce qui provoque, chez les Béké, un
retour idéologique au créole, qui se manifeste à travers différentes entreprises littéraires 366
et, de nos jours, à travers le fait qu’un blanc créole « parle plus spontanément et plus volontiers la langue vernaculaire que ne le fait tel membre des classes moyennes engagé […]
dans le processus de francisation linguistique et culturelle » 367 . Le créole est la langue du
travail d’équipe : il sert notamment à initier les nouveaux venus (blancs ou bossales) aux
tâches demandées. Le créole est donc aussi « la langue de la mobilisation politique : […]
les Commissaires civils ont fait traduire en créole […] leurs proclamations révolutionnaires
[…] parce que les créoles dans la société coloniale étai[ent] la langue de l’action, de la
mobilisation et de la passion » 368 .
Les premiers observateurs décrivent le créole de Martinique comme une forme de
patois 369 , ils établissent le même rapport entre la langue française et le créole qu’entre la
langue française et les patois parlés en France. Ils le considèrent davantage comme un sociolecte que comme une langue (étrangère ou non). Le créole n’a pas toujours été reconnu
comme une langue à part entière, et c’est parfois encore le cas (tout comme c’est le cas
pour la langue bretonne). Les écrivains le notent, le font remarquer par leurs personnages :
« − Merci, Brigadier, mais je comprends le créole.
− Je dis ça pour te rendre service ! Tu es un inspesteur, tu dois pas fouiller dans ce patois de vagabonds…
365
« la langue française est auréolée de prestige et son acquisition symbolise le stade ultime du développemen et de la civilisation », ibid., p.44.
366
Parmi lesquelles l’œuvre du Guadeloupéen Saint-John PERSE.
367
Jean BERNABE, Fondal-natal, op.cit., p.50.
368
Guy HAZAEL-MASSIEUX, « Les plus anciens textes de créole français de la Caraïbe. Apport et fiabilité », in Les Créoles, op.cit., pp.65-96, p.75.
369
Le créole est généralement qualifié de « baragouin » ou de « patois nègre » par les premiers observateurs.
A ce sujet, voir notamment Lambert-Félix PRUDENT, Des baragouins à la langue antillaise − Analyse historique et sociolinguistique du discours sur le créole.
104
− C’est une langue, Brigadier.
− Tu as vu ça où ?
−…
− Et si c’est une langue, pourquoi ta bouche roule toujours un petit français huilé ? Et pourquoi tu
n’écris pas ton procès-verbal avec ?
− La question n’est pas là, coupe Evariste Pilon. » 370
« la sonnerie retentit. C’était le brigadier-chef Bouaffesse désireux d’intégrer quelques citations
créoles à son procès-verbal de l’incident Doudou-Ménar, puisque tu m’as dit comme ça que c’est
une langue…
− Ça, on s’en fout, Brigadier : la Justice n’en est pas encore là… » 371
Ainsi, les parents n’apprenaient-ils pas le créole à leurs enfants, ils le parlaient entre eux,
mais ils ne s’adressaient en créole à leurs enfants que pour les disputer quand ceux-ci
avaient commis une bêtise. Les créolophones installés en métropole ont adopté la même
attitude, et c’est la raison pour laquelle un certain nombre de Martiniquais nés en métropole ne parlent pas ou mal le créole.
Cela a changé depuis les années 1970-80. Le créole a acquis le statut de langue et il
s’est enrichi (lexique, syntaxe). Il est de plus en plus employé dans les médias et au quotidien372 , il est fréquemment utilisé à l’écrit et une discipline a été créée pour son étude : la
créolistique. Depuis quelques années, il existe un cursus de créole à l’université des Antilles-Guyane, ainsi qu’un C.A.P.E.S. Et certains établissements de type collège et lycée
ont intégré le créole dans quelques classes en proposant un enseignement bilingue. L’on
note donc une extension de l’énonciation en langue créole, ainsi que la publication et la
diffusion de grammaires, de dictionnaires et de méthodes d’apprentissage.
Tout cela a aboutit à une réflexion sur l’unification de la syntaxe et de la graphie 373 ,
question qui prête parfois à polémiques 374 , comme pour nombre de langues essentiellement
orales. Le G.E.R.E.C. a mis en place des grammaires et des lexiques, des dictionnaires. Il
publie des ouvrages en langue créole uniformisée, mais leur lectorat est en majorité constitué des étudiants du G.E.R.E.C. et de ceux suivant le cursus d’études créoles. Cette graphie ne correspond pas toujours à la prononciation réelle du créole, et il y a, notamment, un
370
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.143.
Ibidem, pp.167-168.
372
La langue française a quasiment disparu de l’expression musicale. La langue créole est utilisée aussi bien
dans l’énonciation privée que lors de réunions syndicales et politiques, dans certaines églises, dans des réunions étudiantes, dans les cours de récréations des écoles.
373
A ce sujet, voir Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, Ecrire en créole et Jean BERNABE, Fondalnatal (op.cit., chapitre 5 de la première partie : « Ecriture et écriture », pp.296-348).
374
Le créole est une langue « qui n’est toujours pas fixée. La jeune génération y réfléchit. […] Jusqu’à
maintenant le créole se transcrit en français, selon des règles françaises. Or, du créole écrit à la française, on
ne le comprend pas, il faut d’abord le lire à haute voix, pour le répercuter à l’oreille. », Aimé CESAIRE,
entretien in Tropiques, op.cit., p.XI. C’est Aimé Césaire qui souligne.
371
105
point de désaccord sur le /r/ : certains (essentiellement des universitaires et des chercheurs
du G.E.R.E.C.) considèrent qu’il n’y a pas de /r/ créole mais un /w/, et d’autres qu’il existe
un /r/ créole qui est un /r/ roulé et un /w/. Ces derniers sont ceux qui ont étudié les langues
africaines 375 . L’orthographe proposée par le G.E.R.E.C. est souvent contestée et l’on considère généralement qu’elle ne correspond pas à la réalité linguistique créole. Les créolophones la qualifient même d’orthographe scientifique. Elle est très proche de la prononciation, elle est comme calquée sur la phonétique 376 , ce qui gêne la compréhension des textes
rédigés selon cette graphie 377 , et l’on considère généralement qu’il est nécessaire de les lire
à haute voix pour les comprendre. Ce choix a plusieurs conséquences et, principalement,
celle de gêner, voire de nuire à l’intercompréhension graphique entre les Martiniquais et
les Guadeloupéens 378 . Les linguistes ont cherché des compromis qui, s’ils sont fragiles, ont
le mérite d’exister. Ces compromis ont été
« rendus possibles par l’acceptation des trois faits suivants :
− une orthographe étymologique constitue un obstacle pour l’enseignement, bien que l’évocation
du français implique un certain prestige ;
− une orthographe phonétique pure et dure doit faire place à une orthographe phonologique répondant en même temps aux besoins morpho-syntaxiques ;
− une querelle trop vive entre les différentes écoles nuit à la cause créole, et la standardisation d’un
système donné est préférable à un remaniement permanent de l’orthographe, qui ne peut que désorienter les locuteurs, la « masse parlante ». » 379
La langue créole, tout comme la langue bretonne pour les Bretons, est une des fo rces d’expression du peuple : elle a une dimension socio-symbolique et est fréquemment
considérée comme une véritable « archive symbolique » du peuple antillais. Elle est aussi
représentative de ses locuteurs, de leur tempérament, de leur caractère. Plus précisément,
elle reflète non pas les hommes mais leur société, le contexte d’usage de cette langue,
comme le montre la sociolinguistique. L’on remarque, notamment, que le Martiniquais
375
Ina CESAIRE considère que c’est au peuple de choisir la graphie de la langue, « la graphie qui leur paraît
la plus simple, la plus agréable et la plus correspondante à leur pensée […] J’ai toujours refusé de rentrer
dans la querelle de l’écriture de la langue […] je dis que le peuple antillais est assez adulte pour savoir comment il va parler [le créole], comment il va l’écrire et tout. Il sait déjà comment il le parle […] les gens décideront et puis autant que ce soit le plus facile possible pour qu’ils le comprennent et qu’ils puissent le lire
sans apprentissage parce que si […] en plus il faut apprendre une graphie et une écriture particulières… à
mon avis ce n’est pas tellement bon. », entretien du 19/05/2004.
376
L’orthographe préconisée par le G.E.R.E.C. pour le mot « protection » est ainsi : « pwotèksyon ».
377
Les auteurs adoptant cette orthographe accompagnent souvent leur texte d’un glossaire. C’est principalement le cas de Raphaël CONFIANT qui crée un grand nombre de néologismes dans ses ouvrages en créole.
378
« le choix d’une orthographe strictement phonétique tend à séparer, à plus ou moins brève échéance, des
populations qui ne prononcent pas de façon identique même si elles utilisent des formes voisines. », MarieChristine HAZAEL-MASSIEUX, Les créoles : l’indispensable survie, op.cit , p.157.
379
Ralph LUDWIG, « « Introduction : L’oralité des langues créoles − « agrégation » et « intégration » », in
Les créoles français : entre l’oral et l’écrit, op.cit., p.15.
106
prend les choses : il « prend sommeil », il « prend le goût », il « prend l’odeur ». Ainsi, au
sujet d’un mets qu’il a apprécié et dont il souhaite se resservir, le Martiniquais dit-il : « je
n’ai pas bien pris le goût… ».
b) La littérature en langue créole
Le créole invite à dépasser l’opposition entre oral et écrit. L’écriture des auteurs
martiniquais n’est pas extérieure à la parole, mais lui serait au contraire intimement liée.
Dans la littérature antillaise − et plus particulièrement martiniquaise en ce qui concerne
notre étude −, l’oralité et l’écriture sont très liées, elles semblent ne pouvoir exister l’une
sans l’autre 380 . Les références à la tradition orale, aux récits de la littérature orale sont très
présentes, pour ne pas dire omniprésentes, tout comme les personnages de conteurs, de
Mentô, de « maîtres de la parole ». Le personnage le plus emblématique est sans nul doute
Papa Longoué, personnage récurrent dans l’œuvre d’Edouard Glissant et personnage-clef
dans Le Quatrième Siècle. Il y a aussi de très nombreuses références à la force de la parole
(généralement graphiée avec la majuscule : « Parole »). Nous étudierons cela plus en détail
dans la seconde partie de notre travail.
Les textes les plus anciens rédigés en créole sont, à l’origine, des textes divertissants
(contes, proverbes, fables, poèmes, courtes pièces) écrits par des lettrés francophones et
proposés à d’autres lettrés. Les écrits destinés à toute la population créolophone sont essentiellement des textes religieux destinés à l’évangélisation des esclaves, ainsi que que lques textes administratifs comme les lois d’abolition de l’esclavage (au XIXe siècle). A
partir du XIXe siècle, des textes littéraires appartenant aux registres burlesque et parodique
sont écrits en créole. L’on remarque que les énoncés les plus anciens emploient un créole
plus proche du français que les plus récents. Il existe essentiellement trois types de textes
anciens en créole : des textes religieux, des textes politiques et des textes polémiques.
Dès le XVIIIe siècle, la langue créole est très employée au théâtre et en poésie, elle
est ainsi écrite et déclamée. Il en est de même pour les textes des contes, qu’ils soient ou
non publiés. Au XXe siècle, des auteurs écrivent aussi des romans et des nouvelles en
créole martiniquais 381 . Mais il y a peu de lecteurs du créole, exception faite du théâtre et de
380
A ce propos, voir notamment Ralph LUDWIG (dir.), Les créoles français : entre l’oral et l’écrit, et Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, Ecrire en créole.
381
Ainsi en est-il, par exemple, de Gilbert GRATIANT avec ses Fab Compè Zicaque, de Konbo ! de Joby
BERNABE, ou de Jik dèyè do bondyé de Raphaël CONFIANT.
107
la poésie 382 . Cette langue est essentiellement orale : elle a besoin de l’oralité, d’une expression orale pour être comprise 383 . Et écrire en créole n’est pas une chose aisée384 . Ces auteurs doivent donc créer certains néologismes mais ne peuvent échapper à certaines lourdeurs syntaxiques. Ils font un travail idiolectal, qui passe par un inventaire du lexique
créole et par l’utilisation d’un système de graphie. C’est pour cela que ces textes sont considérés comme difficiles d’accès par le public créolophone.
L’on peut supposer que le cursus de créole et la création du C.A.P.E.S. de créole 385
vont permettre de changer le regard des lecteurs sur ce type d’ouvrages. Cela passe, en
majeure partie, par une uniformisation de la graphie. Maryse Condé résume très simplement le débat sur la langue créole, et sur sa présence dans les ouvrages littéraires :
« Par les échos stridents, je savais les Martiniquais dans un palabre binaire autour de la langue : créole, langue maternelle contre français, langue de colonisation. Ils avaient choisi la créolité ! Les autres pensaient-ils ce que je commençais de penser ? Un écrivain n’a pas de langue maternelle. « Les beaux textes sont toujours écrits dans une sorte de langue étrangère »386 . » 387
Les chercheurs du G.E.R.E.C. et, parmi eux, Jean Bernabé, ont créé un système graphique 388 qui est repris et utilisé communément dans les publications martiniquaises et guadelo upéennes et dans les cours de créole.
Les auteurs qui souhaitent écrire en créole font parfois le choix d’une publication
bilingue, le plus souvent dans le cas de textes anthropologiques 389 . Térèz Léontin (ou
Léonten) 390 opte pour cette présentation des deux versions dans un même ouvrage. Les
traductions ne figurent pas en vis-à-vis du texte créole, mais à la suite, l’ouvrage se décompose ainsi en deux parties : d’une part, les nouvelles en créole, d’autre part, les no uvelles traduites en français. Cette présentation met en valeur le texte créole. Elle est surtout
utilisée pour les recueils de nouvelles (Ora lavi − A fleur de vie, Tré ladivini − Le plateau
de la destinée, Lèspri lanmè − Le génie de la mer). Son roman Lavwa égal − La voix égale
présente la version créole et la version française en vis-à-vis.
382
Il existe une poésie et un théâtre en langue créole avec des auditeurs, des spectateurs qui les apprécient,
comme le prouvent le succès des spectacles de Joby BERNABE, des représentations théâtrales, et de celles
organisées par le C.M.A.C. (Centre Martiniquais Animation Culturel) de Fort-de-France.
383
Aimé CESAIRE nous a expliqué, lors de notre entretien du 11/05/2004, que pour comprendre un texte
écrit en langue créole, il a besoin de le lire à haute voix, de l’oraliser.
384
A ce sujet, voir notamment Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, Ecrire en créole.
385
Le C.A.P.E.S. de créole existe depuis 2001.
386
Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve.
387
Maryse CONDE, « Où commence et où finit la Caraïbe ? », art.cit., p.113.
388
A ce sujet, voir notamment Jean BERNABE, Fondal-natal, op.cit., pp.296-348.
389
Voir notamment les recueils des collectes de Lafcadio HEARN ou d’Ina CESAIRE.
390
Les auteurs des traductions ne sont pas toujours mentionnés.
108
Parmi les ouvrages en créole, on trouve également des ouvrages destinés aux étudiants suivant le cursus de créole et du G.E.R.E.C. Certains éditeurs ont aussi fait le choix
de publier certains ouvrages bilingues pour enfants − livres de lecture (à partir de 5-6 ans,
écrits en français, en créole martiniquais et, souvent aussi, en anglais) et albums de coloriage (de 3 à 6 ans, on note parfois la présence de l’anglais, mais cela est moins courant
que pour les livres de lecture) −, ces ouvrages sont essentiellement le travail des éditions
Lafontaine (maison d’édition martiniquaise). Cela prouve l’intérêt porté par les éditeurs et
les lecteurs à l’écriture et à la lecture de la langue créole ; sans oublier l’impact que cela
peut avoir sur les jeunes générations qui pourront lire le créole dès leur plus jeune âge. Il
existe aussi des revues et des journaux, comme Grif an tè (entre 1977 et 1981), Antilla
Kréyol ou Karibèl, qui sont écrits en majeure partie (voire en totalité pour certains) en
créole martiniquais.
Dans les textes écrits et publiés en langue française, l’on trouve des occurrences du
français créolisé, du créole francisé, du créole basilectal et des manifestations d’un créole
basilectal soutenu. Cela participe généralement d’une volonté signifiante et revêt une portée symbolique :
« si l’utilisation du français créolisé correspond à une tentative (non suivie de succès) pour parler
le français (c’est-à-dire, le « bon français »), en revanche, l’emploi du créole, même francisé, correspond à deux volontés toujours couronnées de succès : celle de parler créole et, dans certaines
situations, celle de ne pas parler français. […] Quant au français créolisé, s’il n’est, au regard des
instances sociolinguistiques, ni du français, ni du créole, en revanche, du point de vue objectif de
sa structure, il participe des deux : du créole dont il veut se démarquer, s’émanciper, mais aussi du
français auquel il aspire à s’inféoder, s’assimiler. » 391
Certains écrivains utilisent l’écriture comme une forme de laboratoire d’étude sur les la ngues, leurs rapports, et sur « l’élaboration d’un créole spécifique à partir d’un travail sur la
langue qui recoure tant aux néologismes qu’à l’emprunt interdialectal » : le « créole nucléaire », qui est « un « créole hyperbasilectal », ayant l’ambition, non seulement de freiner
la décréolisation, mais encore de promouvoir une « néo-créolisation ». » 392 .
Plusieurs obstacles semblent gêner el passage de la langue créole de l’oral vers
l’écrit : parmi eux, l’on note la situation de diglossie 393 , l’absence d’unanimité face aux
mesures linguistiques prises et à prendre, le fait que le caractère essentiellement oral du
créole limite parfois ses possibilités d’expression, ainsi que la « mésolectalisation » des
391
392
Jean BERNABE, Fondal-natal, op.cit., p.211.
Ibidem, p.280. Voir aussi les pages 280-283.
109
nouveaux registres d’écriture. Cependant, l’on note que l’écriture en créole correspond à
un réel besoin des créolophones, comme le montrent les publicités, les textes de chansons
et les bandes dessinées en langue créole. Ce créole est considéré comme vernaculaire. Il
s’agit d’une langue simple et accessible, dont la graphie est parfois instable mais qui ne
présente pas de difficultés majeures, tout en faisant preuve d’un véritable souci de recherche. Quelques mots, quelques phrases en français sont parfois utilisés pour éviter toute
ambiguïté dans l’interprétation. C’est une littérature à la fois contestataire et fonctio nnelle.
Le plus souvent, les écrivains martiniquais écrivent en français créolisé, ce qui leur
permet d’être lu par un plus large public, et notamment en métropole. C’est une littérature
en français régional avec un auteur et une thématique créoles, et non une littérature en
créole. C’est probablement ce mélange des deux langues, créant un effet exotique, qui explique les critiques adressées à une partie de la littérature antillaise (en langue française et
en langue créole), considérée comme une littérature destinée aux Métropolitains, une littérature − « doudouiste », « couleur locale » − qui joue le jeu de l’exotisme et transforme la
réalité antillaise pour un public non-antillais et non-créolophone. Ces critiques − qui vie nnent tant du public antillais que du public métropolitain − visent principalement, concernant la littérature martiniquaise, les œuvres de Patrick Chamoiseau394 et de Raphaël Confiant, elles épargnent les ouvrages d’Aimé Césaire et d’Edouard Glissant. De même, Raphaël Confiant est critiqué pour son changement d’opinion vis-à-vis de la littérature créole
en français teinté de créole et de créolismes : il s’y est farouchement opposé, et aujourd’hui
il écrit des textes dans cet entre-deux linguistique et fait traduire ses textes écrits en créole.
Malgré tout, il semble que la littérature ait résolu, en partie tout du moins, le rapport
entre les deux langues, puisqu’elles servent aujourd’hui, conjointement, à véhiculer les
deux cultures par le biais de l’écriture. Et c’est la langue française qui se trouve le vecteur
de la culture créole et de sa littérature orale. La littérature antillaise semble donc avoir ren-
393
Ainsi que les conflits sociaux et ethniques entre les différents groupes présents en Martinique (et dans les
Antilles françaises).
394
Concernant le mélange des langues française et créole dans ses romans, Patrick Chamoiseau explique
qu’il fait ce choix d’écriture « d’abord, pour une esthétique de la totalité. Deuxièmement, pour sortir des
usages contraints. Lorsqu’on écrit dans un langage dominé, on a tendance à faire une « défense et illustration » […] Quand on conçoit le rapport à la langue de manière absolue et qu’on utilise une langue dominante,
on disparaît dans la langue. Elle fonctionne comme un masque. [Beaucoup] d’écrivains, en écrivant français,
transportaient un imaginaire français, donc qui n’avait rien à voir avec la réalité créole. A partir de là, il fa llait sortir des usages contraints, donc il fallait articuler un langage propre et, pour articuler ce langage, il
fallait puiser dans toute la gamme linguistique qui était à notre disposition », entretien du 13/05/2004.
110
du à la parole créole toute sa portée symbolique. Et elle rend compte de la situation de diglossie, des contraintes anthropolinguistiques qui la caractérisent.
Les rapports des langues bretonne et créole à la langue française sont donc parfois
sujets à discussion. Ils illustrent les rapports entre les cultures bretonne et créole et la culture française. La revendication linguistique participe à la revendication d’une culture : la
langue fait partie intégrante de la culture. Cela explique les nombreuses démarches visant à
la reconnaissance des langues régionales.
Et la langue consiste en un lexique et une syntaxe particuliers, qui participent à
créer un certain usage de la rhétorique. Les auteurs − qu’ils soient conteurs, écrivains ou
anthropologues − ont eux aussi des manières d’écrire qui leur sont propres et qui constituent leurs styles, leurs rhétoriques.
111
Chapitre 2 – Une rhétorique de l’entre-deux
Nous analyserons ici les différents types de discours produits, qu’ils soient oraux ou
écrits. Nous ferons aussi une étude des marques de l’univers fictionnel. Nous verrons, notamment, les similitudes entre les discours fictionnels et les discours scientifiques 395 . Les
contraintes des discours romanesques et anthropologiques sont identiques, et ce même s’il
est possible que les uns considèrent le langage sous un angle esthétique et les autres
comme un outil. Les auteurs doivent, en effet,
« passer par l’écriture pour rendre compte d’une réalité difficilement saisissable et toujours conceptuellement définie. Les rapports entre texte écrit et référent historique ou sociologique apparaissent problématiques dans les deux cas. La question n’est pas seulement : comment un texte littéraire rend-il la réalité ? Mais aussi : quels rapports la description ethnographique entretient-elle
avec le monde sensible ? […] Quand passe-t-on de la réalité à son interprétation ? »396
Ils ont donc le même rapport à la linguistique, puisqu’ils sont confrontés, comme d’autres
spécialistes, à la nature arbitraire du signe et du symbole 397 . Et les anthropologues emploient le langage à la fois comme mode de communication et d’information et comme
moyen de produire un effet :
« Quelle que soit la situation du discours à proprement parler lettré ou à proprement parler scientifique, susceptible de pencher d’une façon plus ou moins définitive soit vers le langage en tant que
praxis, soit vers le langage en tant que moyen, le discours anthropologique demeure manifestement en équilibre entre les deux. » 398
395
Il est à noter que le courant « naturaliste » a établi un parallèle entre ces deux écritures, à travers les travaux du docteur Claude BERNARD et de l’écrivain Emile ZOLA. En outre, la fonction traditionnelle de la
littérature est « de réfléchir sur les rapports entre l’homme et la société, l’homme et sa culture », et les sciences humaines et sociales ont adopté cette fonction. Mais elles la considèrent différemment, avec leurs propres
outils, « en soumettant la subjectivité à l’observation, les images aux faits […] Il s’agit pour elles d’opérer
une disjonction entre la vérité de l’opinion et celle de la science, entre le sens ordinaire et le réel, autrefois
unis sous la même idée du vraisemblable. Leur discours scientifique rejette la fiction et l’affabulation vers
l’irréel, plaçant leur contraire sous le signe du réel et de la vérité. », Gérard TOFFIN, « Ecriture romanesque
et écriture de l’ethnologie », art.cit., p.40.
396
Ibid., p.35.
397
Voir aussi Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité, op.cit. : « L’ethnographe, le bien
nommé, est donc un savant qui écrit, parce que c’est le seul moyen de « fixer ces apparences à la fois instables et rebelles à tout effort de description » [Lévi-Strauss, Tristes tropiques] et, ne l’oublions pas, de
« communiquer à d’autres les phases et les articulations d’un événement pourtant unique et qui jamais ne se
reproduirait dans les mêmes termes » [ibid.]. Or, pour remplir ces deux obligations, proprement scientifiques,
de saisir et de faire saisir les cultures humaines, dans leur nature de phénomènes symboliques et dans leurs
mouvements propres, cette écriture doit nécessairement se faire descriptive et cette description doit se faire
littéraire. En effet, seule l’écriture dramatique et l’écriture poétique sont propres au mode de représentation et
de compréhension que nous disions : en particulier, cette dernière procède par les images et peut-être plus
encore par les mouvements spécifiques d’un style » (p.330).
398
Clifford GEERTZ, op.cit., p.27. Voir à ce propos le chapitre 1 : « Là-bas. L’anthropologie et le mo nde de
la littérature », pp.9-31.
112
Nous nous intéresserons donc ici à la rhétorique de l’entre-deux. Nous considérons
que, dans les textes de notre corpus, les auteurs adoptent fréquemment des styles qui se
trouvent à la lisière tant des disciplines que sont la littérature et l’anthropologie, que de
l’oralité et de l’écriture. Dans les textes littéraires, les deux écritures se côtoient, et, parfois,
se mêlent en un seul style. Cela est moins fréquent dans les textes anthropologiques, où cet
entre-deux est moins visible, mais il est étudié et il influence l’écriture de nos auteurs. L’on
trouve donc, dans ces textes, des passages qui se situent, d’un point de vue rhétorique, dans
l’entre-deux, soit des deux disciplines soit des deux modes de communication.
I – Une écriture entre littérature et anthropologie
L’on note un processus de textualisation399 dans les sciences humaines, et princ ipalement en anthropologie : c’est l’« ethnographie sémiotique ». Cela est particulièrement
visible dans les travaux des anthropologues américains − tels Nigel Barley ou Clifford
Geertz, qui utilise la métaphore de la « culture comme texte » −, qui ont un intérêt marqué
pour l’écriture du texte ethnographique et pour « l’ethnographie comme texte » 400 .
En outre, la tradition orale est essentiellement poétique. Et la fonction de la poïesis
est de configurer, de simuler, de traduire, de dire, d’écrire : la poïétique est, en effet, ce
399
Nous reprenons la définition proposée par Mondher KILANI : les processus de textualisation constituent
un « ensemble de processus par lesquels le discours (l’énoncé spécifique, en situation d’interlocution : paroles, rites, conduites…) devient texte (propositions autonomes et séparées : corpus, notes de terrain, textes
intermédiaires…), l’expérience est transformée en récit, les exemples en cas signifiants, des champs de synecdoques sont constitués […] La textualisation peut également être définie comme l’opération par laquelle
s’opère la dissociation entre l’auteur et l’interlocuteur, la séparation entre le procès de recherche et les textes
qui en résultent. », « Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte », chapitre II in Le discours anthropologique − Description, narration, savoir, Jean-Michel ADAM, Marie-Jeanne BOREL, Claude CA LAME, Mondher KILANI (Lausanne, éditions Payot, collection « Sciences humaines », 1995, 285p. / 1ère
édition : Paris, Klincksieck, 1990), pp.65-100 : p.90, c’est l’auteur qui souligne).
400
Depuis plusieurs années, une partie de l’anthropologie américaine a, en effet, pris un « tournant littéraire », qui « consiste dans un déplacement du paradigme traditionnel de l’observation et de la description
vers une épistémologie du dialogue et de la coopération. » (Mondher KILANI, op.cit., p.99). Cependant,
cette « ethnographie textuelle » risque de « se contenter d’analyser les métareprésentations de l’anthropologie
ou de la culture occidentale au détriment d’un examen des rapports concrets que cette culture entretient avec
les autres sociétés et des représentations que ces dernières produisent à leur tour. Il y a un danger de perte de
sens à ne plus parler de l’autre qu’en termes de « choix rhétoriques » ou en fonction de la seule entreprise
analytique. » (ibidem,p.97).
113
« qui envisage la production de l’objet symbolique » 401 . Nous nous intéresserons donc à la
poétique des textes littéraires et anthropologiques figurant dans notre corpus. Plus précisément, nous verrons en quoi les voix narratives indistinctes permettent d’établir une certaine
communication, qui peut être feinte, avec le lecteur et entre les personnages. Cette communication peut être gestuelle ou rhétorique : la voix passe par le corps, elle est le corps ;
or le corps, c’est le contact, la communication. Et celle-ci emprunte le medium de la rhétorique dont le but est d’essayer de conférer à l’acte discursif un maximum d’efficacité, de
donner la fonction la plus performative possible à n’importe quel acte de langage.
Toute parole a, en effet, au moins un impensé performatif : elle cherche à avoir un
moyen d’action sur le monde dans lequel elle s’inscrit. C’est dans ce but qu’est utilisé l’art
de la rhétorique : la persuasion par le discours 402 . Et il est nécessaire d’employer certains
moyens rhétoriques si l’on souhaite que les propos tenus soient mémorisés 403 . Tous les
auteurs mettent en œuvre, dans leur écriture, une technique de persuasion, les écrivains
comme les anthropologues. Ces derniers peut-être plus encore, puisqu’ils doivent persuader le lecteur que les faits narrés sont réels, avérés, qu’ils rapportent les événements tels
qu’ils ont eu lieu, tels qu’ils les ont vécus.
Nous nous intéresserons ici aux voix narratives, plus précisément aux passages dans
lesquels il y a indistinction des voix narratives, ce qui peut aboutir à une certaine confusion, tout en permettant l’implication du lecteur. Nous analyserons aussi l’emploi d’un
langage imagé dans les deux types de textes et en quoi les tropes participent à la stratégie
persuasive des auteurs.
401
Henri MESCHONNIC, Les états de la poétique (Paris, éditions P.U.F., collection « Ecriture », 1985,
284p.), p.107.
402
« La rhétorique se réfère à une norme, obéit à des règles dont l’enjeu est la communication avec l’autre et
la volonté de persuader. La persuasion comme dialogue avec l’autre associe l’art de plaire, celui d’instruire,
et celui de toucher (le « placere, docere, movere » cicéronien). », Catherine FROMILHAGUE, Les Figures
de style (Paris, éditions Nathan Université, collection « 128 / Lettres », 1999, 128p. / 1ère édition : Nathan,
1995), p.10.
403
« Les problèmes de la mémorisation des récits ont donné lieu […] à de nombreuses études expérimentales
dont je ne rappellerai ici que deux points d’un intérêt anthropologique évident. Tout d’abord, la capacité à
reproduire des récits est fonction de leur pertinence […] D’autre part, diverses études […] montrent que
certains discours ne sont mémorisables que s’ils mettent en œuvre des opérations intellectuelles spécifiques
dans l’organisation des unités discursives : autrement dit, que le discours à propos d’un domaine du savoir
commun est d’autant mieux mémorisé qu’il y applique préférentiellement certains opérateurs, et surtout que
c’est le lien entre opérant et opérateur, bien plus que le résultat de l’opération, qui peut être conservé en mémoire. », Pascal BOYER, art.cit., pp.238-239.
114
1/ Des voix narratives indistinctes : quelle communication ?
Dans les récits oraux, tout comme dans ceux de notre corpus, l’on note un effet de
flou, de brouillage, une certaine opacité et l’emploi d’un langage dénotatif. Cela est lié, en
partie, au problème du langage et du symbolisme auquel sont confrontés anthropologues et
romanciers. Discours direct, discours indirect et monologue intérieur 404 se succèdent et
s’interpénètrent : il y a indistinction des voix narratives, mais aussi du récit et du discours.
Le style est, en effet, simultanément celui de l’écrit et celui de l’oral et de très nombreux
passages de description sont parsemés de dialogues, signes de la voix. En outre, il n’y a
que peu (ou pas, dans certains cas) de guillemets, d’indices de prise de parole par des locuteurs clairement identifiés. La parole est laissée successivement à plusieurs voix : il y a
plusieurs niveaux de narration. Ainsi en est-il, par exemple, dans Solibo Magnifique de
Patrick Chamoiseau :
« A ceux qui cherchaient les raisons de ces macaqueries, [Solibo] adressait mille rigolades de paroles où il n’y avait certainement rien à comprendre. D’autres fois, il ouvrait les mains sur
l’évidence et disait : Ah, c’est pour mieux goûter la vie que je change son goût !… Quoi comprendre, inspectère ? […] Parfois [au Chez Chinotte] tu le découvrais derrière son verre sans l’avoir vu
passer. »405
Cela participe de l’oralisation de l’écriture, de l’introduction de l’oralité dans l’écriture :
« La narration littéraire a développé des techniques spécifiques (monologue intérieur, discours indirect libre, narrateur-témoin…) pour représenter ce « parlé ». » 406 . L’on note aussi
la présence de « formes hybrides de discours rapporté » 407 . Mais pas seulement : cela participe aussi de la création des mondes fictifs, puisque que créer un monde fictif consiste,
entre autres choses, à créer des êtres imaginaires nommés « personnages » :
« la présentation des personnages […] implique une épistémologie particulière qui permet au narrateur de connaître des choses qu’on ne saurait connaître ni dans le monde réel ni dans les récits
ayant comme finalité une représentation du monde réel, à savoir tout ce qui relève de la vie intérieure de ses personnages. Cette radioscopie fait appel à des procédés − entre autres le discours in404
Le discours rapporté consiste à transposer le langage d’un personnage en un autre langage : celui du narrateur. Il faut distinguer le discours direct, qui est la reprise exacte du discours d’autrui, du discours narrativisé, qui est l’intégration du discours d’autrui dans celui du narrateur. Il faut aussi considérer le monologue
intérieur, qui est la reproduction des pensées d’un personnage, et dans lequel se trouvent souvent des associations psychiques libres. Au sujet du monologue intérieur, voir Dorrit COHN, La transparence intérieure −
Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, traduit de l’anglais par Alain Bony (Paris, éditions du Seuil, collection « Poétique », 1981, 311p. / édition américaine : Transparent Minds, Princeton University Press, Guildford, Surrey, 1978).
405
Solibo Magnifique de Patrick CHAMOISEAU, op.cit., p.191. Voir aussi aux pages 122-127, le récit fait
par Sidonise, récit ponctué par des interventions de ses interlocuteurs, interventions qui figurent entre parenthèses (seuls indices d’un changement de locuteur).
406
Article « Ecrit / Oral », in Patrick CHA RAUDEAU et Dominique MAINGUENEAU, Dictionnaire
d’analyse de discours (Paris, éditions du Seuil, 2002, 666p.) pp.202-207 : p.204.
407
Ibidem.
115
direct libre − auxquels des narrateurs se proposant de construire des représentations référentielles
(non fictionnelles) ne peuvent avoir accès. » 408
Ces marqueurs − ce « sceau fictionnel » − sont divers. Il s’agit surtout de l’emploi des différentes formes du discours rapporté, comme le monologue intérieur. Ainsi que de la disparition des marqueurs de la prise de parole, que ce soit à travers le discours indirect libre
ou une forme encore plus floue dans laquelle l’on ne sait plus qui parle ni à qui. Ce procédé rend particulièrement bien compte des scènes de foule dans lesquelles il peut y avoir
plusieurs prises de parole simultanées, d’où un effet de polyphonie.
« Tout ce bruit !… Je ne croyais pas qu’il le ferait… Toute cette ivresse de gestes, de blancheurs… Tu m’as obligé, tu m’as forcé… Tout ce relent d’algues, de bois qui chauffe, de sang
amer… Il ne faut pas que je lâche la barque, si je lâche la barque, tant pis pour les coups, je suis
perdu, le crétin, il y aura toujours des Garin, moi Garin !… […] La barque balayée, deux hommes
nus dans la peur, et les gestes d’automate… adieu, adieu… L’eau les sépare enfin, à peine unis.
Garin se bat contre l’ivresse bleue […] Thaël nage (est-ce nager ?) vers l’est »409
En plus de l’alternance, de l’interpénétration des différents types de discours, il y a une
certaine indistinction des voix narratives dans la plupart des textes de notre corpus. Or le
choix des pronoms est généralement porteur d’informations, en particulier dans les textes
scient ifiques :
« Tantôt l’évidence est située du côté de l’observateur. Celui-ci se réfère alors à une communauté
du regard et du savoir, qui signale le lieu même à partir duquel la constatation est possible, et qui
s’exprime le plus souvent dans un sujet collectif. Ce dernier est volontiers indéfini (c’est le on du
questionnaire), parfois précisé en nous […] Tantôt, l’évidence est placée du côté de l’objet ; on dit
alors qu’il y a du préjugé, de l’attachement au nouvel ordre politique, au désordre. » 410
En créole martiniquais, il y a un changement des marques personnelles par rapport à la
langue française : « la série des pronoms personnels atones « je, tu, il » est remplacée par
des formes issues de celle des pronoms toniques (« moi, toi, lui ») ou par des marques provenant d’éléments de formes renforcées (« vous-autres, eux-autres »). » 411 . Cela montre
que la langue créole, tout en étant apparentée à la langue française, s’en distingue.
408
Dorrit COHN, Le propre de la fiction, op.cit., pp.33-34. Elle utilise à propos de ces marqueurs
l’expression « sceau fictionnel ». Et elle précise que cette démarche des auteurs de révéler la vie intérieure de
leurs personnages ne s’applique pas uniquement aux récits écrits à la troisième personne : « Bien que dans la
fiction à la première personne, l’introspection remplace la présentation non naturelle de la vie intérieure
qu’on trouve dans la fiction à la troisième personne, il n’en reste pas moins que le narrateur (la narratrice) est
lui-même (elle-même) un être imaginaire présenté de manière non naturelle et que sa non-identité avec
l’auteur marque sa fictionalité. », note 54 de la p.34.
409
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., p.147. C’est l’auteur qui souligne. Ce passage mêle la narration,
les commentaires du narrateur (les deux se confondent parfois), les propos tenus par Thaël et Garin, et les
pensées de Garin.
410
DE CERTEAU, JULIA et REVEL, op.cit.,pp.146-147.
116
Tout d’abord, intéressons-nous aux récits de la première personne : ils sont très fréquents dans notre corpus, même si le statut et la valeur du « je » diffèrent d’un récit à
l’autre. Les récits issus de la tradition orale sont, en effet, des narrations d’événements vécus, la trace écrite d’expériences vécues par le narrateur, ce qui interpelle le lecteur. Beaucoup de récits de notre corpus, qu’ils soient issus de la tradition orale ou d’œuvres littéraires 412 , sont écrits à la première personne. Cette (omni)présence du « je » les ancre dans la
réalité, donne une caution de véracité aux faits narrés, une valeur quasi testimoniale. Les
récits à la première personne se présentent d’ailleurs, pour la plupart, comme des témo ignages, qu’ils soient directs ou indirects (dans ce cas, il semble s’agir de formes de confessions reçues par le narrateur). Pierre Campion explique, en effet, que
« L’emploi de la première personne consacre l’oralité de la narration et, au-delà, le fait que la narration repose sur un seul narrateur. De même, le fait que le narrateur de telle histoire ou l’archinarrateur soient toujours identifiés, et donc la narration toujours attribuée et caractérisée, ce fait
montre bien que les narrateurs et, en dernière analyse, l’archi-narrateur sont les garants de la narration. En un mot, c’est la narration qui fonde l’histoire et non l’inverse. » 413
Ces récits sont, généralement, des narrations d’événements présentés comme réels, la trace
écrite d’expériences vécues par le narrateur ou l’un de ses proches, ce qui interpelle
l’auditeur et le lecteur. De nombreuses interventions du narrateur, du « je »-narrant, principalement dans les incipits et les clausules, expliquent le contexte des faits rapportés, leur
conférant, par là même, un caractère thétique, réel. Cependant, ce caractère revendiqué,
affirmé de témoignage ne rend pas ces récits véridiques pour autant, il ne leur confère pas
non plus une valeur autobiographique.
L’usage de ce « je » a, entre autres fonctions, celle d’obtenir une forme
d’identification du lecteur au narrateur, identification qui permet la confiance. Or, c’est par
l’identification latente du lecteur au narrateur − tant au « je »-narrant qu’au « je »-narré414
−, ainsi qu’aux autres personnages, que le fantastique quitte le terrain de l’imaginaire pour
s’insérer dans la conscience et lui insuffler l’angoisse irrésistible de l’inexplicabilité. Cependant, il faut garder à l’esprit que ce « je » n’a que très peu de rapport, en réalité, avec
l’auteur, puisqu’il ne peut s’agir de récits autobiographiques, ce même s’il y a une volonté
très marquée du narrateur pour essayer de nous le faire croire. Ce « je » est un personnage
fictif, au même titre que les autres, peut-être même davantage, puisqu’il participe à créer la
411
Robert CHAUDENSON, Les créoles, op.cit., p.84.
Nous nous intéressons surtout ici aux récits revendiquant leur statut d’œuvres de fiction. Nous élargirons
ensuite aux ouvrages anthropologiques.
413
Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité, op.cit., p.30.
414
Termes empruntés à Philippe LEJEUNE, in Le pacte autobiographique.
412
117
fiction, comme le précise Dorrit Cohn : « ce que je considère comme l’indice essentiel de
la fiction en régime de première personne [c’est] la création d’un locuteur imaginaire » 415 .
Le narrateur apparaît, intervient dans trois cas particuliers en tant que personnage,
en reve ndiquant son statut, sa position de « je »-narrant :
− apparition au début et à la fin de la narration : son discours encadre le récit, il lui
donne un cadre. Le narrateur se pose en témoin de l’énonciation et non en témoin des faits,
il redonne le contexte de cette énonciation. C’est le cas, notamment, dans « L’hôte du
charbonnier » d’Anatole Le Braz qui commence ainsi :
« Durant la première semaine de notre installation d’été au Port-Blanc, nous ne manquons jamais
de recevoir la visite d’Antôn, le charbonnier. […] L’été dernier, lorsque je le vis paraître, il me
sembla qu’il avait quelque chose d’alourdi dans sa démarche :
« Qu’est-ce qu’il y a donc, Antôn Quesseveur ? Est-ce que vous traîneriez la jambe, par hasard ? »
[…]
« Ah ! fit-il, d’un ton qui contrastait avec sa belle humeur accoutumée, l’année n’a pas été bonne
dans la montagne. »
Et avisant un siège à sa portée :
« Excusez-moi… C’est assez long à conter… Si vous le permettez, je m’assoirai. » […]
Je flairai quelque aventure extraordinaire, comme il n’en arrive qu’aux hôtes de ces mystérieuses
solitudes de l’Arrée, et, pour être tout entier au récit du montagnard, je verrouillai la porte. » 416
− apparition ponctuelle du narrateur (« je »-narrant et « je »-narré sont un seul et
même personnage). La narration se focalise sur les autres personnages. Les interventions
du narrateur forment une pause descriptive et explicative dans le récit. Le récit domine le
discours : la narration privilégie l’action aux commentaires. Le rôle du narrateur est de
rapporter les faits, les événements auxquels il a assisté : il se pose clairement en témoin, il
se fait rapporteur et « reporteur » 417 . C’est le cas dans La Lézarde d’Edouard Glissant, le
narrateur prend la parole dès le deuxième chapitre pour expliquer qui il est (sans pour autant se nommer, toujours le problème des noms très présent dans ce texte…) :
« J’ai entendu ces mots [ceux de Mathieu et de Thaël descendant de la montagne ensemble et arrivant au bourg], pourtant je n’étais encore qu’un enfant, et ils résonnèrent en moi. Je fus le témoin,
et l’objet : celui qui voit et qui subit, qu’on appelle et qu’on façonne. J’ai connu Thaël et Mathieu,
et tous leurs amis ; voici comment. » 418
Et, au chapitre VI, il explique ce qu’il ne sait pas… encore, ce qu’il va apprendre, et le
lecteur avec lui, au fil de cette histoire :
415
Dorrit COHN, Le propre de la fiction, op.cit., p.55. Même si cela correspond essentiellement aux biographies et aux autobiographies fictionnelles, cela peut s’appliquer aussi aux récits à la première personne qui
nous concernent : les contes, dans le sens où le conteur cherche par plusieurs moyens à nous faire croire qu’il
est le héros de sa narration, ou tout du moins qu’il y a assisté, ce qui fait de lui un locuteur privilégié.
416
Op.cit., pp.795-797.
417
Selon l’expression de Tzvetan TODOROV.
118
« Et moi, enfant (l’enfant de cette histoire, et qui grandit à chaque mot) […] Et moi, enfant de cette
histoire, je ne sais pas encore que la Lézarde continue vers le soir et la mer noire, ainsi accomplissant sa mort et sa science […] Je ne sais pas (je vais grandir en cette histoire) qu’en la rivière est
signifié le vrai travail du jour […] Je ne sais pas que ce pays est comme un fruit nouveau, qui
s’ouvre lentement (lentement) dévoilant peu à peu (par-delà les épaisseurs et les obscurités de
l’écorce) toute la richesse de sa pulpe, offrant la richesse à ceux qui cherchent, à ceux qui souffrent. Je ne sais pas encore que l’homme importe quand il connaît dans sa propre histoire (dans ses
passions et dans ses joies) la saveur d’un pays. […] je ne sais pas encore que des légendes de la
montagne où cette eau a grandi jusqu’aux réalités grises, précises, de la plaine, le chemin n’a pas
de haltes […] ; ni que ce flot sans retour mène au delta de nos magies, qui est l’aube de la vraie et
douloureuse science. »419
Dans les ouvrages de Patrick Chamoiseau, l’on retrouve cette alternance entre « je »narrant et « je »-narré : Chamoiseau est à la fois un personnage à part entière et le narrateur. Il explique ce choix de se mettre en scène ainsi :
« nous sommes dans une esthétique de la totalité, ce qui fait qu’on ne peut pas […] rentrer dans la
fiction traditionnelle […] c’est-à-dire essayer d’illusionner le lecteur. Il faut [aussi] avoir le déroulement de la fiction, c’est-à-dire que je fais toujours en sorte qu’on me voit en train d’écrire le
roman que j’écris, et je me regarde moi-même en train d’écrire, et je me mets toujours en scène
dans ce que j’écris. » 420
− apparition tardive du narrateur, très tardive même dans certains textes, parmi les
personnages : à la toute fin du récit. C’est principalement le cas dans les formules finales
des contes. C’est aussi le cas dans Texaco de Patrick Chamoiseau : le narrateur n’apparaît
que dans la dernière partie du texte. Il est vrai que l’on trouve, au fil du récit, des adresses
de Marie-Sophie Laborieux (« l’Informatrice » du narrateur) et de l’urbaniste au narrateur,
mais ce ne sont que des adresses, le narrateur n’y répond pas. Dans La Lézarde d’Edouard
Glissant, dans Solibo Magnifique et Texaco de Patrick Chamoiseau, le narrateur a un statut
particulier : il est celui qui écrit l’histoire, celui auquel est confiée la tâche d’écriture. Cette
fonction n’est dévoilée qu’à la fin de ces textes.
« Mathieu se tourna vers moi :
− […] il faudra que tu dises tout cela.
− On te confie l’écriture. C’est ça.
− Fais une histoire, dit Mathieu. Tu es le plus jeune, tu te rappelleras. Pas l’histoire avec nous, ce
n’est pas intéressant. Pas les détails, Thaël a raison, nous les connaissons, nous. Fais un livre avec
la chaleur, toute la chaleur. […] Et le soleil […] Fais-le avec la monotonie, les jours qui tombent,
les voix pareilles, la nuit sans fin. […]
− Fais-le comme un témoignage, dit Luc. Qu’on voie nos sottises. Qu’on comprenne notre chemin.
Et n’oublie pas, n’oublie pas de dire que nous n’avions pas raison. C’est le pays qui a raison. Faisle sec et droit au but. […]
− Fais-le comme une rivière. Lent. Comme la Lézarde. Avec des bonds et des détours, des pauses
et des coulées, tu ramasses la terre peu à peu. […]
− Fais-le comme un poème, murmura Pablo. » 421
418
Op.cit.., premier paragraphe du chapitre II, p.16.
La Lézarde, op.cit., pp.31-32.
420
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
421
La Lézarde, op.cit., pp.223-224.
419
119
« − Tu leur diras, avec les mots, tu leur diras toutes les îles, non ? Pas une seule, pas seulement
celle-ci, où nous sommes, mais toutes ensemble. […] Mets que les Antilles c’est tout compliqué…
[…] Tout compliqué, tout simple. Mets que nous avons lutté, que nous sommes sortis du dédale.
[…] Mets le rythme, c’est notre connaissance à nous. Mets le rythme, déchiré ou monotone, ou
joyeux ou lamentable… » 422
Cette révélation finale donne une nouvelle dimension au récit et lui confère une certaine
portée. Elle produit une forme d’effet de cercle : arrivé au terme de sa lecture, le lecteur est
tenté de reprendre l’ouvrage, de recommencer sa lecture en tenant compte de cette nouvelle
information. Celle-ci permet, en effet, de mieux comprendre certains passages, comme le
chapitre VI de La Lézarde et tous les « je ne sais pas » et les « je ne sais pas encore » du
narrateur.
A ces apparitions du « je »-narrant s’ajoutent, bien évidemment, les cas où le « je »narrant et le « je »-narré sont un seul et même personnage. C’est le cas dans « L’hôte du
charbonnier » d’Anatole Le Braz, dans ce récit, il y a deux « je » : un narrateur premier
auquel se confie un narrateur second, Antôn Quesseveur, le charbonnier. Ce narrateur second est à la fois narrateur et personnage de l’histoire qu’il raconte, celle-ci lui est, en effet, arrivé. Il se pose ici en témoin direct de l’existence du Boudédéo, le Juif Errant.
En outre, l’on remarque que les anthropologues et les folkloristes écrivent, de plus
en plus souvent, à la première personne. Cela est particulièrement frappant dans les ouvrages concernant la région ou le pays d’origine du chercheur, cela peut supposer qu’il se sent
davantage concerné. Cette pratique est fréquente au XXe et au XXIe siècles.
« la substitution du « je » au « il » est un phénomène frappant de la production ethnologique des
dernières années. Elle illustre une sensibilité nouvelle à la position d’énonciation de l’observateur
et inaugure une voie qui essaie d’allier les conditions de collecte de l’information à la description,
la démarche à l’analyse. » 423
Ce choix du pronom de la première personne entraîne une plus grande implication de
l’auteur dans ses écrits, dans ses propos, et peut être interprété comme une forme de subjectivité, ou, tout du moins, d’une moins grande rigueur, d’une moins grande neutralité
scientifique. Cela est particulièrement marquant lorsque le « je » est accompagné de modalisateurs, ce qui suppose un manque de distance entre l’observateur et les observés,
422
423
Ibid., pp.226-227.
Gérard TOFFIN, art.cit., p.44.
120
comme c’est souvent le cas, notamment, dans les récits d’Anatole Le Braz ou dans ceux de
Pierre Jakez Hélias.
Cependant, l’emploi de la première personne dans les textes anthropologiques est
aussi un mode d’auto-référentialité (du type « j’y étais ») et marque la réflexivité de
l’anthropologue sur lui-même : cela permet de « s’arrêter sur ce que le chercheur dit et
édicte à propos de sa pratique » et « sur ce qu’il fait, sur la manière dont il procède dans le
texte ethnographique pour donner forme à ses objets » 424 . Cela permet aussi à l’auteur
d’être plus convaincant.
« Placer l’impact de la sensibilité − de préférence à celle de l’esprit d’analyse ou du code social −
au centre de l’ethnographie revient à se poser un problème de construction textuelle spécifique :
rendre le récit crédible à travers la crédibilité de la personne. L’ethnographie prend […] une tournure introspective. Pour devenir un « je, témoin » convaincant, il faut d’abord, semb le-t-il, devenir
un « je » convaincant. »425
Dans les écrits théoriques d’Anatole Le Braz et dans les textes de Lafcadio Hearn, la première personne est très employée et semble montrer un intérêt marqué et un investissement
personnel qui peut laisser supposer que la subjectivité a pu prendre le pas sur l’objectivité
et la neutralité dont doit faire preuve l’anthropologue.
L’on trouve aussi des récits où il y a des occurrences de la deuxième personne, ce qui
constitue autant d’adresses au lecteur et à l’auditeur. Celui-ci est pris directement à témoin,
il est impliqué dans la narration. Il est interpelé : il devient ainsi un interlocuteur privilégié
pour le narrateur et les locuteurs du récit fictionnel. Le texte de référence de cette tendance
littéraire est La Modification de Butor. Dans « Le premier voyage » d’Edouard Glissant, le
lecteur est, réellement, l’interlocuteur privilégié du narrateur : le narrateur s’adresse uniquement à un « vous » dans ce court texte.
« Vous n’avez pas l’idée de la foule de gens qui vont soupirer plus tard qu’ils étaient là sur le pont
à regarder passer votre mère avec son fusil 426 .
− Je n’étais pas sur ce pont mais Artémise. Qui donc dit que j’étais aussi. »427
424
Mondher KILANI, « Les anthropologues et leur savoir : du terrain au texte », op.cit., p.65. En outre, depuis MALINOWSKI et la mise en place de l’observation participante, les anthropologues ont un terrain et
« travailler en « présence » de l’objet d’étude constitue ce dernier en un « présent ethnographique » détaché
de toute épaisseur historique et de toute détermination extérieure. En annulant toute distance, le «temps
présent » transforme l’objet ethnographique en un donné prêt à être observé et identifie le discours de
l’anthropologue au langage de l’observation neutre. », ibidem, p.67.
425
Clifford GEERTZ, op.cit., p.82.
426
L’enfant est porté par sa mère comme un fusil.
427
Edouard GLISSANT, « Le premier voyage », in Ecrire la « Parole de nuit », op.cit., pp.59-65 : p.60.
Repris après modification, dans Tout-monde.
121
Derrière ce « vous », il semble qu’Edouard Glissant et son narrateur interpellent le Martiniquais, le peuple martiniquais : il est, en effet, indiqué en note : « Ce texte narre un
voyage, le premier, celui qui permet de connaître le pays natal. ». Edouard Glissant décrit
le paysage martiniquais et la façon dont le peuple l’aborde. Par contre, les occurrences du
pronom « tu » apparaissent dans un autre contexte et semblent revêtir une autre fonction.
Ce pronom est, en effet, beaucoup plus personnel et suppose une certaine familiarité entre
le locuteur et son interlocuteur, ce qui peut paraître étrange quand elles sont vraisemblablement adressées au lecteur.
« Fais-toi raconter par les békés anciens ces histoires de nègres-marrons que pièce chien ne pouvait pister. Des nègres dissimulés dans une forêt grande comme une niche de colibris, mais que
rien ne parvenait à localiser. Les vieux chasseurs et les békés d’antan les appelaient guerriers ! »428
Ici, l’occurrence de la deuxième personne désigne à la fois l’inspecteur Evariste Pilon puisqu’il s’agit de la déposition de Richard Cœurillon, mais le changement de pronom
sans explication et l’apparition de références culturelles précises laissent supposer que le
locuteur (le témoin et le narrateur) s’adresse à un interlocuteur qui ne connaît pas (ou mal)
la culture martiniquaise, le monde martiniquais.
Lafcadio Hearn emploie aisément le pronom de deuxième personne, principalement
le « vous », par lequel il semble s’adresser à son lecteur, et lui faire partager les impressions et les sensations qu’il a éprouvées lors de son séjour en Martinique.
« Un moment cette illusion est délicieuse ; vous comprenez, comme vous ne l’avez jamais compris, le charme d’un monde disparu, la ville antique, l’histoire des terres cuites, des pierres gravées, et de tous les objets gracieux exhumés des fouilles. » 429
Cependant, le pronom de la deuxième personne ne sert pas toujours à s’adresser au lecteur.
Anatole Le Braz, quand il conclut son texte La Bretagne, l’emploie pour s’adresser directement à celle qu’il décrit : la région Bretagne.
« Oui, pour peu que les circonstances te favorisent, tu as devant toi de larges perspectives, ô Bretagne. Ceins-donc tes reins et pousse jusqu’au bout tes avantages. […] J’ai tâché de t’y présenter
[dans ces pages qui te sont dédiées] de toi-même une image aussi fidèle que possible dans son raccourci : j’ose espérer que tu t’y reconnaîtras. »430
Dans notre corpus, nous avons aussi quelques cas particuliers qui consistent en
l’utilisation, par le narrateur, du pronom « nous » inclusif. En utilisant le pronom « nous »,
le narrateur − et, à travers lui, l’auteur − oblige le lecteur et l’auditeur à jouer un rôle dans
428
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.196.
Lafcadio HEARN, Esquisses martiniquaises − Tome I, op.cit., p.6.
430
Anatole LE BRAZ, La Bretagne, op.cit., pp.87-88.
429
122
la narration, en l’intégrant dans son récit. Le lecteur − l’auditeur dans le cas de récits racontés oralement − est donc pris à témoin. Il y a là la marque d’une volonté de généralisation, voire de globalisation : le narrateur s’inclut dans la communauté décrite, il l’implique
tout entière et revendique son appartenance à cette communauté, il se pose en délégué
d’une collectivité, et, ce faisant, il implique le lecteur ou, du moins, l’oblige-t-il à s’arrêter,
à suspendre sa lecture et, en un sens, à réfléchir à son implication et à son appartenance au
milieu et au groupe de gens décrits 431 .
Ainsi, en est-il, par exemple dans La Lézarde d’Edouard Glissant : l’expression
« nos jeunes amis » 432 désigne le groupe constitué par Mathieu, Mycéa, Margarita, Gilles,
Pablo, Luc et Michel433 auquel se joint le narrateur, il aurait donc pu écrire « mes jeunes
amis ». Le choix du pronom « nos » implique le lecteur, celui-ci peut se mettre à consid érer les jeunes gens comme étant ses amis, à lui aussi et, ainsi, il devient, à l’instar du na rrateur, un témoin privilégié des événements qui lui sont racontés. Dans ce texte, il y a de
nombreuses occurrences du pronom « nous ». Dans « L’hôte du charbonnier » d’Anatole
Le Braz, « nous » désigne une communauté beaucoup plus restreinte : ce sont les natifs des
Monts d’Arrée et la société des charbonniers. Mais le lecteur peut, là encore, se sentir impliqué, inclus dans ce groupe.
« Il [Antôn Quesseveur] ne s’en irait pas content si […] je ne lui demandais pas des nouvelles de
« chez nous ». »434
Ici, l’expression « chez nous » désigne le Menez, le pays où sont nés le charbonnier et le
narrateur. Mais le pronom « nous » peut aussi désigner la totalité du peuple et ne plus concerner le lecteur (qui redevient un lecteur, mais reste un témoin), tout en incluant l’auteur.
« Compagnie, tu le sais, la bête-longue nous épouvante. Elle nous a tués si souvent dans
la piétaille des champs, elle transporte dans ses reptations tant de significations anciennes, que sa présence nous vide. »435
L’on note aussi des changements dans les pronoms d’adresse qui ne sont pas toujours justifiés avec précision.
431
C’est le propre des pronoms «nous » et « vous » qui sont généralement considérés comme des
« personnes amplifiées ».
432
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., p.18.
433
A ce moment de la narration, Thaël n’en fait pas encore partie, il n’est pas encore présent.
434
« L’hôte du charbonnier », op.cit., p.796.
435
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.74-75. C’est l’auteur qui souligne. Dans Solibo
Magnifique, les « nous » inclusifs désignent soit le groupe des témoins, soit le peuple martiniquais : dans le
premier type d’occurrence, le « nous » inclusif apparaît surtout dans le récit des problèmes avec la police (cas
de maltraitance) et dans les passages relatant la soirée fatidique au sujet de l’assemblée qui écoute Solibo :
« nous écoutâmes sa voix dans le créole du souvenir » (p.72).
123
« l’agonie sale d’un vidé* de la veille » / « * : Un mélange de vocalises, de danses et de
courses qui concluait nos bals. Conseil : ne le pratique à présent que pour le carnaval. » 436
Les récits des observateurs contiennent, eux aussi, des occurrences du pronom
« nous » inclusif. L’usage de cette tournure a deux interprétations possibles. Généralement,
le « nous » est utilisé lorsque l’observateur appartient lui-même à la communauté étudiée
et s’inclut dans son analyse, d’où une indistinction au niveau de son identité : le lecteur
peut se demander si le locuteur est un observateur ou s’il est aussi son sujet d’étude. Cela
pose aussi la question de la distance, du recul et d’un manque probable d’objectivité. C’est
le cas, notamment, dans certains écrits d’Anatole Le Braz, de Pierre Jakez Hélias, de Patrick Chamoiseau ou d’Edouard Glissant. Lafcadio Hearn emploie fréquemment le « on »,
et chaque occurrence pourrait être remplacée par un « nous » inclusif, comme s’il avait
hésité entre les deux pronoms : il se sent, en effet, très proche des Martiniquais.
« On vient de recevoir la nouvelle que Ti Marie est morte hier soir » 437
Mais le « nous » peut aussi servir à marquer une distance entre l’observateur et la société
observée, en particulier quand il appartient à une autre communauté (dans les textes de
notre corpus, à une autre région française, parfois à la capitale même), et l’on trouve alors
une opposition entre « nous » et « ils » ou « eux », opposition qui marque la distance existant entre le familier et l’étrange(r). Ces occurrences du « nous », tout comme celles de la
deuxième personne, interpellent le lecteur à différents degrés, d’où la pertinence des récits
qui les utilisent.
Le cas le plus fréquent reste le récit à la troisième personne, moins problématique,
et très utilisé par les anthropologues dans leurs monographies et autres ouvrages théoriques. Il est à noter qu’ils privilégient le « il » a-personnel, qui les dégage véritablement de
toute implication personnelle dans leurs analyses et dans le récit des faits observés et rapportés. Les tournures impersonnelles sont donc d’usage fréquent, tout comme le « on »
indéfini. Cet usage de la troisième personne est à distinguer de celui qui est mis en œuvre
dans les ouvrages de fiction. Dans le cas du discours scientifique, il s’agit très souvent
d’une « non-personne », alors que dans le récit fictionnel, il désigne une personne. Lafcadio Hearn utilise très fréquemment des tournures comme « on me dit que » ou « on peut
dire que », ainsi que le « on » indéfini et généralisateur. Le « on », lui, sert aussi à désigner
436
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.112. Nous soulignons.
124
tantôt les Martiniquais dans leur ensemble, tantôt un groupe de personnes (sans précision
sur ce groupe).
Il y a peu d’indistinction narrative au niveau du locuteur dans les textes scientifiques, c’est quand ils servnt à désigner le peuple étudié que les pronoms peuvent révéler des
informations et, principalement, la distance prise par l’observateur dans son étude, comme
nous l’avons vu. Cela donne aussi des indices sur la façon dont l’autre se manifeste, se
donne à voir et à comprendre, et sur la manière dont il est perçu. Pour accentuer l’aspect
réaliste de leurs récits, les auteurs de notre corpus et les conteurs leur confèrent un garant
d’authenticité : le narrateur-témoin, et font appel à la narrativisation fonctionnelle qu’ils
appuient avec l’hypotypose.
Ces différentes voix narratives (et leurs usages parfois conjoints), parfois proches
de la polyphonie, rendent compte d’une certaine communication que l’on peut retrouver
dans les situations d’échanges verbaux. Concernant les contes, une forme particulière de
communication est à l’œuvre : chacun écoute le conteur dans un silence quasi religieux (le
conteur menace de ne pas conter et de quitter l’assemblée si le silence ne se fait pas, le
silence et l’attention portée à la parole contée sont considérés comme des signes de reconnaissance et des marques de respect) ; la transmission de la parole s’accompagne parfois de
la transmission d’un objet (généralement un bâton) qui confère le droit de parler : il est
investi d’un pouvoir 438 . Dans les textes littéraires de notre corpus, l’on retrouve cette
écoute respectueuse du conteur dans les scènes de veillées. C’est dans les scènes
d’échanges quotidiens que la polyphonie au sens propre peut être présente. Dans les textes
littéraires et dans les contes oraux, l’on a très souvent affaire à l’indistinction des voix narratives, au mélange des différents types de discours, et donc à une polyphonie au sens où
l’entend Mikhaïl Bakhtine. Une polyphonie au sens strict est aussi à l’œuvre dans les récits
fictionnels de notre corpus, l’auteur donnant la parole à plusieurs personnages ou se donnant la parole à différents moments de sa vie. C’est notamment le cas d’Eva Augustin dans
L’Enfant-Bois d’Audrey Pulvar : la parole est laissée, en alternance, à Eva enfant (et ce, à
différents moments de son enfance) et à Eva adulte, ainsi qu’aux autres personnages (principalement Théo et les femmes de la famille racontant les épisodes douloureux de leurs
passés).
437
438
Lafcadio HEARN, Esquisses martiniquaises, op.cit., p.146.
Comme nous le verrons lors de l’étude sur les conteurs, dans la seconde partie de ce travail.
125
Dans les ouvrages anthropologiques, une certaine polyphonie peut être à l’œuvre :
l’on y trouve, en effet, à la fois les voix des personnes observées (sous forme de paroles
transcrites ou insérées dans le corps du récit), celles des informateurs, celles des notes prises en situation d’observation, celles des notes de lecture et donc des auteurs d’ouvrages
consultés, celle de l’homme écrivant son journal de terrain, et celle de l’anthropologue
préparant sa monographie. Il s’agit de « voix diverses : lettrées et populaires ; écrites et
orales ; textes élaborés et esquisses ; univers émotionnels sérieux ou comiques… » 439 , qui
sont parfois conduites simultanément 440 . James Clifford parle d’« hétéroglossie » pour la
polyphonie présente dans le texte anthropologique, et de « narration ethnographique dialoguée », de « colloque ethnographique » ou de « séminaire indigène » pour les rencontres
entre anthropologues et informateurs transcrites 441 . Cependant, il ne faut pas perdre de vue
que l’écriture anthropologique est avant tout une écriture conventionnelle, or les
« conventions d’écriture imposent des normes de pensée » 442 ainsi que des formulations
systématiques et généralisatrices comme le montre le plan suivi par la majorité des monographies 443 . Parmi ces conventions narratives, l’on trouve le retrait du narrateur comme
première personne, et son remplacement par un narrateur scientifique 444 , ainsi que
l’exclusion des caractères individuels des peuples, qui sont remplacés par un auteur collectif (Les Bretons, Les Martiniquais).
439
Patrick GABORIAU, « L’écriture ethnologique. Réflexion sur la composition des textes en sciences sociales », in De la voix au texte − L’Ethnologie contemporaine entre l’oral et l’écrit, actes du 119e congrès des
sociétés historiques et scientifiques, Section anthropologie et ethnologie françaises, Amiens, 26-30 octobre
1994 (Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1997, 255p.), pp.201-208 : p.202.
440
Patrick GABORIAU précise que les « avantages du discours polyphonique sont nombreux. Il permet des
modulations et rompt avec la linéarité des observations. Les narrations peuvent progresser de façon linéaire,
puis par ellipse et retour en arrière. […] on peut associer plusieurs voix. Le chercheur ne s’arroge pas le point
de vue ultime ; il perd sa centralité ; son discours est un des éléments du texte ; il n’y a pas une conscience
centrale qui s’interroge. Il permet des lectures multiples, à plusieurs niveaux, pour des publics variés ; les
voix s’entrecroisent et on peut suivre une voix sans approfondir une autre. Il permet un travail collectif, plusieurs auteurs peuvent présenter leurs points de vue, et ces points de vue peuvent être contradictoires » (ibid.,
p.203).
441
A ce sujet, voir James CLIFFORD, « De l’ethnographie comme fiction. Conrad et Malinowski », in Etudes Rurales, n°97/98, 1985, pp.47-67.
442
« Dans la plupart des textes ethnologiques, les retranscriptions orales servent d’illustration. Dans l’écriture
polyphonique, la place qu’on leur accorde est différente. L’oral constitue une des voix, au même titre que
d’autres, qui participe à l’harmonisation du texte. », Patrick GABORIAU, art.cit., p.206.
443
Ce plan, toujours le même, correspond à une grille de lecture posée a priori sur les cultures étudiées.
« Cette standardisation des interrogations « objectives » des cultures est à l’origine de la production de monographies répétitives qui effacent les différences entre les sociétés au profit de similitudes qui se traduisent
par un certain nombre de réifications des formes et des significations. », Mondher KILANI, op.cit., p.76.
444
En anthropologie, l’expérience personnelle « est instituée comme l’instance ultime de la connaissance
ethnographique et comme la source objective par excellence pour une telle connaissance[.] L’anthropologue,
selon Lévi-Strauss, serait en effet porteur d’objectivité » (ibid., p.93).
126
La communication qui s’établit, qui est établie entre les différents protagonistes est
intéressante. Concernant l’observateur, les membres de la communauté, les conteurs et
leurs auditoires, elle est décrite − tout travail sur le terrain est, en effet, soumis à une certaine forme de communication − mais concernant le lecteur elle est parfois conditionnée
par le discours de l’observateur. Les auteurs établissent, en effet, un certain type de contact
avec leurs lecteurs, et ce système de communication est lui aussi important : un contrat de
lecture implicite est passé entre eux. C’est ce contrat de lecture qui donne à croire, le temps
de la lecture, qu’il y a une confusion entre vraisemblance et réalité. Le lecteur fait semblant
de croire en la véracité des faits qui lui sont narrés, tout comme il feint de croire que
l’anthropologue est un observateur neutre qui n’influt en rien sur la société qu’il observe et
qui en comprend tous les éléments, même les plus symboliques et les plus secrets. Cette
communication entre l’auteur et son lecteur passe aussi par un code et, donc, par un certain
nombre de signes : les signes du narrateur, les signes du lecteur, les signes de la réception
et les signes de la narration445 . Or ces signes nécessitent une forme de décryptage pour
pouvoir être convenablement appréhendés et analysés. Et ce décryptage peut être le lieu,
l’occasion d’interprétations, d’effets de style et d’utilisation de tropes. Cela est présent
dans le paratexte, qui est le lieu, notamment, des explications, des rappels historiques ou
géographiques : le paratexte permet ainsi de montrer que l’auteur − qu’il soit conteur, écrivain ou anthropologue − a correctement saisi et assimilé les codes culturels de la société à
laquelle il se réfère ; il est aussi un moyen de garantir leur bon décryptage par le lecteur.
En outre, les auteurs de fiction, tout comme les anthropologues et les conteurs,
cherchent à reproduire le plus fidèlement possible le dit du conte, ils revendiquent cette
fidélité, puisqu’elle leur permet de rendre compte de tout l’implicite véhiculé par le conte
et le conteur, et par la relation entre le conteur et son auditoire :
« la connivence entre le conteur et son public [qui est une qualité de la belle parole] n’est perceptible que si, dans un effort de reconstitution mentale de la scène du récit, on retrouve à la fois les
gestes, le débit, la voix, la volubilité du conteur, révélant son plaisir de dire. Dans un texte oral, ce
445
Voir à ce propos les travaux de Roland BARTHES, notamment « Analyse structurale des récits », in Poétique du récit (Paris, éditions du Seuil, collection « Points Sciences humaines », 1977, 183p. / 1ère édition de
l’article : Communications, n°8, 1966), pp.7-57. « De même qu’il y a, à l’intérieur du récit, une grande fonction d’échange […] de même homologiquement, le récit, comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y
a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit. […] En fait, le problème n’est pas d’introspecter les
motifs du narrateur ni les effets que la narration produit sur le lecteur ; il est de décrire le code à travers lequel narrateur et lecteur sont signifiés le long du récit lui-même. Les signes du narrateur paraissent à première vue plus visibles et nombreux que les signes du lecteur […] en réalité, les seconds sont simplement
plus retors que les premiers ; ainsi, chaque fois que le narrateur cessant de « représenter », rapporte des faits
qu’il connaît parfaitement mais que le lecteur ignore, il se produit, par carence signifiante, un signe de lecture, car ce n’aurait pas de sens que le narrateur se donnât à lui-même une information » (pp.38-39).
127
plaisir est traduit par le rythme, les pauses, les accélérations, autant de signes qui expriment une
joie, celle d’être en communication, en communion avec son auditoire. » 446
Ils tentent donc de recréer cette relation, cette connivence en établissant un mode de communication particulier avec le lecteur et en représentant la communication qui se fait entre
le conteur et son auditoire, et entre les différents personnages. Cela passe à la fois par un
certain usage des voix narratives comme nous venons de le voir et par des choix rhétoriques. Cette communication peut aussi être le moyen d’établir une certaine connivence entre l’auteur et son lecteur par le biais de références communes et l’utilisation de certaines
images ou de certaines expressions. C’est le cas notamment avec la présence de termes ou
d’expressions en langue bretonne ou créole sans traduction, ou avec l’allusion à certains
événements historiques ou à certains lieux peu connus de la majorité des gens.
Les auteurs font aussi référence aux sens, aux sensations, ainsi qu’à la gestuelle. Ils
décrivent très précisément les différents gestes, actes accomplis par les protagonistes. Cela
permet au lecteur de mieux se les représenter, de mieux les imaginer et, ainsi, de participer,
dans une certaine mesure, à l’action en cours. Ce processus peut permettre au lecteur de se
sentir impliqué. Il permet aussi de rendre compte, dans le cas des textes anthropologiques,
des rapports entre l’observateur et les observés. La description de la gestuelle comme mode
de communication est importante car, lors de l’enquête de terrain, tout ne passe pas par le
langage : une part importante de la communication s’établit sur le mode du non-dit, de la
gestuelle. Dans la société observée, dans le monde réel, la communication passe par le
contact et, donc, par le corps. Le corps est présent dans la communication, mais ses modalités sont diverses à l’oral et à l’écrit. Les éléments paralinguistiques, les fonctions expressives de la parole sont, en effet, tout aussi importants que la narration en elle-même. L’on
parle d’ailleurs de gestualité communicative447 (qui comprend tous les mouvements corporels, à savoir les gestes, ainsi que les postures, les regards ou les mimiques). Il y aurait une
forme de langage silencieux en plus du langage à proprement parler. De fait, la force de la
parole ne passe pas uniquement par les mots. Elle s’exprime aussi à travers les silences, les
regards, les gestes, procédés à l’œuvre dans la littérature orale, et qui sont autant de ma rques de la connivence qui unit le conteur à son auditoire 448 . Dans les textes de notre cor446
Hector POULLET et Sylviane TELCHID, art.cit., p.185.
Voir l’article « Gestualité », in Patrick CHARAUDEAU et Dominique MAINGUENEAU, Dictionnaire
d’analyse du discours (Paris, éditions du Seuil, 2002, 666p.), pp.285-288.
448
« un silence est une parole […] de la parole tu bâtis le village mais du silence ho ! c’est le monde que tu
construis. En plus, il y a autant de silences dans la parole, que de paroles dans le silence. Qui a peur du silence par ici ? Le silence sonne et résonne, et signifie autant que la voix. C’est une question d’oreille […] la
parole du conteur, c’est le son de sa gorge, mais c’est aussi sa sueur, les roulades de ses yeux, son ventre, les
447
128
pus, tant dans les fictions que dans les récits anthropologiques, l’on trouve beaucoup de
descriptions, très précises, des postures et de la gestuelle, descriptions qui sont souvent
accompagnées de dessins ou de photographies. Nous approfondirons l’analyse de la gestuelle dans la seconde partie : nous considérons, en effet, la gestuelle essentiellement
comme auxiliaire de la parole.
2/ Un langage imagé : le « voir comme »
Les auteurs de notre corpus utilisent un langage imagé. Nous nous intéresserons
donc ici aux procédés rhétoriques qui permettent de considérer les liens qui unissent la
littérature et l’anthropologie, et qui font que la littérature peut se révéler anthropologique et
l’anthropologie littéraire. Nous considérons, en effet, avec James Clifford que « toute
écriture, fût-elle à prétention scientifique, comme celle produite par l’ethnologie, ne peut
s’empêcher d’engendrer des figures et des tropes qui sélectionnent et imposent des signifiés dès que ces procédés rhétoriques s’appliquent dans le processus de traduction » 449 .
C’est justement l’utilisation qu’ils font de certaines figures de style, ainsi que l’analyse de
celles utilisées dans les communautés observées, qui confère aux anthropologues un style
qui peut parfois être qualifié de littéraire, une démarche qui peut paraître littéraire 450 . Francis Affergan repère six propriétés caractéristiques du texte ethnologique et décrit ainsi les
liens qui unissent les deux types de textes d’un point de vue stylistique :
« 1) il expose le modèle du discours indirect et, par voie de conséquence, il se construit en élaborant son style propre ;
2) il abrite une forme narrative qui peut, dans certains cas (Leiris, Métraux, Malinowski), donner
naissance à des modes fictionnels, voire des mondes fictifs ;
dessins de ses mains, son odeur, celle de la compagnie, le son du ka et tous les silences. Il faut y ajouter la
nuit autour, la pluie s’il pleut, les vibrations silencieuses du monde. Qui a peur du silence par-ici ? Personne
n’a peur du silence. », Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.147-148. Voir aussi Hector
POULLET et Sylviane TELCHID, art.cit.
449
L’idée de James CLIFFORD est reprise par Francis AFFERGAN, « Préface », in Construire le savoir
anthropologique, op.cit., p.16.
450
« une réflexion plus poussée sur la relation du savoir avec le voir a révélé quelques-unes des schématis ations à l’œuvre dans la représentation comprise […] le savoir constitué et stabilisé en discours apparaît alors
sous l’aspect d’un « voir comme » […] De là, dans les procédures langagières elles-mêmes, une série de
figures qui induisent l’analogie, qui permettent de rendre présent, qui visent à « mettre sous les yeux ». […]
Parmi ces figures, la métaphore tient naturellement une place centrale ; il s’agit donc bien du problème de la
symbolisation des propriétés perceptives de l’expérience. Ainsi l’anthropologie non seulement a pour champ
d’investigation les représentations et les processus de symbolisation qui constituent les cultures des autres,
mais il faut être conscient que ses propres procédures de schématisation et d’écriture sont elles-mêmes soumises à ces processus, qui relèvent notamment de la métaphore. », « Introduction à la deuxième édition », in
Le Discours anthropologique, op.cit., pp.5-9 : p.6. Nous soulignons.
129
3) la fiction qui y est produite découle du phénomène de la croyance qui accompagne toute lecture
et qui s’appuie sur un triple dispositif : le mélange grammatical des temps verbaux […], le jeu entre embrayeurs pronominaux […], et l’instillation de tropes d’insistance […] ;
4) il procède de l’autorité affective conférée par le terrain et rendue possible par l’utilisation de
deux types de modalités : auto-implicative […] et comparative / analogique […] ;
5) il contient une propriété axiologique / pragmatique, par laquelle la valeur d’une action ou d’un
rite fait toujours sens ;
6) à l’aide de procédés artificiels, il confère du crédit à l’idée que le terrain appartient à l’ordre du
possible, incitant ainsi le lecteur à se convaincre et à se persuader que tous ces mondes existent tels
quels et qu’il pourrait même s’y rendre pour le vérifier (ce qui constitue un mode du possible différent de celui que confectionne le roman). » 451
L’analogie est la figure la plus utilisée par les anthropologues, et elle caractérise la
part littéraire, fictionnelle des ouvrages anthropologiques. Les figures utilisées et analysées
par les anthropologues sont donc celles ayant trait à l’analogie :
− la comparaison, qui établit un rapprochement, et est un mécanisme de co-présence ;
− la métaphore, qui est le grand outil pour définir la littérature, selon les structuralistes. Elle définit un modèle heuristique, qui est un réseau. Elle permet la création d’une relation d’analogie entre des référents distincts. C’est la figure la plus utilisée par les anthropologues, puisqu’elle est à l’œuvre dans les concepts anthropologiques eux-mêmes.
« La métaphore […] permet une (re)description des objets et des nouveaux cadres de référence.
[…] Elle permet des opérations de traduction culturelle qui organisent un rapport interactif entre
« n » séries d’objets […] et l’anthropopoiésis, par la voie de la métaphorisation, ouvre la voie à
une anthropologie discursive »452
− l’hypotypose, qui peint les choses d’une manière si vive et si énergique qu’elle
les met, en quelque sorte, sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image,
un tableau, voire une scène vivante. C’est une description animée et frappante. Elle fait
voir les choses comme si elles étaient présentes. Elle est un développement de l’image au
double sens du terme : image visuelle et image rhétorique (métonymie ou métaphore).
Ces figures sont aussi très utilisées par les conteurs et par les écrivains qui
s’inspirent de la littérature orale. Elles permettent, en effet, de susciter l’imagination des
lecteurs et des auditeurs au sujet du cadre, des événements et des personnages présents
dans les narrations. Elles permettent aussi de mettre en valeur certains éléments ou personnages, de leur accorder une importance, une valeur perceptibles par tous. C’est notamment
le cas dans La Lézarde d’Edouard Glissant : la rivière est la métaphore de la vie des per451
Francis AFFERGAN, « Textualisation et métaphorisation du discours anthropologique », in Communications, n°58, 1994, pp.31-44 : pp.31-32. C’est l’auteur qui souligne.
130
sonnages, la métaphore de l’histoire ; elle est aussi − du moins elle semble l’être − le personnage principal de l’histoire.
L’omniprésence des images rend ce type d’écriture très proche de la poésie, du récit
poétique. La littérature orale exprime des sensations et les images sont nécessaires pour
arriver à les retranscrire. Les images et les jeux sur le signifié et le signifiant ont une
grande importance : une large part est laissée à l’imagination créatrice des lecteurs. Cela
est facilité par l’emploi très fréquent des figures de rhétorique, principalement de
l’hypotypose, dont le propre est de peindre les choses d’une manière si vive et si énergique
qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux du lecteur, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau, voire une scène vivante. L’omniprésence des images rend
cette écriture très proche de la poésie et rappelle la thèse de Walter Jackson Ong selon
laquelle l’oralité est presque exclusivement littéraire : ce qui oppose le littéraire et le non
littéraire, c’est la mise en exergue de la fonction poétique, c’est-à-dire un travail sur le signifiant de l’énoncé qui devient premier. Or l’oralité implique nécessairement un travail
sur le signifiant pour pouvoir être mémorisée.
Dans les textes anthropologiques, les images permettent de décrire la réalité, les
choses vues et vécues, de les mettre en mots et de les rendre accessibles à tout type de lecteur. Mais les métaphores anthropologiques « sont-elles des outils authent iques de la représentation ou bien présentent-elles le terrain en le faisant apparaître comme donné vivant ? »453 . Nous considérons qu’elles participent des deux fonctions et permettent, ainsi,
d’appréhender correctement la réalité du terrain et de son étude tout en en permettant une
bonne compréhension. Les images participent aussi de la technique de persuasion. Elles
aident l’auteur à convaincre son lecteur. Cependant, ceux qui refusent de considérer que
l’anthropologie emploie des techniques d’écriture à la littérature considèrent que « les textes ethnographiques convainquent […] grâce au simple pouvoir de leur densité informationnelle […] [et l’]idée que la richesse ethnographique est source de crédibilité persiste » 454 . Pour autant, les anthropologues font un réel usage de ces techniques, à commencer par les tropes et les moyens descriptifs.
452
Jacques REVEL, « Usages et statut de la fiction », in « Figures de l’humain : Une discussion autour des
procédures de l’anthropopoiésis », journée de présentation du collectif Figures de l’humain − Les représentations de l’anthropologie, le 17 mars 2004 à l’EHESS.
453
Francis AFFERGAN, « Préface », in Construire le savoir anthropologique (Paris, éditions P.U.F., collection « Ethologies-Controverses », 1999, 144), pp.7-29 : p.12. C’est l’auteur qui souligne.
454
Clifford GEERTZ, op.cit., pp.11-12.
131
« Il importe de convaincre les lecteurs […] que ce qu’ils lisent est un récit authentique, écrit par
une personne personnellement informée sur la façon dont la vie se passe dans un endroit donné. Et
cette aptitude à convaincre est le fondement sur lequel tout ce que l’ethnographie tente par ailleurs
de faire − analyser, expliquer, distraire, déconcerter, louer, édifier, excuser, étonner, ébranler − repose finalement. En anthropologie, la connexion textuelle entre la présence ici et la présence làbas, l’élaboration imaginaire d’un socle commun au destinataire et à l’objet de l’écriture […] est le
fons et origo de l’aptitude de l’anthropologie à convaincre » 455
En outre, certains tropes appartiennent aux codes culturels de la société dans laquelle
l’auteur se place. Concernant les cultures de nos deux régions d’étude, l’on constate un
goût affirmé pour les jeux sur les sonorités et les jeux de mots. Les auteurs de notre corpus
− conteurs, auteurs littéraires et anthropologues − en rendent compte en les rapportant et en
en utilisant.
Les Bretons sont réputés avoir une certaine aptitude au rêve éveillé et une attirance
pour le surnaturel. Ils éprouvent aussi un « goût immodéré pour les rimes, les allitérations,
les assonances, les jeux de mots, les quiproquos, facilités par les mutations consonantiques
à l’initiale qui caractérisent la langue » 456 ; ainsi que « devinettes, vire-langues et trompeoreilles − des jeux de langage qui offrent une méthode ludique d’apprentissage et de mémorisation des mots. » 457 . Mais ces jeux de mots rendent difficile la traduction :
« on emploie [dans les récits oraux] des mots et des tours de phrases qui ne peuvent être rendus
qu’imparfaitement en français, ce qui leur ôte tout le charme qu’ils ont en breton. […] tous les
quiproquos, tous les quolibets et tous les mots à sens divers et obscurs de la langue bretonne, toutes expressions auxquelles on ne peut guère donner aucun sens en français. » 458
C’est la raison pour laquelle les collecteurs (et les conteurs, quand ils publient leurs propres recueils) font souvent suivre l’emploi de termes ou d’expressions en langue bretonne
de leurs traductions en langue française, soit dans le texte lui-même soit en note.
François-Marie Luzel et Pierre Jakez Hélias se sont attachés, dans leurs traductions,
à garder la forme poétique des formules. Celles-ci sont donc de petits poèmes. Les contes
bretons sont, eux aussi, rimés en langue bretonne, mais les traducteurs optent généralement
pour la prose. L’utilisation de rimes ajoutait, sans aucun doute, au prestige des conteurs. En
outre, la métrique et les rimes sont des atouts pour la mémorisation tant des formules que
des contes et, principalement, de ces derniers qui étaient relativement longs. L’aspect es455
Clifford GEERTZ, op.cit., p.142.
Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.246.
457
Katell BRELIVET, « Jude Le Paboul, le passeur de mémoire », in ArMen, n°116, novembre 2000, pp.6465 : p.65.
458
Jean-Marie DEGUIGNET, Contes et légendes de Basse-Cornouaille, op.cit., p.51.
456
132
thétique n’est pas négligeable non plus. Pierre Jakez Hélias explique, dans Le cheval
d’orgueil, que son grand-père a fait son éducation, lui a appris certaines règles de vie à
travers, par le biais de formules poétiques. Les proverbes et les devinettes sont, eux aussi,
rimés. Les formules initiales et finales les plus proches de la poésie sont parfois quelque
peu obscures :
« Je ne sais pas d’évangile
Ni de comptine
Ni le chemin de votre cachette
Et cela me fait mal à la tête
Donnez-moi les clés
Avec le temps je saurai
Grik 459
Elle est morte, la Mariig ! » 460
L’on peut penser que certains conteurs se servent des formules comme prétexte pour montrer leurs talents de poètes, qu’ils se livrent à des exercices de style. Cela est particulièrement visible avec cette formule finale :
« Petit bonhomme, petit vieux,
Viens-t-en vite, viens-t-en voir,
Marron qui devient myrtille.
Je sais le breton − Quel breton ?
Breton de tique − Quelle tique ?
Tique de fuseau − Quel fuseau ?
Fuseau d’écuelle − Quelle écuelle ?
Ecuelle de terre − Quelle terre ?
Terre d’argile − Quelle argile ?
Argile jaune − De quel jaune ?
Jaune d’œuf − De quel œuf ?
Œuf de poule − De quelle poule ?
Poulette blanche avec sa crête
Comme une toque sur la tête
Et plus brillante que l’argent
Le conte est fini maintenant. »
Les formules sont indispensables aux contes tout en constituant une forme
d’ornementation. C’est aussi le cas des formules utilisées par les conteurs martiniquais :
« Mesdames et messieurs, j’ai allaité mademoiselle Antoinette qui avait fait sa toilette avec du
bois-savonnette avant de tirer sur une poulette lisant une lettre sur le rebord d’une fenêtre, laquelle
tomba par terre, puis s’envola, jusqu’à un filet afin de pondre un œuf à l’en-bas d’un arbre-àsurettes. Yé krik ! » 461
« Je suis venu parmi vous pour porter la parole sans fin. La parole qui n’a pas d’ailes pour voler,
pas de pieds pour courir, pas de queue pour nager, messieurs et dames. Quand mes belles paroles
s’envolent, il ne me reste, pour gargariser la gorge, qu’un breuvage de feuilles de « guéri-tout »
459
Grik signifie « silence ».
Formule finale utilisée par Barba TASSEL et Catho DOZ (Plouaret). Il existe une variante pour le dernier
vers : « La petite Marie est morte ! ».
461
Formule utilisée par Médarius CABIT, dit Méda, conteur martiniquais, pour le conte « Ti Jean la Ruse »,
in Les maîtres de la parole créole, op.cit., pp.66-73 : p.69.
460
133
avec coûte que coûte un coup de mabi doux dans une goutte d’eau du mois d’août qui me permet
de tenir la route et d’arriver jusqu’à vous. Hé krik !… Hé krak !… » 462
Les formules des conteurs martiniquais sont très axées sur les jeux de mots et de sonorités.
Celles des conteurs de Centre-Bretagne comportent davantage de jeux de mots, cependant
les textes auxquels nous avons eu accès n’étaient pas toujours accompagnés de la transcription des formules initiales et finales pour les contes martiniquais, et pour les contes
bretons de la version en langue bretonne, ce qui gêne quelque peu le jugement concernant
les sonorités. Les témoignages et les récits des collecteurs et les propos des conteurs
s’accordent à dire que la langue bretonne permet aisément les jeux de mots et de sonorités
et que les conteurs aiment à en faire.
En Centre-Bretagne et en Martinique, les mots français n’ont pas toujours le même
sens que dans « le français national » 463 : ils acquièrent, au contact de la langue régionale,
un sens particulier. Les mots s’adaptent, sont adaptés aux particularités locales. Il y a donc
facilement des jeux de langage, des jeux avec et sur le langage. Ainsi en est-il du terme
créole lévé, ce terme vient semble-t-il du terme français lever, « se tenir droit, debout »,
mais en créole il a le sens de « se réveiller » 464 . Le verbe « se baigner » a lui aussi plusieurs
sens :
« Quand je suis arrivé en France, je disais souvent : « tiens je me suis baigné », « tu ne t’es pas
baigné ce matin ? ». Pour moi, « se baigner » c’est prendre une douche […] alors que pour mes
amis en français c’était prendre un bain […] donc il y a plein de mots, comme ça qui ont subi des
petites déviations, alors c’est ça que j’appelle un « français local ». » 465
Les traductions elles-mêmes sont forcément en partie littéraires : il y a une transformation,
ne serait-ce que d’un point de vue symbolique 466 . Comment, en effet, traduire des symboles, des images, des références culturelles différentes de celles de la culture à laquelle on
s’adresse : il faut permettre la compréhension, la faciliter, et, pour cela, donner une repré462
Formule utilisée par Richard FERRATY, conteur martiniquais, pour le conte « Ti Jean le magicien », »,
ibid., pp.112-119 : p.114.
463
Selon la terminologie de Renée BALIBAR (in Renée BALIBAR et Dominique LAPORTE, Le français
national − Politique et pratique de la langue nationale sous la Révolution). L’expression français national
désigne le français commun à la population française, le français langue commune, langue nationale.
464
Cf. « Joseph, lévé ! » de Gilbert GRATIANT, in Fables créoles (Paris, éditions Stock, 1996, 744p.).
465
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
466
« la traduction ethno-anthropologique […] ne consiste pas tant à transcrire ou à faire s’équivaloir qu’à
transformer symboliquement et simultanément sa langue et la langue de l’Autre, et, partant, l’ontologie des
autres mondes […] l’ethnologue, en traduisant, se livre à des pratiques parallèles qu’il ne veut pourtant pas
avouer : il factualise et événementialise des données de terrain en citant des discours directs et indirects.
Ainsi retextualise-t-il, recontextualise-t-il, et, par voie de conséquence, s’autorise-t-il, au sens où il se légitime comme auteur d’autorité. Aussi le terrain apparaît-il comme une mise en texte combinant des savoirs
partagés, relatifs et privés. », Francis AFFERGAN, « Textualisation et métaphorisation », art.cit., p.33.
134
sentation imagée, en comparant ou, tout du moins, en faisant référence au monde connu,
familier. Il y a donc une mise en scène de l’objet d’étude en anthropologie, et cette mise en
scène est rendue possible par l’emploi de l’analogie (essentiellement de la métaphore), qui
doit permettre au lecteur de voir, ou en tout cas, d’avoir le sentiment de la vue, l’illusion de
voir. C’est le cas de toutes les métaphores utilisées pour désigner des données empiriques,
telles que le « lignage », le « clan », etc., ainsi que les métaphores de la progression et de la
découverte 467 . L’anthropologue, principalement lorsqu’il débute son enquête de terrain, a
souvent recours aux images pour mieux se représenter la culture qu’il étudie, et il les reprend généralement lors de la rédaction de sa monographie afin de rendre ses observations
plus accessibles aux le cteurs :
« L’imagination est donc une part importante du processus rhétorique visant la totalité. Sur le terrain, l’anthropologue ne peut comprendre l’action, qu’elle soit verbale ou non verbale, s’il ne
construit, souvent en imagination et en collaboration avec ses informateurs, une représentation de
la culture des gens qu’il étudie, représentation qui seule peut donner sens à leurs activités. […] son
texte doit simuler pour le lecteur potentiel un monde possible de significations et d’actions, un
monde qui lui « parle » . » 468
En outre, les images sont très expressives. Elles permettent de véhiculer certaines informations. Elles jouent aussi un rôle esthétique, et permettent de décrire ce qui est observé avec
beaucoup de précision, principalement les paysages. C’est notamment le cas dans les textes
de notre corpus : le Centre-Bretagne et la Martinique ont des paysages très riches, d’où
l’importance accordée au(x) paysage(s) et à leurs descriptions : « Les paysages, rappelle
Glissant, sont les seuls à inscrire, à leur façon non anthropomorphe, un peu de notre tragédie, de notre vouloir exister » 469 .
Tout cela aboutit à la création d’idiolectes − qu’il s’agisse d’idiolectes oraux ou
écrits : ceux créés par les communautés, par les conteurs, par les folkloristes et les ethnologues, par les écrivains − ; par idiolecte nous entendons une écriture particulière, un style
qui s’identifie aisément 470 . Les écrivains de notre corpus ont, en effet, une écriture partic u467
« le recours aux métaphores de la « progression » et de la « découverte » n’est la plupart du temps qu’une
rationalisation a posteriori qui met essentiellement en scène les obstacles et les détours par lesquels on est
arrivés au but final défini préalablement. », Mondher KILANI, op.cit., chapitre II, p.74.
468
Mondher KILANI, « Du terrain au texte. Sur l’écriture de l’anthropologie », in Communications, n°58,
1994, pp.45-60, p.55.
469
Eloge de la créolité, op.cit., p.37. Ainsi peut-on lire, dans Texaco de Patrick CHAMOISEAU : « les cercueils rouges envoyèrent des racines ; et l’on vit s’élever au dos long des années, plusieurs arbres d’agonie,
branches tordues de douleurs. Les observer ramenait des souvenirs qu’on ne possédait pas. » (p.11).
470
C’est le sens donné par Roland BARTHES à ce terme, lorsqu’il l’utilise pour qualifier l’écriture d’Italo
CALVINO : « le fait que Calvino est une voix de la littérature se voit immédiatement dans ceci que son
écriture n’appartient qu’à lui. Il a une écriture qui est absolument spécifique […] On la reconnaît. Et c’est ce
135
lière, une écriture de l’entre-deux en quelque sorte : entre oral et écrit, mais aussi entre
breton et français, entre créole et français. Les styles et les langues se côtoient, sans pour
autant se mélanger. Ainsi en est-il, par exemple, du créole utilisé par Patrick Chamoiseau
dans ses récits, créole qui, selon certains, serait « arrangé » afin de faciliter la compréhe nsion des non-créolophones ; en outre, il accompagne généralement les propos en créole
tenus par ses personnages de leur traduction en langue française 471 . Ce sont là les princ ipaux arguments de ses détracteurs472 . Il explique ce choix d’expression ainsi :
« Les gens […] se trompent de domaine : je ne suis pas linguiste […] Lorsque je suis dans un roman, je suis en littérature et ce qui se passe en littérature, c’est qu’on […] articule toujours une
langue étrangère […] C’est vraiment une langue qui m’est personnelle. C’est l’articulation d’une
esthétique personnelle, une façon de voir les choses [...] Je n’ai pas créé un archétype de langage
qui peut servir comme ça… » 473
Patrick Chamoiseau n’est pas le seul à utiliser conjointement les deux langues, tous les
écrivains martiniquais le font, de manière plus ou moins marquée. Cela participe à
l’enrichissement de la langue créole et à sa diffusion, cela montre aussi qu’elle est une la ngue à part entière, au même titre que la langue française. Edouard Glissant a d’ailleurs une
position très précise sur ce sujet, selon lui :
« Préserver ou promouvoir aux Antilles l’épanouissement de la langue créole, en la différenciant
d’un patoisement francisé, c’est courir vaillamment à cette lisière [de l’oral et de l’écrit où se joue
une des perspectives actuelles de la littérature]. Une des manières d’y participer est aussi
d’informer le français des inventions du créole : c’est bien servir aux deux sans en abâtardir aucun »474
Et il conseille aux auteurs de « placer la dialectique de cette oralité et de cette écriture à
l’intérieur même de l’écriture. » 475 . Les auteurs martiniquais, en utilisant les langues française et créole et en les considérant comme complémentaires, montrent les liens qui existent entre elles et la façon dont les Martiniquais les mélangent, au point parfois de donner
que l’on appelle, dans le jargon scientifique, un idiolecte, une façon d’écrire qui lui est propre. L’idiolecte
d’un écrivain est toujours une sorte de dosage, la combinaison très subtilement dosée d’un certain nombre de
charmes − en prenant le mot au sens fort qu’il avait au dix-septième siècle, c’est-à-dire d’enchantement − ;
un dosage d’enchantements, de traits de séduction, de traits de satisfaction à même la langue ou à même le
récit − c’est difficile à dire. », Roland BARTHES, « La mécanique du charme » (1978, entretien à France
Culture), préface à Italo CALVINO, Le chevalier inexistant (Paris, éditions du Seuil, collection « Points
Roman », n°R131, 1984, 153p.), pp.7-10 : p.7.
471
« C’est quoi, han ? dit [Bouaffesse]. (Ce qui traduit en français d’outre-mer donnerait : Pouvez-vous
m’expliquer ce qui est à l’origine de cette situation déplorable ?) », in Solibo Magnifique, op.cit., p.58. Le
décalage entre les deux langues est particulièrement frappant ici.
472
A cela s’ajoute le reproche d’écrire une littérature « doudouiste », nullement représentative de la société et
du peuple de Martinique. On lui reproche donc d’écrire pour un lectorat métropolitain, non-créolophone et de
proposer à ce public-là une fausse idée de la Martinique.
473
Entretien du 13/05/2004.
474
Edouard GLISSANT, « Un marqueur de paroles », préface à Patrick CHAMOISEAU, Chronique des sept
misères (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio », n°1965, 1993, 280p. / 1ère édition : Gallimard, 1986 /
texte de 1988), pp.3-6 : p.6.
136
l’illusion d’être en train de créer une troisième langue, hybride des deux autres. Cela
amène aussi à l’écriture du conte et de l’oralité, dans laquelle le conteur joue un rôle de
modèle, d’exemple 476 .
Cependant, l’idiolecte n’est pas l’apanage des auteurs littéraires, les anthropologues
peuvent, eux aussi, s’approprier une certaine forme d’écriture, un style qui, sans pour autant être littéraire au sens propre, est reconnaissable 477 . En outre, certains passages de textes anthropologiques, de monographies, comportent une trame narrative 478 , et peuvent être
considérés comme des récits à proprement parler. C’est essentiellement le cas lorsque se
trouve une intervention témoignant d’un jugement de valeur − une intervention évaluative
− dont le rôle est de mettre en valeur l’événement narré. Un processus de narrativisation
est alors mis en œuvre, notamment avec l’emploi de la mise en récit 479 ou de moments narratifs 480 (dans ce cas, les « récits peuvent avoir valeur d’exemple ou n’être, en fait, que de
simples descriptions d’actions » 481 ). Il y a ainsi « écriture de la culture », ce qui est
d’ailleurs une traduction possible du terme « ethnographie » 482 . Ce procédé est utilisé dans
les textes anthropologiques d’Anatole Le Braz, de Pierre Jakez Hélias et de Lafcadio
Hearn, entre autres. Cela confère un statut quelque peu particulier à ce type de textes : ils
peuvent être considérés comme étant dans un entre-deux.
La création d’idiolectes passe, en partie, par la présence, dans le texte, de traces
tangibles de l’esthétique de la langue et de l’oralisation. Concernant notre corpus martiniquais, l’on trouve notamment :
− des mots créoles : « major », « majorine », « depuis l’antan », « an tan lontan » ;
475
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.116.
« Dans l’expression du langage que nous construisons, nous essayons d’atteindre à une sorte de totalité
qui, à mon avis, correspond bien à l’esthétique contemporaine. Pour toutes ces raisons-là, nous faisons appel
au conteur, au conte, à toute l’oralité, mais pas de manière nostalgique […] ce que nous essayons de récupérer, c’est l’essentiel […] : le génie narratif du conteur et le génie narratif de l’oralité, en tout cas toute la
substance, tout l’essentiel de l’oralité qui devraient nous permettre d’articuler un langage mieux conforme à
cette diversité qui est la diversité du monde actuel. », Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004. Voir
aussi « Que faire de la parole ? », art.cit., pp.151-158.
477
C’est le cas notamment de Nigel BARLEY, qui a une écriture, un style aisément identifiable.
478
A ce sujet, voir notamment Jean-Michel ADAM, chapitre VII : « Aspects du récit en anthropologie », in
Le discours anthropologique, op.cit., pp.227-254.
479
C’est le cas, notamment de Dieu d’eau − Entretiens avec Ogotemmêli de Marcel GRIAULE.
480
C’est le cas, notamment de Tristes Tropiques de Claude LEVI-STRAUSS.
481
Jean-Michel ADAM, op.cit., chapitre VII, p.243.
482
Malinowski et ses élèves ont choisi la forme du récit, qui permet d’intégrer des observations descriptives.
476
137
− des mots transcrits phonétiquement (surtout en cas de mauvaise prononciation) :
« inspectère », « inpesteur » ;
− des phrases en créole : « Ha hanfè hot », « Andièt sa, pito ! » ;
− des passages en créole (plus ou moins longs) accompagnés de leur traduction en
français : « qu’est-ce qu’il y a ? ô sa ki ni ? » ;
− des interjections propres au créole : « non » en fin de phrase, « ma chère »,
« manman », « roye », « An ! », « hak », « Cristi ! » et d’onomatopées comme « pin pon
pin pon l’ambulance rouge des sapeurs-pompiers surgit » 483 ;
− des formules de contes : « é kriii », « é kraaa », « misticrii », « misticraa »… ;
− des expressions idiomatiques : « Paix-là », « la Loi », « la Médecine », « donnentcourir », « mener-venir », « emmener-aller », « la photo-kodak », « un ton qui annonce le
tracé d’un milieu » ;
− des surnoms (qui valent plus que les noms dans la vie quotidienne créole), qui
sont des signes de reconnaissance : « Bête-longue », « Didon », « Doudou-Ménar » ;
− des précisions en créole : « Le brigadier-chef se métamorphosa » avec une note
« Ou mofwasa, si ça t’aide » 484 .
Dans les textes de notre corpus de Centre-Bretagne, cela est moins frappant concernant les récits littéraires que sont les nouvelles. Dans les contes, l’on note la présence :
− de mots en breton, lorsque le collecteur-auteur a jugé utile, voire nécessaire, de
les garder : ce sont surtout des noms propres (« Ankou », « karriguel ann Ankou »485 ,
« Boudédéo » 486 ) ou des termes désignant des pièces du costume (« penn-baz » 487 ) ou du
mobilier traditionnel, ou encore des noms de fêtes (« Nédélek »), de musiques (« kan-adiskan », « gwerz ») ou de danses ; mais aussi « Anaon » 488 , « bro », « ménez »,
« pérennez » 489 , « tantad »490 ;
483
Solibo Magnifique, op.cit., p.88.
Solibo Magnifique, op.cit., p.85.
485
La charrette ou la brouette de la Mort.
486
Nom breton du Juif Errant.
487
Le penn-baz peut être considéré comme un élément du costume traditionnel des hommes dans les camp agnes, particulièrement en Centre-Bretagne, parce qu’ils ne s’en séparent pour ainsi dire jamais : il est à la fois
un bâton de marche, un outil, une arme et un objet que l’on orne (rubans, gravures, marques diverses) pour le
personnaliser. Le penn-baz est, en un sens, le prolongement du bras et de la main.
488
Le peuple des Anaon désigne les âmes des défunts.
489
La pérennez est la jeune héritière en âge de se marier.
490
Le bûcher allumé pour la Saint-Jean ou la Saint-Pierre.
484
138
− de passages en breton (traduits ou non) : « C’huec’h miz deiz ha c’huec’h miz noz
/ A ra d’ann diaoul eur bloaz cloz » 491 ;
− de formules de contes : « Bez a zo brema pell-amzer / D’ar c’houlz m’ho devoa
dennt ar ier » 492 ;
− d’expressions idiomatiques : « être bonjouré », « Ma Doué » ;
− de surnoms, même si le plus souvent ils apparaissent traduits : « Pipi Al Laouenan » 493 , « Fanch ar Moal » 494 , « Jean-sans-Peur ».
Il s’agit de « marqueurs […] qui fonctionnent […] comme signaux de style parlé » 495 . A tous ces éléments introduisant l’oralité dans l’écriture s’ajoutent le rythme, la
musicalité, le style familier, un certain usage de la ponctuation (ou son absence) et des
connecteurs logiques. En outre, le rythme et le ton de l’élocution verbale sont conservés,
particulièrement dans les contes et dans la littérature martiniquaise. Les auteurs martiniquais considèrent, en effet, que leurs récits et leur écriture doivent refléter la réalité du
monde martiniquais 496 .
Cet emploi du langage parlé, du langage social n’est pas fait dans une optique pittoresque 497 , mais pour exprimer une réalité sociale et culturelle. C’est aussi un moyen
d’exprimer certaines affinités avec les langues régionales utilisées ici. C’est surtout un outil de description très riche : « il faut convenir que de tous les moyens de description (puisque jusqu’à présent la Littérature s’est surtout voulue cela), l’appréhension d’un langage
réel est pour l’écrivain l’acte littéraire le plus humain. » 498 . En outre, dans les langues régionales, l’on peut réellement considérer que « les mots sont des informations, et non des
491
En français : « Six mois de jour et six mois de nuit / font pour le diable un an plein » .
En français : « Il y a de cela bien longtemps, / quand les poules avaient des dents ».
493
En français : Pierrot le roitelet.
494
En français : François le chauve, l’un des pseudonymes adoptés par François-Marie LUZEL.
495
Article « Ecrit / Oral », in Dictionnaire de l’anthropologie et de l’ethnologie, pp.202-207 : p.204.
496
« Notre écriture doit accepter sans partage nos croyances populaires, nos pratiques magico-religieuses,
notre réalisme merveilleux, les rituels liés aux « milan », aux phénomènes du « majò », aux joutes de
« ladja », aux « koudmen ». Ecouter notre musique et goûter à notre cuisine. Chercher comment nous vivons
l’amour, la haine, la mort, l’esprit que nous avons de la mélancolie, notre façon dans la joie ou la tristesse,
dans l’inquiétude et dans l’audace. Chercher nos vérités. Affirmer que l’une des missions de cette écriture est
de donner à voir les héros insignifiants, les héros anonymes, les oubliés de la Chronique coloniale, ceux qui
ont mené une résistance toute en détours et en patiences, et qui ne correspondent en rien à l’imagerie du héros
occidentalo-français. », Eloge de la créolité, op.cit., p.40.
497
Même si cela confère inévitablement une touche d’exotisme au récit, à la narration.
498
Roland BARTHES, « L’écriture et la parole », in Le degré zéro de l’écriture (Paris, éditions du Seuil,
collection « Points Essais », 1972, 190p. / 1ère édition : Seuil, 1953), pp.58-61 : p.59. C’est l’auteur qui souligne.
492
139
signes, et ces mots à valeur documentaire sont classifiables » 499 . L’on note ainsi que les
auteurs citent dans une autre langue : le texte est écrit en français standard et il est ponctué
de citations en créole ou en français créolisé. Ces citations peuvent être la marque d’une
prise de distance par rapport au discours énoncé ou bien une preuve d’authenticité.
Il y a un constant mouvement entre la littérature orale traditionnelle et la littérature
écrite non traditionnelle dans les œuvres littéraires de Centre-Bretagne et de Martinique.
Les auteurs créent ainsi un langage particulier, une langue qui leur est propre, très imagée,
riche en métaphores et en hypotyposes. Ce langage se construit « à la limite de l’écriture et
du parler », il constitue, en un sens, une « synthèse de la syntaxe écrite et de la rythmique
parlée, de l’« acquis » d’écriture et du « réflexe » oral » 500 . La langue originelle ne peut, en
aucun cas, être mise à l’écart, elle fait partie intégrante des cultures et des êtres euxmêmes, comme l’a montré Gilbert Gratiant :
il n’était pas créolisant, il parlait le créole « à la française, et pourtant il l’a écrit superbement.
C’est qu’il y a dans l’esprit et dans le cœur, quelque chose qui précède la langue et la suscite : un
état d’âme […] qui fait que du créole, que de la langue créole, Gilbert Gratiant fut moins
l’utilisateur ou le locuteur que le réinventeur. Il avait trouvé non le dictionnaire, mais le génie qui
sécrète la langue comme l’arbre qui exsude sa sève et répare ses blessures. » 501
La littérature − tout du moins celle qui s’inspire de la littérature orale − s’attache à conserver la langue et les autres éléments constitutifs des cultures populaires. Elle porte témoignage, elle transmet des us et coutumes passés et empêche ainsi leur disparition. A ce titre,
elle complète (en un sens) l’apport des monographies et autres récits de voyages et celui
des musées ethnographiques. Certains ouvrages constituent une forme d’histoire culturelle
des régions.
499
Une politique de la langue, op.cit., p.128 (ce sont les auteurs qui soulignent). En effet, les auteurs constatent que le « corpus des réponses à Grégoire est traversé de trois problématiques, déjà anciennes, destinées à
des développpements inégaux et qu’il faut distinguer même si elles se croisent constamment. Le patois, c’est
1. La présence d’une origine ; 2. Un espace vocal ; 3. Un lexique de choses » (p.125).
500
Edouard GLISSANT, cité en exergue in Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.11.
« L’archipel est le lieu de contact et de confrontation entre le monde européen de l’écrit, de l’alphabétisation
et des traditions littéraires d’une part, et le monde de l’oralité, de la langue créole, du conteur, de la fête populaire de l’autre. C’est de l’analyse de cet aspect particulier de la situation culturelle − le clivage entre
scripturalité française et oralité créole − que découle la force motrice de la littérature antillaise. », Ralph
LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », art.cit., p.15.
501
Aimé CESAIRE, « Préface » à Gilbert GRATIANT, Fables créoles, op.cit., pp.7-8 : p.8. Nous soulignons.
140
II – Un style entre oralité et écriture
Les auteurs de notre corpus cherchent à recréer l’oralité dans leurs textes, plus précisément, ils cherchent à (re)créer des effets d’oralité en écriture et ils adoptent une écriture
que l’on peut qualifier d’orale. Il y a des traces tangibles de l’oralisation dans leurs récits,
ils sont emplis d’effets de voix, de marqueurs d’oralité. Le rythme de l’élocution verbale
est conservé par le biais, notamment, des interjections, du style familier, du parler populaire, de la ponctuation reprenant le débit et les respirations de la voix. Il s’agit là d’un
exercice de style délicat, puisqu’il faut parvenir à une expression « qui s’alimente de l’oral
et de l’écrit, mais qui ne saurait être la seule addition de l’oral et de l’écrit », il faut, en
quelque sorte, tracer un chemin entre les deux domaines d’expression, sur la limite, dans
l’entre-deux. En faisant cela, l’écrivain « doit abandonner une bonne part de sa raison, non
pour déraisonner mais pour se faire voyant, inventeur de langages, annonciateur d’un autre
monde. » 502 . L’on parle d’écriture orale ou de « parole écrite » 503 .
L’auteur de référence pour ce genre d’analyse est, sans conteste, Louis-Ferdinand
Céline. Selon lui, la fonction principale de la littérature est de transmettre l’émotion, les
réactions les plus profondes de la sensibilité individuelle et les fantasmes collectifs. La
parole de Céline est riche et sans interdits. C’est une forme syntaxique souple, apte à rendre les sentiments, les émotions. Les silences disent ce que les mots sont impuissants à
dire. Céline est surtout soucieux de « retrouver l’émotion du « parlé » à travers l’écrit » :
son style donne l’illusion du discours oral. Le travail des auteurs de notre corpus − qu’ils
soient écrivains ou ethnologues − sur le langage, sur le style peut être rapproché de celui de
Louis-Ferdinand Céline. La question comment écrire l’oralité ? est, en effet, la question
célinienne par excellence.
« Faire passer le langage parlé en littérature […] il faut imprimer aux phrases, aux périodes, une
certaine déformation un artifice tel que lorsque vous lisez le livre il semble que l’on vous parle à
l’oreille − Cela s’obtient par une transposition de chaque mot qui n’est jamais tout à fait celui
qu’on attend une menue surprise − […] Pour rendre sur la page l’effet de la vie parlée spontanée il
faut tordre la langue en tout rythme, cadence, mots et c’est une sorte de poésie qui donne le
meilleur sortilège − l’impression, l’envoûtement, le dynamisme » 504
502
Patrick CHAMOISEAU, « Que faire de la parole ? », art.cit., pp.157-158. A rapprocher de « La lettre du
voyant » d’Arthur RIMBAUD.
503
Expression de Claude SEIGNOLLE.
504
Louis-Ferdinand CELINE, lettre à Milton HINDUS, 16 avril 1947, in Cahiers de l’Herne : L.-F. Céline
(Paris, éditions de l’Herne, 1972), pp.110-111 : p.111.
141
L’on remarque, dans certains textes de notre corpus, la présence d’un langage parlé,
d’expressions propres au discours oral et à une langue, au parler d’un peuple. La langue
« dominante » (le français correct) est un support syntagmatique pour les récits, mais l’axe
paradigmatique se plie aux particularités du parler populaire (breton, créole, français familier). Cette forme de bilinguisme permet l’introduction d’une subjectivité langagière,
d’effets d’oral par la mise en œuvre d’un idiolecte qui vise à reproduire l’oral, à créer des
effets d’oralité505 . Les auteurs sont conscients de la particularité, de l’originalité de leurs
écritures. C’est ce que Roland Barthes nomme « l’écriture à haute voix » 506 .
Nous verrons ici en quoi consiste la parole cyclique, particulièrement dans les contes populaires et nous nous demanderons si cela correspond à une conception cyclique du
temps. Nous nous interrogerons aussi sur le but (ou les buts) visé(s) par les auteurs qui font
le choix d’une écriture de l’oralité, ce que cela apporte à leur style.
1/ Une parole cyclique
Nous entendons par parole cyclique, une parole proche du mythe, qui a une temporalité de type itératif et une structure cyclique. Par les répétitions, les récits font retour sur
eux-mêmes, ce qui crée un effet de cercle, mais un cercle non fermé, un effet de circularité,
505
« les modernistes […] tout en demandant à Oswald de Andrade que l’on instaure une langue nationale
« analogique, contribution millionnaire de toutes les erreurs », une langue « comme nous sommes, comme
nous parlons », créeront in vitro, ironiquement, une langue littérature brésilienne multi-régionale, panfolklorique, sans aucun lien avec une effective réalité linguistique locale […] Une nouvelle langue est en
train de surgir du travail collectif de ces écrivains et de ces trouvères de la réalité citadine. Elle est non seulement bien détachée du modèle expressif portugais mais elle est en plus capable d’influer sur ce dernier,
grâce à la puissance de son impact poétique. », Luciana STEGANO PICCHIO, La Littérature brésilienne,
traduit de l’italien par Luc-François Granier et Guia Boni (Paris, éditions P.U.F., collection « Que Sais-Je ? » ,
n°1894, 1996, 128p.), p. 9. Ce propos sur la langue brésilienne s’applique aussi à la langue française, plus
précisément au langage utilisé par nos auteurs. Voir aussi « Ecrit / Oral », art.cit., pp.202-207.
506
« S’il était possible d’imaginer une esthétique du plaisir textuel, il faudrait y inclure : l’écriture à haute
voix. Cette écriture vocale (qui n’est pas du tout la parole), on ne la pratique pas […] L’écriture à haute voix,
elle, n’est pas expressive […] elle appartient au géno-texte, à la signifiance ; elle est portée, non par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants, mais par le grain de la voix, qui est
un mixte érotique de timbre et de langage, et peut donc être lui aussi, à l’égal de la diction, la matière d’un
art : l’art de conduire son corps […] l’écriture à haute voix n’est pas phonologique, mais phonétique […] ce
qu’elle cherche […] ce sont les incidents pulsionnels, c’est le langage tapissé de peau, un texte où l’on puisse
entendre le grain du gosier, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la
chair profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage. », Roland BARTHES, in
Le plaisir du texte (Paris, éditions du Seuil, 2000, 134p. : pp.83-130 / 1ère édition : Seuil, 1973), pp.127-128.
C’est l’auteur qui souligne.
142
une forme de spirale « c’est-à-dire avec un mouvement circulaire, mais toujours une
échappée de cette circularité vers autre chose » 507 .
La notion de cycle, l’interpénétration des mondes, le thème de la métamorphose,
l’hybridisme : toutes ces choses appartiennent, par définition, à l’univers magique du
folklore, dans lequel il n’y a pas de frontière nette entre les règnes animal, végétal, minéral.
Pour autant, on ne peut pas prétendre à l’existence d’un lien marqué et marquant avec le
caractère circulaire du récit oral, mais il s’avère que, dans certains textes de notre corpus,
un lien est établi par le récit entre la magie du folklore et la circularité du récit. On peut très
bien, en effet, représenter un univers magique, folklorique, dans lequel les hommes sont
susceptibles à tout instant de se changer en bêtes, et les morceaux de pierre de s’animer,
sans pour autant avoir recours aux techniques de l’écriture « orale ».
Tout cela crée un effet de spirale, qui peut paraître proche de l’image du labyrinthe.
Nous considérons ici la notion de labyrinthe comme réseau de parcours spatiaux et éno nciatifs ; il faut, en effet, distinguer le labyrinthe en tant que cadre spatio-temporel du labyrinthe en tant que figure stylistique. La seconde forme correspond à l’indistinction des instances narratives, aux méandres de la mémoire et des cheminements de la pensée. Le labyrinthe est une structure secrète, dont le tracé, plus ou moins complexe, correspond toujours
à une intention d’initiation, et il est donc très souvent lié à une certaine sacralité. Un labyrinthe peut avoir différents parcours, mais il recèle toujours un certain mystère.
L’effet de spirale est accentué par l’interpénétration des traditions orales et écrites :
les auteurs reprennent des mythes, ils s’en inspirent. La présence de ce matériau mythique
induit celle d’un imaginaire cyclique, et elle a une signification idéologique précise : la
quête du passé, de la trace, des origines et, donc, de la mémoire, rejoignant ainsi une forme
de quête d’identité. La parole, le recours à l’oralité permettent, en effet, de reconstruire
l’Histoire, de la ré-écrire : à présent, elle est écrite par les peuples concernés et non plus
par des « étrangers ». Cette réécriture passe par un mélange : celui de l’Histoire, du réel
avec la fiction, l’imaginaire (qu’il soit collectif ou propre à l’auteur).
La symbiose entre le réel et l’irréel ne porte nullement préjudice à l’essentiel, au
sens profond. Ce dernier reste car l’on ne peut y toucher : c’est là l’aspect immuable, quasi
507
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.123.
143
sacré de la littérature orale. Le sens profond contient, en effet, en grande partie l’âme du
peuple concerné, c’est-à-dire la culture orale (mythes, rites, modes de vie, etc.) ; les
croyances relatives à certains animaux (loups, ours…), à certains lieux (mer, forêt, cavernes…), à certains moments (nuit, cérémonies organisées pour les défunts…) qui effraient ;
la conception de la mort et de l’au-delà 508 , d’êtres malfaisants. C’est ce qu’explique Charles Nodier en conclusion de son essai « Du fantastique en littérature » : « Ce qu’on déracine le plus difficilement chez un peuple, ce ne sont pas les fictions qui le conservent : ce
sont les mensonges qui l’amusent. » 509 .
En outre, la structure itérative du mythe sous-entend un temps cyclique propre aux
cultures de l’oralité, qui arrivent à allier une temporalité linéaire à une temporalité cyclique. Il est très souvent fait référence, dans les récits issus de la tradition orale, à des fêtes, à
des cérémonies qui ponctuent le déroulement du temps mais de façon cyclique, telles Noël,
la Saint-Jean, le déroulement des funérailles au village, ainsi qu’à des rituels qui rythment
la vie quotidienne. Il est aussi question d’instants particuliers durant lesquels passé et présent se rencontrent, durant lesquels il y a interférence entre différents moments du temps.
Ces instants montrent des distorsions du temps, du continuum temporel, et à quel point il
est parfois difficile d’affirmer le caractère continu et linéaire du déroulement du temps 510 .
L’idée que la voix est liée à une forme circulaire est accentuée par la croyance en
un monde intermédiaire et par la mise en communication des mondes, de connexion de
mondes interposés, quels qu’ils soient : voix/écrit, ville/campagne, nature/culture, muthos/logos, hommes/femmes, langage populaire/langage soutenu, etc. En outre, l’on remarque qu’il existe une interpénétration des créances, un syncrétisme religieux : les croyances
ancestrales fusionnent avec la religion chrétienne, comme nous le verrons. L’on trouve
aussi une forme d’interaction entre le monde des vivants et celui des morts, entre le monde
des humains et celui des dieux, celui des animaux et celui des êtres de l’Autre Monde.
Cette interaction se produit essentiellement à des moments particuliers durant lesquels la
frontière entre les mondes est perméable : la nuit en général (entre minuit et l’aube), les
nuits de la Toussaint et de Noël permettant une connexion particulière entre les mondes et
facilitant le passage de l’un à l’autre. Les narrations de notre corpus le montrent et les mo508
509
Voir la volumineuse Légende de la mort chez les Bretons Armoricains d’Anatole LE BRAZ.
Charles NODIER, « Du fantastique en littérature », op.cit., p.138.
144
nographies mentionnent ces croyances et l’intérêt que portent les Bretons de CentreBretagne et les Martiniquais pour l’au-delà, l’Autre Monde, la religion et le merveilleux
(comme nous le verrons plus en détail). Tout cela est au centre des narrations de notre corpus, ce qui nous amène à dire qu’il faudrait considérer l’univers fictif comme lieu de conciliation des mondes réels et imaginaires, et à voir la communication de ces mondes à travers la fiction et la parole. Ce qui serait à rapprocher de la notion de « narrativisation fonctionnelle » 511 , dont l’idée est exprimée dans cette locution bretonne :
« Si t’y crois pas, je t’y emmènerais
Et t’y croiras, car t’y resteras. »
La démarche des collecteurs, des folkloristes qui ont publié des recueils de contes
(tels Anatole Le Braz ou François-Marie Luzel) et/ou des œuvres fictionnelles et des écrivains qui se sont inspirés des traditions populaires est elle-même emblématique de cette
idée de cycle, de spirale. Ils s’inscrivent dans le processus de création poétique des conteurs traditionnels, tout en laissant la possibilité, la liberté à leurs lecteurs de reprendre
leurs narrations, de se les réapproprier et de les conter à nouveau. En outre, il arrive, fréquemment, dans ces récits, que le narrateur intervienne pour donner quelques précisions
folkloriques ou ethnologiques, permettant ainsi aux différents lecteurs une meilleure compréhension à la fois du récit et de la culture qu’il véhicule, et suscitant, parfois, une certaine curiosité pour celle-ci. Ces précisions figurent généralement dans des adresses au
lecteur placées entre parenthèses, entre crochets ou en notes.
« ce sont des chadecs… » et en note : « Extrait des conclusions transmises à l’inspecteur principal
par le laboratoire d’analyses, un temps plus tard : « …il s’agit, en fait, d’écorces de pamplemousse coupées en tranches, certainement ébouillantées et cuites durant une trentaine de minutes
dans de l’eau fortement additionnée de sucre brun. Nous y relevons, en surface, de minuscules traces de citron râpé, de muscade et de cannelle. L’ensemble a été saupoudré de sucre glace. »512
L’emploi du langage parlé, avec ses hésitations et ses silences, donne du rythme aux
récits, peut créer un certain suspense et permet de rendre plus vivante la narration. Henri
Meschonnic considère que la gestualité, la prosodie et le rythme font partie de la
« grammaire du parlé » 513 . Nous nous intéresserons donc à la façon dont les auteurs de
notre corpus utilisent le rythme, ce que cela apporte à leurs écrits, à leurs styles et à leurs
510
Ce point sera approfondi dans le chapitre 3.
Expression empruntée à Michel de CERTEAU, L’Invention du quotidien − Tome I : Arts de faire.
512
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.216-217.
513
Henri MESCHONNIC, Les états de la poétique, op.cit., p.132.
511
145
explications. Nous nous référons aux travaux d’Henri Meschonnic sur le rythme, et, notamment, à la définition qu’il en propose : le rythme est
« une organisation du sujet dans et par son discours. Le rythme inclut alors non seulement les alternances mesurables d’accents, mais toute la prosodie, effets d’échos consonantiques et vocaliques, ainsi que l’intonation, pour le parlé. Il reprend, dans leur relation empirique, le corporel et le
social […] Le rythme du discours ne ressortit donc pas uniquement à la phonétique, il ressortit à
une théorie d’ensemble du discours. C’est-à-dire plus à une anthropologie historique du langage
qu’à une linguistique. […] Le rythme dans le discours pose, ou repose, spécifiquement, le problème de la représentation du sujet dans son discours. »514
Les effets de rythme consistent en certaines techniques d’écriture, en l’utilisation de
certains moyens poétiques, dont les principaux − qui sont aussi les plus efficaces − sont la
rapidité des faits et de leur narration, les répétitions (de mots, de locutions, de phrases, de
formules, de schèmes narratifs), les ellipses, les phrases et les paragraphes courts, le choix
d’une syntaxe et d’un lexique simples, les hésitations, les silences, ainsi que la ponctuation
(essentiellement les points de suspension). Cela constitue la prosodie de la narration, prosodie qui participe au sens du récit : la prosodie est signifiante.
Le rythme est très présent − voire omniprésent − dans les récits issus de la littérature orale : c’est, en effet, l’un des principaux moyens utilisés pour faciliter la mémoris ation de la parole : parole et mémoire sont intimement liées et la scansion marque ce lien515 .
En outre, le rythme a, à la fois, une fonction sociale et une fonction esthétique. L’un des
éléments de scansion les plus fréquents est la répétition, particulièrement l’anaphore. Les
sociétés d’écriture ont perdu ces marques de l’oralité, comme le remarque Edouard Glissant, leur présence dans les textes écrits est due à la volonté de créer un effet d’oralité :
« Quelque chose qui m’a toujours frappé [dans la langue française], c’est une capacité de rhétorique invraisemblable. Quand j’ai commencé à écrire la langue, ça m’a été tout de suite insupportable. Au lycée […] un extraordinaire professeur m’avait sanctionné pour […] une dissertation littéraire, dont il disait qu’elle était parfaite, mais qu’il m’avait sanctionné sévèrement […] parce que
tous les paragraphes […] commençaient par la conjonction et […] c’était ma manière à moi de
protester contre la rhétorique ampoulée de la langue en introduisant des éléments de rythme, de
scansion et de subversion. »516
514
Henri MESCHONNIC, « Rythme et discours », in Jean-Pierre BEAUMARCHAIS, Daniel COUTY et
Alain REY, Dictionnaire des littératures de langue française (Paris, éditions Bordas, 4 volumes, 1994,
2875p. / 1ère édition : Bordas, 1984), pp.2203-2205 : p.2205. Dans Critique du rythme, il distingue « trois
catégories du rythme, mêlées dans le discours : le rythme linguistique, celui du parler dans chaque langue,
rythme de mot ou de groupe, et de phrase ; le rythme rhétorique, variable selon les traditions culturelles, les
époques stylistiques, les registres ; le rythme poétique, qui est l’organisation d’une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n’a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du
rythme, une rhétorique du rythme, une poétique du rythme, la dernière présupposant les deux autres. » (Paris,
éditions Verdier, 1990, 732p.), p.223.
515
Ainsi utilise-t-on fréquemment les comptines et des devinettes rimées dans l’apprentissage des enfants.
516
Propos d’Edouard GLISSANT dans Un siècle d’écrivains : Edouard Glissant, documentaire de Patrick
Chamoiseau, Claude Chonville et Guy Deslauriers, diffusé le 05/06/1996 sur France 3.
146
Les effets de rythme deviennent ainsi une forme de révolte, et la polyrythmie une forme de
révolution. L’on remarque que les auteurs de Martinique et de Centre-Bretagne ne font pas
le même usage du rythme. Il en est de même pour les conteurs. Le rythme de vie n’est
d’ailleurs pas tout à fait le même dans ces deux régions, et l’on peut supposer un lien entre
le rythme de vie et le rythme de narration. En Martinique, la musique et les chants sont
davantage présents au quotidien, ils accompagnent les différentes activités. Ce n’est pas le
cas en Centre-Bretagne, tout du moins pas au même degré. Une population est plus extravertie que l’autre. Mais les auteurs des deux régions s’attachent à conférer un rythme oral,
voire une polyrythmie, à leurs écrits, même si les techniques employées et le résultat obtenu diffèrent. La polyrythmie passe aussi par la structure dialoguée. Dans les textes de notre
corpus, les dialogues ont (entre autres) une fonction esthétique : la langue parlée y apparaît
comme une oralité simulée et les incises (omniprésentes) peuvent passer pour des éléments
introducteurs de citations. Cela est particulièrement visible dans les contes oraux, avec la
présence de l’incise à chaque prise de parole : « il dit ceci », « elle dit cela », « et il répond », etc.
L’on trouve, dans les récits issus de la tradition orale, un grand nombre de répétitions : elles sont liées à la mémorisation517 , elles participent aux effets d’oralité ainsi qu’à
ceux de spirale et de parole cyclique. Les répétitions sont aussi liées à une volonté
d’insistance, de mise en valeur de mots, d’expressions ou de phrases ; tout en donnant un
certain rythme à la fois à l’élocution et à la narration. Elles concernent généralement les
formules dites magiques, les consignes données au héros − qui, quand elles ne sont pas
répétées en elles-mêmes, sont reformulées au moment de l’énoncé des épreuves −, des
noms, des gestes (en particulier ceux qui sont liés à un rituel), des trajets (ceux liés aux
épreuves, en particulier quand plusieurs personnages les tentent ; mais aussi les trajets effectués dans plusieurs sens : trajet aller et trajet retour). En outre, l’on trouve dans la plupart des contes (tant en Martinique qu’en Centre-Bretagne et dans d’autres régions) la locution « il marcha » répétée plusieurs fois pour signifier que le personnage a parcouru un
long trajet, cela a donc une valeur elliptique. Certaines répétitions ont aussi une valeur di517
Même si Jack GOODY estime que la mémorisation et la répétition ne sont pas des conditions importantes
de la récitation. Cf. La Raison Graphique, op.cit., pp.204 et 208-209. Edouard GLISSANT considère, quant à
lui, que la mémorisation et la répétition sont des caractéristiques de l’oralité et que l’on doit en tenir compte à
l’écrit : « la fonction de la mémoire : il fallait, avant l’écriture, exercer sa mémoire […] Cet exercice de la
mémoire, de la répétition − car la mémoire ne se fait pas sans répétitions, sans ressassement − disparaît au fur
et à mesure que […] l’écriture s’affirme » (« Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.112).
147
dactique, c’est le cas en particulier lors de la présentation des épreuves aux personnages, et
lors du récit de ces épreuves : cela permet de mieux rendre compte de la différence
d’attitude et donc de mettre en lumière le comportement à tenir. Cela est aussi le cas dans
certains textes anthropologiques dans lesquels l’auteur revient (même de façon succincte)
plusieurs fois sur des choses déjà dites, des explications déjà données, ce qui lui permet
d’insister sur des points qui lui paraissent importants pour la bonne compréhension de
l’étude. En outre, ces répétitions donnent un certain rythme à la narration. Certaines créent
un phénomène d’écho, d’autres un effet d’insistance.
Lors de la diction du conte, le rythme tient au fait que le conteur sait enchaîner les
histoires et s’interrompre au bon moment, il joue sur la continuité et la discontinuité du
temps. La quête, les aventures du héros se traduisent moins dans les faits racontés que dans
le rythme de la narration, dans l’économie du récit. Pour indiquer qu’il saute des passages
ou qu’il y a un intervalle de plusieurs mois ou années, le conteur breton utilise l’expression
« enfin, pour abréger tout se passa de la sorte » ou « tout se passa pour le mieux » ou encore « tout se passa comme la première fois ». Certains récits comportent des ellipses temporelles. Celles-ci contribuent à accélérer le rythme de la narration, puisqu’elles permettent
d’éviter de longues descriptions ou des digressions qui ne seraient pas nécessaires au déroulement de l’intrigue ; elles créent donc un effet d’accélération, une impression de vivacité du rythme. En outre, les effets de prolepse et d’analepse, ainsi que l’usage des cataphores et des anaphores marquent, généralement, la structure itérative des récits, leur forme
cyclique. Ces procédés poétiques sont utilisés principalement lors de la narration de fêtes
ou de cérémonies ponctuant le déroulement cyclique du temps, de rituels rythmant la vie
quotidienne. Le récit de ce type d’événements permet de faire une pause dans la narration,
par la description des actions et des acteurs, tout en informant sur la manière dont le temps
est perçu518 .
Le rythme à l’œuvre dans les narrations est accentué par la présence, dans la narration, de contes et de chants, ainsi que par le récit d’événements rythmés tels les danses,
certaines tâches (le rythme du marteau sur l’enclume de la forge, la cadence à laquelle travaille un coupeur de cannes, par exemple) ou des activités particulières (comme la façon
L’analyse de ces points − les rituels et la perception du temps − et des ellipses temporelles sera approfondie dans la seconde partie de notre étude.
518
148
de préparer un repas, toujours le même). Cela permet de rendre compte de la vie réelle, en
calquant le rythme de vie des personnages sur celui des personnes réelles, principalement
en accentuant le rythme répétitif de certaines activités et de certains gestes quasi mécaniques (travaux des champs, tâches ménagères). Et cela participe à la valeur testimoniale des
récits.
Les sonorités jouent un rôle dans le rythme. Les auteurs de notre corpus accordent
une certaine importance à l’aspect sonore, qui leur permet de rythmer leur narration tout en
contribuant à la création d’effets d’oralité et d’effets de rythme, notamment à l’aide des
assonances, des allitérations, des jeux sur la sonorité et de l’harmonie imitative, comme :
« qu’alors-Hector », « à mesure-à mesure », pour des textes martiniquais, ou « Eur wech e
oa hag e oa / Kichen eur hoad da goada… / Pevare’vad ? Ha peleh ? / Gand petra ’moh e
neh ? »519 , pour des textes centre-bretons.
L’on remarque aussi que nos auteurs privilégient les formes du conte et de la nouvelle, qui permettent une certaine rapidité et une certaine fluidité dans la narration, notamment par l’emploi de phrases courtes, de parties dialoguées et d’un lexique courant. La
brièveté de ce type de textes a pour principale fonction d’accélérer la narration en ne tenant
compte que de l’essentiel, ce qu’Italo Calvino nomme l’« économie expressive » :
« La technique de la narration orale, dans la tradition populaire, obéit à des critères fonctionnels :
elle néglige les détails inutiles mais insiste sur les répétitions […] dans l’intrigue, tout ce qui est
nommé exerce une fonction nécessaire, la première caractéristique des folktales est l’économie expressive ; le récit des plus extraordinaires péripéties ne tient compte que de l’essentiel ; il inclut
toujours un combat contre le temps, contre les obstacles qui empêchent l’accomplissement d’un
désir ou la restauration d’un bien perdu. » 520
Cet effet d’accélération du rythme est accentué par le choix de l’écriture orale et par
l’indistinction des voix narratives. Le lecteur est prisonnier de la rapidité, de la fluidité de
cette écriture. A cela s’ajoutent l’effet de prolepse et les sous-entendus qui maintiennent la
tension et l’attention du lecteur : il n’a plus de recul possible par rapport au récit. Il est pris
au jeu de l’auteur, il fait partie intégrante de la narration.
En outre, cela permet une lecture rapide, qu’elle soit silencieuse ou à voix haute ;
et, dans ce second cas, un certain rythme est conféré à l’énonciation, le débit suivant le
rythme de la narration, rythme conféré par la syntaxe, ainsi que par la ponctuation. Nous
519
En français : « Il y avait une fois / Près d’un bois à donner du bois … / Mais c’était quand ? C’était où ? /
De quoi vous occupez-vous ? ». Dans les récits venant de Centre-Bretagne, les jeux sur les sonorités se trouvent principalement dans les formules initiales et finales, dans les chansons et dans les proverbes. Les traducteurs n’ont que rarement réussi à les rendre en langue française.
149
considérons, en effet, que les auteurs de fiction (tout du moins ceux figurant dans notre
corpus), à l’instar des conteurs, cherchent à faire correspondre le rythme de leurs récits
avec le rythme du débit oral521 , à donner un certain souffle à leurs narrations, leur conférant
ainsi un aspect vivant : le rythme est, en effet, considéré comme « le mouvement de la parole et de la vie dans le langage » 522 . Dans ce but − l’imitation de la parole réelle − ils utilisent essentiellement la ponctuation et les répétitions d’expressions ou de tournures syntaxiques. Les points de suspension sont fréquemment utilisés dans les textes de notre corpus, particulièrement dans les contes. Leur principale fonction est de donner un certain
rythme aux récits, de marquer le rythme de l’élocution verbale. Ils servent à représenter, en
un sens, les hésitations, les pauses, les silences. Ils portent la marque du non-dit, ils sont
l’inter-dit. C’est pourquoi ils sont présents tant dans les parties de discours rapportés que
dans les passages de narration. Ils donnent aux phrases un certain rythme, les font respirer
tout en leur donnant un aspect hésitant. Les points d’interrogation et d’exclamation jouent
aussi un rôle dans le rythme : ils permettent un effet d’oralité très fort : ils sont l’expression
des sentiments et de la vocalité, ils marquent les intonations et apportent ainsi un autre
souffle à la narration, un rythme soutenu et une certaine expressivité. La ponctuation, tout
comme les autres éléments rythmant les narrations, leur confère une certaine musicalité.
« Dieu, que les transportés ont ri ce jour-là ! Ils avaient leur content de fessages de main sur le gras
de la cuisse, de bourrades à l’épaule et de pieds s’écrasant sur le sol… Ils en avaient pour au moins
jusqu’à Saint-Pierre ! » 523
Si tous ces éléments de scansion, de rythme et d’effet cyclique sont particulièrement présents dans les récits de notre corpus, ils sont, en revanche, peu utilisés dans les
ouvrages anthropologiques (exception faite parfois des journaux d’enquête), les anthropologues préférant les étudier plutôt que les utiliser. Ils les considèrent, en effet, comme des
indices d’une quête de la voix, d’une tentative de réintégration d’une parole que certains
disent « volée » 524 .
520
Italo CALVINO, Leçons américaines, op.cit., pp. 66-69.
Ce but a été atteint par le biais de la typographie et des couleurs par certaines maisons d’édition spécialisées dans la publication de contes dits et écrits par des conteurs. C’est le cas notamment des éditions Syros
pour leurs collections « Paroles de conteurs » et « Jeunesse » (cf. Les plus beaux contes de conteurs, dans la
collection « Jeunesse », 1999, 408p.).
522
Henri MESCHONNIC, Les états de la poétique, op.cit., p.104. Voir aussi dans cet ouvrage toute la partie
consacrée à la « Stratégie du rythme », pp.75-175.
523
Ina CESAIRE, Zonzon tête carrée, op.cit., p.59.
524
« le rapprochement de notre écriture vers l’authenticité créole s’est amorcé par le phénomène de la négritude, avec Aimé Césaire, puis s’est précisé par celui de l’antillanité d’Edouard Glissant dans laquelle il fut
clairement exprimé, entre autres exigences, la nécessité d’assumer la continuité entre l’oralité créole et notre
écriture créole, entre le conteur créole et l’écrivain. Il fallait, par-dessus les siècles et les reniements, tendre la
521
150
2/ Une écriture de l’oralité : dans quel but ?
Certains auteurs affirment parvenir à une « écriture de l’oralité ». Cela peut paraître
une aporie, et l’on peut se demander de quelle utopie, voire de quelle idéologie (implicite
ou explicite), elle est la preuve, et quels sont les enjeux de ces ouvrages. D’autant que
l’oralité n’a pas toujours été bien considérée par les détenteurs de l’écriture 525 .
Certaines œuvres littéraires de notre corpus revendiquent une oraliture, ce qui est
en soi une contradiction. L’oraliture526 désigne l’aspect hybride de certaines traditions, de
récits. Il s’agit essentiellement des traditions collectées et transcrites. L’oraliture a donc un
lien intrinsèque avec la mémoire, puisqu’elle regroupe toutes les productions de la tradition
orale 527 . Les auteurs de notre corpus ont cherché − d’une certaine manière − à s’approprier
l’oralité par le biais de l’oraliture. Cela vaut à la fois pour les auteurs de fictions, pour les
folkloristes et les anthropologues, ainsi que pour ceux qui ont fait œuvre de témoignage. Ils
s’y réfèrent constamment, et même si leurs façons de faire diffèrent, elles aboutissent toujours à la même chose : accorder une place de choix à l’oralité, à la parole au sein de
l’écriture en redonnant son importance à la littérature orale. Par ailleurs, cette oralité est
aussi le point d’ancrage de notre étude : l’anthropologie s’appuie sur la Parole. Les théories anthropologiques trouvent leur source − pour ne pas dire leur raison d’être − dans le
dialogue, dans l’écoute, mais aussi dans l’analyse de récits oraux. Or, ces récits (les mythes, les contes et les légendes) − même s’ils portent en eux une part de vérité et s’ils ont
un caractère sacré − sont fictionnels. Aux expressions oraliture, tradition orale ou littérature orale, s’ajoutent celles de formes orales standardisées de Jack Goody et de vocalité
de Paul Zumthor528 .
main au Maître de la Parole. », Patrick CHAMOISEAU, « Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse
de l’oral à l’écrit », art.cit., pp.152-153.
525
Comme le montrent les réponses à l’enquête de l’abbé Grégoire : « Depuis l’Antiquité, prolifèrent les
« contes puérils », obsessions nées de « cauchemars » […], pouvoir de la Nuit. Ils ont pour caractéristique
d’être portés par les voies incontrôlables de l’oralité et de sortir du fond des âges. Qui les raconte ? Le
« vieillard qui assure avoir ouï, vu et touché » […], personnage du passé incertain, autorité fabulatrice et
fondée sur la croyance en une expérience inaccessible − tout le contraire de ce que peuvent aujourd’hui produire et vérifier des opérations analytiques et synthétiques. Telle est, définie par une politique
« scripturaire », l’oralité. », Une politique de la langue, op.cit., pp.176-177.
526
Comme nous l’avons vu dans les Prolégomènes.
527
A ce sujet et pour plus d’informations sur les liens entre l’oralité et l’oraliture, et entre l’oraliture et
l’écriture voir Jean BERNABE, La fable créole, op.cit., pp.33-40.
528
Dans son Introduction à la poésie orale, Paul Zumthor explique qu’il préfère « au terme oralité, trop abstrait, trop facilement opposable à l’écriture, celui de vocalité. Il implique en effet l’usage, hic et nunc, d’une
voix personnelle, par laquelle transite le langage, d’où naît le sens et qui déborde la parole, puisque « la voix
151
Des collecteurs 529 ont écrit des contes, des anthropologues des romans 530 , des romanciers 531 ont fait des enquêtes ethnologiques dont ils se sont servis pour écrire des fictions. Dans tous ces textes, la voix est présente, explicitement ou implicitement. Les auteurs de notre corpus, quel que soit leur domaine de travail initial, qu’ils soient écrivains ou
anthropologues, se situent à mi-chemin entre les deux domaines, et c’est ce qui rend leurs
textes vivants. Cela est particulièrement frappant dans les textes relevant explicitement de
la littérature, comportant une notion de genre littéraire : ils se situent, en un sens, à la frontière entre l’oralité et l’écriture.
François-Marie Luzel aurait inventé, imaginé certains des contes qu’il présente
comme des contes transcrits, collectés : ses Veillées bretonnes sont des contes dont il serait
l’auteur. Anatole Le Braz a écrit des contes, inspirés par l’imaginaire celtique, breton, issus
de ceux qu’il a entendus lors de ces enquêtes. Ce travail d’écriture a donné naissance, entre
autres, à Récits de passants, Vieilles histoires du pays breton, Pâques d’Islande, Contes du
soleil et de la brume. Il est à noter que les contes d’Anatole le Braz, qu’ils soient transcrits
ou écrits, ont un aspect inachevé : l’imagination du lecteur est ainsi sollicitée, lui permettant de devenir un peu conteur à son tour. Pierre Jakez Hélias a publié des romans, des
nouvelles et des contes parallèlement à son travail de recherche sur la culture bretonne,
récits s’inspirant directement de cette culture ; parmi eux se trouve un ouvrage sur les
contes 532 qui est aussi un recueil de contes, et qui se situe, par là même, à mi-chemin entre
les deux domaines de prédilection de l’auteur. Les conteurs contemporains s’inspirent des
contes publiés (transcrits ou écrits), ils y puisent la trame de leurs récits, qu’ils adaptent
ensuite à leur propre personnalité : la trame est généralement respectée, mais l’univers
qu’elle génère est celui du conteur :
« C’est ma relation au monde, au ciel, à la lumière, à la terre de Bretagne, aux arbres, à l’au-delà, à
la mort, aux femmes. Une histoire, c’est une manière de dire ce qu’on est et, en même temps, ça
dit de l’humanité collective, et si on est assez juste, on va parler du monde tout en parlant de soi
[…] et c’est pour ça qu’une histoire est habitée, elle est habitée par la chair qui la raconte. Ça raconte autant pour moi que pour ceux qui m’écoutent. Elle me nourrit autant qu’elle nourrit les autres. »533
se dit alors même qu’elle dit. ». », Nicole BELMONT, « Introduction », in De la voix au texte − L’Ethnologie
contemporaine entre l’oral et l’écrit, op.cit., pp.5-7 : p.5. L’auteur souligne.
529
Anatole LE BRAZ, Claude SEIGNOLLE.
530
Darcy RIBEIRO, Utopie sauvage et Maïra, Philippe LABURTHE-TOLRA, Le Tombeau du soleil.
531
Emile ZOLA, Georges PEREC, les écrivains antillais de la créolité.
532
Les Autres et les Miens.
533
Alain LE GOFF, entretien du 26/05/1996.
152
Pour les écrivains martiniquais, le problème est assez complexe : il s’agit, pour eux, de
retrouver la voix − et la voie − de l’identité, la voix collective constitutive du passé, de la
culture et de l’identité.
Cela conduit aux questions suivantes : comment, en quoi et pourquoi des auteurs
pensent-ils et écrivent-ils la voix ? Il existe plusieurs éléments de réponse :
− un certain regain d’intérêt pour la forme brève ;
− le style parlé transcrit est considéré comme plus apte à transmettre certains messages que le style écrit ou, tout simplement, plus susceptible d’interpeller le lecteur ;
− voir la place et le rôle de la littérature orale, de la communication orale, de la
voix, mais aussi des croyances populaires et des traditions dans la culture de l’auteur, dans
celle de la société dont il est originaire (et dans celle où il vit si elles sont différentes) ainsi
que dans ses idées, son imaginaire, son œuvre ;
− voir comment et pourquoi l’auteur (ré)utilise la littérature orale, ainsi que les
croyances et l’imaginaire qu’elle véhicule. Est-ce un moyen de lui redonner vie, de lui rendre une certaine vivacité perdue avec le temps et les collectes ? de se l’approprier ? de la
faire connaître en la transmettant à un public autre et plus large que celui auquel elle est
initialement destinée ? de faire partager un intérêt pour la littérature orale, pour une culture
particulière ?
− cela correspond-il à une quête d’identité (tant personnelle que collective) ? à une
recherche des racines ? cette idée est à rapprocher, dans certains textes, de la quête initiatique ;
− est-ce une volonté de ne pas perdre une part de notre culture ? de ne pas laisser se
perdre tout ce que véhicule l’oralité et, ainsi, peut-être, de la « sauver » d’une seconde
mort, la première étant due aux pertes inhérentes à la transcription, au passage du statut
mouvant de l’oral à celui, figé, de texte écrit ? De là, l’on peut se demander s’il ne s’agirait
pas d’une forme de renaissance de l’oralité à travers l’écriture.
A partir du XIXe siècle, la littérature devient le lieu d’une contre-culture, d’un contre-pouvoir, ce qui permet de la considérer comme un renversement. L’écriture sert à dire
l’oral et, en un sens, elle sauvegarde la littérature et la culture orales, la Voix, de la mort et
de l’oubli ; sans oublier qu’elle (se) crée à partir de l’oralité, de la voix. Avec le Romantisme, la littérature récupère tout ce qui a été rejeté par le pouvoir et l’écriture, et, en pre-
153
mier lieu, l’oralité. La littérature ne tire pas pour autant profit de l’oralité : elle n’utilise pas
toutes les possibilités de la culture orale. Mais le renversement, c’est aussi le travail de
corrosion systématique de l’écriture par la littérature abordé, au XXe siècle, par le Surréalisme, puis approfondi et réellement exploité par l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Ce renversement est aussi à l’œuvre dans le regain d’intérêt (qui est notable depuis
plusieurs années) pour les formes brèves, et, principalement, pour celles de la littérature
orale ; cela se traduit de différentes manières et, notamment, par la (re)création de liens
marqués entre la littérature orale et la littérature écrite.
Le rapport entre la littérature orale et la littérature écrite comporte deux grands stades : le cas où des écrivains produisant, et ayant conscience de produire, un objet culturel
écrit ont choisi dans leur œuvre culturelle d’écrire ou de présenter des œuvres de leur tradition ; et la publication du folklore par des écrivains et comment le fait qu’ils soient écrivains a changé les histoires. Ces deux types d’écriture portent le nom de « littérature populaire », expression ambiguë : s’agit-il d’une littérature du peuple, créée par le peuple ?
d’une littérature sur le peuple ? ou d’une littérature pour le peuple ? Il semble, en fait, que
ces trois hypothèses fondent la littérature populaire. Il faudrait alors entendre trois formes
de littérature populaire :
− la mise en écrit du savoir du peuple, de la littérature orale (ou oraliture) ;
− la littérature destinée au peuple, à savoir : ce que l’on nomme communément et
péjorativement les romans « des halls de gare », mais aussi les almanachs, les livrets de
colportage, etc. ;
− la littérature écrite par et pour le peuple : témoignages, (auto)biographies, etc.
Ces textes sont fréquemment mêlés d’une manière ou d’une autre :
« au fur et à mesure que les recueils se multiplient, on mesure de mieux en mieux la différence entre la littérature de tradition populaire et la littérature populaire d’origine savante, toujours imparfaitement intégrée dans les répertoires de l’oralité. Les livrets de colportage, les almanachs, les annuaires, tous de destination populaire, mais tous rédigés par des érudits locaux, voire par des experts nationaux, véhiculent les deux types de textes : les uns qui recueillent, en un style plus ou
moins arrangé, les traditions orales de la région ou du lieu ; les autres qui donnent des versions popularisées de romans, de chroniques, ou de légendes pieuses. L’exploration aussi est commencée
dans cette zone incertaine qu’est la littérature folklorique. J’entends par là […] l’œuvre des poètes
patoisants, faiseurs de bons mots, raconteurs d’histoires, qui nourrissent les chroniques spéciales
des journaux locaux et des périodiques d’associations. La masse des textes ainsi produite depuis
un siècle est considérable. » 534
534
Jean CUISENIER, « Un immense domaine : la littérature orale », in Magazine littéraire, n°150, 1979,
pp.9-12 : p.12.
154
Fréquemment, les écrivains qui réintègrent la voix dans l’écriture le font à partir
d’un fonds populaire, traditionnel, oral (thèmes, genres narratifs, imaginaire). Les auteurs
des œuvres littéraires de notre corpus et tous ceux qui écrivent la voix utilisent (ou réutilisent ?) des croyances populaires et des peurs ancestrales. Les écrivains de la créolité revendiquent cet apport et en expliquent la richesse 535 . L’on assiste ainsi à un renouveau,
voire à une renaissance de la littérature orale et, plus particulièrement, des contes dont la
concision, l’économie expressive séduisent les auteurs. Ce faisant, ils se font eux-mêmes
conteurs, ils participent à la création traditionnelle de la littérature orale : c’est la
« participation poétique » 536 . Les principales manifestations de ce regain d’intérêt pour
l’oralité et, plus particulièrement pour la littérature orale, sont :
− une écriture qui s’efforce d’intégrer l’oralité ;
− la publication (ou la republication) de recueils de littérature orale et, notamment,
des travaux des collecteurs de la fin du XIXe siècle ;
− la création d’associations de conteurs professionnels et de « maisons du conte »,
qui organisent des stages pour apprendre à conter ainsi que des joutes et des concours de
conteurs ;
− les spectacles de contes et leur enregistrement (à but commercial537 ).
Elles relèvent de cette participation poétique, tout en profitant des créneaux ouverts par un
certain effet de mode, suscité par tout ce qui a un lien avec le conte. Cela ne concerne que
les œuvres littéraires. Les œuvres anthropologiques abordent l’oralité et la littérature orale
535
« Il y eut, par bonheur, d’insignifiants reproducteurs de gestes incompris, de modestes cultivateurs de
souvenirs inutiles […] Rarement ils échappèrent à l’assertion […] de folklorisme. Mais ce furent eux, en
définitive, les indispensables maillons qui contribuèrent à préserver la créolité du destin glorieux mais définitif des Atlantides. D’eux, nous avons appris que la culture est une sustentation et une pesée quotidienne ;
que les ancêtres naissent tous les jours et qu’ils ne sont pas figés dans un passé immémorial ; que la tradition
chaque jour s’élabore et que la culture est aussi le lien vivant que nous devons nouer entre le passé et le présent ; que prendre le relais de la tradition orale ne doit pas s’envisager sur un mode passéiste […] Y retourner, oui, pour d’abord rétablir cette continuité culturelle (associée à la continuité historique restaurée) sans
laquelle l’identité collective a du mal à s’affirmer. Y retourner, oui, pour en enrichir notre énonciation,
l’intégrer pour la dépasser. Y retourner, tout simplement, afin d’investir l’expression primordiale de notre
génie populaire. », Eloge de la créolité, op.cit., pp.36-37. Nous soulignons.
536
« je me faisais fort du proverbe toscan cher à Nerucci : « La novella nun è bella se nun ci si rappella », la
nouvelle vaut pour tout ce qui est tissé et retissé autour de sa trame par celui qui la raconte, pour ce qui s’y
ajoute de nouveau au fil du bouche à oreille. J’ai voulu constituer moi aussi un des maillons de la chaîne
anonyme et infinie par laquelle les contes se transmettent, maillons qui ne sont jamais de simples instruments, des transmetteurs passifs, mais qui sont les véritables « auteurs ». », Italo CALVINO, Introduction
aux Contes populaires italiens, op.cit., pp.25-26.
537
Les éditions L’Autre Label sont spécialisées dans ce domaine (enregistrements). Elles sont dirigées par
Maël Le Goff (fils d’Alain Le Goff, conteur professionnel), qui s’occupe également de l’organisation de
« Mythos, festival des arts de la parole » à Rennes. Les éditions Syros consacrent leur collection « Paroles de
conteur » aux contes écrits par des conteurs professionnels.
155
différemment : elles sont considérées comme des éléments culturels et analysées comme
tels. Elles font partie intégrante de la société étudiée.
Nous avons donc montré qu’il existe des similitudes dans les techniques d’écriture
employées par les auteurs littéraires et par les anthropologues, en particulier dans le cas des
textes ayant trait aux régions françaises que sont le Centre-Bretagne et la Martinique. En
outre, les auteurs des œuvres littéraires et anthropologiques de notre corpus illustrent clairement leurs interrogations, leurs centres d’intérêt et de préoccupation, ainsi que ceux des
sociétés auxquelles ils appartiennent ou qu’ils décrivent, dans lesquelles ils se situent et
situent leurs études et leurs récits. Ils en permettent ainsi une meilleure prise de conscience,
notamment pour ce qui est du rapport entre les langues (française et bretonne, française et
créole) et entre les populations, de la culture traditionnelle, de la littérature orale, et de la
question identitaire. Les anthropologues les expliquent et en proposent une approche
scientifique. Les auteurs littéraires les représentent dans le cadre de fictions et en donnent
une vision privilégiée.
Cette volonté de représenter des sociétés et leurs interrogations contribue à établir
un parallèle entre les écrivains et les anthropologues. Ils ont les mêmes centres d’intérêt,
les mêmes axes d’études et de recherches, et les mêmes outils rhétoriques pour en rendre
compte. Leurs objectifs diffèrent parfois, mais l’idée centrale de leurs travaux demeure identique : rendre compte. Ils s’approprient ainsi les questionnements de la société
française et des sociétés de Centre-Bretagne et de Martinique, et les (ré)utilisent tout en
jouant − tout en se jouant ? − des préjugés, des stéréotypes et de l’attrait exotique suscités
par leurs régions pour exprimer leurs positions au sein des débats linguistiques et identitaires (omni)présents. Cette réappropriation passe aussi par le biais de l’oralité, comme nous
l’avons vu. L’oralité est un moyen privilégié pour rendre compte de la force de la parole.
Et les auteurs l’étudient et la représentent, ils cherchent aussi à la recréer, à restituer le plus
fidèlement possible la voix. Les personnages de conteurs, de maîtres de la parole et les
scènes de contage sont fréquents dans les textes de notre corpus. Les auteurs accordent une
place privilégiée à la voix, à l’oralité dans leurs écrits, et cela participe à la mise en valeur
de la parole. La parole fait autorité, elle véhicule savoir et sagesse, comme nous allons le
voir à présent.
156
157
DEUXIEME PARTIE :
UNE PAROLE CREATRICE
158
« C’est quoi La Parole ? Si elle te porte, c’est La Parole. […]
Qui tient parole-qui-porte tient La Parole.
Il peut tout faire. C’est plus que Force […]
La Parole est plus un silence qu’un bruit de gueule,
Et plus un vide qu’un silence seul. […]
Réchauffe ta parole avant de la dire.
Parle dans ton cœur.
Savoir parler c’est savoir retenir la parole.
Parler vraiment c’est d’abord astiquer du silence.
Le vrai silence est un endroit de La Parole.
Ecoute les vrais Conteurs […]
Mais La Parole n’est pas parler […]
Ecrire La Parole ? Non.
Mais renouer le fil de la vie, oui. »
Patrick Chamoiseau
Nous nous intéressons, à présent, au statut de la parole. Nous considérons que la
parole est créatrice. La parole est une force, elle confère de la force, de la puissance à celui
qui sait la maîtriser. Et elle permet la création de mondes imaginaires.
Les maîtres de la parole que sont les conteurs ont diverses techniques : chacun
s’approprie le conte, la parole, l’art du conte, et lui apporte sa touche personnelle. Les
conteurs détiennent donc un pouvoir : le pouvoir de la parole, et le pouvoir que leur confère leur maîtrise de la parole et du conte. Cela est particulièrement visible lors des
veillées, puisque l’art du conte est mis en valeur par cet instant qui lui est dévolu. Dans les
veillées, l’on assiste aussi aux relations privilégiées établies entre le conteur et son aud itoire. Ces relations passent, notamment, par un mode de communication particulier : la
gestuelle, comme nous le verrons.
Mais la parole ce n’est pas seulement l’art du conteur, c’est aussi le conte. Et le
conte participe, en un sens, au rituel de l’initiation. Tout du moins, il met en scène le rituel
de l’initiation, il montre des jeunes gens l’accomplissant : dans le conte, les personnages
connaissent une évolution au fil de la narration. Même s’il n’y a pas initiation au sens propre du terme, le conte sert à véhiculer des informations : il porte des traces de traditions
parfois anciennes. Il est aussi un témoin : il témoigne de modes de vivre et de penser propres à la culture dans laquelle il a été créé et transmis.
Les mondes créés par la parole se situent donc dans l’entre-deux : entre la fiction et
l’observation. Les conteurs, les écrivains et les anthropologues observent un monde et le
(re)créent. Cela est particulièrement visible à travers les passages descriptifs (tant dans les
159
récits littéraires que dans les monographies). Nous analyserons donc les paysages de Centre-Bretagne et de Martinique, la façon dont ils sont représentés dans les textes de notre
corpus. Nous considérons que les descriptions ne sont pas forcément objectives et qu’elles
peuvent être le lieu d’interprétations. Les descriptions faites par les anthropologues portent
parfois des traces de subjectivité. Elles témoignent d’une vision du monde, de la façon dont
les auteurs perçoivent certains éléments du réel. Et elles montrent aussi comment la nature
est perçue : en Centre-Bretagne et en Martinique, elles portent la marque du « réel merveilleux » et de l’Autre Monde.
160
Chapitre 3 - La force de la parole
La parole est le fondement même de la culture, de toutes les cultures. Elle garde une
grande importance, tout en restant un moyen privilégié de communication, de transmission
des connaissances.
En Centre-Bretagne et en Martinique, l’oralité et la parole n’ont pas la même valeur : en Centre-Bretagne l’écrit prédomine, même si une large place est accordée à l’oral.
Par contre, la société martiniquaise est restée une société privilégiant l’oralité, la transmission orale ; cela est en partie lié au fort taux d’illettrisme. Il y a, en effet, une différence
fondamentale entre les deux sociétés : la contrainte de l’unification linguistique est en situation interne à la nation pour le Centre-Bretagne, et en situation externe de type colonial
en Martinique. Cela a une influence directe sur la politique scolaire. Cependant, oralité et
écriture se complètent et sont considérées avec autant d’importance : elles sont des médias
reconnus et utilisés conjointement. La société créole martiniquaise « affirme encore, par le
biais du symbole et de l’image, la ténuité de la frontière entre oralité et littérature. » 538 .
Les Martiniquais accordent une certaine préférence à la parole, plus précisément, à la
littérature orale qu’ils considèrent comme un moyen privilégié de transmission des savoirs
anciens 539 . Considérant cette préférence, nous avons été fort surprise de constater à quel
point il est difficile de contacter les conteurs martiniquais, qui sont pourtant considérés
comme les principaux détenteurs de la parole : la majorité d’entre eux sont inscrits sur la
liste rouge du téléphone et n’acceptent les entretiens que contre rétribution financière.
Cette pratique est inexistante en Bretagne, où les conteurs sont accessibles et ravis de discuter avec les gens ; en Martinique, les seuls conteurs à avoir cette attitude sont les anciens,
qui sont considérés comme de vrais conteurs, ceux qui disent le « conte vrai ». Autre fait
surprenant : en Centre-Bretagne, tout le monde connaît au moins un conteur, alors qu’en
Martinique ils ne sont pas ou peu connus, du moins pas en tant que conteurs, sauf ceux qui
en font un gagne-pain, qui en vivent. En outre, il n’y a pas de structure autour du savoir
538
Ina CESAIRE, courrier électronique du 10/07/2004.
Voir Hector POULLET et Sylviane TELCHID, art.cit. Dans cet article, les auteurs expliquent les différents sens que peut revêtir le terme parole dans la société créole martiniquaise. Nous nous intéressons particulièrement à la bèl pawòl, qui est duelle : cette expression désigne à la fois les propos trompeurs et « le mot,
539
161
oral, de la transmission orale, et les rares organisateurs de manifestations autour de l’oralité
sont particulièrement difficiles à joindre, ainsi en est-il par exemple de M. Bolozier, le directeur du Centre Culturel du Lamentin, organisateur depuis dix ans d’une Nuit du Conte.
A noter aussi : les conteurs martiniquais tiennent à établir une distinction entre le « conte
vrai » et le « conte de podium » 540 . Le « conte vrai », comme l’explique le conteur Fernand
Théodore Pomier, « c’est la mensonge » : « tout ce que je raconte c’est la mensonge. Mais
il y a un petit peu de vérité mais pas beaucoup. On peut trouver des mots qui sont vrais.
Personne d’autre [qu’un conteur] ne peut dire que ce que dit un conteur n’est pas vrai. On
ne peut pas désamentir parce que c’est nous qui trouvons les mots. » 541 . Quant au « conte
de podium », c’est le conte qui n’en finit jamais avec les « Yé cri » et les « Misticri », le
conte qui ne tient pas, dont l’histoire, la trame, ne tient pas : c’est le conte dit par un conteur qui n’est ni un bon conteur ni un mauvais conteur, selon Fernand Théodore Pomier,
Franck Jean-Gilles et Eugène Homand. Ces derniers considèrent qu’il ne s’agit pas là de
contes mais de « blagues ».
Chacun − conteurs et auditeurs, en Centre-Bretagne et en Martinique − accorde
donc une grande importance à la parole et considère qu’elle est porteuse d’une force 542 . La
parole est une force pour de très nombreuses raisons, ne serait-ce que parce qu’elle véhicule des éléments importants pour la vie de chacun. Au point que certains assimilent la
parole au souffle de la vie. Au point qu’elle joue un rôle prépondérant dans les textes sacrés 543 et certains rituels 544 . La force de la parole est parfois plus grande que celle du
corps 545 . C’est d’ailleurs souvent le cas : les maîtres de la parole détiennent le pouvoir de
narration, le pouvoir de persuasion. Ils écoutent, ils conseillent, ils réfléchissent. Ils font
preuve de sagesse. Celle-ci leur vient en très grande partie de leur maîtrise de la parole.
l’expression, l’idée qui plaît pour diverses raisons. La belle parole, c’est souvent celle du conte faisant du
conteur créole le véritable maître de la parole. » (p.184).
540
Expressions de Fernand Théodore POMIER, conteur, utilisées lors de notre entretien du 06/05/2004.
541
Entretien du 06/05/2004.
542
Comme l’explique Roberto BENIGNI : « les mots sont l’arme la plus puissante du monde. Les silences
aussi. Mais ils existent parce qu’on parle. […] Les mots peuvent calmer la douleur et faire oublier la pitié. »
(« Veni, vidi, Benigni ! », entretien avec Fabien MENGUY, in A Nous Paris, n°291, 05-11/12/2005, p.16).
543
Le Verbe de la Bible.
544
Les formules magiques sont « un acte de parole qui […] exerce une influence très puissante sur les phénomènes de la nature et de la conduite humaine », Bronislaw MALINOWSKI (cité par Jean-Michel ADAM,
Le discours anthropologique, op.cit., chapitre VII, pp.233-234).
545
« Dans le corps […] il y a l’eau et le souffle, la parole est le souffle, le souffle est la force, la force est
l’idée du corps sur la vie, sur sa vie », Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.219.
162
C’est pourquoi ils sont respectés et écoutés546 . C’est le cas des conteurs, des religieux, des
philosophes, des anciens, considérés comme sages parmi les sages. La force de la parole
permet d’agir sur les autres.
« La force, dans le langage, c’est le contenu de la signifiance. […] La force, c’est, plus que tout, un
continu d’un corps à son langage. Un continu d’une langue à ce qui s’y écrit et de ce qui s’écrit à
sa langue, quand se produit un système de discours, l’invention d’une historicité radicale. La force,
c’est le continu double entre une langue et l’invention d’une pensée dans cette langue, entre le
maximum d’affect dans la pensée, et l’invention de cette pensée. »547
« ce qu’il y a d’abord à penser, c’est que le langage fait (quelque chose) en même temps qu’il dit.
Et il peut faire autre chose que ce que disent les mots qu’on dit, faire ce que les mots − qu’on
identifie au langage − ne disent pas et justement ne pourront jamais dire. Parce qu’il n’y a pas que
le sens dans le langage. » 548
La parole est donc une force illocutoire, et l’on peut parler de parole performative. D’où
l’expression magie de la voix : « Magie, au sens d’une action sur les autres, sinon sur les
éléments. Magie au sens où, écrivait Mauss, « En magie, comme en religion, comme en
linguistique, ce sont les idées inconscientes qui agissent ». » 549 . La parole et la voix ont une
force parce qu’elles ont une efficacité, qu’elles sont efficaces. Le contexte peut, lui aussi,
jouer un rôle, et conférer de la force au langage, à la parole, c’est le cas notamment dans le
cadre des rituels :
« Le pouvoir ne réside pas magiquement dans les mots eux-mêmes, mais dans les sujets et les institutions. » C’est « ce que J. R. Searle, dans Speech Acts (1969), définit comme la condition extralinguistique « essentielle » qui pèse sur les actes de parole : il existe une institution qui spécifie des
rôles ou positions légitimes pour des sujets. ». Ces « conditions de félicité », selon l’expression de
J. L. Austin, sont « avant tout des conditions sociales »550
En outre, l’écriture orale exprime des sensations par le biais des images, par le medium de
la rhétorique, dont le but est, d’ailleurs, d’essayer de conférer à l’acte discursif un maximum d’efficace, de donner la fonction la plus performative possible à n’importe quel acte
546
Toutes les sociétés à tradition orale ont des modes de transmission similaires. Et ce propos de Geneviève
CALAME-GRIAULE sur la société dogon est applicable aux sociétés martiniquaise et basse-bretonne : « Si
la parole est enseignement et tradition, elle est aussi la connaissance conférée à celui qui la reçoit. Car son
rôle est de transmettre à son tour la tradition, sous forme de parole vivante et ininterrompue […] Cette tradition […] comprend non seulement les récits mythiques, mais toute une interprétation symbolique du
monde. […] Etre un sage n’implique pas seulement une connaissance approfondie de la tradition ; la sagesse
comporte un aspect pratique et humain qui se manifeste par des conseils utiles. Le sage est celui qui apprend
aux autres à mieux se comporter dans la vie. », Ethnologie et langage, op.cit., p.26.
547
Henri MESCHONNIC, « La force dans le langage », in La force du langage − Rythme, Discours, Traduction. Autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, sous la direction de Jean-Louis CHISS et Gérard DESSONS
(Paris, éditions Honoré Champion, 2000, 292p.), pp.9-19 : p.9.
548
Ibid., p.12.
549
Henri MESCHONNIC, Critique du rythme, op.cit., p.293 ; citation de Marcel MAUSS extraite du chapitre « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in Sociologie et anthropologie.
550
Jean-Michel ADAM, « Aspects du récit en anthropologie », op.cit., p.234. Il cite Pierre BOURDIEU :
« Le rapport de forces linguistique n’est jamais défini par la seule relation entre les compétences linguistiques
en présence. » (pp.234-235) ; et Bronislaw MALINOWSKI : « Que les mots soient des actes et fonctionnent
comme des actes, rien ne le démontre mieux peut-être que l’analyse des énoncés sacrés » (p.235).
163
de langage. Toute parole a au moins un impensé performatif : elle cherche à avoir un
moyen d’action sur le monde dans lequel elle s’inscrit. L’on remarque, en effet, que dans
certains récits à valeur testimoniale, la prise de conscience est contemporaine de la prise de
parole : il y a simultanéité, la parole ayant ce « pouvoir magique » de dévoiler ce que l’acte
n’a pu que cacher. Il y a là un travail d’anamnèse, c’est-à-dire un travail d’évocation volontaire du passé. La narration amène la réflexion, aussi bien pour le locuteur que pour son
auditoire, surtout pour son auditoire.
La force de la parole ne passe pas uniquement par les mots. Elle s’exprime aussi à
travers les silences, les regards, les gestes, procédés à l’œuvre dans la littérature orale, dans
la transmission orale, et qui sont la marque de la connivence, de la complicité qui unissent
le conteur à son auditoire, comme nous allons le voir.
I - La mise en scène de la parole
La proximité qui existe dans nos textes entre l’écriture et l’oralité est accentuée par
l’emploi de la forme du conte à l’intérieur même du récit dans une sorte de mise en abyme,
avec l’apparition de personnages de conteurs et la mise en scène de veillées traditionnelles.
En Centre-Bretagne et en Martinique, le conteur est un personnage important dans la société et il est considéré et respecté : il est celui qui détient la parole, et par là même une
force, un pouvoir. Il retient donc l’attention de l’observateur à plusieurs égards, et trouve
ainsi une place de choix tant dans les monographies que dans les fictions. Dans les deux
types de textes, le conteur est considéré comme une figure incontournable de la société. Il
est celui qui sait, le maître de la parole. Le conteur est représenté le plus souvent en train
d’exercer son art − l’art du conte − et, de préférence, lors de la veillée traditionnelle.
Nous allons donc nous intéresser aux conteurs et aux veillées dans le monde réel et
dans le monde fictif des écrivains, ainsi que dans le monde observé des anthropologues.
164
1/ Les conteurs : détenteurs d’ un pouvoir
Les conteurs ont, essentiellement, deux manières de conter : « la première [est] sobre, brève et allant droit au but. C’est la meilleure, surtout pour les collecteurs de contes et
autres traditions orales ». Tandis que dans la seconde, les cont eurs laissent libre cours à
leur imagination,
« se livrent à de nombreuses digressions, mettent en scène des personnes connues, quelquefois
leurs auditeurs mêmes, et prennent pour débiter leurs histoires et leurs fables le double du temps
que demanderait une narration simple et suivie. C’est là la méthode la plus goûtée généralement
par les auditeurs de nos veillées champêtres »551
Cette manière se retrouve dans certaines formules finales :
« Il alla chercher son père et sa mère, dans son pays, et quand il revint avec eux, on célébra aussitôt le mariage et, pendant un mois entier, il y eut des fêtes et des festins magnifiques, auxquels furent invités les pauvres comme les riches.
Rien ne manquait là,
Ni massepains ni macarons,
Ni crêpes épaisses ni crêpes fines,
Ni bouillie cuite ni bouillie à cuire,
Ni bouillie fermentée ni bouillie non fermentée.
Un homme faisait le tour des tables, armé d’une cuiller à pot
En demandant : − Qui veut de la bouillie par là ?
Il y avait là jusqu’à un cochon,
Cuit d’un bout, vivant de l’autre.
Moi aussi j’étais par là, avec mon bec frais,
Et, comme j’avais bon appétit, je mordis vite.
Mais un grand diable de cuisinier accourut,
Et avec ses sabots à bouts pointus
Il me donna un coup de pied dans le derrière
Et me lança sur le sommet de la montagne de Bré,
Et si j’en suis revenue,
C’est pour vous conter tout ceci. » 552
Emile Souvestre ne fait pas exactement la même observation sur le style des conteurs de
Basse-Bretagne. Il considère, en effet, que les conteurs répètent les mêmes histoires sans
aucune improvisation : « leur narration […] est plutôt une sorte de récitation diversement
accentuée, mais toujours un peu monotone, que l’on prendrait, à quelques pas, pour une
lecture. » 553 . Il distingue deux « classes distinctes » de conteurs :
« les Discrevellerrs, ou conteurs sérieux, qui commencent toujours par le signe de la croix, mettent
une sorte de solennité dans leur débit, et ne mêlent que très rarement, au récit, leurs idées person551
François-Marie LUZEL, « Formules initiales et finales des conteurs en Basse-Bretagne », in Contes retrouvés − Tome premier, op.cit., pp.15-22 : p.20.
552
Formule finale utilisée par Marguerite PHILIPPE, informatrice de François-Marie LUZEL.
553
Emile SOUVESTRE, « Introduction » au Foyer breton, op.cit., p.34. Et il précise en note : « la variété des
détails donnés par les différents conteurs […] existe réellement, mais se borne, habituellement, à un certain
nombre de formes. Chaque récit a une douzaine de manières d’être présenté (plus ou moins), et il donne lieu,
ainsi, à une douzaine d’écoles. Les conteurs de la même école ont la même forme apprise et traditionnelle ;
mais les écoles diffèrent essentiellement entre elles. ». C’est l’auteur qui souligne.
165
nelles ; et les Marvailherrs, ou conteurs gais, qui, bien que répétant aussi un thème appris, y introduisent, assez souvent, leurs propres inspirations. »554
Les conteurs de Martinique et d’ailleurs ont, sensiblement, les mêmes pratiques que les
conteurs de Centre-Bretagne. Cependant, les conteurs martiniquais ont une caractéristique
particulière : leur débit est extrêmement rapide, ce qui est une façon − efficace − de maintenir l’attention de l’auditoire, tout comme le jeu des questions-réponses rituelles, qui
ponctuent la narration, obligeant ainsi le public à rester vigilant et à ne pas perdre le fil de
l’histoire. Ainsi,
« − Est-ce que la cour dort ?
− Non la cour ne dort pas »
« − Yé Krii…
− Yé kraa… »
« − Yé misticrii…
− Yé misticraa… »
Cela se rapproche des jeux de langage : « les creux du langage ont été une nécessité si
grande de la vie sociale à la Martinique que, tours et détours du langage, sont encore des
habitudes mentales qui entraînent l’esprit sans qu’il y pense » 555 .
La grande majorité des conteurs transmet et crée les contes tout à la fois, mais il en
est quelques-uns pour les réciter mot à mot. Selon les informateurs de Pierre Jakez Hélias,
cela est essentiellement le cas pour les versions très anciennes : leur ancienneté les frappe,
en quelque sorte, d’immuabilité. Parmi ces conteurs se trouve Marc’harid Fulup 556 , la principale informatrice de François-Marie Luzel : « Marc’harid était une prêtresse d’un vieux
culte qui ne lui posait aucun problème [...] Elle est la meilleure illustration d’une transmission du conte qui apparente celui-ci à une sorte d’office presque hiératique » 557 . Ina Césaire donne l’exemple d’un conteur du Gros-Morne qui lui a donné le même conte à vingt
ans d’intervalle : la seule différence entre les deux versions est que dans la première la sor554
Ibid., p.34. Il semble que François-Marie LUZEL et Anatole LE BRAZ ne considèrent que la seconde
catégorie de conteurs, les récits des premiers figurent, très probablement, dans leurs recueils de récits chrétiens (Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne de François-Marie LUZEL, Les saints bretons et Au pays
des pardons d’Anatole LE BRAZ).
555
Marlène HOSPICE, in « Problématique pour une redéfinition de la figure du métis dans la société martiniquaise comme objet ethnographique », intervention lors de la journée d’études doctorales du 17 juin 2003,
à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (texte disponible sur le site de l’association Gens de la
Caraïbe : www.gensdelacaraibe.org).
556
Dont le nom a été francisé en Marguerite PHILIPPE.
557
Pierre Jakez HELIAS, Le Quêteur de mémoire, op.cit., pp.206-207. Et, concernant les conteurs, voir les
pages 216-225.
166
cière tape sur un tambour pour faire revenir son mari et que dans la seconde… elle téléphone 558 .
Cependant, quelle que soit la méthode adoptée par le conteur, il n’est jamais un
transmetteur passif : chaque profération du conte est à la fois une transmission et une création, une retransmission et une recréation. Le conteur adapte le conte à son style, et crée
ainsi une variante individuelle. Il peut aussi adapter le récit aux circonstances de son éno nciation et à son auditoire. Même si l’importance de la partie réservée à la mémorisation et
de celle consacrée à l’improvisation varie (d’un récit à l’autre, d’une profération à l’autre,
d’un conteur à l’autre), la narration orale est à la convergence de ces deux pratiques559 .
Les conteurs martiniquais content en créole et très rarement en français (lors de
manifestations culturelles, de spectacles où le public n’est pas créolophone 560 ) quand les
conteurs de Centre-Bretagne content le plus souvent en français et parfois en breton (notamment lors de manifestations bretonnantes, telles le Kan Ar Bobl, concours remporté en
2004 par le conteur Gwendal). Cela n’a pas de réel lien avec l’histoire linguistique des
deux régions ni avec les rapports entre langue dominée et langue dominante, il s’agit simplement d’être compris par le plus grand nombre, de toucher un large public.
Il y a, principalement, deux catégories de personnes à dire le conte : les conteurs,
dont le talent est plus ou moins grand, et les maîtres de la parole. Ces derniers sont cons idérés comme les vrais détenteurs de la Parole. En Martinique, ce sont les personnages de
Mentô, de quimboiseurs : Papa Totone 561 , Papa Longoué 562 . Les Mentô sont des « hommes
de force », ils représentent l’Afrique oubliée, la force de l’Afrique, ses savoirs et ses pouvoirs 563 . Certaines professions comptent plus de conteurs que d’autres, car elles favorisent
le cheminement de la pensée et de l’imagination, en les laissant libres (tailleurs, sabotiers,
558
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
« Le diseur est bien ce « sac à paroles » dont parlait le griot Mamadou Kouyaté […], la mémoire du peuple (ce qui permettait à Hampaté Ba de dire qu’en Afrique un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui
brûle), mais il est aussi un artiste, un créateur. La forme de ses textes l’aide à les mémoriser, mais il sait en
jouer dans le ton, la diction, l’agencement syntaxique, pour retomber toujours là où il veut arriver : il est
jongleur, au sens médiéval du terme. », Louis-Jean CALVET, La tradition orale (Paris, éditions P.U.F.,
collection « Que Sais-Je ? », 1984, 128p.), p.43, c’est l’auteur qui souligne.
560
Joël RESCHID a conté une fois en français : le spectacle était prévu en créole, mais, à la dernière minute,
il a été prévenu que le public n’entendait pas le créole. Il a donc dû adapter ses contes à la langue française,
exercice qui n’est guère aisé (entretien du 18/05/2004).
561
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit.
562
Edouard GLISSANT, La Lézarde, Le quatrième siècle et Pays rêvé, pays réel, entre autres.
563
« Ceux-là savaient des choses que l’on ne doit pas savoir. Et ils faisaient vraiment ce que l’on ne peut pas
faire. Ils avaient mémoire des merveilles oubliées : Pays d’Avant, le Grand Pays, la parole du grand pays, les
dieux du grand pays… », Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., p.45.
559
167
tisserands, couturières, fileuses), elles permettent aussi de prendre connaissance des récits
des autres régions par les déplacements fréquents qu’elles occasionnent (mendiants, colporteurs, pèlerins par procuration) 564 . Il faut aussi tenir compte des personnes âgées, dont
la mémoire est riche de récits, d’anecdotes. Les anciens sont des témoins du passé, ils détiennent le savoir du passé, et cette connaissance passe par la maîtrise de la parole 565 .
La matière essentielle des contes demeure, assoupie, enfouie en chacun et la fonction des conteurs consiste à la réveiller en lui donnant une expression. Nous ne supposons
pas, bien évidemment, que le conte est intrinsèquement présent dans la configuration psychique de chaque être (de chaque Breton et de chaque Martiniquais dans le contexte qui
nous occupe), simplement qu’il y a réminiscence des contes entendus durant l’enfance.
Cependant, n’est pas conteur qui veut :
« Un conteur n’est pas seulement celui qui transmet les contes, c’est d’abord celui qui les trouve,
qui est frappé d’imagination là où les autres ne voient qu’incident, quand ils voient quelque chose,
celui qui est capable de tourner en épopée la moindre aventure, un poète enfin, un homme
d’imagination qui ne se laisse pas abuser par les apparences et qui ne prend pas la réalité commune
pour de l’argent comptant. C’est un homme de patience qui peut attendre pendant des mois que le
conte prenne corps avant de le parler. » 566
Les conteurs transmettent un savoir venu du fond des âges, et ils se font un devoir de bien
remplir cette tâche 567 . Afin que l’héritage des Anciens ne se perde pas, ils l’adaptent à
l’époque où ils vivent, à la société dans laquelle ils vivent, et ne manquent pas de récupérer
et de s’approprier les fragments épars de contes, de légendes ou de mythes dans leurs contes 568 . C’est ce que fait Anatole Le Braz dans La Légende de la Mort en rapportant des
bribes de récits, de traditions et de croyances. Les variations faites par les conteurs leur
564
« J’ai connu […] un vieux tisserand qui connaissait toutes les légendes bretonnes et les racontait fort bien,
sans jamais y changer un mot. Il savait conter mais il ne savait pas inventer. Il se nommait Hervé Baré.
C’était un type original, à la fois médecin, rebouteur et quelque peu sorcier, opérant parfois au nom de Dieu,
parfois au nom du diable. Ces talents, il les menait concurremment avec son métier de guyader (tisserand). »,
Jean-Marie DEGUIGNET, Contes et légendes de Basse-Cornouaille, op.cit., p.15. Hervé BARE a réellement
existé, il est né à Ergué-Gabéric.
565
« Ce sont souvent les personnes âgées qui semblent porteuses d’une mémoire orale risquant de disparaître
avec eux. Même si cette mémoire se réfère à un destin ou à des faits particuliers : dans l’ancienne société
créole, le phénomène particulier est loin d’être singulier, il possède une valeur représentative générale. »,
Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », art.cit., p.21.
566
Pierre Jakez HELIAS, Les Autres et les miens (Paris, éditions Plon, 1977, 510p.), p.107.
567
« Tous les conteurs sont des primaires et l’intérêt c’est leur héritage. Quand on prend toutes les variantes,
l’on s’aperçoit qu’ils étaient détenteurs d’un puzzle, des pièces d’un puzzle et que ce puzzle se reconstitue à
l’occasion d’un super grand conteur qui a écouté tout le monde et quand il raconte une histoire il essaie de la
reconstituer. », Claude SEIGNOLLE, entretien du 19/07/1996.
568
« Le souci de ne rien laisser disparaître de ce qui était considéré comme ayant quelque valeur était tel que
l’on incrustait dans le récit merveilleux des phrases parfaitement incompréhensibles. Et quand j’interrogeais
le parleur [...] sur le sens qu’elles pouvaient avoir, il me répondait : « Est-ce que je sais, moi ? C’est le conte
qui dit comme ça. » . » , Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.211.
168
permettent d’adapter les contes au temps où ils sont dits, mais aussi de faire passer un message sur les mœurs, des idées personnelles :
« [l]a morale véritable [du conte] : c’est au manque de liberté de la tradition populaire, à cette loi
non écrite qui concède au peuple uniquement le droit de répéter des motifs rabâchés, sans
« création » véritable, c’est à cela que le conteur échappe par une sorte d’astuce instinctive : luimême, peut-être croit qu’il ne fait que des variations sur un thème, alors qu’en fin de compte, il finit par parler de ce qui lui tient à cœur. » 569
Pour les conteurs contemporains, l’activité de conteur, le fait de conter est l’aboutissement,
« le point de convergence de petites lignes de vie qui [leur] sont personnelles. C’est un
chemin d’aventures individuelles incertain. On ne sait pas trop comment c’est arrivé » 570 .
Tous viennent au conte un peu par hasard et forts d’expériences diverses. Ils aiment parler,
raconter des histoires. Ils sont lecteurs de contes et ont, souvent, une formation de comédien (Alain Le Goff a fait du théâtre amateur) ou d’acteur (Gwendal ar Floc’h a travaillé,
notamment, sous la direction de Jacques Tati).
Les conteurs sont des personnes hors du commun : ils ont certaines capacités qui
laissent supposer que le talent du conteur relèverait peut-être davantage de l’inné que de
l’acquis. Ils ont, en effet, une grande mémoire, un véritable talent oratoire auquel s’ajoute
un talent d’improvisation, ils ont aussi la capacité de captiver (avec une grande aisance
semble-t-il) − voire de subjuguer − un auditoire. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils suscitent
toujours beaucoup d’intérêt et de fascination ni à ce que des ouvrages leur soient cons acrés. Parmi ceux-ci, deux retiennent particulièrement notre attention, parce qu’il s’agit là
de portraits de conteurs en activité pour la plupart :
− Passeurs de mémoire de Donatien Laurent, Fañch Postic et Pierre Prat concerne
les conteurs bretons ;
− Les maîtres de la parole créole de Raphaël Confiant et Marcel Lebielle concerne
les conteurs martiniquais.
Les auteurs n’ont certes pas fait preuve d’impartialité dans le choix des conteurs qu’ils
présentent dans leurs ouvrages, mais les plus connus d’entre eux, et les plus reconnus, y
sont mentionnés. En outre, il faut tenir compte du travail minutieux, et d’une très grande
importance, d’associations comme les « Amis du Youdig » à Brennilis. Ces associations
sont pour beaucoup dans le renouveau du conte traditionnel.
569
570
Italo CALVINO, introduction aux Contes populaires italiens, op.cit., p.53.
Alain LE GOFF, entretien du 26/05/1996.
169
les « vieux conteurs actuels, les derniers conteurs […] vivent dans les mornes une longue agonie.
[…] C’est un matériau extraordinaire qui témoigne un peu du rythme originel, des stratégies de
dissimulation du sens vrai, des tactiques pour opacifier l’expression. Cela renseigne aussi sur les
fractures de phrases, le concassage du récit, le jeu tourbillonnant des images, l’utilisation ambiguë
de l’humour, les effets permanents de distanciation, l’économie générale du temps et de l’espace.
Et je les écoute moins pour entendre ce qu’ils disent que pour savoir comment et pour quels effets
ils le disent. […] Ecouter les conteurs est nécessaire. » 571
Les conteurs martiniquais ne sont qu’une trentaine et les vrais conteurs sont encore
moins nombreux : ce sont les anciens, les retraités. Il faut voir Eugène Homand 572 , assis à
sa terrasse, conter devant un magnétophone et deux personnes comme s’il y avait là toute
une assemblée. Les yeux mi-clos, il semble être ailleurs. Il se dégage quelque chose de sa
personne et de sa voix, de sa parole et l’on est sous le charme. Nous ne comprenons que
partiellement le créole et pourtant… l’intensité de sa voix, les variations de ton, ses gestes,
ses chants ont agi573 . La même chose s’est produite avec Franck Jean-Gilles 574 .
Ces conteurs, que certains considèrent comme les vrais conteurs, sont capables
d’adapter leurs contes à leur public et aux contraintes de la scène. Ils sont aussi capables
d’improviser.
« Je fais le conte comme je veux : je le rétrécis … je l’allonge… […] Les mots viennent tout seuls,
sur le moment. C’est comme quand tu regardes une demoiselle575 , tu fais le conte en expliquant
que c’est en regardant la demoiselle qu’est venue l’idée de l’hélicoptère. Ou tu regardes une [fait le
geste : c’est une pelleteuse] et tu vois le cheval qui mange : il arrache l’herbe en avançant la tête
puis ramène sa tête. » 576
Ces adaptations se voient jusque dans les formules initiales et finales, dans les variantes
proposées par les conteurs à partir d’une même formule de base. Ainsi, par exemple :
« Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents. »577
« Il y a de cela bien longtemps
Quand les poules avaient des dents. »578
« Quand les poules pissaient,
du haut de leur perchoir,
au temps où le diable était petit garçon,
au temps où le plus vieux chêne de Bretagne
571
Patrick CHAMOISEAU, « Que faire de la parole ? », art.cit., pp.155-156.
Entretien du 06/05/2004.
573
Il est intéressant de l’entendre conter « La belle Hélène » (conte qu’il affectionne particulièrement) et de
comparer la version orale en créole à la version écrite en français proposée par Raphaël Confiant et Marcel
Lebielle dans Les maîtres de la parole créole (op.cit., pp.76-79).
574
Entretien du 18/05/2004.
575
Il s’agit d’une libellule.
576
Fernand Théodore POMIER, entretien du 06/05/2004.
577
Formule initiale utilisée par Fiacre BRIAND, Catherine STEPHAN et BIZI, informateurs de FrançoisMarie LUZEL.
578
Formule initiale utilisée par Catherine STEPHAN et Jean LE QUERE, informateurs de François-Marie
LUZEL.
572
170
n’était encore qu’un gland. »579
Les formules initiales et finales, à l’instar des contes, sont personnifiées, tout en étant codifiées : de même qu’un conte doit comporter un certain nombre d’épreuves (trois ou sept, le
plus souvent), les formules initiales et finales doivent obéir à un certain nombre de règles.
La réputation et l’honneur du conteur sont en jeu et il se fait un devoir de respecter le rituel
du conte. C’est une question d’honneur.
« l’humiliation, surtout en public, équivaut à un déshonneur pour quelqu’un qui se flatte d’être le
meilleur dans un exercice où tous les autres lui rendent les armes puisqu’ils viennent lui demander
de s’y livrer devant eux, n’étant pas capables eux-mêmes d’y satisfaire. Une sorte de satisfaction
professionnelle en plus pour les vrais amateurs de contes et il faut l’être pour conter. » 580
La principale fonction des formules initiales et finales est de présenter l’histoire sous une
forme proche du témoignage. Elles permettent ainsi d’établir, en quelque sorte, la partic ularité de la situation de communication qu’instaure le conteur. Elles font, en effet, du na rrateur un témoin des faits et garantissent ainsi l’authenticité du raconté par le seul fait de
l’énonciation. Ce, de façon fictive : les propos tenus révèlent l’impossibilité pour le narrateur d’avoir réellement assisté aux événements qu’il raconte. Mais l’assistance fait semblant de croire en la réalité de ce qui est conté, en la sincérité et la franchise du conteur.
Cela fait partie du pacte tacite passé entre le conteur et son auditoire : les formules établissent donc un contrat d’écoute.
En outre, les formules initiales servent à donner une idée de la nature du conte et à
susciter l’intérêt de l’auditoire. Quant aux formules finales, elles sont particulièrement soignées : après avoir travaillé de son mieux à conter une histoire, le conteur ne veut pas bâcler sa conclusion. Les formules finales ont aussi pour rôle de ramener l’auditoire à la terre
ferme, de le « faire redescendre sur terre », de le ramener en douceur dans le réel, après lui
avoir fait visiter des pays merveilleux, rencontrer des seigneurs ou des êtres de l’Autre
Monde, vivre des aventures hors du commun.
Les auteurs de recueils de contes collectés et les anthropologues reconnaissent, généralement, le conteur comme maillon indispensable dans la chaîne de transmission581 et,
par là même, comme auteur à part entière, puisque chaque conteur adapte à sa façon une
trame narrative, se l’approprie. Les collecteurs antillais font pourtant exception, qu’il
579
580
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre-Jakez HELIAS.
Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.244.
171
s’agisse de Marie-Thérèse Lung-Fu, de Lafcadio Hearn, de Patrick Chamoiseau ou de Raphaël Confiant (entre autres…). Ces collecteurs ne sont ni de la même origine ni de la
même époque, et pourtant ils agissent de manière similaire. Certains sont même accusés
par des conteurs d’avoir volé des contes : Fernand Théodore Pomier nous a expliqué 582 que
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et d’autres écrivains étaient venus le voir,
l’enregistrer en train de dire des contes, et qu’ils avaient publié ses contes sous leur propre
nom. Cela est lié au statut particulier du conteur, qui, le plus souvent, est davantage considéré comme un élément, un maillon dans la transmission et non comme un auteur à part
entière. En outre, il peut exister une certaine tension entre l’écriture et l’oralité due au fait
que les écrivains détiennent une certaine forme de pouvoir, qui leur vient de la publication,
de l’édition, pouvoir que les conteurs n’ont pas mais qu’ils cherchent sans doute à acquérir
en publiant leurs propres recueils de contes, en diffusant des versions écrites et orales 583 de
leur répertoire.
Il y a aussi certaines personnes, parfois même des conteurs, qui ne se gênent pas
pour dire des contes qui ont été « mis en bouche » par d’autres. Gwendal a connu cette
mésaventure. Mais les conteurs ont une façon de dire qui leur est propre, personnelle, ce
qui rend la fraude flagrante. Selon Joël Reschid 584 , Raphaël Confiant demanderait à ses
étudiants d’écrire ou de collecter des contes ou des nouvelles, et il reprendrait ces récits à
son propre compte : la fiction écrite par l’étudiant constituerait la trame du roman. Ainsi en
est-il du roman Le meurtre du Samedi-Gloria, qui est un conte écrit par Joël Reschid pour
l’une des étudiantes de Raphaël Confiant. Ina Césaire ne cite pas non plus les noms des
conteurs dans le recueil qu’elle a écrit avec Joëlle Laurent (Contes de mort et de vie aux
Antilles), mais dans le suivant (Contes de nuit et de jour aux Antilles) elle cite chaque
conteur. Elle nous a expliqué sa démarche :
« les conteurs ne signent pas leurs contes […] Maintenant on regrette. Il n’y avait pas d’auteur.
[…] Il y a un [conteur] je lui ai dit « Quel est votre nom? » et il m’a dit « c’est pas moi qui le dit
[le conte] c’est mon grand-père qui me l’a dit » […] Il faut dire le conteur mais pas le créateur […]
Maintenant je fais attention à tout ça, je mets « le narrateur », il me dit s’il a fait le conte lui-même
[…] ou s’il l’a entendu. Dans le livre de Patrick Chamoiseau, il y a des contes que j’ai recueillis
581
« Les spécialistes du conte n’avaient qu’une culture livresque. Moi, c’était ma culture d’enfant. Une tradition qui remonte à mon arrière-grand-père. », propos de Jude LE PABOUL (conteur et chanteur de Baud,
dans le Morbihan), cité par Katell BRELIVET, in « Jude Le Paboul, le passeur de mémoire », art.cit., p.65.
582
Entretien du 06/05/2004.
583
Cf. tous les enregistrements de contes disponibles dans le commerce, en particulier ceux diffusés par les
éditions L’Autre Label. L’Autre Label publie aussi des recueils, est lié à la Maison du Conte de ChevillyLarue (94) et à de très nombreuses manifestations autour du conte. Il participe directement à l’organisation
du festival de l’oralité « Mythos » à Rennes. Dans l’équipe dirigeante, se trouve Maël LE GOFF, le fils du
conteur Alain LE GOFF.
584
Entretien du 18/05/2004.
172
que j’ai dans mon livre, mais lui il dit celui qui l’a narré. Le narrateur n’est pas l’auteur et c’est là
que le problème s’est posé. Quand il [Patrick Chamoiseau] écrit un conte il fait la différence entre
celui qui l’a recueilli et celui qui l’a écrit. Je fais la même chose : recueilli par Ina Césaire ce n’est
pas écrit par Ina Césaire, ça veut dire que je dépeins de la littérature orale et que deux ou trois
conteurs peuvent me dire, me raconter la même histoire mais de façon différente et avec leur talent
personnel. […] J’aurai dû faire une note pour expliquer ça, pour […] noter la différence entre le
narrateur, le conteur et le créateur. Ce n’est pas toujours les mêmes. […] Il y a plusieurs rôles :
celui qui écrit, celui qui raconte, celui qui reprend et celui qui transmet […] et un [autre] rôle qui
est l’écrivain. […] Il y a toujours un dit préalable à l’écriture, c’est l’écriture qui le fixe, mais
l’oralité l’a d’abord fixé oralement. » 585
De même, les collecteurs restent imprécis quant à l’origine géographique des contes
qu’ils rassemblent. La seule indication est « contes antillais » ou « contes des Antilles »,
elle figure dans les titres et est reprise dans les textes de présentation, mais n’est pas très
précise. Les termes Antilles et antillais sont apparemment considérés comme des termes
génériques. Pourtant, chacun s’accorde à dire que chaque île des Antilles a sa propre culture et, donc, son propre imaginaire ou tout au moins des variantes spécifiques, comme les
« îles sœurs » que sont la Martinique et la Guadeloupe, et au sein de la Martinique, il existe
des différences notables entre le Nord et le Sud. Cependant, ces particularités ne permettent pas de parler de mosaïque des Antilles, l’image d’un tissu composé de fils de différentes couleurs ayant une certaine harmonie paraît plus appropriée. En outre, ces particularités ne sont pas marquées dans tous les contes et, quand cela est, le collecteur-auteur ind ique, généralement, la provenance précise du conte dans le paratexte. Concernant la Martinique et la Guadeloupe, la grande majorité des traits culturels sont communs aux deux îles
et ne justifient donc pas, à eux seuls, qu’on établisse une distinction. En Centre-Bretagne,
les conteurs sont cités dans tous les recueils, ainsi que le lieu de collecte du conte et la région d’où le conteur est originaire. Il s’agit là d’une volonté marquée de reconnaître
l’origine géographique du conte, d’un thème, d’un schème narratif et la part créative originelle (et originale) du conteur, son rôle dans la transmission des récits qui constituent la
littérature orale.
Les conteurs ont inspiré les auteurs. Ceux-ci, conscients de l’importance de la figure du conteur dans la société, cherchent à (re)créer des personnages de conteurs − que
l’on peut qualifier de conteurs fictifs − dans les récits fictionnels de notre corpus. Cela
donne une sorte de cachet d’authenticité aux récits enchâssés : dits par un conteur ils prennent une teinte de réalisme qu’ils n’auraient peut-être pas eu aux yeux du lecteur s’ils
585
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
173
avaient été inscrits autrement dans la narration. Dans Solibo Magnifique, Patrick Chamo iseau fait de Solibo une figure emblématique du conteur martiniquais, voire la figure emblématique 586 . Edouard Glissant a créé le personnage de Papa Totone, personnage récurrent dans son œuvre de fiction. Papa Totone est plus qu’une figure de conteur. Il est un peu
comme l’archi-narrateur de Diderot, que l’on trouve notamment dans Jacques le Fataliste587 . Dans La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias, l’on retrouve le dit du conte
traditionnel : dans l’épisode de la forge 588 , chacun se fait conteur à tour de rôle, en prenant
le « bâton de houx qui est l’insigne du porteur de parole dans notre coutume » 589 , tout
comme cela a longtemps été en Centre-Bretagne. Ina Césaire, qui s’est inspiré des contes
qu’elle a collecté pour écrire les nouvelles de Zonzon tête carrée, donne, elle aussi, une
image fidèle du conteur avec le personnage de Géraud Philoctète590 .
Le conte est à la fois une forme de la littérature orale et une pratique sociale, « qui
ne se comprend pleinement que dans une perspective ethnologique » : il a donc un « rôle
important de divertissement et de cohésion sociale » 591 . Cela est particulièrement visible
lors des veillées, comme nous allons le montrer. En outre, c’est lors des veillées que l’art et
le pouvoir des conteurs s’expriment le mieux : le contexte participe au charme du conte et
du conteur. Et, surtout, c’est lors des veillées que se dit le conte de nuit auquel nous nous
intéressons 592 .
586
« Solibo […] avait soulevé son petit chapeau pour saluer l’auditoire : Messieurs et dames si je dis bonsoir
c’est parce qu’il ne fait pas jour et si je ne dis pas bonne nuit c’est auquel-que la nuit sera blanche ce soir
comme un cochon-planche dans son mauvais samedi et plus blanche même qu’un béké sans soleil sous son
parapluie de promenade au mitan d’une pièce-cannes é krii ?…
− E kraa ! avait répondu la compagnie.
[…] le Maître de la parole avait parlé parlé inoculant à l’auditoire une fièvre sans médecine. Il ne s’agissait
pas de comprendre le dit, mais de s’ouvrir au dire, s’y laisser emporter […] Toute la nuit, le vocal avait tonné. Prouvant au Maître de la parole leur vigilance, les écoutants avaient répondu le E kraa ! avec force. Le
Misticraa ! avait sonné comme la passe des soufflants d’un orchestre latino. », op.cit., pp.33-34.
587
Cf. Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité, op.cit., chapitre 1 « Diderot et le conatus de la narration », pp.27-47, surtout pp.28-30.
588
Op.cit., pp.1024-1124.
589
Op.cit., p.1029.
590
Op.cit., pp.145-154.
591
Michèle SIMONSEN, Le conte populaire français (Paris, éditions P.U.F., collection « Que Sais-Je ? » ,
n°1906, 1994, 126p. / 1ère édition : P.U.F., 1981), p.47.
592
Le conte de jour est plaisant, satirique, parfois grivois. Il peut être dit par tout un chacun (ou presque).
Mais il ne permet pas d’entrer « dans le royaume de la berlue […] C’est qu’il est difficile de s’éberluer pendant le jour » (Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.232).
174
2/ La veillée : un moment privilégié
Le conte ne peut être dit dans n’importe quelles circonstances, il nécessite un cadre
particulier. La pratique du contage est liée à un besoin social. Le dit du conte s’apparente
parfois à un rituel, tout comme la veillée :
« Le contage se pratique selon un système à trois paramètres principaux : le cadre des réunions
(lieu, saison, heure, occasion), la sélection des participants (elle-même opérée en fonction du sexe,
de la classe d’âge et de la profession), le répertoire. Il y a une correspondance entre le type de réunion et les genres narratifs qui y sont pratiqués. »593
La veillée réunit donc « les conditions les plus favorables pour l’exercice de la parole conteuse » 594 et elle est « une nécessité pour l’équilibre entre le corps et l’âme autant qu’une
forme de convivialité et un devoir social » 595 . Lors de la veillée, l’auditoire assiste à la
prestation, à la performance du conteur, et il s’agit là d’une « réalisation mouvante, chaque
fois renouvelée » 596 . C’est pourquoi de nombreuses personnes − aussi bien les membres
d’associations ou de maisons du conte que les conteurs eux-mêmes ou bien des particuliers
− cherchent à recréer les veillées traditionnelles et leur ambiance particulière, le rapport
privilégié entre le conteur et son auditoire. Des « nuits du conte » sont fréquemment organisées dans ce sens.
Le cadre spatio-temporel dans lequel se déroule la veillée, dans lequel se dit le
conte a une forte portée symbolique. Il y a un rituel du conte, et une scénographie du conteur et de ses contes, une certaine mise en scène (minimale dans le cas de la veillée traditionnelle, et fortement investie par les néo-conteurs venus du théâtre). C’est ainsi que les
veillées ont lieu essentiellement la nuit. Le conte permet d’accéder à l’Autre Monde, et
c’est la nuit que le passage entre les deux mondes est le plus aisé à franchir.
« la nuit nous désarme, fait céder nos défenses contre l’invasion des grands doutes, et naître en
nous les interrogations majeures. […] La nuit vous incite à vous enfermer dans un espace clos et
cependant familier, rassurant donc, laissant se manifester dehors, dans les campagnes désertes et
593
Michèle SIMONSEN, op.cit., p.50. C’est l’auteur qui souligne.
Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.233.
595
Ibid., p.234.
596
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit. p.10. En note, elle précise que par réalisation, il faut entendre « ce que l’anglais nomme performance, « réalisation, accomplissement (d’un rite par exemple) », sans y
inclure la notion d’exploit. Le terme a été adopté par les spécialistes français de la littérature orale, puisque
notre langue n’offre pas de mot définissant la narration de vive voix. », Le conteur est alors un narrateur : il
« se range parmi les sages et les maîtres. Il est de bon conseil […] pour tous les cas. Car il est en son pouvoir
de s’appuyer sur toute une vie. […] Si l’on se tait, ce n’est pas seulement pour l’entendre, mais aussi un peu
parce qu’il est là. Le narrateur est l’image en laquelle le juste se retrouve lui-même. », Walter BENJAMIN,
« Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936), in Ecrits français (Paris, éditions NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque des Idées », 1991, 389p.), pp.193-229 : p.229.
594
175
obscures, les êtres libérés de l’Autre Monde, ceux qu’on appelle les Revenants et toutes les malfaisances de celui-ci. […] Le conteur sénégalais Birago Diop m’a dit et répété qu’en Afrique on ne
doit conter que la nuit si l’on veut tenter la connaissance des vérités originelles. » 597
En outre, le conte met en garde contre les conduites à éviter, donne des conseils, et il
prouve à quel point « la nuit n’appartient pas aux vivants ». Le choix de cet instant est aussi lié au fait que la nuit est un moment consacré au repos, l’auditoire a donc l’ esprit libre,
dégagé des contraintes matérielles, des soucis de la journée et peut se laisser porter par les
paroles du conteur. Il y a un cérémoniel du conte auquel se plie volontiers l’auditoire, qui
consiste essentiellement en une écoute respectueuse − et quasi-religieuse parfois − du conteur. Le conte, au sens traditionnel, n’est pas un spectacle, même s’il tend à le devenir à
l’heure actuelle 598 , notamment avec l’utilisation d’un décor et la présence de musiciens qui
accompagnent le conteur et scandent les différents moments du conte 599 .
Pour les Martiniquais, la nuit est un moment très particulier et riche de sens, c’est
« l’univers du loisir, du plaisir sensuel et de l’insoumission à l’égard des restrictions de la
journée » 600 . Cela est lié au passé, au temps de l’esclavage, c’est la nuit que les esclaves
parvenaient à avoir quelques instants de « liberté », quand les maîtres dormaient. Le conte
ne se dit que la nuit, et celui qui transgresserait cette règle se verrait transformé en panier :
« on conte la nuit parce que c’est la nuit que les belles paroles passent » 601 , « le conte c’est
la nuit, c’est pour la mort. S’il y a des bals, des noces, des baptêmes, on ne joue pas ça dedans » 602 . Cela se retrouve dans les adresses à l’auditoire :
« Quand on dit « Réveillez-vous », « Est-ce que la cour dort ? »… si on réveille quelqu’un, la personne est censée dormir donc c’est censé être la nuit parce qu’on ne peut pas réveiller quelqu’un le
jour, parce que… le Martiniquais ne dort pas le jour. […] Il faut se réveiller pour entendre les
beaux mo rceaux qui passent, les belles paroles. » 603
En Martinique, les veillées durant lesquelles on dit le conte sont essentiellement les
veillées funéraires (sans tambour) ou les veillées de carnaval (en plein air, avec tambour,
mais elles sont plus rares). Il y a d’autres moments privilégiés pour le conte, comme la fin
597
Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., pp.232-233.
Comme le montre l’expression « spectacle de contes » utilisée pour qualifier toute prise de parole d’un (ou
de plusieurs) conteur(s).
599
A la manière des musiques qui accompagnent le déroulement d’un film.
600
Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », art.cit., p.18
601
Fernand Théodore POMIER, entretien du 06/05/2004.
602
Frank JEAN-GILLES, entretien du 18/05/2004.
603
Olivier MARIE-ROSE, lors de l’entretien avec Frank JEAN-GILLES le 18/05/2004.
598
176
des récoltes 604 . Depuis une dizaine d’années, les conteurs content aussi « sur podium » 605 ,
en réalité ils sont rarement sur une scène, il s’agit plutôt d’un terre-plein, d’un espace en
rond au même niveau que le public : il n’y a pas d’estrade, pas de podium au sens propre
mais l’idée d’une mise en valeur de l’espace. Le conte martiniquais est accompagné de
chants. C’est le mélange contes-chants qui fait la veillée606 .
En Centre-Bretagne, les veillées avaient lieu dans des circonstances précises. Le
plus souvent, elles se déroulaient durant les longues soirées d’hiver 607 ; mais aussi lors de
l’arrachage des pommes de terre, les grandes journées de battage et de défrichage, la fin
des récoltes et des moissons ; tout comme les réunions de la communauté. La narration des
contes et légendes est aussi un moyen de remercier des hôtes de l’hospitalité qu’ils offrent
aux plus démunis 608 . Aujourd’hui, les veillées consistent en représentations sur scène uniquement, même s’il existe quelques exceptions (l’association des « Amis du Youdig » à
Brennilis tente de recréer l’esprit, le contexte des veillées).
Les veillées bretonnes commençaient, le plus souvent, par des prières et la lecture
de la Vie des Saints. L’emploi de formules initiales constituait donc une transition indispensable entre la religion et le merveilleux. Cela permettait aussi de faire désirer les contes
merveilleux, de préparer l’auditoire au rêve éveillé. Pour le conteur, c’est aussi une manière d’essayer sa voix, de la poser, de prendre pleinement possession de sa voix. Les formules initiales correspondent donc à une sorte de lever de rideau. Cela explique les différences de longueur. Il arrive aussi que les conteurs fassent se succéder plusieurs formules
604
Il ne faut pas confondre les contes dits durant ces veillées, dans lesquelles le public est composé essentiellement d’adultes, avec ceux que l’on raconte aux enfants le soir pour les endormir. Si le contexte diffère
en tous points, le registre aussi : les histoires racontées aux enfants sont souvent des contes d’animaux et des
contes « sorciers », proches des contes de fées. Tandis que lors de la veillée, le public est composé d’adultes
et les contes recouvrent la totalité du registre.
605
Expression utilisée par les conteurs martiniquais que nous avons eu l’occasion de rencontrer.
606
« Le conte ne va pas sans les chants. C’est vraiment la veillée. Le conte, c’est le chant aussi : c’est contéchanté ensemble… », Fernand Théodore POMIER, entretien du 06/05/2004.
607
« Avec l’hiver qui arrive, c’est aussi l’époque des veillées où, pendant que les hommes teillent, c’est-àdire broient la tige [de lin] pour libérer la filasse, les femmes filent. Tour à tour, chacun dit son mot, les uns
chantent, les autres content. Ainsi vivent et se transmettent nos traditions populaires » (Daniel GIRAUDON,
in « Ian ar Minous. Du broyeur de lin au barde errant », ArMen n°139, mars-avril 2004, pp.50-59 : p.50).
L’hiver, la veillée a lieu la nuit, « l’indispensable nuit pour la descente dans les profondeurs après l’été rouge
des moissons et des récoltes […] On avait rentré sous les toits des maisons et des granges de quoi subsister
pendant l’hiver, on pouvait s’occuper d’autre chose que du côté matériel de l’existence. Ne fallait-il pas nourrir l’âme et libérer l’esprit, même lorsqu’on n’était que de simples ménagers, des hommes à la bêche et des
femmes au rouet ! » (Pierre Jakez HELIAS, in Le quêteur de mémoire, op.cit., p.233).
608
« La patronne [de la ferme] donnait l’aumône et logeait tous les pauvres qui demandaient à loger. […]
Tous ces gens payaient leur logement avec des contes et des légendes, et j’eus alors l’occasion de constater
177
initiales soit pour ménager le suspense soit parce qu’ils prennent le temps de choisir ou de
se remémorer le conte qu’ils vont narrer. C’est aussi un moyen de permettre aux membres
de l’assistance de libérer leurs esprits. Cela était surtout le cas pour le premier conte, qui
était annoncé soit par une longue tirade soit par plusieurs formules courtes.
« L’antan c’était l’antan
Aujourd’hui c’est un autre temps
N’y voyait pas le non-voyant
Devait flairer le tout-venant
Pour se garder de contretemps
C’est toujours pareil à présent.
Dans mon jardin j’ai un arbre à pommes
qui produit des fruits plus tendres que le pain.
Mais, pour manger ce pain de pommes
il faut vous étendre sous l’arbre
avec, dans la main, deux sous de sagesse,
un grand sac vide sous la tête
pour ramasser tout ce qui tombe.
Moi, je le dis, ma récolte est faite
et mon sac tout plein de merveilles
que je dispense à qui les veut.
Ecoutez et vous entendrez !
Les sourds des deux tympans
porteront la nouvelle aux absents
et les aveugles des deux yeux
feront voir aux doubles boiteux
l’endroit où s’est passé le jeu.
L’échine de l’âne est pour le bât
qui sur le chien ne tiendrait pas.
C’est un conte extraordinaire
cent fois plus vieux que père et mère.
Mais il faut seller votre chien
si vous voulez comprendre bien
IL Y AVAIT UNE FOIS… » 609
Les contes qui suivaient étaient, le plus souvent, introduits par des proverbes, des vérités
premières 610 , tels que
« Quand le bois est tordu,
Le charbon n’est pas droit. »
« Crin n’est pas cheveu,
C’est trop dur un peu. »
« Couvre maison si tu bâtis.
Ne laisse pas sans toit logis. »611
Ou bien par ce que l’on pourrait nommer des « rimailleries » :
« Sur l’escabeau je monte
Pour vous conter le conte. » 612
que ces contes et ces légendes étaient les mêmes partout, il n’y avait de différence que dans la manière de
conter. », Jean-Marie DEGUIGNET, Contes et légendes de Basse-Cornouaille, op.cit., p.87.
609
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre Jakez HELIAS.
610
Birago DIOP : « Quand la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plaît. ».
611
Formules initiales citées par Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire.
178
« Il faut vous apprendre, je crois,
Comment il était une fois. » 613
« Pour connaître mes tours,
Montez sur mon bourrin.
S’il ne reste pas court,
Nous ferons du chemin. » 614
Quant aux conteurs martiniquais, ils utilisent souvent des proverbes et des rimailleries dans
leurs formules initiales. Celles-ci ont surtout une fonction d’amusement : « C’est pour
jouer, c’est pour réveiller les gens. […] ça met de l’ambiance » 615 .
« Assi parlé la cour dort
Non la cour ne dort pas
Si la cour ne dort pas réveillez-vous d’un sommeil et vous entendrez le plus beau mensonge le plus
beau morceau qui s’est assis aujourd’hui la nuit par ici
Ti mamaille… […]
Un jour j’ai traversé dans un sentier j’ai rencontré une grand-mère de dix ans qui lisait la mort de
son grand-père dans un journal non imprimé et qui n’était pas même encore née… » 616
Tant dans les contes centre-bretons que dans les contes martiniquais, les formules
marquent une rupture : elles indiquent que l’on passe à un autre type de discours que celui
du quotidien : « Quelque chose d’autre va être énoncé, un discours différent, où les rôles
respectifs vont changer […] le conteur s’attribue […] la parole : non pas une parole issue
de l’expérience quotidienne et contemporaine, mais une parole venue d’un autre
temps » 617 . Cette façon d’introduire la narration des contes, s’accompagne parfois d’une
attitude particulière, propre à chaque conteur. Certains se râclent la gorge, d’autres tracent
un cercle magique 618 autour d’eux afin que les mots et les personnages maléfiques restent
dans le cercle et n’entrent pas dans les esprits des aud iteurs.
« voici le vieux [conteur], calé dans son fauteuil, au coin du feu. Au début, il faut le prier un peu,
mais au bout du troisième verre de cidre, la langue se délie et la machine se met en route. Et c’était
le rituel : « Eur wech a oa, eur wech ’oa ket, mez me ’ha da gonta deh bepred. »
Ce qui, traduit en français, donne à peu près ceci : « Il y avait une fois, peut-être qu’il n’y avait
pas, mais en tous les cas, écoutez-moi. »
D’abord, il tâtonne quelque peu cherchant quelques menus détails pour décrire le lieu, le village
d’où partait son histoire, village qui était celui de sa jeunesse à lui, et dont il avait la nostalgie.
C’est de là, de ce village niché aux pieds des Monts d’Arrée, qu’il faisait partir […] le héros ou
[…] l’héroïne de sa rimodell. »619
612
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre Jakez HELIAS.
Formule initiale utilisée par Yann BREKILIEN, Contes et légendes du pays breton.
614
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre Jakez HELIAS.
615
Frank JEAN-GILLES, entretien du 18/05/2004.
616
Formule utilisée par Frank JEAN-GILLES, entretien du 18/05/2004.
617
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., p.62.
618
Pratique utilisée par GWENDAL.
619
Jean-Marie LE SCRAIGNE, Contes du Huelgoat et du Centre-Bretagne, op.cit., pp.41-42.
613
179
Tout cela facilite l’entrée dans le monde de l’imaginaire 620 . Quant aux formules finales, elles marquent de nouveau une rupture entre l’univers de l’imaginaire et celui de la
réalité, ainsi que le désir du conteur de « terminer en beauté », tout en favorisant le retour
des auditeurs dans le monde réel. L’on remarque que les rares occurrences du pronom personnel « je » dans le conte oral se trouvent généralement dans les formules finales, le conteur se présentant ainsi comme un spectateur, comme un témoin des faits qu’il vient de
narrer.
Il y a dans le conte un système de questions-réponses. Si cette pratique s’est perdue
en (très) grande partie en Centre-Bretagne, elle est toujours vivante et pratiquée en Martinique. Cela permet de maintenir l’attention du public, de vérifier qu’il est attentif, vigilant,
et que le conte l’intéresse. Ce système de questions-réponses entre le conteur et un (des)
répondant(s) reste visible dans les formules initiales utilisées par les conteurs de CentreBretagne.
« Il n’y a ni doute ni question
Il était cocu, le Campion.
A qui la faute, s’il vous plaît ?
A la Campionne, c’est de fait. » 621
« Ecoutez-moi, mes gens. Je frappe sur le trépied avec le bâton à bouillie pour réveiller le temps
passé dans les cendres. Ce n’est pas de Jean Dix-Sept qu’il sera question, celui qui met dix-huit
pour faire dix-neuf et qui fut le roi des Jeannots de toute famine, mais de Jean Filou, un cousin à
lui. Gardez bien vos yeux sur le fond de la cheminée. Si je mets dehors la moitié d’un mensonge,
Jean se lèvera lui-même pour me rougir si bien la face que mon pantalon prendra feu sous moi.
Amen. »
Et cela contribue à créer des liens, une interaction entre le conteur et son auditoire.
Le but principal des veillées est de divertir l’auditoire, de permettre à des paysans 622
de se divertir, de ne plus penser, le temps d’une soirée, aux soucis quotidiens − ce, même si
le public exerce une activité manuelle, dont les gestes ont été faits tant de fois qu’ils en
sont devenus un automatisme : cette activité ne gêne donc en aucun cas l’attention du pu620
« Les formules […] introduisent, non pas à des mondes totalement imaginaires, des mondes chimériques
ou fantastiques, mais à un univers où les relations logiques sont perturbées : forêt sans bois, rivière sans eau,
village sans maison, à laquelle cependant l’on frappe et d’où l’on vous répond. On est dans l’univers du nonsense […] Il s’agit de dire […] que le récit qu’on va entendre n’est ni vrai ni faux, qu’il ne faut pas y chercher une adéquation au réel, bien qu’il utilise des éléments de la réalité même quotidienne, que sa nature
profonde réside dans le jeu entre le manifeste et le latent, dont l’articulation produit du sens. Le non-sens, le
mensonge, la fiction sont annoncés pour creuser l’écart avec la lettre du récit. », Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., pp.63-64.
621
Formule initiale utilisée par Marguerite PHILIPPE.
622
En Centre-Bretagne.
180
blic −, et elle permet aux proches du défunt de laisser le chagrin de côté (lors des veillées
funéraires, les conteurs content autant pour l’assemblée que pour le défunt). Cela
n’empêche pas l’évocation de la vie quotidienne et de la mort, notamment à travers les
proverbes, comme nous l’avons vu. Cela est particulièrement marqué dans les formules
finales qui sont, généralement, l’évocation très détaillée, la description précise du repas de
noces. Dans Le cheval d’orgueil, Pierre Jakez Hélias insiste, à plusieurs reprises, sur
l’importance de la nourriture pour les paysans 623 :
« les hommes des champs accordent beaucoup d’importance à la vie quotidienne, peut-être plus
qu’au salaire, toujours maigre […] Et la nourriture par excellence est la viande, la viande par excellence est celle du cochon »624
« dans notre société, la nourriture est l’une des affaires les plus importantes qui soient. Non seulement parce que c’est le souci des paysans qui ont derrière eux des siècles de privation […] Non
seulement parce que le destin de nos gens est de tirer de la terre de quoi manger […] Mais parce
que cette nourriture d’une part conditionne la santé et la maladie de chacun d’eux, de l’autre permet d’estimer la qualité des rapports qui unissent les différents groupes sociaux. » 625
Les repas pantagruéliques sont appréciés du public, chichement nourri à l’accoutumée. Il
arrive d’ailleurs que le conteur souligne les différences entre les mets servis tous les jours
dans le monde réel et ceux qui sont proposés aux convives lors des banquets de noces dans
les récits oraux. Il exprime alors le regret de ne pas avoir été convié au fe stin.
« Il y eut, comme bien vous pensez, des fêtes, des jeux de toute sorte et des festins magnifiques
pendant un mois entier, et un peu meilleurs sans doute, que ceux que je fais chez moi avec des
pommes de terre frites avec des patates 626 . » 627
« Pendant quinze jours, il y eut des festins et des fêtes, auxquels furent invités les pauvres comme
les riches.
L’arrière-grand père du grand-père de mon grand-père s’y trouvait, en qualité de marmiton du Roi,
et c’est ainsi que le souvenir s’en est conservé dans ma famille et que j’ai pu vous conter fidèlement cette belle histoire, sans mentir d’un seul mot − ce que ne font pas tous les conteurs. »628
« Il y eut une noce magnifique, des festins, des jeux et des danses pendant un mois entier. Les
pauvres gens ne furent pas oubliés ; tous les jours il y avait table ouverte pour les laboureurs de
terre, les artisans et jusqu’aux moindres chercheurs de pain.
J’aurais bien voulu me trouver là ; au moins aurais-je assisté, une fois en ma vie, moi, pauvre
mangeur de bouillie et de patates, à un festin de château ! »629
Ces regrets sont, peut-être, liés au fait que les mœurs changent. Avec les formules initiales
et finales (surtout celles-ci), le conteur exprime son opinion sur les faits qu’il narre : il
commente ainsi son propre dit. En outre, nous l’avons vu, il y a une interaction relative623
Principalement dans le chapitre VII, « Les riches heures ».
Pierre Jakez HELIAS, Le quêteur de mémoire, op.cit., p.425.
625
Ibid., pp.452-453.
626
Note de François-Marie LUZEL : « locution vulgaire pour signifier des pommes de terre cuites à l’eau ».
627
Formule finale utilisée par Barba TASSEL, informatrice de François-Marie LUZEL.
628
Formule finale utilisée par Vincente GUILLOU, informatrice de François-Marie LUZEL.
629
Formule finale utilisée par Jean LE PERSON, informateur de François-Marie LUZEL.
624
181
ment forte entre le conteur et son auditoire, principalement lors de la veillée traditionnelle.
Ce lien a un effet sur les contes et sur le répertoire du conteur : « D’une certaine façon, les
contes de tradition orale étaient créés par […] leurs auditeurs, puisque tout élément no uveau qui ne convenait pas ou tout élément ancien qui ne convenait plus était exclu de la
transmission. Cette règle rigoureuse […] s’exerçait hors de toute volonté consciente » 630
Tout comme ils mettent en scène des personnages de conteurs, les auteurs de fiction
recréent des scènes de veillées dans lesquelles leurs figures de conteurs exercent leur art.
Et les anthropologues recréent eux aussi des scènes de veillées, cela permet de mieux rendre compte de leur expérience, et, surtout, cela rend leurs descriptions plus précises, mais
aussi plus vivantes, plus agréables à lire631 . Cela accentue aussi l’aspect véridique et testimonial de ces récits. Et la description de ce type de scène participe de la volonté des auteurs de brosser un tableau réaliste de la société.
Cela permet d’inclure des contes dans la narration et de décrire le rituel du conte et
le personnage du conteur. Ces formes de témoignages de temps révolus sont parfois plus
vivantes, plus agréables à lire sous couvert de fiction que dans un texte scientifique. C’est
peut-être pourquoi ce procédé d’un narrateur-conteur est très utilisé. Anatole Le Braz y a
souvent recours dans La Légende de la Mort. Et Edouard Glissant accorde une grande importance au personnage de Papa Longoué. Ina Césaire 632 met en scène un conteur facétieux, Géraud Philoctète, qui, par l’intermédiaire d’un conte, critique Madame De et montre toute l’abnégation et le mérite de son époux. L’originalité de ce récit vient du fait que le
conteur se déplace au chevet du malade pour conter, du choix du conte et de la façon dont
il accompagne, avec humour et amusement, les derniers instants de Gabriel Vador 633 .
Dans La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias, la veillée dans la forge permet
630
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., pp.229-230.
« Quoique la Bretagne ait inspiré, dans ces derniers temps, beaucoup de romances et de feuilletons, nous
la croyons plus exploitée que connue : et nous avons pensé que, pour être bien senties, ses traditions avaient
besoin d’être entourées de ce qui les explique et de ce qui les colore. […] Rien de ce qui vit ne peut rester
dans le vide ; il faut à tout récit son théâtre, son auditoire, son acteur. C’est là ce que je me suis efforcé de
faire ; j’ai placé chaque tradition dans son milieu, je l’ai mise en scène, en la faisant redire et écouter par des
Bretons. Les esquisses dont j’ai encadré les contes populaires que je publie sont donc de véritables commentaires dramatiques destinés à compléter la peinture de la Bretagne poétique que j’ai essayée ailleurs. », Emile
SOUVESTRE (« Introduction », in Le foyer breton, op.cit., p.31. Nous soulignons. Il fait référence à son
ouvrage Les derniers Bretons).
632
Dans l’un des récits qui composent Zonzon tête carrée, op.cit.
633
« Le conte terminé, Géraud retomba aussitôt dans le silence. Madame De, ulcérée, se leva et quitta la
chambre, sans un regard pour le moribond, ni pour le narrateur. Gabriel entrouvrit lentement ses paupières
alourdies, laissant filtrer un bref regard malicieux, avant d’exhaler, en un dernier souffle, ses ultimes paroles :
« Trop tard ! ». », op.cit., pp.45-54 : p.54.
631
182
au nouveau venu (et au lecteur) de connaître toutes les histoires se rapportant au lieu de ses
origines, la vie de ses différents interlocuteurs et le mystère de ses origines. Cela permet
aussi de faire revivre, le temps d’une soirée et d’une nuit, la forge et le village comme aux
temps passés, aux temps où le village vivait.
Dans les monographies et les témoignages, les scènes de veillées sont décrites avec
une grande précision, les détails eux-mêmes sont relevés, chaque élément observé est considéré comme important. Il semble que rien ne soit laissé au hasard, comme le montre la
description faite par Ina Césaire 634 . Cela est particulièrement frappant dans les récits faits
par les anthropologues, notamment dans les carnets de notes d’Anatole Le Braz et de François-Marie Luzel, ainsi que dans les textes de Lafcadio Hearn. Ces descriptions ne figurent
pas dans le paratexte, mais occupent de longs passages, et précèdent les explications données sur les contes eux-mêmes. Pierre Jakez Hélias consacre ainsi plusieurs pages, dans ses
deux principaux ouvrages, aux veillées et à la pratique des conteurs lors de celles-ci. Il
donne ainsi l’image de la veillée traditionnelle tout en se référant à plusieurs. Dans La colline des solitudes, lors de la scène de la forge, il rassemble toutes ses données, toutes ses
observations en une seule veillée, et il donne ainsi la vision d’une veillée emblématique. Il
agit de même dans Les autres et les miens.
L’on peut se demander si cette abondance de détails, cette observation méticuleuse
ne serait pas une manière de rendre compte de l’implicite de la narration, de l’interaction et
de la connivence qui s’établissent entre le conteur et son auditoire. Cela peut aussi perme ttre de pallier les pertes inhérentes au passage à l’écrit et de donner un aspect vivant à la
description scientifique qui en est faite. Le lecteur est ainsi plus à même de se rendre
compte de l’importance, de la solennité et de la portée fortement symbolique de ce moment
particulier qu’est la veillée pour la communauté observée. L’abondance des détails, la précision des descriptions permettent de rendre compte tant de l’ambiance de la veillée que de
l’art du conteur, ainsi que de la scénographie du conteur, plus précisément de sa gestuelle
et de la manière dont la parole permet de transmettre des informations sur le passé.
634
Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », in Guadeloupe et Martinique, op.cit., pp.479-490 : p.479.
183
II – La représentation par la parole
Nous étudierons dans cette partie le rapport au corps et la représentation du corps
dans les deux cultures qui nous occupent. Nous nous demanderons en quoi cela peut influer tant sur la représentation de la personne que sur les liens entre les êtres. Nous nous
intéresserons aussi à la façon dont les traditions sont transmises par le biais des récits
oraux, en quoi elles peuvent influer sur la littérature orale, sur la culture ; la façon dont
elles sont perçues (et utilisées) par les collecteurs, les anthropologues et les écrivains. Il
semble que le plus important ne soit pas la (ou les) racine(s) en tant que telle(s) mais plutôt
ce que l’on en fait, ce qui peut en être fait : les fruits sont peut-être plus importants à cons idérer que les racines. Il n’y a pas d’incompatibilité entre la tradition et la modernité, au
contraire : dans bien des domaines elles sont même complémentaires 635 .
Plus précisément, nous nous intéresserons à la façon dont la tradition perdure dans
la modernité, par le biais de traces. Nous nous interrogerons aussi sur la représentation du
corps, le rapport au corps ; ainsi que sur la nature de certaines représentations de la tradition, de certaines figures. Et nous nous demanderons si tout cela ne correspondrait pas à
une manière de réinventer la tradition et le patrimoine culturel, à une façon de créer des
mondes.
1/ Le corps présent : des modalités diverses à l’oral et à l’écrit
Il faut, tout d’abord, tenir compte de l’importance de la gestuelle dans le dit du
conte. Le corps 636 occupe, en effet, une place importante dans la narration orale, voire essentielle, et la gestuelle participe pleinement au dit du conte. La gestuelle a une fonction de
635
Aimé CESAIRE considère que l’existence de liens entre la tradition et la modernité « n’est pas un problème. Elles cohabitent partout. », entretien du 11/05/2004.
636
« Pour qu’il y ait geste, il faut qu’il puisse être perçu (visuellement, tactilement). […] Un geste […] relève
toujours d’une intentionalité (consciente ou inconsciente, voulue ou seulement consentie, obligée ou non,
etc.). […] Un geste est, donc, une pratique sociale […] il est un acte culturel, et, par définition, un héritage,
une transmission, et une évolution. Bref, il a tous les caractères d’un « phénomène social total » au sens de
Marcel Mauss, c’est-à-dire d’un phénomène au travers duquel on aperçoit l’ensemble d’une société et de son
identité culturelle […] Comme toute pratique culturelle, un geste est, en même temps qu’une expression
sociale, une activité personnelle, irréductible, dans cette mesure, à celle de tout autre individu relevant des
mêmes appartenances culturelles », Louis PORCHER, chapitre 2 : « Une didactique de la gestuelle » (Geneviève CALBRIS et Louis PORCHER, Geste et communication, Paris, éditions Hatier/CREDIF, collection
« Langues et apprentissages des langues », 1990, 223p. / 1ère édition : 1989, pp.11-17 : pp.15-16. C’est
l’auteur qui souligne).
184
communication : le conteur utilise donc un mode de communication hétérogène, à la fois
verbal et corporel, dans lequel on retrouve les mouvements du corps et de parties du corps,
les mimiques, les contacts cutanés, mais aussi la chaleur (tant au sens propre : la chaleur du
foyer, qu’au sens figuré : la chaleur de l’assemblée), ainsi que les diverses émissions sonores (qu’il s’agisse d’un accompagnement musical ou des sons produits par l’auditoire). Il
s’agit de déictiques mimo-gestuels.
Afin de mieux comprendre la gestuelle du conteur, il nous faut tenir compte de la
place du corps dans les deux sociétés étudiées, tant dans la langue que dans la culture en
elle-même. Comme l’a montré Marcel Mauss637 , il existe des techniques du corps 638 propres à chaque société :
« Domaine de l’implicite par excellence, le geste échappe à la description verbale et reste souvent
le grand oublié de la littérature ethnographique. Bien que fortement contrainte par des facteurs
d’ordre anatomique et physiologique, l’activité posturale et motrice offre une grande diversité
culturelle. Une analyse fonctionnelle des techniques du corps fait apparaître quatre grands domaines où s’articulent, à des degrés divers, le culturel et le biologique. 1. L’activité corporelle liée directement aux grandes fonctions biologiques […] 2. Le mouvement technique, couplage gesteoutil. […] 3. L’activité gestuelle ayant fonction de communication, qu’elle soit ou non directement
liée à la parole. […] 4. Les mouvements « institutionnalisés » […] La gestualité pratiquée dans ces
différents domaines possède une signification sociale et culturelle très marquée. » 639
Nous nous intéresserons ici essentiellement à « l’activité gestuelle ayant fonction de communication, qu’elle soit ou non directement liée à la parole ». Elle comporte trois types de
langages corporels : les langages « signés » (dont nous ne traiterons pas ici), les langages
« emblématiques » 640 et les gestes d’accompagnement du langage (y compris les mouvements faciaux). Ces deux derniers emplois de la gestuelle ont leur importance quand on
observe un conteur : il se sert, en effet, des deux catégories, même si les gestes
d’accompagnement de la parole prédominent.
Les sociétés pluriethniques de la Caraïbe (et parmi elles la société martiniquaise)
ont développé un système particulier de représentation du corps, système qui est dû au passé de la traite, de la colonisation et aux différentes migrations. Passé durant lequel il y a eu
à la fois dépossession, assimilation et création de traits culturels, particulièrement en ce qui
concerne la population noire créole (cela est moins frappant pour la population des békés,
637
Dans son essai Les techniques du corps (in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 2004,
482p. : pp.363-386).
638
« J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent
se servir de leur corps. », ibid., p.365.
639
B. BRIT, « Corps (techniques du) », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit., pp.177178.
640
Les gestes emblématiques participent des codes culturels propres à une société donnée.
185
ou blancs créoles). Ayant eu à subir cela et, particulièrement la dépossession du corps, devenu un objet, possédé, vendu, violenté, les esclaves − ou plutôt les descendants d’esclaves
− se sont réappropriés ce corps : le corps est une construction641 . Cette démarche leur permet de marquer, de signifier leur inscription sur cette terre nouvelle, et par-là même de
représenter la personne, l’individu et la société.
Pour les Martiniquais, le corps est important, cela est perceptible dans la langue et
dans l’attitude des conteurs. Et Edouard Glissant conseille de réfléchir à
« la posture du corps dans l’oralité, réfléchir, par exemple, au fait que le conteur antillais ne dit
jamais « moi » : il dit presque toujours « mon corps » ; un créole ne dit pas « j’ai mal au dos »,
mais « mon dos me fait mal », ce qui n’est pas la même chose, parce que dans « mon dos me fait
mal », il y a la présence du corps comme élément déterminant, tandis que dans « j’ai mal au dos »,
il y a la présence du sujet abstrait, de l’être abstrait comme élément déterminant » 642
Dire le corps, c’est, en effet, se le réapproprier. Le corps est donc respecté, soigné avec
attention. La question de la couleur de la peau, qui est parfois source de mal-être ou de
malaise, semble n’avoir aucune incidence sur la manière dont le corps est perçu. Il reste un
outil de travail et un élément de séduction.
Les Bretons considèrent eux aussi le corps comme élément déterminant, et l’on
trouve le même type de structures (« mon dos me fait mal », quand le Français dirait « j’ai
mal au dos »). Le corps est, là aussi, l’objet de soins et d’attentions particulières643 . Il est à
la fois un outil de travail et un moyen d’obtenir du plaisir, à travers des occupations
comme la danse ou le chant. Ce qui en fait aussi un outil de séduction. En outre, pour se
(faire) comprendre, les Bretons utilisaient des gestes : le langage était accentué par la gestuelle pour pallier aux éventuels problèmes de compréhension liés aux différents accents.
Mais si le corps est perçu de manières similaires dans les deux régions qui nous
occupent, le climat influe sur cette perception et le corps est couvert et très peu montré en
Centre-Bretagne quand il est découvert et deviné en Martinique. La pudeur restant de mise
sous toutes les latitudes. Cette pudeur se retrouve dans le rapport que les conteurs ont avec
le corps, que ce soit le leur ou celui des personnages des contes. Ils font preuve d’une certaine retenue, tant dans leur gestuelle que dans les descriptions qu’ils font et dans leur nar-
Le corps de l’esclave est construit − après avoir été déconstruit − par le regard blanc. Nous approfondirons
ce point, ainsi que l’impact que cette vision a sur l’image de soi du noir esclave et de ses descendants, dans le
chapitre 5.
642
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.117. L’on remarque que cette structure grammaticale se retrouve dans d’autres systèmes syntaxiques, dans d’autres cultures, par exemple dans
la langue espagnole.
643
Dont nous ne ferons pas l’étude ici.
641
186
ration. Le corps est suggéré, s’il est dépeint ce n’est que par esquisse, en donnant des caractéristiques générales, sans rentrer dans les détails.
Le corps du conteur est, avant tout un outil de communication. Le conteur et son
corps sont au service de la narration, au service du conte. Et le corps devient un auxiliaire
de la parole. Il y a de la mesure dans la gestuelle du conteur. Le conte n’est pas un spectacle, et le contexte d’énonciation du conte est proche du cérémoniel : le conteur exige le
silence 644 − qui est une marque de respect tant pour lui que pour le conte − et il utilise un
certain nombre de formulettes qui lui permettent de « lever le rideau » tout en mettant son
auditoire en condition d’entendre le conte. Le conteur fait preuve d’une certaine retenue
dans sa gestuelle, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’établir une certaine connivence
avec son auditoire. Un conteur trop exubérant n’est pas toujours bien considéré, l’on dira
de lui qu’il « fait du spectacle », que ce n’est pas un conteur 645 .
Les gestes aident à se remémorer les paroles, dont ils constituent une sorte de relais.
La gestuelle peut même être considérée comme un langage à part entière, ou plutôt, comme
une parole : Henri Meschonnic estime que la gestualité, la prosodie et le rythme font partie
de la « grammaire du parlé » 646 .
« Le geste est une parole. La gestuelle est une parole et qui exprime vraiment quelque chose. Chaque geste a une symbolique […] Chaque geste veut dire quelque chose et si on le regarde bien […]
on sait ce qu’il veut dire » 647
La gestuelle et les différents mouvements du visage, tout comme la variation des intonations, sont un outil de communication efficace et ils permettent de transmettre certains
éléments qui ne sont pas toujours aisés à formuler avec des mots, notamment tout ce qui
relève des sensations et des émotions. Geneviève Calame-Griaule distingue deux types de
gestes : les gestes symboliques avec lesquels le narrateur ponctue, d’une certaine manière,
sa narration, il peut ainsi insister sur les passages qu’il juge importants ou mimer l’action
d’un personnage en même temps qu’il l’énonce ; et les gestes phatiques, qui sont incon-
644
Si le conteur a le sentiment que son auditoire n’est pas attentif, il explique alors que « c’est le conte qui ne
veut pas venir » et il cesse de parler.
645
C’est le cas, par exemple, du conteur martiniquais Serge BAZAS, qui se donne littéralement en spectacle,
et théâtralise à l’extrême son conte.
646
Henri MESCHONNIC, Les états de la poétique, op.cit., p.132.
647
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
187
scients, et qui servent à maintenir le contact avec les interlocuteurs 648 . L’on parle aussi de
langages emblématiques, qui sont des « ensembles d’actions symboliques dans lesquelles
le mouvement possède une signification verbale spécifique connue de la plupart des membres du groupe » 649 ; et de mouvements institutionnalisés, qui sont « les mouvements liés
aux rituels, à la danse, aux jeux et aux sports. La gestualité pratiquée dans ces différents
domaines possède une signification sociale et culturelle très marquée » 650 .
Les conteurs ont essentiellement recours aux gestes symboliques et aux gestes phatiques (ainsi qu’à quelques gestes emblématiques, qui relèvent des codes culturels), à
commencer par le simple geste de la transmission d’un bâton (ou d’un autre objet, il peut
s’agir d’un micro lors des scènes ouvertes et des spectacles de contes) pour signifier que
l’on passe la parole 651 . Cependant, il arrive que les gestes symboliques dominent, que le
conteur mime plus qu’il ne conte. C’est essentiellement le cas quand le conte ne passe pas,
qu’il est refusé par l’auditoire (qu’il soit jugé mauvais ou trop long). L’on ne parle alors
plus de conte mais de spectacle : il s’agit là d’un amusement, qui est le fait non plus d’un
conteur mais d’un « blagueur » 652 .
En Centre-Bretagne, les veillées se déroulent généralement l’hiver, le conteur se
trouvant auprès de l’âtre, et aux moments de tension il peut jeter des herbes ou du bois vert
dans le feu, provoquant ainsi des flammes hautes et très rouges. Il tisonne les braises pensivement, donnant l’impression de songer et le conte devient ainsi une forme de rêve
éveillé, cela peut aussi être interprété comme un moyen de se souvenir : le conteur serait
plongé dans ses souvenirs et la narration qu’il fait ne serait pas un conte mais un souvenir
qu’il partagerait avec des proches. Gwendal a une affection particulière pour les contes
mettant en scène des êtres maléfiques, à commencer par le diable. Et il ne manque jamais
de commencer ce type de contes en traçant (en l’air, avec le doigt) un « cercle magique »,
648
A ce sujet, voir Geneviève CALAME-GRIAULE, « Ce qui donne du goût aux contes », in Littérature,
n°45, février 1982, pp.45-56. Voir aussi B. BRIL, « Corps (techniques du) », art.cit., pp.177-178.
649
Article « Corps (techniques du) », art.cit., pp.177-178 : p.177.
650
Ibidem, p.178.
651
Si ce geste n’est pas systématique, il reste relativement courant.
652
Ina CESAIRE fait le récit d’une veillée durant laquelle se succèdent plusieurs conteurs et elle note que
l’un d’eux passe du conte au « mime chanté » : « Il commence un conte, mais celui-ci est jugé trop long par
l’auditoire qui manifeste bruyamment sa désapprobation. Le Conteur s’interrompt alors, puis il entame une
sorte de mime chanté, accompagné de deux « assistants » qui tiennent deux branches par chaque extrémité.
Le conteur s’étend sur cette couche improvisée et, tout en chantant, mime l’accouchement d’une femme en
douleur, tandis que l’assistance reprend en chœur le refrain de la chanson […] Puis le conteur imite les vagissements d’un nouveau-né, ce qui provoque l’hilarité de l’auditoire […] Enfin, […] il mime les gestes de
l’amour, comme si, réellement, il faisait l’amour avec la terre. Durant tout le mime, le chant ne s’interrompt
pas », « Littérature orale et contes », in L’Historial Antillais − tome I : Guadeloupe et Martinique, des îles
aux hommes, Jean-Luc BONNIOL dir. (Fort-de-France, société Dajani, 1980, 591p.), pp.479-490 : p.479.
188
et, tout en le traçant, il précise que ce cercle retiendra les paroles et les personnages maléfiques, qui ainsi n’entreront pas dans les esprits des auditeurs. Jean-Marie Le Scraigne,
mais aussi Théodore Pommier et Franck Jean-Gilles font très peu de gestes, ils utilisent
surtout leurs mains (et leurs visages). Leur gestuelle est proche de celle du mime.
L’important est le conte. En Martinique, la gestuelle du conteur est relativement succincte,
mais, à l’instar de ses personnages, le conteur marche beaucoup. Il peut aussi utiliser son
bakoua pour saluer lors de son « entrée en scène » et de sa « sortie de scène ». Lors du
« conte de podium », cette sortie s’effectue généralement par un déplacement du conteur
du centre de la scène − et de l’attention − vers le public, auquel il se mêle.
Ces caractéristiques du corps, de la gestuelle et leur importance dans le conte sont
autant de raisons qui poussent les collecteurs et les auteurs de contes littéraires à conserver
ces éléments de l’oralité dans les contes écrits. Ils cherchent à retranscrire cette gestualité
et ce système de communication entre le conteur et son auditoire par les descriptions des
gestes et par le rythme de la narration : le « rythme, gardien du corps dans le langage » 653 ,
et l’on peut parler d’une action physiologique du rythme. La gestuelle et le corps connaissent, en effet, des modalités diverses à l’oral et à l’écrit.
Lors des collectes et des enquêtes de terrain, les collecteurs et les anthropologues
cherchent à noter, dans le but de les transcrire, tous les éléments de rythme qui ponctuent la
narration du conteur. Certains établissent des systèmes d’annotation inspirés de la phonétique ou de la musique pour rendre compte des changements dans la voix, et utilisent des
flèches (ou d’autres symboles) pour la gestuelle. Mais ils n’arrivent pas toujours à tout
transcrire. La description des gestes figure donc dans les carnets de notes, parfois dans les
rapports, mais dans ce cas ils ne sont pas tous repris, et rarement dans les transcriptions
destinées au grand public. Dans celles-ci, les indications gestuelles sont présentées dans le
paratexte (parenthèses explicatives, notes de bas de page, ou encore présence d’une marge
explicative dans laquelle figurent à la fois la gestuelle et les réactions du public). Le
meilleur moyen reste l’enregistrement audiovisuel, qui permet de tout prendre en compte.
Même si la question demeure : comment transcrire la gestuelle ? La décrire systématiquement, méticuleusement nuirait au texte en le surchargeant. Mais ne pas la décrire revie n-
653
Henri MESCHONNIC (Critique du rythme, op.cit., p.651), qui ajoute : « le corps ne peut être que le
rythme, dans le langage. […] le corps ne peut pas ne pas être en relation avec le langage, ni le langage avec
le corps. Tous deux partagent la même histoire, dans un individu. » (p.663, c’est l’auteur qui souligne).
189
drait à perdre un élément important pour la signification. Il y a, donc, une volonté très
marquée de pallier les pertes liées au passage à l’écrit.
« Certaines pertes (la présence physique, la voix, les gestes du conteur, les interactions avec
l’auditoire) sont irréparables. Une autre perte, à première vue paradoxale, concerne le caractère
achevé du texte écrit. Celui-ci […] se présente avant tout comme un objet plein, saturé, en un sens
parfait et donc fermé. Le conte raconté, quant à lui, reste toujours ouvert : un autre conteur peut le
compléter ou l’abréger sans dommages, si la transmission est encore vivante. Ouvert, expansif, lacunaire, toujours imparfait, toujours différent dans ses réalisations parlées, le conte constitue un
objet mouvant que l’écrit fige en texte. » 654
Les anthropologues observent ces éléments et les perdent eux aussi lors de leurs analyses,
tout comme les collecteurs. Ils cherchent, tout comme les écrivains, à rendre compte de ces
pertes en utilisant différents procédés, le principal étant le rythme 655 . Et Nicole Belmont
estime que les « contes possèdent, semble-t-il, une puissance poétique suffisante pour que
leur voix ne se perde pas complètement hors de la présence phys ique du conteur. » 656 .
Les écrivains qui mettent en scène des personnages de conteurs, décrivent très précisément les gestes qu’ils estiment importants (pour l’image du conteur et pour donner
l’illusion de l’oralité). Ils le font généralement entre parenthèses ou dans des notes. Cela
ressemble davantage à des adresses au lecteur qu’à des éléments de la narration. Et le système de notation employé s’apparente parfois à celui des didascalies théâtrales. Pierre Jakez Hélias agit ainsi lorsqu’il décrit ses grands-pères conter. Cependant, les conteurs qui
écrivent leurs recueils de contes 657 ne donnent, pour ainsi dire, aucune indication de gestuelle. Ces contes, passés dans le domaine de l’écrit deviennent ainsi des récits à part entière. Il semble que les écrivains soient davantage attachés à transcrire la gestuelle que les
conteurs eux-mêmes.
Le conteur utilise des gestes, il change aussi le débit et le ton de sa voix au cours de
sa narration. La manière de dire est tout aussi importante que ce qui est dit, voire plus importante parfois : elle peut, en effet, appuyer ce qui est dit − le signifié − tout en apportant
des informations supplémentaires 658 . C’est aussi le cas des silences, qui sont signifiants 659 .
654
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., p.94.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2.
656
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., p.95.
657
C’est le cas notamment de Gwendal, de Jean-Marie Le Scraigne et d’Alain Le Goff.
658
L’intonation est un élément important pour la constitution et la cohérence d’un texte oral. A ce sujet, voir
aussi les travaux d’Henri MESCHONNIC.
659
« Un silence signifie. Par son contexte de situation, gestes, regards, ou non, entre des sujets. Il a une durée, qui signifie aussi. Il est entre des paroles, du côté de la parole, plus que son contraire, bien qu’on l’y
oppose. Un silence n’est pas l’absence de langage. », Henri MESCHONNIC, Critique du rythme, op.cit.,
p.304.
655
190
Cela permet d’établir une certaine interaction avec le public, interaction dont le conteur
joue de différentes manières. Le conteur utilise donc tout son corps pour accompagner sa
narration et, notamment, son visage, ses yeux et sa voix.
« Le parlé est bien connu, par la psychologie du comportement […] C’est le corps qui parle. Une
gestuelle, une mimique, une voix, une intonation, quelles qu’en soient les variables. On parle avec
les mains, le visage. » 660
Le visage permet, davantage que le reste du corps, de transmettre des émotions, du
ressenti lors de la narration du conte. Cela est particulièrement le cas pour les conteurs de
Centre-Bretagne, qui, assis dans l’âtre, lors des veillées traditionnelles, ne se permettaient
pas d’amples gestes pour appuyer leurs propos. Il en est de même pour certains conteurs
contemporains (en Martinique et en Centre-Bretagne) qui souhaitent garder une certaine
mesure. Le visage du conteur est généralement expressif. Il mime, en effet, les interrogations, l’étonnement, la surprise, la colère, la joie : il adopte les mimiques supposées de ses
personnages, ce qui, allié à la gestuelle appropriée, permet de leur donner vie. Cela permet
de les rendre réels (en un sens). L’auditoire se sent ainsi plus proche à la fois des personnages et du conteur, qui peut sembler habité par ses personnages et son histoire. Les lèvres,
leur mouvement, participent directement à la communication. Elles se font les auxiliaires
de la parole et leurs mouvements accentués, exagérés peuvent faciliter la compréhension.
Les yeux occupent une place à part entière dans la narration du conte. Le regard, les
yeux participent aussi à la transmission d’émotions, et à la création tant du personnageconteur que d’une certaine forme de ressenti. Le conteur regarde constamment son aud itoire, qui le regarde aussi avec attention. Celui qui parle observe celui qui écoute, qui observe celui qui parle. L’attention portée au conteur n’est donc pas seulement auditive, elle
est aussi visuelle. Même si lors des veillées, cela n’est pas toujours le cas : en CentreBretagne, les veillées avaient essentiellement lieu l’hiver, au coin du feu et les membres
adultes de l’auditoire, s’ils écoutaient attentivement, avaient le plus souvent les mains et
les yeux occupés à des menus travaux (affutage d’un couteau, couture, etc.) ; et en Martinique, le conte se disait traditionnellement lors des veillées mortuaires (après les hommages rendus au défunt et à ses proches), et l’auditoire n’était pas toujours auprès du conteur.
Cela ne les empêchait pas pour autant de suivre scrupuleusement la narration.
Eugène Homand, lors de notre entrevue, a ainsi conté et chanté les yeux mi-clos et
avec très peu de gestes (quelques mouvements des mains uniquement), et cette simplicité
660
Henri MESCHONNIC, « La force dans le langage », art.cit., p.13.
191
de la narration a rendu la parole seule présente et seule importante. Il paraissait proche de
l’état de recueillement. Cela a contribué au charme de la parole, auquel nul ne pouvait résister. Gwendal, Franck Jean-Gilles et Théodore Pommier jouent sur (et avec) le regard : le
regard appuyé, le regard en coin, le regard rieur, le regard moqueur, le regard complice.
La voix est un moyen de communication, elle permet d’établir un contact. On peut
toucher de la voix. L’intonation est un élément important pour la constitution et la cohérence d’un texte oral. Elle apporte des compléments d’information, essentiellement de
l’ordre des émotions, du ressenti661 . Les intonations utilisées par le conteur participent à la
mise en scène de la parole. Elles permettent au conteur d’insister sur des événements de
l’intrigue. Il en est de même pour le débit de la parole du conteur, qui influe directement
sur la narration, sur son rythme. Le conteur martiniquais utilise ainsi un débit extrêmement
rapide pour les formules initiales, ce qui rend l’auditoire attentif, et il ralentit le débit lors
des formules finales, ce qui permet à l’auditoire de faire une pause avant les autres contes.
Or, le rythme est sens. La voix devient un outil privilégié pour le conteur, outil qui lui
permet de mettre en valeur certains éléments de la narration qui lui paraissent nécessiter
davantage d’attention. Et l’auditoire le comprend. Les silences eux-mêmes sont signifiants ; ils correspondent à des pauses, qui peuvent être riches en informations, que
l’interlocuteur reste libre d’imaginer : « Un silence n’est pas l’absence de langage. » 662 .
Le visage permet au conteur d’exprimer certaines marques de connivence avec son
auditoire, notamment par le biais de clins d’œil, d’allusions, de regards appuyés, voire
d’imitations. Il en est de même avec la voix : les changements de ton et les silences entendus participent tant à la transmission qu’à marquer une connivence, une entente.
L’emploi du langage parlé, avec ses hésitations et ses silences, donne du rythme
aux récits, peut créer un certain suspense et permet de rendre plus vivante la narration.
C’est ce rythme que les auteurs transcrivent, tout du moins qu’ils cherchent à transcrire,
quand ils souhaitent rendre compte de l’oralité663 .
Les mimiques et les regards sont très difficiles à transcrire, à faire passer à l’écrit.
Dans les textes issus de collectes, il n’y a que peu d’indications sur ces éléments, qui sont
très subjectifs et donc sujets à interprétation. Par contre, l’on note que dans les romans et
les nouvelles, de même que dans les contes littéraires, les auteurs insistent presque dava n661
662
A ce sujet, voir aussi les travaux d’Henri MESCHONNIC.
Henri MESCHONNIC, Critique du rythme, op.cit., p.304.
192
tage sur ces indices que sur la gestuelle en elle-même. Ils sont, en effet, les marques de
l’implicite et de la vie, de l’aspect vivant de la narration orale, que les écrivains cherchent à
reproduire. En outre, cela donne des indications sur les liens que le conteur établit et entretient avec les membres de l’auditoire. Les écrivains rendent compte de ce rapport en décrivant les expressions du conteur et, surtout, celles de l’auditoire, montrant ainsi la force de
la parole du conteur et l’impact que le conteur et sa narration peuvent avoir. C’est ainsi que
dans Solibo Magnifique, lorsque le conteur Solibo 664 tombe, victime d’une « égorgette de
la parole » en s’écriant « Patatsa ! », les membres de l’auditoire répondent « Patatsi ! » et
attendent qu’il se relève, convaincus que ce geste (pourtant inhabituel) fait partie intégrante
de la narration.
Les mouvements faciaux et les modulations de la voix du conteur relèvent, plus encore que les autres mouvements du corps, de l’implicite. Ils sont délicats à relever et à interpréter.
« La performance orale est […] apparue comme foncièrement multi-sémiotique : une part importante de l’œuvre est transmise à travers les modulations de la voix, de la substance sonore comme
telle (timbres, inflexions, introduction d’éléments sonores non verbaux, etc.) […], mais aussi à travers des signes non verbaux (mimiques, gestes) qui, à certains endroits stratégiques de la performance peuvent aller jusqu’à supplanter le message verbal […] Ceci n’est pas sans poser un problème méthodologique »665
problème méthodologique qui se pose à la fois pour les sciences humaines, les sciences du
langage et pour la littérature. Les auteurs et les chercheurs peuvent tenter de rendre compte
de la connivence qui s’établit, de l’interaction gestuelle et verbale qui se met en place lors
de la narration du conte. Cette tâche est ardue.
La synchronisation geste/parole participe à la constructio n du sens : le mouvement
donne à voir du sens. Le corps permet donc de transmettre une part implicite de la narration, c’est un complément indispensable à la parole. Et la gestuelle est très importante pour
la communication orale entre le conteur et ses auditeurs. La parole est liée au corps, et le
corps est associé à l’idée de partage : par l’intermédiaire du récit oral, les gens communiquent et, surtout, partagent un savoir, des connaissances. Ce sont là des aspects suprasegmentaux de la parole, qui correspondent à la fonction phatique (ou émotive) du langage.
Dire un conte c’est donc mettre en œuvre toute une scénographie. Le conte est, en effet, un
663
Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2.
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique.
665
Jean-Marie SCHAEFFER, « Littérature orale », in Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du
langage, op.cit., pp.505-519 : p.511. C’est l’auteur qui souligne.
664
193
tissu de mots, de silences, de regards, de mimiques et de gestes dont l’existence même
« lubrifie la parole », selon les conteurs africains. C’est ainsi que la façon dont Gwendal
représente le diable donne l’impression qu’il l’incarne, qu’il se transforme au sens propre
en diable.
Le corps joue donc un rôle important dans l’interaction entre le conteur et son auditoire. Cette interaction passe aussi par les adresses à l’auditoire, le rôle des répondants
(formules, questions, chants), ou quand le conteur simule un oubli, une erreur dans sa na rration et qu’un membre de l’auditoire le corrige. Ce sont là des manières de s’assurer que
le public est bien attentif à la narration, qu’il s’y intéresse. Et tout cela s’ajoute aux connivences verbales, aux allusions à des connaissances mutuelles, pour participer à la cohésion
du groupe formé par le conteur et son auditoire ; ainsi qu’à la chaleur de la parole, ainsi
qu’à la chaleur de l’assemblée (qu’elle soit réelle ou symbolique). Et l’écrit parvient difficilement à en proposer autre chose qu’un reflet déformé, voire un bilan figé.
Dire un conte suppose une certaine forme de théâtralité : le conteur se met en scène
et il met en scène son conte. L’absence de gestes, l’absence de regards et les silences euxmêmes signifient et apportent des éléments d’interprétation. L’absence est signifiante.
2/ La tradition et ses traces
Nous nous intéressons ici à ce qui perdure de la tradition au sein de la modernité et
de la société actuelle, à la manière dont elle a pu s’adapter, même si cela est le plus souvent
à l’état de traces. De fait, les traditions ne sont pas immuables, et toutes ne se sont pas
maintenues : celles qui n’avaient plus de raison d’être ont disparu, d’autres se sont accommodées à de nouveaux impératifs, d’autres encore se retrouvent à l’état de traces dans la
culture actuelle.
Nous entendons par trace l’impression qui reste de quelque chose, ce qui subsiste
du passé ou d’une chose passée (en particulier dans la mémoire), ce à quoi on reconnaît
que quelque chose a existé. La notion de trace recouvre le passé sous toutes ses formes :
pierres, souvenirs, croyances, ainsi que les êtres qui hantent nos songes et alimentent nos
peurs (le Diable, les vampires et autres monstres), les personnes qui ont vécu, ont fréquenté
les lieux visités par les narrateurs et les personnages (mais aussi les auditeurs et les lecteurs), celles qui sont prisonnières des replis du temps, les morts. On désigne encore par
194
trace des empreintes visibles, matérielles. Nous considérerons les deux significations, tout
en privilégiant la première (quand nous référerons à la seconde nous le préciserons). Les
membres de l’Académie Celtique 666 préfèrent le terme monument à celui de trace. Selon
eux, ce mot ne désigne pas seulement les vestiges architecturaux, mais aussi les croyances,
les usages, les traditions, les mœurs, les cérémonies et le la ngage 667 .
D’autres privilégient le syntagme survivances. Il y a, principalement, survivance de
la littérature orale dans la littérature écrite, notamment dans les œuvres de notre corpus, et
dans les répertoires des conteurs contemporains. Cette survivance passe par l’emploi, ou
plutôt le ré-emploi de schèmes, de structures qui sont propres à la littérature orale. C’est le
cas, notamment, de l’emploi de la forme du conte et de l’aspect initiatique de certains récits (avec un parcours jalonné d’épreuves, et sanctionné par des punitions ou des récompenses, selon le principe « le bon récompensé et le méchant puni »).
Les traditions populaires doivent être considérées dans leur quadruple relation :
historique, sociologique, temporelle et universelle. C’est ce que fait Emile Souvestre, notamment quand il publie − en parallèle de ses nombreuses études sur les traditions popula ires bretonnes et sur la littérature orale de Basse-Bretagne − plusieurs nouvelles et un roman668 inspirés par ses recherches et par la Bretagne. Cette démarche littéraire et créative
d’Emile Souvestre est très importante : il est, en effet, « le premier à offrir une image recevable de la Bretagne, et le premier à en révéler l’immense richesse culturelle » et son travail revêt un « caractère éminemment novateur et constructif » 669 . Mais elle n’est pas unique : d’autres suivent son exemple en Bretagne (tels Anatole Le Braz ou Pierre Jakez Hélias) et d’autres encore adoptent la même démarche (tels Lafcadio Hearn ou Ina Césaire en
Martinique).
L’on trouve des traces de la littérature et de la tradition orales, des traditions populaires dans les textes (littéraires et anthropologiques) de notre corpus. Aussi Claude Sei666
Créée en 1804, en France. Son objectif était de recueillir les usages, les traditions, les dialectes populaires
et les patois.
667
« les noms des lieux, les dialectes, le langage vulgaire qualifié de patois, pour n’avoir rien de matériel,
n’en sont pas moins de véritables restes qui, autant que des ruines, déposent pour l’histoire d’un pays. », L.F.
LEMAISTRE (cité par Nicole BELMONT, Paroles Païennes – Mythe et folklore (Paris, éditions Imago,
1986, 176p.), p.69.
668
Mémoires d’un sans-culotte bas-breton qui retrace, à travers le témoignage d’un personnage, la période
charnière qui engendra la Révolution, 1768-1793. Ce roman « s’appu[ie] sur les confidences d’un vieillard et
les notes de son père », et il constitue à la fois une reconstitution historique et une histoire des mentalités,
comme l’indique Do minique BESANÇON dans le texte de la quatrième de couverture.
195
gnolle peut-il dire : « [un jour,] on ne me lira plus sous l’angle romanesque mais pour trouver les restes d’une mythologie, d’un folklore populaires » 670 . Monographies, fictions, té moignages, constituent la mémoire du peuple de France, plus exactement, dans notre cadre
de recherche, des peuples antillais et centre-breton. Ces auteurs, ainsi que les conteurs (tant
les informateurs des folkloristes et des ethnologues que ceux qui exercent cette activité
aujourd’hui), sont des « passeurs de mémoire » 671 .
La trace, ou plutôt les traces, que recherchent les conteurs et qu’ils nous transmettent sont donc diverses. Cependant, elles se ressemblent sur certains points, ne serait-ce
que parce qu’ils les rencontrent dans un certain contexte, dans un cadre spatio-temporel
spécifique.
Nous nous intéressons donc ici aux éléments traditionnels qui peuvent être véhiculés, ne serait-ce qu’à l’état de bribes, de traces dans les récits issus de la littérature orale.
Selon Emile Souvestre, il existe trois types de traditions orales :
« celles qui ont pour origine un fait consacré par la chronique du pays ou par ses légendes religieuses ; celles où tout relève de l’invention, mais d’une invention évidemment nationale ; enfin
celles qui semblent empruntées, pour le fond, à des traditions étrangères et que le génie breton
s’est appropriées par les détails. Ces dernières sont surtout curieuses à cause des comparaisons
auxquelles elles peuvent donner lieu. » 672
Ces propos sont valables aussi pour les autres régions. La tradition est considérée différemment dans la vie quotidienne et par les auteurs d’œuvres littéraires et anthropologiques.
Dans le premier cas, elle se vit plus ou moins sans questionnement, parfois même de manière parfaitement naturelle, la chaîne de transmission ayant gommé son caractère culturel
construit. Dans le second, elle est observée, parfois comparée aux traditions d’autres cultures, et, surtout, elle est une source d’inspiration dans laquelle l’écrivain choisit de puiser.
Dans la vie quotidienne, il s’agit essentiellement de gestes, d’expressions, de façons
de vivre qui se sont transmises au fil des générations. Ainsi en est-il, notamment du rapport
aux anciens, de la notion de respect, des croyances et des superstitions. Et la mémoire des
anciens sert de référence à l’apprentissage de la vie passée dans les écoles, comme le mo ntre, notamment, la collaboration entre une école de préparation aux carrières sanitaires et
669
Dominique BESANÇON, « Préface », in Emile SOUVESTRE, Le Foyer breton, op.cit., pp.5-20 : pp.18-
19.
670
Entretien téléphonique du 25/01/2002.
Titre de l’ouvrage de Donatien LAURENT, Fañch POSTIC et Pierre PRAT, op.cit.
672
Emile SOUVESTRE, « Introduction », in Le Foyer breton, op.cit., pp.30-31. Les traditions empruntées
témoignent des interférences entre les cultures en contact et de l’acculturation possible. Nous approfondirons
ces points plus avant.
671
196
sociales de Fort-de-France et l’atelier « mémoire » du club OMASS 673 pour recréer un mariage « au temps-l’antan ». Une mémoire est ainsi perpétuée et certains considèrent qu’il
est important qu’elle continue de se transmettre. C’est le cas des conteurs et des auteurs de
contes littéraires, qui témoignent, à travers leurs récits, de certaines traditions et de leur
volonté de les pérenniser.
L’on constate d’ailleurs que les contes populaires sont utilisés dans le cadre de
l’enseignement, notamment dans les ouvrages scolaires. Ainsi, en est-il dans les manuels
de Sonia Catalan et de Henri Combelles, Tim tim ? Bois sec ! − Contes créoles 1er niveau674 et Tim tim ? Bois sec ! − Contes créoles 2ème niveau675 . Ces deux ouvrages constituent à la fois des recueils de contes créoles et des manuels de lecture d’école primaire et
de collège 676 , comme le précise l’avant-propos :
« Ce livre se propose de faire connaître à ses lecteurs des classes primaires et des collèges un
grand nombre de contes créoles transcrits en langue française. On y trouve aussi des contes en langue créole.
En les lisant, le jeune Antillais aura l’impression d’être à « son école » et d’
« écouter ce que dit
« dans la nuit
« la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
« les histoires de Zamba
« et de Compère Lapin
« et bien d’autres choses encore
« qui ne sont pas dans les livres… »
Guy TIROLIEN, poète guadeloupéen.
Balles d’or, Présence Africaine, éd. » 677
Dans ce même avant-propos, les auteurs insistent sur l’aspect culturel, la possibilité
d’enrichissement culturel due à la lecture de ces contes :
« le principal besoin auquel répond TIM TIM ? − BOIS SEC ! est un besoin d’ordre
culturel.
Les contes de ce livre prouvent que l’identité culturelle des Antilles et de la Guyane
existe depuis fort longtemps. Ils constituent la part la plus importante du patrimoine de
cette région. Leur double origine, africaine et européenne, est bien connue.
La transmission de ces contes a été essentiellement populaire et orale. Le soir, à la
veillée, les vieux racontaient les histoires du pays lointain, à jamais perdu pour les uns,
du pays oublié pour les autres.
Cette tradition est restée vivace à travers les siècles, mais a commencé à se perdre.
Les conteurs ont vieilli. Ils disparaissent et ne sont pas remplacés. Les contes tombent dans l’oubli…
Il est grand temps que les enfants des Antilles connaissent ces belles histoires qui
ont enchanté les soirées de leurs grands-parents.
673
Ce club rassemble des personnes âgées vivant dans une maison de retraite.
Paris, éditions Didier-Hatier Antilles, 1981, 128p.
675
Paris, éditions Didier-Hatier Antilles, 1981, 160p.
676
Les contes sont suivis d’une étude pédagogique en deux parties, l’une consacrée à l’enrichissement du
vocabulaire, l’autre à des questions de compréhension. L’on trouve aussi des textes de lecture suivie.
677
Avant-propos, pp.5-6 : p.5.
674
197
En les présentant à des enfants d’âge scolaire, nous pensons participer à la sauvegarde du patrimoine culturel créole tombé peu à peu en déshérence. »678
Les auteurs littéraires et les conteurs s’inspirent ainsi de la tradition orale des campagnes françaises, tradition qui est le reflet de croyances et de peurs ancestrales, de superstitions. Ils font appel à l’imagination de leurs lecteurs et à leurs souvenirs, ceux de leurs
terreurs d’enfants et ceux des peurs que leur ont léguées leurs aînés, peurs qui appartie nnent à l’inconscient et à l’imaginaire collectifs. C’est principalement le cas dans tous les
textes mentionnant le Diable ou la Mort, mais aussi à chaque fois qu’il est fait référence
aux métamorphoses d’êtres humains en animaux, assimilées à la sorcellerie, à des puissances occultes, invisibles et malfaisantes. Dans beaucoup de récits, il n’y a pas de métamo rphoses à proprement parler, mais des êtres hybrides, équivoques, oscillant entre plusieurs
natures, et ce statut équivoque inquiète 679 . On rencontre aussi des figures quasi mythiques :
le Diable, les revenants, les vampires. Certains morts cherchent à reposer en paix et ils demandent aux vivants de leur venir en aide, d’autres sont réveillés par les hommes et ils
profitent de ce retour à la vie pour se venger, d’autres encore continuent à vivre par-delà la
mort et se manifestent aux vivants pour des raisons obscures, d’autres enfin survivent aux
dépens des vivants. Dans les récits de notre corpus, il y a donc interpénétration entre les
croyances, les peurs ancestrales transmises de génération en génération liées aux mythes,
aux légendes, aux contes et le réel. Les événements peuvent être interprétés en fonction de
ces croyances.
Anatole Le Braz considère les traditions orales et la littérature orale non comme des
récits à part entière, dans lesquels se trouvent des conseils pour la vie et le destin des
hommes, mais comme des « superstitions » dont il faut se débarrasser. Pourtant, il les collecte avec soin et constance, ce qui est une façon de les sauver… Ces « superstitions » appartiennent au peuple, elles font partie intégrante de la culture du peuple breton, et participent à son identité : Anatole Le Braz le sait et c’est ce qui le motive dans ses collectes.
Selon lui, les Bretons ne doivent pas cesser de créer des fictions, ils doivent cesser de
croire en la réalité de ce qu’elles contiennent, en particulier tout ce qui a trait à la nuit et à
l’existence d’un autre monde. Selon Jean-Marie Déguignet, le monde des contes et de la
678
Avant-propos, pp.5-6. Le même texte est repris dans les deux volumes.
« Si quelque objet m’inquiète, ce n’est pas que j’en aie une connaissance incertaine, mais parce que je
soupçonne sa nature d’être équivoque. Les êtres mystérieux de la tradition participent à la fois de la vie et de
679
198
littérature orale, les êtres qui le peuplent « ne sont que des sottises d’analphabètes armoricains. Mais […] tout en affirmant ne pas y croire, [il] est totalement imprégné de cette civilisation magique qu’il a décidé de mépriser, au nom de la science et du progrès » 680 :
« Il faisait nuit depuis longtemps […] Le temps était propice pour les rôdeurs de nuit, les lièvres,
les lapins, les blaireaux, les chiens d’eau, pour les couriquets et les fées. Je ne pouvais m’empêcher
de songer à ces derniers êtres nocturnes tant l’homme conserve toujours dans sa tête les premières
notions qu’on y a fourrées. Or, la mienne avait été bourrée de légendes, de revenants, de lutins, de
fées et de couriquets. Et, en ce moment, je me trouvais en plein dans le pays de ces habitants de la
nuit et à l’heure même où ces habitants se livrent à leurs travaux ou leurs ébats nocturnes. J’avais
beau secouer la tête, en me disant que c’était réellement par trop stupide de songer à de pareilles
niaiseries, ces premières idées dans ma jeune cervelle s’y manifestaient toujours. Certes, ces êtres
imaginaires ne me faisaient plus peur maintenant. » 681
Les conteurs et les écrivains font donc preuve d’une certaine subjectivité : il y a un
parti-pris avéré dans le choix qu’ils font de créer un lien entre les traditions orales et leurs
récits, de participer ainsi à la transmission de la tradition. Cela paraît relever d’une certaine
prise de conscience de la valeur culturelle et identitaire de ce patrimoine 682 .
Cela se traduit, dans les œuvres littéraires et les contes collectés, par un mouveme nt
du mûthos au logos et du logos au mûthos. C’est le cas principalement dans La Lézarde −
avec les personnages de Raphaël Targin (dit Thaël) qui connaît toutes les légendes, tous les
mythes, tous les contes, et de Mathieu Béluse qui a lu tous les livres et les cadastres − et
dans Le Quatrième siècle d’Edouard Glissant − à travers la rencontre de Mathieu Béluse et
de Papa Longoué, le quimboiseur qui a la science, qui sait tout, qui connaît toutes les histoires et toute l’Histoire, le dépositaire de la Parole. Mathieu Béluse est le descendant d’un
esclave des plantations, il vit dans un bourg de la plaine. Thaël et Papa Longoué sont les
descendants d’esclaves marrons et ils vivent dans les hauteurs des mornes. Chacun représente une forme du savoir, un moyen de connaissances. Et ce mouvement permet de mettre
en lumière le savoir véhiculé par les traditions orales et la façon dont il peut compléter le
savoir véhiculé par les livres. Ces personnages incarnent donc la dualité du mûthos et du
logos. C’est dans Le Quatrième siècle que cette dualité est la plus visible : Papa Totone fait
à Mathieu Béluse le récit de leurs histoires et leur passé, et, ce faisant, de l’histoire de l’île
la mort, de l’être et du néant. », Louis VAX, Les chefs-d’œuvre de la littérature fantastique (Paris, éditions
P.U.F., 1979), pp.30-31. Nous soulignons.
680
Bernez ROUZ, « Introduction » aux Contes et légendes de Basse-Cornouaille de Jean-Marie Déguignet,
op.cit., pp.9-13 : p.11.
681
Jean-Marie DEGUIGNET, Mémoires d’un paysan bas-breton, cité par Bernez ROUZ, « Introduction »
aux Contes et légendes de Basse-Cornouaille de Jean-Marie DEGUIGNET, op.cit., pp.9-13 : p.11.
682
Il y a « une prise de conscience du caractère original de la littérature antillaise, née à un carrefour culturel,
lieu de rencontre […] Mais tout en affirmant ses liens culturels, notamment avec les traditions littéraires
199
et de ses habitants. Ce récit est fait devant la case de Papa Longoué, dans les mornes. L’un
incarne le passé, le marronnage, le savoir oral, le mûthos ; l’autre, le futur, l’esclavage et
l’acculturation, le savoir écrit, le logos.
Pourtant, les auteurs décrivent les sociétés dans lesquelles ils vivent, les traditions,
les façons de dire, de voir et de faire. Ce faisant, ils adoptent une démarche proche de celle
des anthropologues : même si certains s’en défendent, le parallèle peut aisément être établi.
Ainsi, par exemple, les ouvrages de Patrick Chamoiseau dans lesquels l’auteur se présente
souvent comme « prétendu ethnographe » 683 ou comme « marqueur de paroles » 684 , autant
dire comme ethnographe ou, tout du moins, comme collecteur, ce qui nous permet de considérer son œuvre littéraire comme une ethno-littérature. Il y a donc là un paradoxe685 .
Pour autant, les contes témoignent eux aussi et participent, par-là même, à une forme
d’ethno-littérature,
qui
nous
permet
d’appréhender
autrement
la
période
de
l’esclavage puisque les contes constituent, vraisemblablement, la trace de la société esclavagiste considérée du point de vue des esclaves.
Les anthropologues observent et décrivent, eux aussi, une société et ils prennent
principalement en compte les traditions. Leurs ouvrages, leurs travaux y sont directement
liés. Mais ils n’en ont pas la même vision, la même perception que les conteurs et les auteurs : ils ont un rôle d’observateurs d’où une obligation d’objectivité et d’analyse,
d’interprétation686 . Cela est particulièrement visible dans les travaux d’Emile Souvestre et
occidentales et la culture populaire africaine, la nouvelle littérature antillaise proclame son individualité. »,
Ralph LUDWIG, « Ecrire la parole de nuit », art.cit., pp.13-25 : p.15.
683
In Solibo Magnifique, op.cit., p.44. Et le narrateur précise qu’il est très impliqué dans la vie de la société
qu’il étudie : « J’avais beau […] m’imaginer en observation directe participante, comme le douteux Malinowski, Morgan, Radcliffe-Brown, ou bien Favret-Saada […], je savais que nul ne s’était vu dissoudre ainsi
dans ce qu’il voulait rigoureusement décrire. » Et dans Chronique des sept misères, Patrick CHAMOISEAU
fait revivre, avec un regard quasi ethnographique, le monde des djobeurs. Pourtant, dans l’Eloge de la créolité, les auteurs − parmi lesquels Patrick CHAMOISEAU − écrivent : « Il ne s’agit point de décrire ces réalités sous le mode ethnographique, ni de pratiquer le recensement des pratiques créoles […], mais bien de
montrer ce qui, au travers d’elles, témoigne à la fois de la Créolité et de l’humaine condition. Vivre, revivre,
faire vivre tout cela intensément. » (op.cit., p.40, ce sont les auteurs qui soulignent).
684
Notamment, dans Texaco et dans Solibo Magnifique.
685
« Tout ça c’est de la construction […] ce n’est pas de la littérature ethnographique : c’est de la littérature
où l’ethnographie, où l’ethnologie, accède au rang de besoin fictionnel […] Tout ça c’est des créations, c’est
des constructions de fiction, mais qui ont des reflets de réel. Le reflet de réel donne le sentiment du réel […]
C’est une littérature […] qui a besoin de cette construction ethnologico-ethnographique pour approcher, pour
avancer vers elle-même. », Patrick CHAMOISEAU (entretien du 13/05/2006).
686
« La matière première de l’anthropologie consiste en énoncés directement conçus comme objets d’étude
ou utilisés comme commentaires indicatifs. Il s’ensuit que le travail ethnographique est forcément conçu
comme la confrontation […] du contenu propositionnel des innombrables énoncés entendus avec quelques
200
de Michel Leiris. Mais l’on note que d’autres − auteurs de textes relevant davantage du
témoignage que de la monographie − manquent de recul et d’objectivité dans leurs analyses, c’est le cas (à des degrés divers) de Jean-Marie Déguignet, de Pierre Jakez Hélias, ou
du père Jean-Baptiste Labat.
Parmi les nombreuses traces laissées par les traditions, il s’en trouve certaines concernant les rites et les rituels. Définir ces deux concepts anthropologiques n’est pas chose
aisée, d’autant que le rite n’a pas de définition canonique, fixée. Nous nous limiterons donc
à un rappel rapide des principales caractéristiques 687 . Le substantif latin ritus désigne
l’ensemble des dispositions d’un culte religieux, ainsi que toute coutume fixée par une tradition. Le rite a essentiellement une fonction sociale : il « s’inscrit dans la vie sociale par le
retour des circonstances appelant la répétition de son effectuation. Il se caractérise par des
procédures dont il implique la mise en œuvre afin d’imposer sa marque au contexte que
son intervention même contribue à définir. » 688 . L’aspect répétitif et l’aspect conventionnel
ne sont cependant pas des critères pertinents. En outre, le rite est « une mise en forme dramatique d’une grande complexité […] le rite est structuré comme un système communicationnel, il gouverne des conduites de communication culturellement spécifiées » 689 . L’on
doit donc considérer le rite à la fois du point de vue de son efficacité symbolique et
« comme un discours, ou un méta-discours, que la société tient sur elle-même » 690 .
Les rites sont nombreux, le rite est polysémique : il existe des rites cycliques, des
rites d’affliction, des rites curatifs et d’autres préventifs, des rites d’installation et d’autres
d’inversion, des rites de séparation et d’autres d’agrégation, des rites magiques, des rites
religieux et des rites de passage. Parmi tous ces rites, nous nous intéresserons essentiellement ici à ces derniers, qui sont les plus présents dans notre corpus, et qui, surtout, concernent nos deux domaines d’analyse. Les autres sont moins représentés. Plus précisément, les
hypothèses sur le « noyau dur » de la tradition » , Pascal BOYER, « La tradition comme genre énonciatif »,
art.cit., pp.234-235.
687
Pour plus de précisions, se référer à Victor TURNER, Le phénomène rituel − Structure et contrestructure ; Sciences Humaines, n°58, février 1996 : A quoi servent les rites ? ; Martine SEGALEN, Rites et
rituels contemporains (Paris, éditions Nathan Université, collection « 128/Sciences sociales », 2002, 128p. /
1ère édition : Nathan, 1998). Martine SEGALEN conclut par cette définition : « Même s’ils sont associés à
l’idée de tradition […] les rites sont le produit des forces sociales dans lesquelles ils s’inscrivent, des temp oralités spécifiques qui les voient éclore, se transformer ou disparaître. Certains même resurgissent. […] si le
terreau social n’est pas fertile, si la sédimentation historique n’est pas assez longue, les rites meurent parfois. » (pp.118-120).
688
Article « Rite », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit., pp.630-633 : p.630.
689
Georges BALANDIER, « L’effet d’écriture en anthropologie », art.cit., p.27.
690
Article « Rite de passage », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit., p.633.
201
rites de passage sont décrits dans tous les textes de notre corpus (littéraire et anthropologique) alors que les autres sont décrits par endroits uniquement (un conte va expliquer un
rite, un autre récit un autre rite, etc. ; mais ils sont tous étudiés dans les monographies).
En outre, les rites de passage marquent les étapes de la vie culturelle et sociale
d’une société, ils correspondent à des changements (naissance, fiançailles, mariage, décès,
maladie, initiation, voyage, etc.). Et cette fonction leur confère une grande importance dans
la vie de la communauté : ils rythment, en un sens, la vie de chacun.
« C’est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d’une société spéciale à une autre, d’une situation sociale à une autre : en sorte que la vie individuelle consiste en une succession
d’étapes dont les fins et commencements forment des ensembles de même ordre […] Et à chacun
de ces ensembles se rapportent des cérémonies dont l’objet est identique : faire passer l’individu
d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée. » 691
Arnold Van Gennep distingue trois étapes dans le rite de passage : la séparation (avec les
rites préliminaires), la marge (rites liminaires) et l’agrégation (rites postliminaires) ; cela
correspond aux phases nécessaires au changement et à son bon accomplissement. Les rites
de passage sont donc importants dans les textes de notre corpus, qu’il s’agisse des textes
littéraires ou des textes anthropologiques : ils permettent, notamment, de mieux appréhe nder certains comportements, certains codes culturels.
Dans les contes, les nouvelles et les romans, ils sont aisément repérables : il s’agit
essentiellement des changements qui permettent aux personnages d’accéder à une forme de
nouvelle vie, à un nouveau statut dans la communauté. Ils marquent les différentes étapes
de l’initiation. Dans les monographies, les rites de passage et les changements sont analysés, tout en étant présents. L’anthropologue doit, en effet, accomplir un rite de passage
pour mener à bien son étude : le terrain, l’enquête de terrain. Le terrain − la façon dont il
est choisi, déterminé, appréhendé, préparé, puis vécu − peut, en effet, être considéré
comme une forme de rite de passage pour les anthropologues : il a une fonction performative, qui peut amener à considérer la « culture comme texte » 692 . Claude Lévi-Strauss et
Nigel Barley le montrent bien dans leurs incipits. L’anthropologue, après avoir choisi et
préparé son terrain, doit trouver ses marques et sa place au sein d’une communauté étrangère dont, par définition, il ne sait rien, à commencer par la langue, et se pose alors pour lui
la question de la communication et de la bonne compréhension pour chacun des interlocuteurs. La connaissance qu’il va acquérir de cette culture passe par une forme d’initiation.
691
Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage (Paris, éditions A. et J. Picard, 1981, 288p. et addendum /
1ère édition : Emile Nourry, 1909), p.4.
202
L’évocation, l’analyse et le récit des rites de passage dans les différents types de textes de
notre corpus montrent la volonté des auteurs de calquer le réel, et de témoigner de modes
de vie et de penser.
Et l’on remarque que les fêtes rituelles, traditionnelles sont très importantes dans
nos régions d’étude (et dans bien d’autres), en particulier Noël et la Toussaint (ainsi que
Carnaval en Martinique). Elles sont toujours célébrées. Si elles ont perdu une partie de leur
signification en Métropole, ce n’est pas le cas en Martinique et en Centre-Bretagne : au
moment de certaines fêtes, l’on note une forte affluence de personnes ayant émigré dans
d’autres régions (en particulier la Toussaint). Ces fêtes y ont gardé leur portée symbolique
et leur signification première : oublier la réalité quotidienne, souvent pénible, et se réfugier
dans le rêve. Cette signification est la même pour le conte et les récits issus de la littérature
orale. D’où l’importance de ces deux types d’événements, et le fait qu’entendre des contes
est fréquemment associé à l’idée de fête.
Concernant l’influence que peuvent avoir les traditions orales sur le mode de vie
moderne, se pose la question des superstitions et de l’aspect « vieillot » qui ne sont pas
toujours bien considérés par les jeunes générations, et donc, la question du rejet éventuel
des traditions par les nouvelles générations, qui ne prennent pas toujours au sérieux les
traditions. A cela s’ajoute l’aspect folklorique qui leur a souvent été donné. Malgré tout, en
Martinique comme en Centre-Bretagne, les traditions sont généralement considérées
comme une forme de témoignage laissé par les anciens, par les générations précédentes et
sont, en cela, respectées et prises en considération. Ce, même si elles sont rejetées et reniées par une partie de la population, ou, du moins, l’ont été par ceux qui estimaient que les
traditions étaient un frein au progrès, à la modernité. Depuis, les gens ont compris que tradition et modernité pouvaient cohabiter parfaitement. Cependant, une question continue de
se poser concernant la sauvegarde des traditions : celui de la folklorisation, souvent inévitable… Les touristes recherchent un peu de ce folklore lors de leurs visites, en particulier
dans des régions aussi typiques, dépaysantes et exotiques que la Martinique et le CentreBretagne. Et les régions en jouent : elles dispersent quelques éléments de folklore dans les
lieux visités par les touristes. C’est ainsi que lorsque des bateaux de croisière accostent à
692
A ce propos, voir Mondher KILANI, « Du terrain au texte. Sur l’écriture de l’anthropologie », art.cit. ; et
Clifford GEERTZ, Ici et là-bas, op.cit.
203
Fort-de-France, les touristes sont accueillis par des groupes folkloriques en tenue traditio nnelle, qui font des démonstrations de danses, de musiques et de chants traditionnels.
La mise en valeur du folklore permet de rendre visibles les traditions et de les perdurer. La difficulté consiste à ne pas les dénaturer. Michel Leiris considère que le folklore
« marque la singularité » d’un groupe donné, et est « tout naturellement appelé à jouer le
rôle de signe distinctif ou de drapeau » 693 .
La Parole est une force et elle nécessite un cadre particulier et un certain rituel pour
pouvoir être dite et entendue comme il se doit. Par la parole, par le récit de l’initiation de
personnages de fiction, se fait l’initiation des auditeurs et des observateurs (ainsi que des
lecteurs, dans une certaine mesure), et cette initiation consiste, notamment, en la transmission des traditions. La parole est l’expression des codes culturels, qu’elle permet de connaître et de comprendre. C’est cette importance de la parole telle qu’elle est présente (et
présentée) dans les contes et par les conteurs que les auteurs de fiction et les anthropologues cherchent à montrer. Ils souhaitent en rendre compte, d’où la précision de leurs descriptions : ils (re)créent ainsi les mondes observés.
693
Michel LEIRIS, « Folklore et culture vivante », in Zébrage (Paris, éditions Gallimard, collection « Folio
Essais » n°200, 1992, 278p.), pp.133-156 : p.138. Et il ajoute que « le folklore, en tant que signe distinctif ou
drapeau, sera généralement mis en vedette dans les pays soucieux d’affirmer qu’ils ont une « culture nationale » » (p.139).
204
Chapitre 4 – Les mondes créés :
entre fiction et observation
Nous nous interrogerons ici sur la construction de mondes, tant à travers la littérature
qu’à travers certains travaux ethnologiques. Nous nous intéresserons donc aux espaces des
contes, des récits et à leurs significations, ainsi qu’à la façon dont les anthropologues analysent et utilisent l’espace. Nous nous pencherons aussi sur le lien qui peut exister entre
l’espace et le temps. Nous cherchons à montrer que les auteurs de notre corpus − aussi bien
les écrivains que les anthropologues − tout comme le font les conteurs, créent des mondes
possibles dans leurs œuvres, que cette création est une sorte de passage obligé, qu’aucun ne
peut en faire abstraction : c’est l’observation qui crée une vision du monde et, donc, un
monde possible.
Ces mondes créés le sont en référence au monde réel, ils lui ressemblent même s’ils
ne lui correspondent pas : la création même de ces mondes caractérise l’œuvre de fiction,
tout comme l’autoréférentialité qui s’y rattache. Dans le monde réel, il existe plusieurs
types de lieux-témoins 694 dont s’inspirent les auteurs pour créer leur représentation du
monde. Ces lieux portent les traces du passé et ils le symbolisent, d’où l’intérêt que les
auteurs (écrivains et anthropologues) leur portent et l’usage qui en est fait. Les auteurs les
observent et s’en inspirent pour recréer, par l’écriture et par la description, des lieux emblématiques. Les principaux types de lieux-témoins sont ainsi :
− le paysage en lui-même, qui témoigne des différents aménagements de l’homme :
lieux de passage, lieux de vie, etc. Ce sont les traces ;
− les espaces de vie abandonnés, où la nature reprend ses droits ;
694
En Martinique, « il y a deux choses. Il y a les lieux où les gens ont vécu, et qui sont marqués de leur histoire. […]Dans tous les coins de l’île il y a des lieux historiques qui ne sont pas connus de partout parce que
c’est leur histoire personnelle donc quand on vient de l’extérieur on ne voit rien, mais quand on connaît
quand on voit, on sait. […] Il y a aussi des lieux géographiques, c’est par exemple la montagne Pelée. […]
Au nord ce sont les falaises, les mers, les souvenirs tragiques, les sables noirs… [Au sud] c’est cocotier,
belles mulâtresses aux cheveux longs et aux yeux bleus, la douceur. Un monde différent. Et la sécheresse. Au
nord, on dirait qu’on est dans une forêt tropicale, d’ailleurs c’est une forêt tropicale. Au sud, c’est cactus,
palmiers, sable blanc et tout. L’inverse, l’inverse en tous points. Il y a deux cultures, il y a deux minicultures. », Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
205
− les espaces de vie désertés auxquels on cherche à redonner vie par le biais de la
transformation, c’est notamment le cas de l’écomusée de Commana, où un village abandonné a été transformé en écomusée et les différents bâtiments remis en état avec des miniexpositions qui rappellent l’utilisation première de chaque batisse et un four à pain qui
fonctionne ;
− les espaces de vie détruits pour sauvegarder le paysage, comme l’hôtel qui se
trouvait à la Pointe du Raz, qui a été démoli : on a préféré construire un peu plus loin un
parking payant et aménager l’espace et le paysage en construisant notamment des bâtiments qui passent plus ou moins inaperçus, en balisant les chemins et en faisant circuler
une navette ;
− les espaces de vie habités, occupés ;
− les espaces de vie aménagés pour les besoins de l’homme, comme les routes, les
chemins, les champs, etc.
Construire des mondes est, principalement, le travail de l’écrivain : il crée des mo ndes pour ses personnages, mondes dans lesquels il situe ses histoires, ses personnages. Les
écrivains − les auteurs classiques en particulier, mais les auteurs contemporains agissent de
même − proposent une « vision du monde », une imago mundi. L’ethnologue construit lui
aussi des mondes dans les récits qu’il fait de ses voyages, il élabore une vision de ses
voyages, de ses découvertes, de ce qu’il a observé.
La construction des mondes peut consister en deux catégories de mondes : les mondes fictifs et les mondes possibles. Les mondes fictifs sont des mondes racontés, plus ou
moins précisément, créés par l’imagination de l’écrivain. Ce sont des mondes qui n’ont
aucun lien avec le monde réel, avec notre monde de référence. Cette définition doit être
nuancée par rapport aux travaux d’Italo Calvino et de Michel de Certeau : selon Italo Calvino, la première chose qu’invente un auteur, c’est une image de lui-même. Cet auteur impliqué produit effectivement un récit, une fiction. Ce récit produit à son tour un narrateur
qui produit un (des) personnage(s) qui peut (peuvent) à son (leur) tour produire des discours. Le récit ne s’achève pas là, il va vers le « lecteur virtuel » 695 . Ce « lecteur possible » 696 , virtuel, théorique, donne naissance à un lecteur historique. On peut imaginer tous
695
696
Expression de Gérard GENETTE.
Expression d’Umberto ECO.
206
les phénomènes possibles de brouillage de cette chaîne de communication narrative mais
on la retrouve toujours.
Concernant les mondes possibles, toute littérature en élabore un, plus ou moins proche de notre monde de référence et qui interfère avec lui. Parler de monde possible revient
à postuler que le monde raconté appartient à l’ordre du possible, c’est-à-dire que le lecteur
pourrait se rendre sur place et constater de visu l’existence du monde raconté. Les mondes
possibles sont liés à notre imaginaire (le monde de nos rêves, de nos relations affectives,
etc.). Un monde possible est un monde du possible complètement différent de celui
qu’affectionne le roman. Il s’agit d’un texte fictionnel ouvert à l’interprétation de ses destinataires. Les mondes possibles constituent une catégorie logique.
Les auteurs − pour parvenir à construire des mondes possibles et des mondes fictifs
− créent un cadre spatio-temporel réaliste, vraisemblable. Cela est essentiel à la construction, à la création de l’illusion. L’anthropologue peut donc reprendre un monde possible et
le considérer comme un reflet du monde réel ; c’est notamment le cas lorsqu’il voit le
monde uniquement à travers le prisme des traditions orales et de l’imaginaire. La principale différence entre les mondes créés par l’écrivain ou le conteur et ceux créés par
l’anthropologue est que, dans les premiers, l’on trouve des lieux fictifs situés dans des
lieux réels (concernant les textes de notre corpus, il s’agit essentiellement de l’Autre
Monde auquel on accède par le monde réel, ainsi que d’habitations irréelles situées dans
des lieux réels), alors que les lieux auxquels se réfère l’anthropologue sont tous réels. Le
monde créé par l’écrivain est un monde fictif ; tandis que celui créé par l’anthropologue
consiste davantage en une imago mundi, voire en un monde possible, qu’en un monde fictif. Cependant, l’on peut considérer une « fonction fictionnelle de la connaissance » :
« aucune culture ne se donne à voir telle quelle, prise dans une ontologie spontanément signifiante,
alors il [est] légitime d’admettre une fonction fictionnelle de la connaissance. La fiction comble les
manques et les ratés de la vue empirique et de la vue intellectuelle. » 697
En outre, l’auteur de fiction inclut parfois des événements fictifs, imaginés au sein
d’événements historiques, ainsi en est-il par exemple d’Edouard Glissant quand il fait vivre
à Papa Longoué et à ses aïeux les moments les plus marquants, les plus importants de
l’histoire des Antilles françaises, ou de Patrick Chamoiseau avec les protagonistes de
Texaco. Un autre élément fondamental dans la construction d’un monde fictif est la créa-
697
Francis AFFERGAN, « Préface », in Construire le savoir anthropologique, op.cit., p.19.
207
tion de personnages 698 , qui deviennent souvent des figures emblématiques, à travers lesquelles le lecteur découvre un univers, une société ainsi que des types, des caractères propres à celle-ci.
Il y a donc construction de mondes, d’univers qui participent à ancrer les récits et
les analyses dans la culture qu’ils revendiquent. Cela permet aussi de (se) jouer des clichés,
du pittoresque et de l’exotique qui sont fréquemment employés pour caractériser le CentreBretagne et la Martinique 699 . Le paysage est alors mis en scène et comme mythifié 700 .
I – Les descriptions
Nous analysons ici les passages descriptifs dans les différents textes de notre corpus. La description est, en effet, « l’un des principaux moyens sémiotiques dont dispose
l’homme pour dire le réel et le maîtriser (ou pour l’enseigner). » 701 .
La description introduit une pause dans le rythme de la narration, dans la succession
des événements et des actions, tout en ayant une certaine autonomie au sein du récit. Cependant, cela ne correspond pas systématiquement à une rupture du temps de la fiction : le
rapport qui s’établit entre le temps de la narration et celui de la description dépend étroitement du point de vue adopté par le narrateur, pour la narration. Il existe donc un lien très
« le procédé principal dont se sert la fiction pour transformer le monde réel − même lorsqu’elle en respecte rigoureusement les données géographiques et historiques − consiste à en augmenter la population : elle
y implante des êtres imaginaires, que nous appelons communément des « personnages ». […] c’est en effet
par son potentiel unique en ce qui concerne la présentation des personnages que la fiction rompt de la manière la plus systématique et la plus radicale ses liens avec le monde réel extérieur au texte. », Dorrit COHN,
Le propre de la fiction, op.cit., p.33.
699
Ce propos de Francis FAVEREAU peut ainsi être appliqué à nos deux régions d’étude : « L’attrait de la
Bretagne sera donc, dès le départ, celui du pittoresque, plus que de la ruralité […] Et à ce pittoresque
s’ajoutent, pour l’œil, l’originalité et l’authenticité d’une civilisation qui s’expose, et même qui affiche résolument sa différence, pour bientôt la cultiver et la mieux vendre » (Bretagne Contemporaine, op.cit., p.47).
700
Selon l’expression de Francis FAVEREAU : « Le paysage breton ainsi mythifié (plus que les paysages
réels en fait), et devenu quintessence du pays, affirmera alors l’image d’une certaine identité, qui est ellemême d’abord une « différence », ou plutôt un particularis me, mélange assez grossier d’archaïsme menacé et
d’exotisme facile, avec un zeste de réalité locale. Toutes choses que l’on retrouve inchangées dans le graphisme commercial. » (Bretagne Contemporaine, op.cit., p.51).
701
Philippe HAMON, La Description littéraire − De l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie (Paris,
éditions Macula, collection « Macula Littérature », 1991, 288p.), «Introduction », pp.5-12 : p.6. C’est
l’auteur qui souligne.
698
208
marqué entre la description et la narration : ensemble elles constituent la diégésis 702 . Dans
certains cas, la frontière entre le récit et la description s’estompe complètement :
l’énumération des gestes d’un travailleur décrit et raconte tout à la fois son travail.
Il existe deux types de description : objective et subjective. La description objective
constitue une suspension du temps fictionnel : le narrateur abandonne les personnages et le
cours de l’histoire pour informer le lecteur. La description subjective fait coïncider le
temps de la fiction et celui de la description, et elle est liée aux actions des personnages : le
mouvement de la description est orienté par le regard ou les gestes du personnage. La description anthropologique est très proche de la description objective, alors que celle de
l’écrivain est souvent subjective, tout comme celle des témoignages. La description est
faite par un personnage qualifié 703 : soit celui qui a pour fonction de voir 704 , soit celui qui
sait ou qui dit, soit un personnage ayant une compétence professionnelle que le narrateur
fait agir 705 . On trouve souvent, dans les textes de notre corpus, les thématiques du témoignage, de la participation, de l’enquête, du déplacement et de la surprise dans les passages
descriptifs. La description est marquée par des signaux ou des changements de signaux
morphosyntaxiques et lexicaux706 .
Elle est un moyen de connaître le monde, de l’explorer, et d’enrichir son vocabulaire. Le descripteur emploie souvent des procédés métalinguistiques dans la description et
dans les notes, il crée un péritexte riche d’informations permettant une bonne compréhe nsion de la description et de l’objet décrit : la description correspond ainsi à une volonté
documentaire 707 . Les écrivains l’orientent et la chargent de sens symboliques. Le descripteur émet souvent un jugement de valeur par le biais d’une évaluation et de modalités. La
description comporte généralement une part de subjectivité, d’interprétation : décrire, c’est
702
C’est-à-dire « l’unité narrativo-descriptive (à dominante narrative) que Platon et Aristote ont nommée
récit » (Gérard GENETTE, Figures II, cité par Philippe HAMON, in La Description littéraire, op.cit.,
p.263).
703
Voir notamment Philippe HAMON, Du descriptif (Paris, éditions Hachette Supérieur, collection
« Hachette Universités − Recherches littéraires », 1993, 247p. / 1ère édition : Introduction à l’analyse du
descriptif, Classiques Hachette, 1981)., chapitre 5 : « Le système configuratif de la description », pp.165-204.
704
Et dans ce cas, la thématique du regard et des autres perceptions est très développée.
705
On a alors une description spécialisée.
706
Le passage du récit à la description se signale notamment par : une rupture dans l’enchaînement des verbes d’action et une prédominance des verbes d’état, et un changement des temps verbaux (passé simple et
imparfait sont utilisés pour donner du relief à un texte). La description est aussi marquée par des choix lexicaux avec une concentration du sens et une expansion du lexique. Ces signaux peuvent indiquer un changement, une pause dans l’action, un retour au narratif, un partage de l’espace ou une catégorisation.
707
« la description peut […] être considérée toujours, peu ou prou, comme le lieu d’une réécriture, comme un
opérateur d’intertextualité ; de-scribere, rappelons-le, étymologiquement, c’est écrire d’après un modèle. »,
Philippe HAMON, Du descriptif, op.cit., p.48.
209
choisir ; et, dans le texte anthropologique, la description est marquée par une double tâche :
traduire et interpréter. Elle a essentiellement deux valeurs possibles dans un récit : une valeur décorative − la description est alors un ornement du récit − et une valeur significative
− la description est alors au service du récit : elle donne des informations, et elle a une
fonction explicative ou symbolique 708 . L’auteur prend donc position, il exprime quelque
chose de précis. Philippe Hamon considère la description comme « la conscience lexicographique de la fiction » : elle donne à voir « le langage en action, non seulement dans ses
fonctions désignatives et mimétiques, mais aussi dans sa puissance de dérive infinie : une
description, par essence, n’a pas de clôture prévisible, ni de raison de se terminer, car ce
n’est pas la complexité du réel qui la détermine » 709 . Il estime aussi qu’elle constitue la
« mémoire du texte » 710 .
La description est très importante car l’exercice du regard est le premier mode de
communication et d’appréhension pour l’observateur, qu’il soit anthropologue, conteur ou
écrivain : c’est « le visible [qui] permet une première connaissance préablable à
l’investigation systématique » 711 et « toute description littéraire est une vue »712 . Il y aurait
donc une rhétorique du regard, et l’on peut considérer le monde décrit comme un monde
du voir comme, qui est aussi un monde du comme si. D’où l’intervention de personnages
en situation de voir qui servent d’intermédiaires pour la description, ainsi que l’ordre de
certaines descriptions qui semblent, réellement, suivre la progression du regard. La progression de la description est à la fois chronologique et logique : elle correspond à un regard qui explore méticuleusement une réalité. En outre, les techniques descriptives employées par les écrivains sont très proches de celles utilisées par les chercheurs en sciences
humaines et sociales. Ces passages ressemblent fort aux descriptions figurant dans les mo708
« le descriptif organise (ou désorganise), de façon privilégiée, la lisibilité de l’énoncé, étant toujours, et à
la fois, énoncé didascalique (il s’y transmet les signes, indices, indications plus ou moins explicites de régie
nécessaires à la consommation et à la compréhension globale du texte par le lecteur) et énoncé didactique (il
s’y transmet une information encyclopédique sur un monde, vérifiable ou simplement possible). », Philippe
HAMON, « Introduction », in Du descriptif, op.cit., pp.5-7 : p.6.
709
Philippe HAMON, La description littéraire, op.cit., p.12.
710
Elle « est toujours le lieu d’inscription des présupposés du texte, le lieu où le texte, d’une part, s’embraye
sur le déjà-lu encyclopédique ou sur les archives d’une société, le lieu où sont, d’autre part, disposés les indices que le lecteur devra garder présents en mémoire pour sa lecture ultérieure. », Philippe HAMON, Du descriptif, op.cit., p.42.
711
Georges BALANDIER, art.cit., Communications, p.26. « Dans la rencontre avec l’altérité, le temps du
regard n’est pas celui de la chose vue : ce qui signifie qu’on ne peut pas passer directement de la vision à la
représentation verbale. En anthropologie, il n’y a pas de symétrie entre le voir et l’être vu. Le voir, c’est le
regard qui rencontre un autre regard et est modifié en cela : l’être vu change le voir. Le regard est un échange
de regards : c’est voir et être vu. », Silvana BORUTTI, « Interprétation et construction » (Construire le savoir anthropologique, op.cit., pp.31-48 : p.37. C’est l’auteur qui souligne).
712
Roland BARTHES, S/Z ; cité par Philippe HAMON, in La Description littéraire, op.cit., p.252.
210
nographies des anthropologues et des sociologues : présence d’informateurs privilégiés,
commentaires, notes explicatives, etc. Ce, même si la description n’occupe pas le même
plan dans les deux types de textes, si elle ne revêt pas la même importance :
« dans les formes usuelles de la narration, le récit a toujours besoin de s’appuyer sur une description minimale du monde dans lequel se déroule l’intrigue relatée […] Dans la narration anthropologique, c’est exactement l’inverse qui se produit : la description n’étant plus au service du récit,
c’est ce dernier qui sert la finalité descriptive […] D’un point de vue linguistique, la question des
rapports entre les séquences descriptives et narratives se pose presque dans les mêmes termes que
celle des relations entre la parole rapportée et le récit. […] Cette façon d’aborder le discours anthropologique comme un cas de littérature narrative […] ne semble pas vraiment abusive. » 713
L’imaginaire des écrivains de notre corpus est ancré dans le réel. Ils profitent des
pauses dans le récit que constituent les descriptions pour donner des renseignements, des
indications permettant une meilleure compréhension : ces informations sont de nature anthropologique. Dans ces parenthèses, ils retracent la vie, la société, les mœurs, les us et
coutumes des Centre-Bretons et des Martiniquais 714 . Ils y décrivent la vie, les agitations
(politiques, sociales…), les révoltes. A travers leurs narrateurs, ils prennent la parole en
tant qu’auteurs et en tant que Centre-Bretons et Martiniquais. Ainsi Patrick Chamoiseau se
présente-t-il comme « marqueur de paroles », il se dit « prétendu ethnographe » 715 et va
jusqu’à donner son propre nom à son narrateur 716 , créant ainsi un doute quant à son statut :
est-il ou non différent de l’auteur ?
Nous nous intéressons essentiellement ici aux descriptions des paysages 717 de nos
deux régions d’étude. Nous considérons, en effet, que le paysage joue un rôle essentiel
713
Jean-Michel ADAM, « Aspects du récit en anthropologie », op.cit., pp. 228-229.
Ainsi la phrase : « Quel genre de travail tu fais pour le béké ? » appelle la note suivante : « Terres, usines,
et les structures de production économique (directe ou indirecte), appartenaient aux békés. Quelle que soit sa
fonction, l’on travaillait pour les békés. L’expression est restée, d’autant que les choses ont peu évolué. »
(Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.98). De fait, l’essentiel de l’économie martiniquaise
est tenue par quelques grandes familles de békés.
715
Ibid., p.44, et à la page 222, il évoque de nouveau son « ethnographie des djobeurs du marché ». Il explique : « j’ai construit ce personnage de l’ethnologue ou anthropologue […] parce que j’adore ça, c’est un
métier que j’aurai aimé faire […] Je me suis construit ce personnage qui est là… (ce que je ne fais jamais
d’ailleurs…) […] dans les lieux, les marchés, qui écoute, qui regarde, qui prend des notes, qui est assis là.
[…] Tout ce que je fais : […] je reçois par imprégnation, par observation très rapide… » (entretien du
13/05/2004).
716
Notamment dans Texaco, Solibo Magnifique et Chronique des sept misères.
717
Nous entendons ici le terme paysage dans les deux sens qu’il revêt : « d’une part, il désigne ce qui nous
entoure et qui appartient à l’ordre du vivant − la flore, la faune, les éléments naturels terre, eau, air, feu −
ensemble dans lequel s’insèrent des constructions − habitats, monuments, usines, ruines − un environnement
culturo-naturel, et, d’autre part, il désigne plus spécifiquement ce que de cet environnement nous pouvons
« voir », appréhender, sous forme de tableaux paysagés… », Anne CAUQUELIN et Henri Pierre JEUDY,
« Dialogue sur la nature et le paysage » (in Ethnologie française, n°3, juillet-septembre 1989 : Crise du paysage ?, pp.209-214 : p.209).
714
211
pour les auteurs de notre corpus et les conteurs : il revêt une valeur symbolique et il est un
témoin. En outre, « la nature est historique 718 ; elle n’échappe pas au temps dans lequel elle
est inscrite depuis le début du monde ; elle n’échappe surtout pas à l’action des hommes
qui l’ont modifiée et adaptée à leurs besoins. » 719 . Ces descriptions figurent essentiellement
dans les textes écrits. Les conteurs en font peu et de manière fort succincte : ils donnent
plutôt des noms précis, comparent à des éléments connus de tous, ou ont recours à un adjectif embellissant, un modalisateur (« admirable », « extraordinaire », « merveilleux »,
« indescriptible », « innombrable » par exemple). Il y a donc deux manières de représenter
l’espace : par la présentation (et parfois l’insistance sur) du décor − création de l’illusion
de la réalité, de la vraisemblance − et par l’absence ou la briéveté de la présentation − expression de l’imagination.
1/ Les paysages de Martinique
Dans la littérature martiniquaise, l’histoire est omniprésente. Elle est évoquée à
travers les descriptions des paysages : ceux-ci portent, en effet, la marque de l’Histoire des
hommes et des événements naturels. Ils sont donc très importants dans la littérature martiniquaise, tout comme pour le peuple martiniquais. Edouard Glissant rappelle qu’
en Martinique, les « paysages […] sont les seuls à inscrire, à leur façon non anthropomorphe, un
peu de notre tragédie, de notre vouloir exister. Si bien que notre histoire (ou nos histoires) n’est
pas totalement accessible aux historiens. » 720
Le passé de l’esclavage, des révoltes, du marronnage semble, en effet, surgir à tout instant,
en tous lieux. Le paysage porte aussi la marque du rythme de la nature, qui ponctue celui
des hommes et celui de l’histoire : éruptions volcaniques, pluies de cendre, ondées tropicales, ouragans, cyclones, etc. influent directement sur la vie des hommes et sur les événements historiques (ajournement d’élections, naufrages de bateaux négriers, par exemple).
Et l’homme a imprimé la marque de certains événements dans la nature, comme avec la
Savane des Pétrifications.
Le paysage représente la « chronique obscure » 721 de l’histoire martiniquaise. En le
décrivant, les écrivains racontent à la fois l’Histoire de leur île, les histoires (des Martini718
Selon l’affirmation de ENGELS.
Jean-Luc BONNIOL, « Introduction », in Guadeloupe et Martinique, op.cit., pp.7-8 : p.7.
720
Edouard GLISSANT, cité dans l’Eloge de la créolité, op.cit., p.37.
721
Expression d’Edouard GLISSANT.
719
212
quais et de leurs personnages : les histoires du peuple sont narrées à travers celles des personnages) et la vie de l’île. Ce monde, tel qu’il est présenté dans les œuvres littéraires, est à
la fois réel et symbolique. Et les méthodes descriptives employées par les écrivains sont
proches de celles des anthropologues. Le paysage acquiert, ainsi, un statut un peu particulier : celui de paysage-témoin : il témoigne, en effet, des événements passés − à la fois de
l’histoire des hommes (esclavage, colonisation, histoires individuelles, etc.) et de celle de
l’île et de son climat (l’éruption de la montagne Pelée, les cyclones, etc.) − pour les générations à venir. Il revêt donc une forte portée historique et un rôle important − pour ne pas
dire fondamental − dans la « lutte » contre l’oubli, dans la volonté de ne pas oublier.
a) Un monde double
Le monde martiniquais, tel qu’il est décrit, présenté, dans la littérature martiniquaise, est double : il représente la réalité, ou du moins une réalité − car les narrateurs (et, à
travers eux, les auteurs), peuvent manquer d’objectivité − et il est symbolique. En outre, les
auteurs lui donnent une forte portée : celle de représenter l’histoire. Le monde martiniquais
est investi de sens, de signification(s). Ce sont les paysages (plus précisément, les descriptions des paysages) qui en témoignent le plus.
« cette mémoire-sable voltigée dans le paysage, dans la terre, dans des fragments de cerveaux de
vieux-nègres, tout en richesse émotionnelle, en sensations, en intuitions… »722
Les descriptions des paysages sont très précises et riches en détails. Les lieux sont −
généralement − désignés avec précision, ce qui les rend repérables tant sur une carte que
sur le terrain : le lecteur peut aller vérifier sur place la véracité de la description qu’il a lue
ou, tout du moins, interroger des gens qui auraient pu s’y rendre et seraient donc à même
de témoigner. Ce, même si les impressions ressenties par le narrateur, par l’auteur, restent
empreintes de subjectivité, tout comme celles produites par la lecture. Ainsi en est-il, par
exemple, de la (des) longue(s) description(s) du cours de la rivière la Lézarde dans le roman éponyme d’Edouard Glissant. Ou de celles faites par Patrick Chamoiseau et par son
personnage, Marie-Sophie Laborieux, dans Texaco : description de la ville de Saint-Pierre
avant et au moment de l’éruption de la « Soufrière » 723 , de la vie dans les mornes après
l’abolition de l’esclavage, de Fort-de-France et du quartier Texaco.
722
Eloge de la créolité, op.cit., p.38.
Le Mont Pelé est nommé « la Montagne » et, au moment de l’éruption, des personnages disent :
« Soufrière a pété, Soufrière a pété… ! » (p.191). Les volcans présents sur la chaîne des Caraïbes sont très
723
213
Les descriptions sont faites par des narrateurs qui sont des témoins privilégiés. Ce
sont des observateurs, des curieux, des gens qui savent, des gens qui se trouvent en un lieu
d’où la vue est idéale. Cela explique la précision, la netteté des passages descriptifs. Ainsi
en est-il de Marie-Sophie Laborieux quand elle découvre Fort-de-France depuis les ha uteurs de la Doum :
« de l’autre côté de Texaco […] Je découvris une pente douce. […] je vis de haut l’éveil de l’Enville : les volets qui battent, les persiennes qui clignotent, les oiseaux du matin qui affolent le ciel,
des silhouettes de servantes affairées, des fonctionnaires en descente vers la messe, les premières
poussières couvrant les maisons basses. Les mâts dénudés au bassin de radoub laissaient croire à
des bateaux envasés dans l’En-ville. Je vis s’éclairer les arbres de la Savane […] Les mornes arrondis offraient la gueule des Forts pleine de bombardes rouillées. Le ciel. La mer. La terre. Les
mornes. Les vents. L’endroit était magique. » 724
Si la thématique du regard est très importante, celle de la parole l’est tout autant. La plupart
des personnages qui décrivent appartiennent à la catégorie de ceux qui savent, de ceux qui
disent. Ils racontent quelque chose et, pour mieux préciser leurs propos, ils ont recours à la
description du monde et, principalement du paysage. C’est le cas de Papa Longoué dans Le
Quatrième Siècle : il rappelle l’histoire de l’île en s’aidant du paysage, qui a gardé la trace
du passé.
Il faut, en effet, souligner que le paysage martiniquais porte la trace, la marque du
passé, des événements historiques et naturels : grandes tempêtes, éruptions volcaniques…
C’est le cas, principalement, de la ville de Saint-Pierre qui semble porter encore le deuil de
la catastrophe de 1902 : les ruines sont au milieu de la ville et autour de la ville, la mort et
la vie se côtoient, mais il semble que ce soit la mort qui domine. Les habitations sont de
couleurs foncées, tristes.
Les passages descriptifs −
le
plus
souvent
empreints
de
subjectivité,
d’interprétation(s) − n’ont donc que partiellement valeur décorative : généralement ils ont
une fonction explicative. C’est-à-dire qu’ils concourent à une meilleure appréhension, à
une meilleure compréhension tant du narrateur que du cadre dans lequel il évolue avec les
autres personnages que de la façon de voir, de vivre, de percevoir le monde martiniquais
(peuple et société) : les paysages sont un élément de compréhension de la mentalité des
riches en souffre : il y a probablement eu une forte odeur de soufre au moment de l’éruption, ce qui explique
la réaction de la population. En outre, selon Patrick CHAMOISEAU, Soufrière « c’était le nom. La Pelée a
pris le dessus. On ne sait pas à partir de quand, mais quand on voit les premiers témoignages, à partir de
1635…, c’est la Soufrière. C’est le terme générique pour les volcans. » (entretien du 13/05/2004).
724
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., pp.379-380.
214
personnes qui le côtoient, qui y évoluent 725 . Les quartiers, par exemple, sont très importants dans la société, dans la vie de la société. Leur disposition s’explique par la géographie
et elle tisse des liens particuliers entre les habitants de ces quartiers :
« Quartier créole est une permission de la géographie. C’est pourquoi on dit Fond-ceci, Mornecela, Ravine-ceci, Ravine-cela… C’est la forme de la terre qui nomme le groupe des gens. […]
Quartier créole obéit à sa terre, mais aussi à ses herbes dont il retire la paille. Et aussi à ses bois
dont il enlève ses cases. Et aussi aux couleurs de sa terre d’où il tire sa maçonne. Quartier créole
est comme fleur de l’endroit. Quartier créole c’est des gens qui s’entendent. De l’un à l’autre, une
main lave l’autre, avec deux ongles, l’on écrase la puce. C’est l’entraide qui mène. Un Quartier
même s’écrie726 comme ça. C’est te dire… » 727
Les paysages expliquent donc l’homme et son histoire, les hommes et leurs histoires. Ils explicitent la façon d’être des gens, leurs façons de faire. Les gens des plaines et
ceux des mornes sont différents. Le paysage a, en quelque sorte, façonné leur identité, leur
personnalité. Ceux des villes ont perdu la mémoire des vieilles histoires et des anciennes
façons de faire, de vivre. Tandis que ceux des hauteurs ont gardé cette mémoire, mieux
même : ils continuent de transmettre ces arts de penser, de dire et de faire. Cette tâche revient à certains personnages, qui incarnent le passé : ce sont les personnages de quimboiseurs, de Mentô, tels Papa Totone 728 ou Papa Longoué 729 , mais aussi les personnages
d’aïeux tels M’man Tine 730 . Le choix des auteurs martiniquais de doter la nature, les paysages de symboles et d’une très forte portée historique est lié au rapport de l’homme martiniquais à son île : selon Francis Affergan, « l’être social est vécu comme être naturel.
L’Antillais se considère comme un élément faisant partie de la nature » 731 .
Les écrivains martiniquais font un grand usage des images et des symboles : ils se
réfèrent aux rythmes, aux mythes et aux images des temps ancestraux comme à leur « plus
profonde vibration intérieure » 732 . Ainsi, par exemple, dans le roman d’Edouard Glissant,
la rivière la Lézarde est-elle, en elle-même, le symbole de la lutte des Martiniquais pour
revendiquer leur liberté de penser et d’agir, leur liberté politique. Parlant d’un rassemblement organisé « pour recevoir le leader politique délégué au Gouvernement Central » 733 , le
725
A ce propos, voir Christiane CHAULET-ACHOUR, La trilogie caribéenne de Daniel Maximin, op.cit.,
chapitre 8 : « Se réconcilier avec la géographie », pp.175-194.
726
Nous soulignons.
727
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., pp.171-172.
728
In Patrick CHAMOISEAU, Texaco.
729
In Edouard GLISSANT, La Lézarde et Le Quatrième siècle.
730
In Joseph ZOBEL, La Rue Cases-Nègres.
731
Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique, op.cit., pp.42-43.
732
Expression d’Aimé CESAIRE.
733
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., p.16.
215
narrateur explique, au sujet du groupe des jeunes gens qui va, au fil de la narration, faire
changer les choses :
« Le pays ajoutait, sans qu’ils en eussent conscience, à leur exaltation. L’incommensurable variété
de paysages dont la nature a doté cette province s’organisait dans un climat unique, une chaleur
fixe, où toutes choses en effet bougeaient sans se dénaturer. Comme si les essences de la vie et de
la matière ici plus que partout ailleurs se proposaient d’emblée, pour ne jamais plus cesser
d’apparaître dans une évidente et parfois douloureuse simplicité. Les mirages eux-mêmes, fruits de
la chaleur, gardaient à l’apparence des choses une fragilité qui en perpétuait la force. La conviction
est alors chaudement féroce, et la passion a un goût de terre qui rend la terre désirable… Car c’est
d’un pays qu’il s’agit là, et non pas d’hommes sans raisons. Histoire de la terre qui s’éveille et
s’élargit. » 734
Le cours de la narration suit, d’ailleurs, le cours de la rivière 735 .
Certains symboles sont très présents dans les œuvres des auteurs martiniquais. C’est
le cas de tout ce qui a trait à la nature : arbre, serpents, montagne, eau. L’arbre figure une
entité qui le dépasse et qui peut devenir objet de culte, il est symbole de vie, il met en relation le monde chtonien et le monde ouranien et réunit tous les éléments. La montagne, pour
de nombreux peuples d’Afrique, est un monde caché rempli de secrets, un des lieux où
réside le sacré, elle est le symbole du désir de l’initiation et de ses difficultés. La montée
symbolise la révélation. L’eau, quant à elle, a une vertu purificatrice et permet la vie. Concernant les serpents, ils sont présents dans les mornes (introduits par les békés) et dans
certains signes dessinés par les « nèg-marrons » et les quimboiseurs 736 . Les serpents représentent, dans certaines traditions africaines, des divinités. Le serpent est le dieu de la force
et de la fécondité, et il a des pouvoirs de divination. Dans certains pays d’Afrique, il symbolise parfois la masse humaine, le peuple, qui combat avec le chef victorieux.
Il est probable que les fonctions symboliques attachées à ces éléments de la vie et
de la nature soient, en partie du moins, héritées du passé africain. Tout comme il paraît
734
Ibid., p.18.
« la Lézarde […] soudain bondit, c’est comme un peuple qui se lève […] la Lézarde continue vers le soir
et la mer noire, ainsi accomplissant sa mort et sa science […] en la rivière est signifié le vrai travail du jour
[…] l’homme importe quand il connaît sa propre histoire (dans ses passions et dans ses joies) la saveur d’un
pays. […] des légendes de la montagne où cette eau a grandi jusqu’aux réalités grises, précises de la plaine, le
chemin n’a pas de haltes […] ce flot sans retour mène au delta de nos magies, qui est l’aube de la vraie et
douloureuse science. », Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., pp.30-32.
736
« Le nègre […] se releva, face à l’homme qui était déjà son maître. Il regarda autour de lui, prit une aspiration profonde, leva le bras et sourit presque : comme s’il prenait son parti de l’histoire, avec un air de dire
qu’il remettait à plus tard les règlements, après quoi il traça dans l’air un signe de menace contre le colon,
d’un geste rapide et semi rituel. Puis il se tint droit, immobile et lointain […] La Roche […] cria, par-dessus
la rumeur clapante des vagues et le claquement des rames et le crissement des attaches d’avirons :
− Holà, vous autres, l’un de vous sait-il ce qu’a voulu dessiner ce nègre devant moi ?
Alors le maître de nage […] cracha calmement dans la mer.
− Un serpent, dit-il. », Edouard GLISSANT, Le Quatrième siècle, op.cit., pp.27-29.
735
216
légitime de se demander si les liens (très serrés, très forts) qui existent entre les hommes et
la nature en Martinique, ainsi que l’importance accordée aux paysages, ne seraient pas une
forme de trace, de souvenir des cultes animistes (tant africains que caraïbes).
b) Un « paysage-témoin »
Nous utilisons l’expression paysage-témoin pour insister sur le rôle, sur
l’importance que les auteurs martiniquais accordent aux paysages. Ils semblent les consid érer comme des personnages dont la fonction première est celle de témoin du passé, de
l’histoire − voire de garant de la mémoire. Les auteurs martiniquais investissent les paysages de leur île d’une telle force que l’on en vient à les considérer comme des personnages à
part entière − voire comme des personnes. Ils incarnent, en effet, le peuple martiniquais,
ses différences, sa dualité et son histoire, ainsi que son rapport à l’histoire. Les paysages et
les éléments sont personnifiés :
« ces mahagonys qu’aucun vent ne remuait, non par absence de vent, mais parce qu’ils avaient
trop d’âge. Il est sûr, et ce n’est pas parole inutile, que le grand âge des arbres décourage les vents.
Qui ne le sait pas ne sait rien de la vie. » 737
Les paysages et le peuple sont duels, doubles : entre mûthos et logos, entre passé et
futur, entre les racines africaines et l’influence métropolitaine et occidentale, entre la culture orale et la culture écrite. Les écrivains tentent une réunion entre ces deux tendances à
travers leurs narrations et leurs personnages. Les paysages acquièrent ainsi une certaine
personnalité, une certaine individualité. En eux peut se lire l’identité martiniquaise : ils
sont (à) l’image de cette identité.
« J’ai pris conscience que sous la plantation, il y a une nouvelle forme de l’humanité, que ce qui
paraissait être une dimension informe, dérisoire, négative de l’existence avait une force, une puissance et que cette chose n’a pris forme qu’après que nous ayons fait l’expérience du gouffre 738
[…] Il est tout à fait évident que dans la plantation, il y a l’histoire officielle (celle des maîtres) et
les histoires parallèles (celles des travailleurs agricoles avec les jardins plus ou moins cachés, les
conversation la nuit…). Il y a cette dimension-là. C’est ce qui nous a unit. » 739
Les paysages sont donc des témoins privilégiés du passé. Ils portent la trace, les
traces du passé, de l’histoire et des histoires individuelles. Edouard Glissant, dans Le Discours antillais, l’explique ainsi : « Notre paysage est son propre monument : la trace qu’il
737
Patrick CHAMOISEAU, « Le dernier coup de dent d’un voleur de banane », in Ecrire la « parole de
nuit », op.cit., pp.29-38 : p.31.
738
Edouard GLISSANT précise qu’il s’agit du « gouffre de l’Atlantique parsemé de cadavres d’Africains ».
739
Propos d’Edouard GLISSANT, in Un siècle d’écrivains : Edouard Glissant, série de Bernard Rapp, documentaire de Guy Deslauriers, Patrick Chamoiseau et Claude Chonville, diffusé sur France 3 le 05/06/1996.
217
signifie est repérable par en dessous. C’est tout histoire. » 740 . Ils témoignent pour les ancêtres, témoignage destiné aux nouvelles générations et aux futures. Ainsi en est-il de la
tombe de la mère de Ninon, surnommée « l’Africaine » :
« Passé par là au gré de ses vieux jours, mon Esternome vit sur cette tombe une étrange qualité
d’arbre […] L’arbre n’était pas d’ici. On ne l’avait jamais vu. Par contre, certains kongos débarqués sous contrat l’identifiaient sans peine. »741
Il est donc possible de lire l’histoire dans les paysages, ils peuvent servir de complément
aux livres d’histoire, voire être considérés comme des livres d’histoire :
« Les mornes n’étaient pas si vides que ça. Partout, de ci, de là, mais de plus en plus rares à mesure des montées, l’antique vie surgissait. Ruines d’anciennes Grand-cases. Solages de chapelles.
Canaux de pierres mortes. Os d’une roue au-dessus d’une rivière. Pieds-cacos momifiés sous
l’ombre d’une plantation. Et-caetera de pieds-café, de pieds tabac… Ici, plus d’un colon avait perdu sa part : c’était lisible. » 742
Cela est particulièrement visible, lisible dans les hauteurs, les mornes, qui symbolisent le
passé : celui du marronnage, des « nèg-marrons », ceux qui détiennent encore le savoir
ancestral de l’Afrique. Les marrons, ces esclaves en fuite, qui ont refusé les chaînes et le
travail dans les plantations, ont choisi d’y vivre. Ils ont pris leur liberté et ont participé activement aux luttes pour l’abolition. L’aspect sauvage des mornes leur a assuré une certaine tranquillité. C’est la région la plus riche en symboles et en histoire de l’île : la densité
de la forêt, de la « savane » 743 a servi de refuge tant aux hommes qu’à leurs croyances et à
leurs histoires.
« le fugitif avait su qu’en atteignant le morne il serait sauvé. […] Les traces. Les hautes herbes,
meilleur que le sentier. Couper à travers. Il vit la première rangée devant lui. Des troncs épais dont
les feuillages se confondaient. Il eut un han ! et il bondit dans le tout. Dans la nuit, les bois, les
branches, la pesante profondeur, sans qu’il pût en reconnaître les éléments, et roulant seulement
dans sa tête la même folle vitesse. La pente était si raide, les souches si rapprochées qu’il
s’accrochait parfois à la branche d’un tronc bien avant d’avoir atteint l’arbre qui précédait. Il sautait d’une cime à une racine par un simple et vigoureux pas. […] il savait déjà, rien qu’à la disposition des arbres et du terrain, qu’il était vainqueur contre les chiens. » 744
Et ceux qui continuent de vivre dans les hauteurs sont considérés comme des sachants,
comme détenteurs des anciens savoirs : dans La Lézarde, Mathieu Béluse présente Thaël
comme celui qui descend de la montagne et qui connaît toutes les histoires, tous les mythes.
740
Cité dans l’Eloge de la créolité, op.cit., p.63.
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., p.155.
742
Ibid., p.161.
743
Ce terme est employé par les Martiniquais pour désigner les hauteurs, il n’est pas sans rappeler le pays
originel, l’Afrique et ses savanes (les lieux où ont lieu les manifestations, nommées en Métropole « Place des
fêtes » sont ici appelées « Savane »). Les marrons ont, d’ailleurs, vécu selon des règles, un mode de vie inspirés des façons de vivre et de faire africaines.
744
Edouard GLISSANT, Le Quatrième siècle, op.cit., pp.43-44.
741
218
A l’inverse, les villes et les bourgs symbolisent le progrès, l’acculturation, voire
une certaine déculturation, l’influence de la métropole. Ceux qui y vivent ne connaissent
que ce qui est dans les livres, à l’image de Mathieu Béluse et de sa passion pour les cadastres. Entre ces deux lieux emblématiques, symboles de la dualité du peuple martiniquais, se
trouvent les anciennes plantations. Elles sont à la lisière de ces deux mondes, elles semblent marquer la limite, la frontière entre les deux. Un lieu de passage obligé entre le mûthos (dans les mornes) et le logos (dans les villes). Les anciennes plantations constituent
donc des lieux de l’entre-deux, tant du point de vue géographique que du point de vue de
l’humain. Les noirs n’ont pas le même statut dans la plantation et en dehors d’elle du
temps de l’esclavage. Et elles portent la trace − les traces − de ce passé, tout en restant un
lieu fortement marqué par cette économie particulière. Cette dualité est marquée par des
seuils topographiques, tels le flamboyant dans La Lézarde :
« A mi-flanc du morne, ils virent […] le flamboyant dans la nuit. L’arbre apparaissait sur un fond
de verdure plus pâle et sur un écran de ciel : si bien qu’autour de lui la nuit semblait plus claire et
qu’ainsi on pouvait (phénomène d’abord incroyable dans une telle noirceur) distinguer l’éclat de
sa moisson de fleurs, dont le soleil ferait demain une flamme. » 745
Cette frontière entre les deux mondes est encore décrite précisément dans ce même texte
par un narrateur omniscient qui voit à travers les yeux de Thaël, l’homme des hauteurs :
« La terre aux environs de Lambrianne est d’une épuisante splendeur. S’échappant de la route
comme un drap léger qu’un dormeur déplace loin de lui, la savane va mourir à la lisière d’un maquis de goyaves. Thaël regardait : la pente ici douce du vert tendre et le déchiquettement du vert
opaque là-bas étaient séparés par un mince filet bruni, la rivière même qui passait sous le pont
d’eau. A l’ouest, l’aplomb des bambous rejoignait les goyaves après mille cassures d’ombre ; à
l’est cependant, accourait un rideau de pluie comme un vol de fléchettes lancé sur la vallée. Le
soleil venait d’apparaître […] derrière les remblais énormes auxquels s’agrippaient la route ; re mblais où les canalisations de métal noir aménagées pour la descente des cannes à sucre semblaient
de loin des toboggans, effrayants à force d’avoir été redressés et maintenus droits et rigides. »746
C’est d’ailleurs à cet endroit qu’a lieu la rencontre entre Thaël et Mathieu, entre l’homme
des hauteurs et l’homme de la plaine, de la ville. Cela marque encore davantage l’idée de
lieu-frontière, ce que Mikhaïl Bakhtine nomme le « chronotope du seuil » 747 .
Les mornes portent des traces − au sens premier de sentiers, mais aussi au sens de
souvenirs − qui sont riches de sens et de renseignements, d’enseignement :
« la pensée de la trace s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui
s’oriente. […] la trace est ce qui nous met, nous tous, d’où que venus en Relation. Or, la trace fut
vécue par quelques-uns […] comme l’un des lieux de la survie. […] La trace est à la route comme
745
Edouard GLISSANT, La Lézarde, op.cit., p.247.
Ibid., p.13.
747
In Esthétique et théorie du roman, Paris, éditions Gallimard, collection « TEL », 1996, 489p.
746
219
la révolte à l’injonction, la jubilation au garrot. […] Quand ces déportés748 marronnèrent dans les
bois, quittant la Plantation, les traces qu’ils suivirent ne supposèrent pas l’abandon de soi ni le
désespoir, mais pas davantage l’orgueil ou l’enflure de l’être. Et elles ne pesèrent pas sur la terre
nouvelle comme des stigmates irréparables. […] La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera
territoire. La trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent : être soi, dérivé à
l’autre. […] La pensée de la trace […] fêle l’absolu du temps. Elle ouvre sur ces temps diffractés
que les humanités d’aujourd’hui multiplient entre elles, par conflits et merveilles. »749
Ces traces, ces tracées dans les mornes, ces chemins peuvent être considérés comme des
allusions aux traces laissées dans les mémoires et dans les personnalités : les traces des
dieux, des religions, des langues, des rites et des rituels, des façons de faire venus du
« Pays d’Avant », de l’Afrique. Ces traces sont peut-être l’aspect matériel, géographique
des résurgences, des souvenirs présents dans l’esprit, dans la mentalité, dans l’identité des
Martiniquais.
Une autre géographie de la mémoire est constituée par le jardin caraïbe (ou ichali),
dont s’inspire le jardin créole. Celui-ci témoigne des façons de vivre des anciens Caraïbes
et des Africains. Il montre aussi les facultés d’adaptation des bossales, qu’ils soient sur
l’habitation ou dans les mornes. Ces cultures
« sont le cadre d’une tradition autochtone qui a largement résisté au fil des siècles et s’inscrit dans
la longue durée ; elles alimentent une économie parallèle qui permet une meilleure subsistance de
la population et qui, à certaines époques, en a tout simplement permis la survie ; elles jouent par là
un grand rôle dans l’inconscient agricole collectif… » 750
Le jardin créole est composé de plantes différentes qui arrivent à maturité à des moments
différents, ce qui permet une certaine autonomie tout au long de l’année 751 .
Les paysages sont, en quelque sorte, cités comme témoins par les romanciers et par
les historiens dans la lutte menée en Martinique contre l’oubli, dans la volonté (clairement
affichée et revendiquée) d’écrire (de réécrire) l’histoire de la Martinique, d’un point de vue
martiniquais et non plus occidental. Les paysages sont donc des témoins, au même titre que
748
« ces Africains traités dans les Amériques ».
Edouard GLISSANT, Traité du tout-monde − Poétique IV (Paris, éditions NRF/Gallimard, 1997, 262p.),
pp.16-18. L’auteur souligne.
750
Guadeloupe et Martinique, op.cit., p.366. Voir aussi « Paysages et genres de vie » aux pages 347-406, et
plus particulièrement Jean-Luc BONNIOL, « Les jardins créoles et le petit élevage », pp.366-376. Et, concernant le jardin caraïbe, « Un milieu artificiel », p.75 (in Jacques PORTECOP, « Les populations animales
et végétales originelles », pp.49-75).
751
Sur la richesse des jardins créoles, voir Catherine BENOIT, Corps, jardins, mémoires − Anthropologie du
corps et de l’espace à la Guadeloupe (Paris, éditions CNRS/Maison des Sciences de l’Homme, 2000, 309p.),
notamment les chapitres III, « Jardins d’histoire », (pp.95-128) et IV, « Les jardins du corps » (pp.129-182).
Voir aussi le « Noutéka des mornes » (in Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., pp.161-173) qui rassemble
les consignes à suivre pour avoir un jardin créole complet et bien entretenu.
749
220
des êtres humains, plus fiables peut-être puisqu’ils perdurent à travers les ans et les siècles,
marquant chaque changement.
« les cercueils rouges envoyèrent des racines ; et l’on vit s’élever au dos long des années, plusieurs
arbres d’agonie, branches tordues de douleurs. Les observer ramenait des souvenirs qu’on ne connaissait pas. »752
Ils permettent d’empêcher l’oubli complet, ils questionnent les humains.
2/ Les paysages de Centre-Bretagne
Même si le panorama diffère et que les paysages ne sont pas les mêmes (les lieux
sont moins enclavés en Centre-Bretagne qu’en Martinique, les altitudes moins élevées), il
est possible d’établir un parallèle entre les mornes martiniquais et les ha uteurs en CentreBretagne (Monts d’Arrée et Montagnes Noires). La ressemblance se situe tant au niveau
des dénivelés, avec des pourcentages parfois impressionnants, qu’au niveau des routes,
sinueuses et étroites, ou de la disposition des habitations très loin parfois du centre, du
bourg (en Martinique, on parle de « quartier », en Centre-Bretagne de « lieu-dit »). Cet
éloignement amène parfois les gens à penser et à dire que se rendre quelque part « se mérite », ne serait-ce qu’à cause des manques de fréquence (et d’organisation en un sens, particulièrement les taxicos753 de Martinique) des transports et de l’isolement des lieux
d’habitation. La population est disséminée, l’habitat clairsemé. Cela est particulièrement
vrai en Martinique et dans les Monts d’Arrée, un peu moins dans les Montagnes Noires.
Dans cette partie-ci du Centre-Bretagne, la végétation est beaucoup plus dense, les forêts et
les bois sont très nombreux (surtout ceux constitués de sapins 754 ). La route est noyée dans
la nature et l’on a l’impression, dans les deux régions, de circuler sur un chemin alors que
l’on est au milieu de la route. Dans les deux endroits, les nuages s’accrochent au relief, à la
végétation, ce qui donne parfois l’illusion d’avoir, littéralement, la tête dans les nuages.
Le paysage de Centre-Bretagne diffère de celui des autres parties composant la
Basse-Bretagne, essentiellement par son passé d’anciennes alpes et d’anciens volcans qui
sont à l’origine d’un relief et d’une végétation particulières, qui surprennent souvent le
voyageur. Comme le fait remarquer Emile Souvestre :
752
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., p.11.
Taxis-communes, c’est-à-dire qui relient une commune à une autre. A différencier du taxi-pays, qui relie
les différents quartiers d’une commune entre eux et au bourg (le centre-ville).
754
Au point qu’un village se nomme « La Sapinière ».
753
221
« Pour […] se faire une juste idée de son aridité, il faut voir, au milieu de l’été, ses longues routes
blanches et raboteuses, courant aux flancs de l’Arhès ; ses troupeaux de moutons bruns semés sur
les bruyères en fleurs, ses pâtres immobiles au sommet des rochers, jetant au vent leurs refrains, et
son ciel gris qui vous envoie sa sèche et dévorante chaleur au fond de la poitrine. La route de
Morlaix à Pontivy, à travers les montagnes, est une des plus tristes et des plus fatigantes qu’il soit
possible de parcourir. C’est partout une mer d’ajoncs, de genêts et de bruyères, d’où s’élève à
peine, de temps en temps, un îlot de verdure que protègent quelques ombrages, et où se cache une
chaumière. A droite, à gauche, devant, derrière, tout est solitude, abandon. Personne sur la route,
personne aux champs, si ce n’est parfois un enfant aux longs cheveux, au teint hâve et aux yeux
ardents, qui vous regarde passer, du haut d’un fossé, une baguette à la main. » 755
Les landes et les tourbes complètent ce décor, avec ces monts qui se souviennent de leur
grandeur passée
« ces montagnes qui n’en sont plus se souviennent de l’avoir été. Jusque dans leur médiocrité présente elles gardent un je ne sais quoi de fier et de sourcilleux qui ne permet point de les ravaler au
rang de simples collines. A qui les gravit elles donnent l’émouvante impression des hauts
lieux. » 756
Le vent et le climat y participent encore et contribuent à en faire un monde double − entre
réel et irréel − dont la population est très proche et un paysage-témoin à la fois de l’histoire
et des croyances véhiculées par la littérature orale.
a) Un monde double
Tout comme la Martinique, le Centre-Bretagne − tel qu’il est présenté dans la littérature et dans les témoignages, ainsi que, dans une moindre mesure toutefois, dans les monographies − est un monde double : il représente le réel et est fortement symbolique. Le
paysage de Centre-Bretagne se prête aisément à cette double représentation : il dégage parfois un certain mystère, un climat particulier favorable au merveilleux et au mysticisme diton. De fait, les Monts d’Arrée et les Montagnes Noires, vestiges des premières alpes européennes et d’anciens volcans, constituent une « espèce d’arête centrale qui, parcourant le
pays de l’est à l’ouest, constitue ce que l’on a justement appelé le Keïn Breiz, l’« épine
dorsale » de la Bretagne. » 757 . Le paysage est aride : la roche affleure en de nombreux endroits, la lande est très présente ainsi que les tourbières. Le vent joue un rôle d’une grande
importance : il dessine le paysage et décide de son aménagement et de la vie des ho mmes.
En un sens, on peut dire qu’il dessine la vie, la destinée des hommes. Et en CentreBretagne le vent contribue à donner une impression d’aridité et de dureté au paysage.
Emile SOUVESTRE, Les Derniers Bretons − tome premier, op.cit., p.71. Les peintres sont très sensibles à
ce paysage et viennent nombreux.
756
Anatole LE BRAZ, « Etude », op.cit., p.6.
757
Ibid., p.5.
755
222
Et le paysage est changeant : le climat influe sur la perception qu’on peut en avoir,
et la nuit − la tombée de la nuit et l’aube en particulier − est propice à la magie et au merveilleux.
« le firmament n’était point, comme d’habitude, clair, froid et criblé d’étoiles. une ombre opaque
tombait du ciel fermé. […] c’était par ailleurs, de tous côtés, une mer immense de ténèbres immobiles. » 758
La route menant à la ferme de Gwernandour (lieu-dit dépendant de Brasparts) est assez
étrange, en particulier aux abords du Ménez-Mikèl où, la nuit, le brouillard et les nuages
prennent place : l’on circule dans le brouillard, dans les nuages. Et, à côté, la lande dans
laquelle se dresse un mont, et sur celui-ci, une chapelle. Il s’agit de la chapelle du Mont
Saint-Michel, dans laquelle les bergers se réfugiaient avec leurs troupeaux, afin d’être à
l’abri des attaques de loups 759 . La vue de cette chapelle dans la nuit revêt un caractère
étrange.
La portée symbolique du paysage dans les descriptions est due au paysage luimême en majeure partie : les montagnes, les landes et les bois sont, en effet, riches de
symboles, tout comme l’eau (avec les nombreuses fontaines et les sources) et les différents
monuments sacrés (chapelles, calvaires). Les auteurs l’utilisent et l’accentuent parfois pour
mieux la mettre en valeur. C’est le cas notamment des histoires ayant trait à la nuit, dans
lesquelles le paysage annonce la présence des êtres de la nuit, ainsi que de celles se rapportant aux conjurations des âmes damnées. Les tourbières de Centre-Bretagne sont ainsi
le lieu où se situent de nombreux récits de la littérature orale : l’on considère, en effet,
qu’au centre de l’une d’elles, le Yeun Ellez 760 , se trouve le Youdig (c’est-à-dire « la petite
bouillie ») qui est, croit-on, la porte de l’enfer, par laquelle on précipite les conjurés761 .
Claude Le Lann, de l’association Ti Youdig à Brennilis, emmène ses hôtes sur le site tout
en contant les histoires qui y ont trait. L’on note aussi, sur différents sites − considérés
comme porteurs d’un imaginaire et/ou chargés d’histoire(s) et de symboles, et par là même
758
« L’hôte du charbonnier », op.cit., p.799.
C’est la Chapel ar Bastored. Les loups étaient nombreux dans les monts et dévoraient beaucoup de mo utons, jusqu’au combat qui eut lieu, une nuit de Noël, en haut de ce mont, entre les moutons et les loups.
L’issue fut heureuse pour les moutons et on n’a plus vu de loups dans les Monts d’Arrée et les Montagnes
Noires depuis. Voir « La chapelle des bergers », in Mouezh ar Menez, n°11, février 1992 : Contes des Monts
d’Arrée et des Montagnes Noires, avec René Trellu, pp.14-17.
760
Voir Mouezh ar Menez, n°7, décembre 1996 (réédition du n°7 de février 1988) : Autour du Yeun Elez.
761
A ce propos, voir les travaux d’Anatole LE BRAZ, notamment La légende de la mort chez les bretons
armoricains, op.cit. (en particulier la note 20 dans « Le conjuré de Tadic-Coz »).
759
223
propices à susciter l’imaginaire, les sensations et les émotions − de Centre-Bretagne 762 ,
l’organisation, de plus en plus fréquente, de ballades contées la nuit. Ces lieux symboliques
sont généralement des chronotopes du seuil, des accès à l’Autre Monde 763 .
Dans les textes de notre corpus, les lieux sont nommés avec précision, quand ils ne
le sont pas c’est leur description qui est très précise et ils deviennent des lieux emblématiques. Cette précision les rend aisément identifiables, reconnaissables. Cela est moins le cas
dans les contes oraux : nul besoin de précision puisque les événements se déroulent dans
un environnement proche ou typique (tel que le campement de charbonniers, une lande ou
un bois). Le narrateur cède généralement la place à un personnage qui découvre les lieux, il
a donc un regard neuf et il est observateur. Ainsi en est-il, par exemple, de la colline où se
trouve le village des onze solitaires dans La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias : il
représente les villages et les hameaux abandonnés que l’on trouve en Centre-Bretagne, et
c’est à travers le regard et les interrogations du jeune Strullu que le lecteur découvre la
colline, ses habitants et ses mystères.
L’on note un grand attachement du peuple à sa terre, à son paysage, ainsi qu’une
volonté très marquée de les préserver tout en les faisant connaître et en les développant.
Cependant, quelques erreurs ont été commises, et elles sont liées essentiellement à l’impact
grandissant du tourisme dit « de découverte ». Cela a surtout été le cas dans les années
1980-1990.
« On s’aperçoit que c’est une certaine image de la Bretagne qui a été « préservée » là et non une
« nature », elle-même mythique […]. Ce paysage reflète d’abord les activités agricoles du dernier
millénaire […] Il y a, certes, un climat, une topographie, une végétation constituant un paysage
original mais celui-ci est réinterprété, oublié, imaginé. » 764
Aujourd’hui, les espaces sont délimités, les chemins balisés, ce qui permet de protéger la
nature, particulièrement dans les landes. Cela s’accompagne de tout un système de signa-
762
Les balades contées ne sont pas propres au Centre-Bretagne, il s’en organise dans de nombreux lieux
d’autres régions françaises. La nuit, la tombée de la nuit permet d’être plus disponible pour la narration, tout
en mettant un site en valeur et en le faisant découvrir autrement.
763
Comme nous le verrons plus avant.
764
On a alors assisté « à un quadrillage de l’espace « sauvage » des Monts d’Arrée : goudronnage de nouveaux accès aux crêtes, créations de sentiers de randonnée balisés. L’espace à conquérir étant bien sûr celui
qui a été désigné dès l’origine comme l’essence même du site : un accès « trans-Yeun » s’empare du
« marais », le chemin des crêtes part à l’assaut des « rocs dentelés » en traversant les landes « stériles », annulant ipso facto ce que ces milieux pouvaient avoir de sauvage et qu’il n’eût fallu observer que de la périphérie. » (François de BEAULIEU, « Quelques images de la nature et de ses défenseurs », in Imaginaires en
Bretagne, op.cit., pp.13-19 : p.18).
224
létique et de panneaux d’information sur la faune et la flore locales. Les Bretons sont,
donc, très proches de leur territoire, ils le protègent et cherchent à le faire connaître, à le
mettre en valeur 765 . Le mouvement écologiste est très présent, et très actif, en Bretagne
depuis les années soixante-dix766 . Le ton enjoué et prompt au compliment d’Anatole Le
Braz dans son « Etude » sur la Bretagne 767 le montre bien. Cela se ressent aussi dans
l’ouvrage de photographies La Bretagne à l’état pur − Paysages Protégés768 , dans lequel
ne figure aucune légende : les photographies semblent ainsi se suffire à elles-mêmes, les
paysages illustrant à eux seuls la nécessité de les préserver. Le paysage est considéré
comme appartenant au patrimoine, et l’on parle à son sujet de patrimoine naturel 769 . Les
monuments − lieux d’habitation ou de travail, édifices religieux, pierres dressées, etc. −
participent à l’originalité de ce paysage. Et des associations se sont créées pour leur sauvegarde et leur mise en valeur, en Centre-Bretagne, il s’agit de Tiez Breiz 770 .
Les Bretons ne sont pas seulement fiers de leur terre et de leur pays. Ils leur ressemblent. Le territoire breton est une composante à part entière de l’identité bretonne, au
point que l’on rapproche souvent le paysage et le climat du caractère des Bretons. Georges
Géo-Fourrier a longuement insisté sur ce lien dans ses textes sur la Bretagne : « C’est cette
puissante solidarité du milieu et de l’être humain qui m’a retenu en Bretagne, qui m’a con-
765
Voir Kreiz, n°11, 1999 : La fabrication du paysage, notamment Véronique VAN TILBEURGH, « La
construction d’un paysage remarquable et d’un milieu naturel : la crête des Monts d’Arrée, autour du Mont
Saint-Michel de Brasparts et du Yeun Elez », pp.313-324.
766
A ce sujet, voir notamment Tudi KERNALEGENN, « Bretagne et écologie : approche culturelle d’une
dynamique identitaire », in Et la Bretagne ?, op.cit., pp.213-251.
767
In La Bretagne, op.cit.
768
La Bretagne à l’état pur − Paysages Protégés, présentation par Henri QUEFFELEC, photographies de
Guy HERSANT, Alain LE NOUAIL et Michel THERSIQUEL (Rennes, Institut Culturel de Bretagne −
Skol-Uhel ar Vro, 1990, 104p.). La présentation d’Henri QUEFFELEC figure aux pages 5-7 et 100-101, et
elle s’accompagne d’une présentation des sites naturels (re)présentés, d’un index des photographies et d’un
autre des photographes.
769
Voir Anne GUILLOU, « La fabrication du patrimoine : ses objets, ses acteurs, sa fonction sociale » (in
Kreiz, n°1, 1992, pp.47-61 : p.47), ainsi que Kreiz Breizh − Mémoire et actualité du Centre Ouest Bretagne,
n°0, octobre 2000 : A la découverte des patrimoines, notamment Agnès STEPHAN, « Les milieux naturels,
patrimoine naturel et culturel », pp.47-49.
770
Créée en 1975. Ses membres ont pour tâche de recenser les types d’habitats ruraux, de « se familiariser
avec les techniques de construction et de restauration (enduit à la chaux naturelle, plafonnage…) en collectant de nombreux témoignages d’anciens artisans, en inventoriant les gestes, les savoir-faire pour mieux les
préserver et, à terme, les transmettre. », encadré « Au secours de l’habitat rural. Tiez Breiz et Les communes
du Patrimoine rural de Bretagne » (in Myriam LE GALL, « Vieilles pierres. Le patrimoine bâti en CentreBretagne », Kreiz Breizh, n°0, octobre 2000, pp.13-22 : p.20).
225
quis » 771 . L’on remarque d’ailleurs que beaucoup de noms de famille bretons sont des
noms de lieu, ce qui prouve le lien des hommes avec leur pays : le fait que
« plus du quart des noms de famille bretons ait pour origine un nom de lieu, celui d’une paroisse
ou d’un village, traduit non seulement un enracinement profond de nos ancêtres, mais exprime la
symbiose, l’étroite dépendance dans laquelle vivaient jadis les hommes et leur milieu géographique. De cet espace tel qu’il fut vécu et façonné par des générations, les noms de lieux portent aujourd’hui témoignage. Mémoire, parfois plus que millénaire, du paysage, ils reflètent aussi bien les
fluctuations linguistiques que les vicissitudes historiques d’une région, d’un pays. » 772
Il semble y avoir une complémentarité entre le peuple et le paysage, comme Michelet l’a
écrit : « Sur la terre de granit marche la race primitive ». Et cela se répercute sur le cliché
du Breton, qu’il s’est approprié : le Breton serait un homme de granit ou un homme de
chêne, c’est selon. D’où la formule Ni zo Bretoned, tud kaled (« Nous sommes les Bretons,
race dure »). Et certains Bretons accentuent parfois « ce rôle du paysage dans la personnalité bretonne » 773 , jouant ainsi le jeu des clichés. Toujours est-il que le paysage influe sur la
façon d’être et qu’il peut expliquer certains comportements, comme la retenue (qui peut
passer pour de la froideur), la discrétion ou le caractère taciturne. Tous ces traits sont visibles chez les personnages des contes (oraux et écrits).
b) Un « paysage-témoin »
Le paysage, en Centre-Bretagne peut être qualifié de paysage-témoin. Il porte, en
effet, des marques témoignant des différentes invasions, ainsi que des différents cultes et
des différentes cultures qui se sont succédés sur le sol breton. Il porte aussi les traces du
Roman Arthurien en Cornouaille 774 et des récits de la littérature orale. Anatole Le Braz
qualifie la Bretagne de « patrie du passé, de tous les passés » : « parcourir ce pays paradoxal, c’est embrasser l’histoire » 775 , et ces différents passés semblent avoir coexisté.
771
Georges GEO-FOURRIER, cité par Pascal LE MEUR, in « Georges Géo-Fourrier. Un illustrateur au
regard d’ethnologue » (ArMen n°129, juillet/août 2002, pp.44-51 : p.46).
772
Bernard TANGUY, « Aux origines des noms de lieux. Mémoire des hommes et du paysage » (ArMen
n°22, août 1999, pp.36-49 : p.36, nous soulignons). Pierre Jakez HELIAS insiste sur le respect marqué à la
terre : « les paysans sont les véritables jardiniers de la terre […] Leur travail patient a minutieusement établi
la plupart des paysages sur lesquels nous reposons nos yeux. […] Ils alignaient leurs travaux sur la matière
première qui leur était donnée. […] sachant par expérience que toute violation amène des catastrophes. Le
résultat de cette sagesse obligée a été de conserver aux paysages l’essentiel de l’ordre et de l’harmonie qu’ils
devaient aux grandes forces de la création. » (Le Cheval d’orgueil, op.cit., p.568).
773
Francis FAVEREAU, Bretagne Contemporaine, op.cit., p.53.
774
Essentiellement dans la forêt de Paimpont, aussi connue sous le nom de forêt de Brocéliande. Hugo
PRATT, dans Les Celtiques, tout comme SHAKESPEARE dans Le songe d’une nuit d’été, montrent bien
l’interaction entre les deux mondes et l’importance que revêt l’imaginaire arthurien en Bretagne.
775
Anatole LE BRAZ, « Etude », op.cit., p.25.
226
Cela est particulièrement visible pour les différentes cultures et croyances qui se
sont succédées en Bretagne, et pour la façon dont les sites visités de longue date ont été
réutilisés, facilitant ainsi, notamment, l’implantation de la religion catholique par la reprise
de lieux sacrés dans les cultes païens. Le clergé a ainsi dû s’incliner devant la fidélité du
peuple à ces lieux, et il les a christianisés. C’est ce qui explique le nombre important
d’endroits sacrés et de lieux consacrés à Notre-Dame (pour lesquels le nom de la Vierge a
remplacé celui de déesses païennes ou a permis de christianiser un endroit sacré). C’est
principalement le cas des fontaines et des sources, qui sont chargées de sens, de symboles
et de croyances, et sont dédiées généralement à Notre-Dame ou à sainte Anne 776 (qui est la
mère de Marie et la patronne de la Bretagne). Les calvaires et les chapelles sont situés sur
d’anciens lieux de culte qui sont ainsi christianisés. Les enclos paroissiaux et les églises,
riches en détails sculptés, rappellent les dangers qui menacent les mauvais chrétiens 777 . Les
sites sacrés ont ainsi été préservés. L’on remarque que les anciens « chemins de la mort »
sont toujours respectés, même s’ils ne sont plus utilisés depuis longtemps, ce qui témoigne
de la considération que les Bretons portent à la mort et à leurs défunts 778 .
Les monuments témoignent aussi, à commencer par les mégalithes 779 , qui comptent
parmi les premiers monuments bretons (tant sur le plan historique que sur le plan de la fréquentation et de l’attrait suscité) : les « Bretons ont écrit dans la pierre, bien mieux que
dans les livres, l’histoire et les légendes qui ont façonné l’âme de la Bretagne » 780 . Le paysage participe directement à ces légendes : il porte la marque du merveilleux, et la symbiose entre le réel et l’irréel présente dans les récits de la littérature orale se ressent. Les
constructions (habitations, lieux de culte, etc.) portent la marque de façons de faire particulières, et elles montrent la diversité de l’habitat et de son implantation par le passé. Cela
est particulièrement vrai pour les villages abandonnés, comme on en voit beaucoup en
Centre-Bretagne. Dans La colline des solitudes, Pierre Jakez Hélias explique, par le biais
776
La légende dit qu’elle était bretonne.
Celui de Pleyben est particulièrement éloquent.
778
Cette considération est telle qu’on a souvent qualifié la Bretagne de « pays de la mort ». A ce propos, voir
notamment Anatole LE BRAZ, La légende de la mort chez les Bretons armoricains, op.cit. et « La Bretagne
pays de la mort », in La Bretagne, op.cit., pp.176-178 ; ainsi que Camille JULLIAN, « L’Armorique, terre
des Morts », in La Bretagne, op.cit., pp.178-179.
779
Menhirs, dolmens, peulvans et cromlechs.
780
Alain LE BLOAS, « Cités de Bretagne », in Cités de Bretagne (éditions Le Télégramme, collection « Les
chemins de la découverte », 1993, 109p), p.6.
777
227
de la fiction, la désertion des lieux isolés, ainsi que la richesse de ces endroits, qui devie nnent des vestiges du temps passé.
Les traces des différents épisodes de l’histoire du Centre-Bretagne sont donc vis ibles dans le paysage ou, tout du moins, perceptibles, ne serait-ce qu’à travers les noms de
lieux781 que la tradition orale explique. Ceux-ci − qu’ils soient attestés par la toponymie ou
véhiculés par la tradition − témoignent aussi de l’importance accordée à la littérature orale
et à l’imaginaire. Ils portent la marque du merveilleux et semblent servir davantage à accréditer les récits oraux qu’à nommer une réalité. C’est aussi le cas du village de Kervinaoued, dans les environs de Huelgoat : Kêr ar Vinaoued signifie « le village de l’alène »,
et il fut ainsi nommé « du fait qu’un savetier-bourrelier qui y habita autrefois, devint très
populaire en débarrassant les Huelgoatains du Diable […] devenu trop encombrant au
Huelgoat car il avait pour ainsi dire élu domicile dans une grotte qui depuis porte son
nom. » 782 : le « Trou du Diable ».
Les noms apportent aussi des renseignements sur les différentes phases de peuplement, grâce à la répartition des noms de lieux. Les toponymes portent donc la trace du passé, ils participent de la mémoire collective d’une collectivité. Ainsi en est-il par exemple
des noms de lieux comportant les finales –oc, -euc, -ec, -ac ou -é :
« la finale [a :kon] du gaulois, latinisée en [-(i)acum], a […] donné successivement [en breton] –
oc, -euc ou –ec. Là où l’on trouve des noms en –ac […] on a affaire à un arrêt de l’évolution du
suffixe, ce qui veut dire que le gaulois était toujours parlé quand les immigrants bretons se sont installés ; si le suffixe a évolué en –é, c’est le signe d’une présence du roman. La forte densité de
formes en –é en Ille-et-Vilaine et en Loire-Atlantique reflète ainsi l’influence romane dans ces régions, alors qu’en Basse-Bretagne il existe quelque 600 toponymes en –ac et seulement huit en –é
[…]. Ces [noms de lieux] se réfèrent à des établissements gallo-romains (exploitations agricoles en
particulier), à des domaines, qui portent souvent le nom du propriétaire ou du gentilice. » 783
Ils peuvent aussi témoigner d’activités passées : Pont ar Forn (« Pont du Four »), Pont ar
Veill (« Pont du Moulin »). Les auteurs de fiction et les anthropologues donnent les explications qui pourraient manquer à un lecteur non natif, ils les présentent à la fois à travers et
dans les descriptions. Celles-ci sont généralement explicatives, même si dans les contes
elles sont souvent décoratives : elles décrivent tout en explicitant.
« Cheun (Yves) ar Rouz demeurait à cette époque-là à Botcador, un tout petit village situé sur le
côté Nord du Yeun-Ellez (Marais du Mont-Saint-Michel). » 784
781
A ce propos, voir notamment Hervé ABALAIN, Les noms de lieux bretons, Albert DESHAYES, Dictionnaire des noms de lieux bretons et les travaux de Bernard TANGUY.
782
Jean-Marie LE SCRAIGNE, Contes du Huelgoat et du Centre-Bretagne, op.cit., p.19.
783
Hervé ABALAIN, op.cit., pp.7-8.
784
« La chapelle des bergers », in Mouezh ar Menez, n°11, février 1992 : Contes des Monts d’Arrée et des
Montagnes Noires, avec René TRELLU, pp.14-17 : p.14.
228
Certains lieux témoignent donc des différents événements qui constituent l’histoire
dans nos deux régions d’étude. Ils en portent les marques, les traces. Ils constituent des
géosymboles, c’est-à-dire qu’il s’agit de lieux porteurs d’identité, de territoires-racines.
Cela est particulièrement frappant en Martinique, où l’on peut se demander si le territoire
et les traces qu’il porte n’écriraient pas, en un sens, les livres d’histoire qui manquent, retraçant l’histoire du point de vue des indiens et des noirs (et non plus de celui du blanc colonisateur).
« Territoire, histoire et construction identitaire. Un certain nombre de recherches sur le terrain, accomplies par des géographes ou des anthropologues […] montrent bien que les sociétés des Antilles françaises ont tissé une histoire et une généalogie générant du lien social, fabriquant du territoire, et dont une conscience historique rend compte. Ne faudrait-il pas reconsidérer la conception ethnocentriste de l’histoire et de la conscience historique, et définir différemment la notion de
territoire ? » 785
Dans nos deux régions d’étude, la population a un lien très fort, très marqué avec sa terre,
son territoire. Le territoire semble remplacer le texte écrit fondateur qui n’existe ni en
Centre-Bretagne ni en Martinique. Et le rapport du peuple à son territoire relève de
l’attachement identitaire, d’où un souci exacerbé de protection et de mise en valeur, d’où
aussi des démarches éducatives et la mise en place de parcours de découverte et de protection. Le paysage est important, il joue un rôle primordial dans les récits de notre corpus. Il
y est un personnage à part entière : il « n’est pas un décor, mais une force du récit » 786 .
II – Un cadre particulier : une vision du monde
Le cadre spatio-temporel du monde réel est important, plus particulièrement ce sont
les paysages787 qui importent : ils sont des géosymboles. Ils portent les marques de
l’écoulement du temps, ils témoignent des événements et des personnes du passé. Le cadre
spatio-temporel à l’œuvre dans les contes en est inspiré, mais il en diffère beaucoup pour785
Catherine BENOIT, Corps, jardins, mémoires, op.cit., pp.260-261.
Christiane CHAULET-ACHOUR, La trilogie caribéenne de Daniel Maximin − Analyse et contrepoint
(Paris, éditions Karthala, 2000, 230p.), p.142.
787
En Martinique et en Centre-Bretagne, une forme d’adaptation et d’adéquation entre l’homme et son cadre
de vie, tant au niveau physique qu’au niveau psychique. « L’espace imaginaire est à première vue conforme à
l’espace réel. Les paysages des contes ne sont pas décrits pour eux-mêmes, tous les éléments mentionnés […]
ne sont là que parce qu’ils sont signifiants. Le décor est cependant bien reconnaissable pour les auditeurs,
grâce à quelques détails qui leur permettent de se repérer dans un espace familier […] Par une sorte de convention naturelle, les auditeurs qui suivent le parcours des héros voient en imagination les paysages auxquels
ils sont habitués et les reconstituent autour des quelques points de repère qui leur sont fournis. Parfois des
786
229
tant. Le conte crée son monde, il est une utopie au sens propre du terme, c’est-à-dire un
non-lieu. En outre, il
« joue souvent sur les registres du temps et de l’espace en représentant l’un par l’autre. C’est ainsi
que peut s’interpréter le long cheminement du héros vers un autre monde : ce grand parcours équivaut à la durée de la vie humaine. Mais l’optimisme du genre narratif nie en même temps qu’il le
dit l’inéluctabilité de la vie brève − puisque le chemin est réversible, il peut être parcouru en sens
inverse. » 788
Il y a donc mise en place d’un cadre particulier, qui correspond à la vision du
monde du conteur − ou, dans le cas des récits littéraires, de l’auteur − et de la société à
laquelle il appartient. Un chronotope est ainsi créé, dans lequel on retrouve des éléments
familiers (notamment la montagne, la forêt et la rivière, éléments dotés d’une forte charge
symbolique, comme nous l’avons vu), mais dans un espace et un temps qui ne sont pas
ceux de notre monde. Nous nous intéressons donc à présent aux descriptions des mondes
fictifs, des mondes créés par l’auteur.
Les différents types de textes, de narrations − les fictions aussi bien que les monographies − donnent à voir un monde inspiré du réel, qui constitue la vision du monde de
son auteur, et qui crée des réseaux signifiants par le biais de son écriture 789 : les auteurs
mettent en place un sceau fictionnel. En outre, dans nos deux régions d’étude, l’on remarque une forte imprégnation du réel merveilleux 790 . Il est extrêmement présent tant dans les
contes (oraux et littéraires) que dans les sociétés basse-bretonne et martiniquaise. Il participe de la culture et des croyances. Les frontières entre le monde réel et l’Autre Monde
sont relativement aisées à franchir : les limites sont floues et les lieux de passage no mbreux.
1/ Un chronotope spécifique
Les auteurs de notre corpus créent donc des mondes, et le cadre imaginaire qu’ils
décrivent et dans lequel ils font évoluer leurs personnages imaginaires ou les personnes
réelles qu’ils ont rencontrées correspond à leur vision du monde. Comme l’explique Minoms de lieux sont précisés », Geneviève CALAME-GRIAULE (« Les chemins de l’autre monde. Contes
initiatiques africains », in Cahiers de Littérature Orale, n°39-40, 1996, pp.29-59 : p.48).
788
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., p.99.
789
Sur ce point, voir Daniel DUBUISSON, « Anthropologie poétique. Prolégomènes à une anthropologie du
texte », in L’Homme , n°111-112, juillet-décembre 1989, pp.222-236, notamment les pages 229-233.
790
Selon l’expression d’Alejo CARPENTIER, que nous expliciterons plus loin.
230
chel Le Bris, « la littérature, et au-delà les produits de l’imagination créatrice, nous conduisent à un autre ordre de connaissances que les connaissances livrées par la raison » 791 :
« Je suis breton, tout simplement. Ce qui veut dire aussi qu’écrivant j’invente un peu la Bretagne,
en prolonge le rêve, le fait être. La Bretagne, pour moi, est un imaginaire. […] c’est l’imaginaire
qui donne sa profondeur symbolique au monde, lie dans une image le sensible et l’intelligible. » 792
C’est sans doute l’incursion du présent, du moderne au sein du passé, de l’ancien qui
provoque les événements narrés par nos auteurs. Un passé qui se venge ou se contente de
rappeler aux hommes son existence. Un passé qui résiste aux projets des hommes de
l’anéantir, tant physiquement que virtuellement, dans la mémoire des gens. Les récits de
notre corpus ont, en effet, pour cadre des lieux empreints de passé et donc de mémoire, des
lieux qui se souviennent. Ils sont inhabités et pourtant on y sent une présence. Les personnages, le narrateur, ceux qui se trouvent dans ces lieux, s’ils sont doués d’une certaine sensibilité, la ressentent : il y a une présence de l’absence.
Nous allons donc nous intéresser ici à la représentation de l’espace et à la conception du temps mises en place dans les œuvres de notre corpus. Ces lieux sont, en effet,
marqués par des chronotopes 793 . L’espace est symbolique et il est ponctué de seuils.
L’espace est donc très important dans les textes de notre corpus (tant dans les fictions, dans
les témoignages que dans les monographies) et pour les habitants de nos régions d’étude.
Le cadre spatial est riche en informations. Il est, en lui-même, un témoin privilégié du passé : les lieux ont, en effet, un ancrage temporel. Et le temps − la manière dont il est vécu,
appréhendé, représenté − constitue une caractéristique tant des cultures auxquelles nous
nous intéressons que de la littérature orale. La temporalité revêt une certaine importance.
Le cadre spatio-temporel, l’univers créé par les auteurs dessine donc un chronotope particulier.
791
Michel LE BRIS, « Retrouver le monde. Entretien avec Michel Le Bris », propos recueillis par François
RANNOU, in Europe, n°913, mai 2005, pp.134-140 : p.136.
792
Ibid., p.138.
793
Terme par lequel Mikhaïl BAKHTINE désigne des lieux remarquables, particuliers, où se perçoit le
temps, où l’espace devient le temps : « Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par
« temps-espace » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la
littérature. Ce terme […] exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimen-
231
a) L’espace
Dans les récits de notre corpus, les lieux sont décrits avec une certaine minutie : on
connaît avec beaucoup de précision, de détails l’ambiance, la largeur et la longueur des
rues et des routes, les villages et les villes 794 , le cachet des bâtiments et des habitations.
Cela contribue à l’aspect véridique, testimonial des récits lorsqu’il s’agit de fictions, et à
l’aspect scientifique dans le cas des monographies. Les lieux aident, en effet, à comprendre
la société, son fonctionnement, sa culture, sa religion. Les villes et les villages sont vivants,
ils existent, ainsi que les pierres (assemblées ou non) qui les constituent 795 . Cela vaut principalement pour les mondes créés. L’on trouve des marques − voire des preuves − de la vie
des lieux, des pierres et des paysages, et de la façon dont ils se défendent dans le monde
réel. C’est notamment le cas des endroits abandonnés : qu’il s’agisse de bâtiments isolés
(quels qu’ils soient) ou de villages entiers. Les raisons de la désertification sont nombreuses, elles sont généralement liées au(x) changement(s) des modes de vie, au progrès, et les
lieux témoignent ainsi de tous les temps : du passé (vie), du présent (abandon) et du futur
(retournement de situation avec emprise de la nature en un endroit où l’homme avait une
emprise sur la nature). Cela est particulièrement visible en Basse-Bretagne (surtout en
Centre-Bretagne) comme en témoigne La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias. En
Centre-Bretagne, il y a, en effet, de nombreux endroits qui ressemblent à cette colline. De
même, un lieu comme la ville de Saint-Pierre témoigne des temps passés et semble aussi
porter son avenir. De fait, Saint-Pierrre ne se contente pas de montrer les traces du passé
glorieux et de la catastrophe de 1902 : elle les exhibe comme autant de cicatrices. Et elle se
limite à ce témoignage 796 . Il semble que les habitants de Saint-Pierre ne voient plus leur
ville que comme une ville-martyre 797 . Plus qu’une ville-martyre, l’on peut même avoir le
sentiment d’une ville-morte.
sion de l’espace). Nous entendrons chronotope comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu, sans
toucher à son rôle dans d’autres sphères de la culture. », Esthétique et théorie du roman, op.cit., p.237.
794
Leurs noms sont précisés, et expliqués le cas échéant, ainsi que leurs emplacements par rapport aux autres
villes et villages.
795
Ces pierres se défendent de l’invasion du présent sur le passé de diverses manières : principalement en
influençant les comportements de leurs habitants, en devenant espace-fantôme, en restant maudit à jamais.
796
Rien ou presque (une course à pied) n’a été organisé pour la commémoration du 22 mai 2004 dans la ville
de Saint-Pierre.
797
Cela les empêche peut-être d’aller de l’avant. Ce, même si certains expliquent que si Saint-Pierre ne parvient pas à réétablir une certaine économie et à récupérer une partie du prestige perdu, c’est à cause de Fortde-France, qui empêche sa concurrente d’avoir un intérêt économique et touristique en monopolisant
l’attention des éventuels investisseurs et des projets de développement touristique.
232
Les Martiniquais ont, quant à eux, un rapport particulier à l’espace : ils se
l’approprient facilement, mais pourtant ils ne le respectent pas798 , pas même l’espace qui
leur appartient de droit : les maisons ne sont pas finies pour la plupart, pas entretenues, les
jardins sont le plus souvent en friche avec des objets laissés ici et là. En outre, les espaces
privés ne sont pas clos, à l’exception des pâturages. Une des thèses avancées est que les
Martiniquais ne se sentiraient pas tout à fait chez eux (problème d’appropriation de
l’espace lié au traumatisme de la traite et de l’esclavage). Une autre théorie existe, plus
économique celle-ci, selon laquelle ce comportement serait inhérent aux îles : tout y est
importé, et cela coûte cher de faire venir les marchandises et de s’en débarrasser, d’où le
problème de l’élimination des déchets. Concernant les maisons, certains considèrent que
les Martiniquais ne s’intéressent pas à l’esthétique, que seul leur importe que le fonctionnel
soit en état. Ainsi, Patrick Chamoiseau, dans Texaco, compare-t-il les maisons inachevées
aux cases de l’ancien temps.
« il faut mentionner le caractère diffus, non fini, inachevé, un peu erratique de l’espace et de ses
composantes. De prime abord, l’espace semble décomposé : les maisons, les routes, les ruelles, les
entrepôts sont agencés, construits et amoncelés de telle sorte qu’entre eux est réservée toujours une
aire vide, libre, où vient respirer le reste du pays. Elle joue le rôle d’échappatoire dans la fournaise
[…] L’homme impose les limites de la nature à l’invasion ; car presque immédiatement, la technique importée est avalée par la nature, sous forme de déchets culturels. » 799
La topographie joue donc un rôle primordial dans les fictions. Elle permet de situer
les narrations dans des lieux reconnaissables de tous, et de rendre compte de la valeur
symbolique de l’espace. Les paysages choisis par les auteurs − qu’ils soient réels ou fictifs
− sont des chronotopes : ils rendent compte de la forte cohésion du monde, de la topogr aphie signifiante de la Martinique et du Centre-Bretagne (en ce qui concerne cette étude).
La topographie est, ainsi, réduite à son essence, et elle est liée, de façon indissoluble, à une
certaine forme de temporalité. Dans les récits de notre corpus, l’on peut parler de paysage
historique, « c’est-à-dire un paysage qui sert à la fois de référence culturelle et de tremplin
à l’imagination. » 800 . « Le premier voyage » 801 d’Edouard Glissant est particulièrement
frappant à cet égard : il raconte la première découverte du pays et, ce faisant, il explique en
quoi le paysage fait partie intégrante de la vie des Martiniquais :
798
Des objets, de nature et d’encombrement divers, sont abandonnés le long des routes et des chemins, y
compris des carcasses de voitures.
799
Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique, op.cit., pp.16-17.
800
Jean-André LE GALL, « Emile Souvestre ou la religion du paysage », in Kreiz, n°11, 1999 : La fabrication du paysage, pp.191-201 : p.201. L’expression paysage historique est de Julien Gracq.
801
In Ecrire la « parole de nuit », op.cit., pp.59-65.
233
« vous avez comme un commis d’huissier déroulé votre papier-timbré tout au long d’au moins
trois assignations sur la terre, et la première c’est l’enroulis de bois de la nuit abasourdis de tant de
grands troncs letchi châtaigne gros-abricot, les boyaux aveuglés en plein midi sous les bambous au
coin de toutes sortes d’eaux qui chantiroulent dans ce roulis de mornes balancés de haut en bas en
haut, la deuxième c’est la pente glissante qui prend soleil de partout, la nappe maltablée de cannes
découpées dans l’odeur de vezou, avec les bouquets de mangos verts de bananes qui frisent, la
troisième c’est la présentation à la mer, même si vous ne le savez pas encore, avec la rivière, tout
emmûlatrée pour votre bain mais aussi ce temps du premier temps où l’eau n’a pas quitté la terre,
tout se mêle en vase en racines noircies qui transpirent jaune dans la rouille. » 802
La toponymie revêt donc, elle aussi, une certaine importance : elle décrit une géométrie de
situation, et complète ainsi la topographie descriptive. Ce complément d’information porte
essentiellement sur la charge émotive, historique, mémorielle et symbolique des lieux. Cela
participe de la gestion de l’espace, ainsi que de la portée légendaire de certains endroits.
L’espace est à la fois ouvert et fermé. Cet aspect ouvert/fermé est particulièrement
visible dans le fait que les personnages passent fréquemment de la rue, de la forêt, de la
campagne − espaces ouverts − à un village, une ville, puis à une maison, un appartement,
puis à une chambre − espaces fermés − et inversement. Il y a un mélange de topographie et
de topologie, de description et de non-description. Les lieux inspirés du réel sont fidèlement représentés et deviennent ainsi parfaitement reconnaissables. Les lieux irréels, les
lieux fictionnels (ou fictifs) ne le sont que succinctement : il y a généralement ébauche de
description plus que description. Libre part est laissée à l’imagination de l’auditeur et du
lecteur. Par contre, les différents seuils franchis et le parcours suivi par le(s) personnage(s)
sont décrits avec précision. Ils sont ainsi facilement identifiables et compréhensibles. Dans
L’enfant-bois, les villes, le marché de Fort-de-France, la structure des maisons ont une description détaillée, ainsi que la majeure partie du chemin suivi par Eva à travers la savane ;
par contre le parcours effectué dans la pénombre, l’arbre et son environnement immédiat
ne sont que peu précisés, les renseignements sont donnés par Eva, de plus en plus effrayée.
Ce mouvement, ce passage de l’ouverture à la fermeture, de la fermeture à l’ouverture, est
présent dans tous les récits de notre corpus, qu’ils soient littéraires ou issus de la tradition
orale. Ce mouvement peut être considéré comme naturel. Chacun le connaît et l’effectue
régulièrement, presque sans y réfléchir. Pourtant il s’avère fortement symbolique. D’une
part, parce que les lieux ouverts et les lieux fermés sont riches en symboles ; d’autre part
parce que, du fait de cette charge symbolique, le trajet le devient aussi.
802
« Le premier voyage », op.cit., p.65, c’est le dernier paragraphe.
234
Dans les récits issus de la tradition orale, les changements de lieux sont, en effet,
fréquents, les personnages sont le plus souvent en mouvement, ils se déplacent et changent
de lieu, d’espace, parfois même de cadre spatio-temporel. Ces voyages, ces trajets sont
généralement liés à l’initiation, tout comme le changement d’espace et, encore plus, de
cadre de vie. Cela est particulièrement visible dans des textes comme La Lézarde
d’Edouard Glissant ou La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias. Il en est de même
dans Le quatrième siècle : à travers le récit de Papa Longoué, l’on (re)découvre la forte
portée symbolique du paysage martiniquais, ainsi que sa valeur initiatique et celle des différents trajets803 . Il existe, d’ailleurs, un très grand nombre de chemins, de traces, en Martinique 804 . La marche, le fait de marcher revêt une dimension symbolique : les personnages
des contes parcourent de (très) longues distances en marchant, cela est assez frappant dans
les contes martiniquais où les conteurs utilisent l’expression « il marcha, il marcha, il marcha », comme nous l’avons vu. Or, « le déplacement dans l’espace, symbolisé par cette
marche permanente, correspond davantage à une évolution dans le temps » 805 . L’espace −
ou tout du moins certains lieux − influe alors sur le rythme de la narration. Il y a donc une
confusion spatio-temporelle, qui permet aux auteurs martiniquais de représenter à la fois le
marronnage au sens strict (la fuite dans les mornes, le déplacement physique) et le marronnage spirituel.
En Centre-Bretagne, les espaces privés ne sont pas clos (à l’exception des prés et
des pâturages), pas plus que les espaces publics. Le seul espace qui soit clos (presque hermétiquement celui-là) c’est le terrain de l’ancienne centrale de Brennilis. Les chemins passent, là aussi, sur des terrains privés, mais cela ne semble pas poser problème. Cependant,
tous les terrains sont entretenus en Centre-Bretagne : le rapport à l’espace est différent. En
Centre-Bretagne, nous l’avons vu, le paysage est considéré comme partie intégrante du
patrimoine culturel et, à ce titre, on lui accorde une grande importance, par souci de la préservation du patrimoine. En Centre-Bretagne, l’entretien des anciens chemins 806 est lié à
deux facteurs : d’une part, à un souci de préservation du patrimoine naturel, et d’autre part
803
Edouard GLISSANT aborde ce thème dans la majorité de ses ouvrages (fictions et essais).
Mais certains propriétaires ne veulent plus que l’on passe sur leur propriété. Cela gêne pour tracer les
sentiers de randonnée, notamment à Rivière-Pilote, où les chemins passent presque tous sur des terrains privés et des jardins.
805
Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », in Guadeloupe et Martinique, op.cit., pp.479-490 : p.487.
806
Voir Bernard TANGUY, « Mond gand an hent… Routes et chemins en Bretagne. Terminologie et fonctions », in Kreiz, n°16, 2002 : L’homme et la route en Bretagne, pp.215-234.
804
235
aux croyances qui y sont liées. Il s’agit, en effet, soit des chemins par lesquels passaient les
cortèges funèbres, soit d’anciens chemins devenus impraticables 807 .
Dans les régions étudiées ici, ainsi que dans les récits du corpus littéraire et dans
ceux issus de la tradition orale, la nature joue donc un rôle très important. Plus précisément, certains éléments de la nature, remarquables par leur dimension ou leur emplacement, occupent une place de choix. C’est sans doute leur portée symbolique qui encourage
des personnes à mettre en valeur, voire à fabriquer certains de ces éléments, sans pour autant chercher à les faire passer pour authentiques808 . L’espace est symbolique, et il y a une
idée de signifiance structurale de l’espace : il est ponctué de seuils symboliques qui ma rquent le passage du monde dans lequel nous vivons à un Autre Monde. Mikhaïl Bakhtine
considère le chronotope du seuil comme :
« le chronotope de la crise, du tournant d’une vie. Le terme même de « seuil » a déjà acquis, dans
la vie du langage (en même temps que son sens réel) un sens métaphorique ; il a été associé au
moment de changement brusque, de crise, de décision modifiant le cours de l’existence (ou
d’indécision, de crainte de « passer le seuil »). En littérature, le chronotope du seuil est toujours
métaphorique et symbolique […] dans ce chronotope le temps apparaît comme un instant, comme
s’il n’avait pas de durée, et s’était détaché du cours normal du temps biographique. »809
Franchir ces seuils signifie accéder à un autre monde, passer du monde du mûthos à celui
du logos, ou du monde du logos à celui du mûthos810 . Ces deux mondes sont, a priori, opposés, mais ils se complètent : le récit mythique est une synthèse, c’est un monde où rien
n’est divisible ; tandis que le monde du logos est le monde de l’unité dénombrée. Le passage d’un monde à l’autre correspond à un parcours initiatique 811 . Les frontières entre le
monde des vivants et celui des morts s’évanouissent, et elles s’effacent entre la réalité et la
légende, le légendaire, suite à l’intrusion du mythe. L’entre-deux est initiatique. Les seuils
se trouvent dans des lieux à forte portée symbolique. C’est le cas de la forêt (et du bois), de
807
Nous verrons cela plus en détail dans le cadre de l’étude du réel merveilleux.
En Centre-Bretagne, l’on constate ainsi l’apparition de faux menhirs qui, dans plusieurs années, seront très
probablement considérés comme authentiques par le profane. Cela correspond à la fois à un effet de
mode (les gens souhaitent avoir un menhir sur leur terrain) et à une volonté, plus ou moins marquée, de reproduire des gestes ancestraux dans un pur but esthétique. Et le menhir, tout comme le dolmen, participe à
l’image exotique que véhicule la Bretagne. On trouve un faux menhir, notamment, dans la forêt qui borde
Kerbiquet. Voir aussi le feuilleton estival de TF1, en 2005, Dolmen, où les menhirs ont une forte charge
symbolique, tout comme les différents éléments de la composante bretonne ; au point que de faux menhirs et
un faux dolmen ont été fabriqués : l’action se déroule sur Belle-Ile, où il n’y a ni menhir ni dolmen.
809
Mikhaïl BAKHTINE, op. cit., p.389. Concernant les seuils, voir Nicole BELMONT, « Les seuils de
l’autre monde dans les contes merveilleux français » (in Cahiers de Littérature Orale, Publications Langues’O, n°39-40, 1990, pp.61-79). Voir aussi les travaux d’Arnold VAN GENNEP.
810
Le texte illustrant le mieux ce passage est, sans aucun doute, La Lézarde d’Edouard GLISSANT.
811
Voir, notamment, Ina CESAIRE, L’enfant des passages, ou La geste de Ti-Jean, qui illustre bien ce parcours initiatique, la quête.
808
236
la montagne (et de tous les lieux élevés), de l’eau, des carrefours. Et ils sont liés au schéma
de l’initiation, au parcours initiatique. Ce sont des lieux de passage et de changement. Et
cette valeur est exacerbée la nuit, qui est l’instant privilégié pour le passage d’un monde à
l’autre, pour le changement de statut et d’espace. La toposémie des récits importe dava ntage que la géographie : elle permet de connaître les lieux autorisés, voire prescrits, et les
lieux interdits, voire tabous. L’espace peut donc devenir un agent à part entière de la fiction. Et les quatre éléments occupent une place prépondérante dans les œuvres, en tant que
constituants du paysage dans les descriptions et en tant que forces (et personnages) dans les
narrations. Les seuils se retrouvent dans le monde réel par les limites constituées par les
hommes. L’espace des villes martiniquaises est ainsi composé de bourgs et de quartiers
s’étendant sur des milliers d’hectares. Cette structure se retrouve (à une échelle moindre)
dans de nombreuses autres régions et notamment en Centre-Bretagne, où ce sont les lieuxdits qui dépendent du bourg. L’on remarque aussi que l’expression « aller au bourg » désigne le fait d’aller en centre-ville 812 .
La question de la pertinence des frontières importe dans nos deux régions et cela se
retrouve dans les narrations : l’espace, dans les œuvres de notre corpus, est (en partie du
moins) organisé, délimité par le désir d’entrer en contact avec d’autres peuples, d’autres
cultures, avec l’Autre tout simplement. Cependant, il faut distinguer frontière géographique et frontière culturelle 813 .
« La notion de frontière, a fortiori de frontière culturelle, suppose de façon implicite l’existence
d’entités géographiques et humaines closes et juxtaposées, à l’intérieur desquelles se reconnaissent
des traits particuliers, des ma rqueurs culturels qui se transmettent sur la longue durée. » 814
Les frontières culturelles sont mouvantes et elles évoluent au fil du temps. Leur délimitation, leur construction scientifique est donc une tâche difficile. Il faut d’une part déterminer
un élément représentatif, puis circonscrire sa zone d’extension, tout en tenant compte des
812
Cette expression est utilisée fréquemment dans les différentes régions françaises, essentiellement dans les
villages.
813
« D’un côté donc des limites claires imposées par la volonté politique, de l’autre des marges floues, témoignages d’une histoire souterraine où interviennent les contraintes naturelles, les migrations des hommes,
la diffusion et l’attraction des modes, etc. », Christian BROMBERGER et Alain MOREL, « L’ethnologie à
l’épreuve des frontières culturelles » (in Christian BROMBERGER et Alain MOREL, dir., Limites floues,
frontières vives – Des variations culturelles en France et en Europe, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection « Ethnologie de la France » − Cahier 17, 2001, 386p.), pp.3-24 : p.4.
814
Catherine LLATY, « Des frontières techniques mouvantes dans les Alpes du Sud », in Limites floues,
frontières vives, op.cit., pp.91-110 : p.109.
237
différentes variantes possibles et des changements historiques, ainsi que de la géographie
et de l’organisation sociale 815 . C’est pourquoi
« L’interprétation des variations des faits culturels doit prendre en compte trois dimensions toujours entremêlées : l’espace, où jouent des rapports de proximité et de polarité ; l’histoire, avec ses
inflexions singulières, plus ou moins volontaires ; la stratification sociale, avec ses dénivellements,
qui pèse sur les rythmes d’adoption et de diffusion de tel ou tel modèle. Selon le point de vue retenu, on aura tendance à insister sur l’une ou l’autre de ces dimensions. »816
Les frontières culturelles sont donc plus représentatives que les frontières politiques. Cela
est particulièrement vrai pour la région Bretagne qui a été privée de sa partie historique (la
région nantaise) par la départementalisation du gouvernement de Pétain. Elles sont reve ndiquées et elles participent au sentiment d’appartenance. Elles peuvent être considérées au
sens large − la culture bretonne ou la culture antillaise par rapport aux autres cultures françaises − ou de manière plus restreinte − les différences culturelles existant entre les Monts
d’Arrée et les Montagnes Noires, et entre le Sud et le Nord de la Martinique −, et les revendications concernent les deux manières de percevoir les frontières culturelles.
b) Le temps
Les conteurs, ainsi que les auteurs de notre corpus, prennent, parfois, quelques libertés avec le temps chronologique, et ce, aussi bien pour le temps de la fiction que pour
celui de la narration. Et l’on remarque que si l’espace est trouble, le temps l’est tout autant : pas ou plus de linéarité temporelle, mais plutôt un flou temporel, une forme de symbiose entre le passé, le présent et le futur. Aussi des événements peuvent-ils se reproduire
infiniment : on parle alors de repli du temps. Ce qui domine, dans les récits de notre corpus
et dans les régions étudiées, c’est la référence aux temps immémoriaux du mythe, de la
légende et du conte, même si le temps du récit est celui du narrateur, de ses réflexions, et
passe du présent au passé (ses souvenirs) et du passé au présent, mélangeant les temporalités et refusant toute idée d’un écoulement linéaire du temps.
« De temps en temps, le temps prend son temps. Seuls les âges s’en moquent, bafoués par
l’éternité. L’histoire doit toujours se taire et attendre. »817
815
A ce propos, voir Thomas K. SCHIPPERS, « Trouver la bonne distance », in Limites floues, frontières
vives, op.cit., pp.27-37.
816
Christian BROMBERGER et Alain MOREL, « L’ethnologie à l’épreuve des frontières culturelles »,
op.cit., pp.13-14. Et les auteurs précisent que cette « attention aux variations sociales, au dénivellement local
des pratiques met en garde contre deux risques qui guettent l’étude de la distribution des faits culturels :
l’aplatissement, inhérent à l’ordre géographique, de la complexité et de la stratification des pratiques ; la
tentation de tracer des frontières nettes délimitant des entités ethnoculturelles et offrant prise à des interprétations identitaires hâtives, voire à des utilisations idéologiques douteuses. » (p.14).
817
Propos de l’Homme Immortel, in Ina CESAIRE, L’enfant des passages, ou La geste de Ti-Jean (Paris,
éditions Caribéennes, collection « Veillées Vivantes », 1987, 116p., édition bilingue), p.73.
238
Les récits sont donc marqués par un certain rapport au temps. Il serait peut-être plus exact
de parler de flou temporel. Ce flou temporel envahit l’espace dans les récits. L’espace et le
temps sont labyrinthiques. Cela est lié à la symbiose entre le rêve (éveillé ou non), les
croyances et la réalité, à la co-présence d’espaces et d’époques. Le narrateur est perdu,
rendu plus vulnérable, plus enclin à subir qu’à (ré)agir. Ces labyrinthes reproduisent les
méandres de la mémoire et de la pensée, qu’elles soient collectives ou propres à un lieu ou
à un personnage (ou une personne).
Le temps est dissous, le brouillage des cadres temporels aboutit à une intemporalité,
voire à une a-temporalité. Le temps se détermine en symbole, ouverture infinie sur un espace infini d’émargements successifs (vieillesse/jeunesse/présent/passé), avant que ne se
précise, en dénouement, l’a-temporel lui-même. L’on remarque, en effet, des phénomènes
étranges, comme l’apparition de personnages âgés de plusieurs centaines d’années. La
phrase rituelle « Il était une fois », et ses variantes, indique que le récit se place dans une
zone du temps quelque peu particulière, et cela est renforcé par l’absence d’indications de
dates (même si l’on trouve parfois des indications de périodes, celles-ci réfèrent soit aux
temps immémoriaux du mythe soit à un événement très lointain dans le temps).
En outre, le temps y est une structure souple, apte à s’adapter aux moindres démesures, aux moindres réductions, aux durées les plus infimes ou les plus extensives. Ces
narrations ont le goût du passé, le grand passé archétypal des peuples, mais aussi des labyrinthes de la continuité humaine. Le temps ne s’écoule pas de la même manière que dans la
réalité et ce décalage permet − à moins qu’il ne les crée − des interférences entre le passé
et le présent. D’où l’importance du rôle de la mémoire et son omniprésence : mémoire des
objets, des pierres, des lieux, des hommes. A travers ce qu’on pourrait appeler « l’âme des
objets », c’est un passé qui revient. Dans ces récits, la mémoire des auteurs se mêle à la
mémoire collective.
Cette confusion des temps, des données temporelles peut s’expliquer ainsi : soit il
s’agit d’un jeu sur l’éternité soit le temps sert le phénomène et l’impression de flou vie ndrait de ce que le lecteur, séduit par le talent du conteur, accepte que le récit se balance,
pour la nécessité de l’intrigue, sur plusieurs bases temporelles. Cela est d’ailleurs nécessaire : le temps ne s’écoule pas de la même manière dans les différents lieux visités. Dans
le monde réel, temps linéaire et temps cyclique se mêlent régulièrement, à des occasions
239
particulières, telles que Noël, la Toussaint et la Saint-Jean818 , durant lesquelles les frontières entre le monde réel et l’Autre monde disparaissent. Il en est de même dans les narrations. Mais dans l’Autre Monde, le temps peut s’écouler beaucoup plus rapidement − le
Diable ne dort pas : pour lui une année se compose de six mois de jours et six mois de nuits
− ou beaucoup plus lentement − dans certains lieux une journée correspond à une année
dans le monde réel − et le temps de ce second type de lieux est proche de l’éternité et de
l’immortalité 819 .
« Je vous aimerai depuis hier,
Depuis le premier jour du monde.
Demain, je vous ai tant aimée
Que j’en perds le souffle aujourd’hui. »820
Dans le conte, le temps est donc généralement indéfini : la temporalité et son déroulement
importent peu, et il y a alors une certaine intemporalité du conte. Ce qui compte, c’est que
les faits se déroulent dans le passé, dans un passé lointain, un passé proche des origines.
« Quand les poules pissaient,
du haut de leur perchoir,
au temps où le diable était petit garçon,
au temps où le plus vieux chêne de Bretagne
n’était encore qu’un gland. »821
Papa Longoué, dans les différents romans d’Edouard Glissant, semble avoir un rapport
particulier au temps et, dans son récit des origines822 , les événements s’enchaînent rapidement. A l’instar des conteurs, Papa Longoué n’énonce que les faits jugés importants pour
le développement de la narration : les événements n’ayant pas de lien direct avec elle sont
éludés. Il y a, en effet, de nombreuses ellipses temporelles dans les contes, et l’on en trouve
aussi un certain nombre dans les fictions de notre corpus. Cela accélère le rythme de la
narration, et permet de ne considérer que les événements essentiels, tout en évitant de se
perdre (et de perdre l’attention de l’auditeur et du lecteur) dans des disgressions.
En outre, les narrations orales semblent suivre un déroulement temporel linéaire. Le
procédé du flash-back n’est généralement pas utilisé. Le conte « écarte en fait toute spécu818
Les deux premières sont communes à la Martinique et au Centre-Bretagne, et la Saint-Jean est propre au
Centre-Bretagne.
819
A ce propos, voir notamment Robert BAUDRY, « Les paradoxes du temps dans les récits merveilleux et
fantastiques », in Recherches sur l’imaginaire, Université d’Angers, U.E.R. des Lettres et des Sciences Humaines, cahier X, 1983, pp.5-15.
820
Pierre Jakez HELIAS, « Ar Mên du », poème bilingue : « Ho kared rin abaoe deh / Abaoe kenta deiz ar
bed / Warhoaz ken stard em-eus ho karet / Ma kollan alan hirio c’hoaz. ». Cité par Yann BREKILIEN, La
Bretagne d’hier et de demain (Paris, éditions universitaires Jean-Pierre Delarge, 1978, 212p.), p.7.
821
Formule initiale utilisée par Alain LE GOFF, grand-père de Pierre Jakez HELIAS.
240
lation psychologique quant aux personnages et quant aux auditeurs » 823 . Cela n’est pas le
cas des œuvres fictionnelles dans lesquelles on trouve l’emploi du flash-back et des notations sur la psychologie des personnages. Et les narrations de contes constituent parfois un
moyen d’expliquer, rétrospectivement, un événement. C’est le cas notamment dans
« L’hôte du charbonnier » d’Anatole Le Braz, La colline des solitudes de Pierre Jakez Hélias ou Le quatrième siècle d’Edouard Glissant.
Par ailleurs, l’emploi, relativement constant, du présent aoristique dans les contes et
dans les narrations fictionnelles marque à la fois une certaine continuité temporelle et une
certaine a-temporalité. Les événements semblent se dérouler continuellement ou, tout du
moins, se répéter constamment. Cela confère une certaine véracité aux faits narrés, et une
portée universelle, comme en dehors du temps et de l’espace. Ce, d’autant plus qu’il s’agit
de faits situés dans un passé parfois indéterminé. Dans les contes, les passages au présent
se trouvent surtout dans les formules initiales et finales et il s’agit alors du présent aoristique. Par contre, aussi bien dans les contes que dans les fictions, il n’y a que peu, voire très
peu, de références au futur, qui consistent essentiellement en souhaits.
Il arrive que les conteurs fassent référence à des événements historiques précis,
connus de tous : il s’agit d’événements qui ont provoqué des changements importants dans
la vie de la société, dans les manières de voir, de faire et de penser, comme les guerres.
Mais ils préfèrent le temps indéfini, imprécis qui favorise le rêve et la présentation d’un
monde fantastique.
Dans les récits de notre corpus, l’on remarque que deux types de temporalités sont
présents : un temps cyclique et un temps linéaire 824 . Le temps cyclique est propre à la littérature orale, aux récits mythiques. Il est très proche de la religion. Il consiste en un effet de
boucle, de répétitions : il est fondé sur la notion de cycle, tout en étant plus proche de la
spirale que du cercle 825 . Le temps cyclique est un temps répétitif et il peut être considéré
822
Récit qui se trouve dans Le Quatrième Siècle.
Nicole BELMONT, « Temps continu, temps rompu, temps oublié », in Ethnologie française, n°1, 2000,
pp.23-30 : p.25.
824
« On dit parfois que [les sociétés de l’oralité] ont une conception du temps cyclique plutôt que linéaire.
Cette opposition est une question d’importance accordée plutôt que division binaire, toutes les sociétés ont
recours à des cycles (par exemple, à des festivités annuelles ou à des cycles d’évolution), aussi bien qu’à une
progression linéaire. », Jack GOODY, Entre l’oralité et l’écriture, op.cit., pp. 222-223.
825
« Nous avons une conception du temps en spirale qui ne correspond ni au temps linéaire des Occidentaux,
ni au temps circulaire des Précolombiens ou des philosophies asiatiques, mais qui est une sorte de résultante
des deux, c’est-à-dire avec un mouvement circulaire, mais toujours une échappée de cette circularité vers
823
241
comme un non-temps. Ce mouvement cyclique du temps correspond aux mouvements de
la mémoire, aux cheminements (parfois labyrinthiques) de l’esprit. Cela peut aussi être
rapproché du mélange des histoires individuelles et de l’Histoire officielle. Celles-ci tissent
ensemble l’histoire au sens large du terme : elles la constituent.
« tu dis « l’Histoire », mais ça ne veut rien dire, il y a tellement de vies et de destins, tellement de
tracées pour faire notre seul chemin. Toi tu dis l’Histoire, moi je dis les histoires. Celle que tu
crois tige-maîtresse de notre manioc n’est qu’une tige parmi charge d’autres… » 826
« Toutes les histoires sont là, mais il n’y a pas d’Histoire. Juste un Temps grandiose sans amorce
ni finale, sans avant ni après. Monumental. » 827
La littérature orale tient compte de ces deux formes d’histoires, et de leurs nombreuses
interactions. Celles-ci participent à la création de l’aspect cyclique, tout comme le fait que
certains événements se reproduisent toujours. Ainsi en est-il de l’initiation, et du parcours
de la vie humaine − naissance, enfance, adolescence, âge adulte, mariage, enfant(s),
vieillesse, mort −, le tout parsemé d’épreuves de diverses natures.
Cet aspect cyclique, répétitif du temps se retrouve dans les rituels et dans les cérémonies. C’est la caractéristique du temps de la tradition. Il est aussi à l’œuvre dans les fêtes : aussi bien les fêtes du passé ou en lien avec le passé − telles que la Saint-Yves en
Centre-Bretagne, ou le 22 mai en Martinique −, que les fêtes contemporaines inspirées de
celles du passé, et à propos desquelles l’on parle d’invention de la tradition828 − les festoùnoz en Centre-Bretagne, le bélè (ou bel-air) en Martinique, la reconstitution de cérémonies
et de veillées du passé −, et qui marquent la continuité de la tradition et sa capacité
d’adaptation. A travers ces fêtes en lien avec le passé, et revenant régulièrement dans le
temps, on peut voir une forme de réappropriation de l’histoire : l’homme se fait historien,
et cela participe à sa construction identitaire.
autre chose − c’est ce qui constitue la spirale. », Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit » ,
art.cit., p.123.
826
Patrick CHAMOISEAU, Texaco, op.cit., p.102.
827
Ibid., p.323. Ce que les auteurs de l’Eloge de la créolité résument ainsi : « Notre Histoire est une tresse
d’histoires » (p.26).
828
Expression de HOBSBAWM. Wolfgang KASCHUBA définit ainsi l’invention de la tradition : « Ce que
l’on a ainsi créé doit plutôt provoquer l’effet d’une découverte crédible en se raccrochant à des fragments, à
des dates et à des schémas traditionnels fournis par l’histoire. Il faut replacer ces éléments dans un ensemble
qui apparaisse dans sa logique et qui révèle le tracé d’une évolution historique. […] L’« invention de la tradition », cela signifie donc avant tout cette technique de montage recouvert artificiellement de la patine de
l’histoire, qui doit plonger une actualité donnée dans la lumière du passé et lui fournir ainsi sa crédibilité
comme lieu d’accomplissement d’une mission historique. Ce qui est ici essentiel, c’est que cette construction
occupe sa place bien déterminée dans les « archives de la mémoire collective » commune » (in « Quelle sera
242
Les Martiniquais 829 ont un rapport quelque peu particulier au temps. Il y a, en effet,
plusieurs temps en Martinique : celui de l’Histoire officielle, celui des histoires individuelles, celui des activités, celui de la politique, celui de la nature et celui du calendrier.
« − Vous êtes restés combien de temps à écouter ce solo ?
Toutes les dépositions furent les mêmes : Le temps c’est quoi, monsieur l’inspectère ?… […] TiCal se réfugia en politique abstruse : Quel temps ? mais quel temps ? Sans Autonomie ou sans Indépendance, il n’y a que tempête ou temps mort… − Aux marchés, dirent Pipi et Didon, le djob ne
rythmait plus la vie, les brouettes ne grinçaient plus, alors qu’est-ce que le temps ? − […] Richard
Coeurillon et Zaboca parlèrent d’un temps de récoltes et d’usines qui fumaient, en ce temps l’un
maniait une machine, l’autre serrait un coutelas, c’était un temps, mais aujourd’hui si les champs
sont déserts, que les sifflets d’usines ne rythment plus la journée, que tes mains ne savent plus rien
amasser, tresser, clouer, découper, où passe le temps d’ici, inspectère ? On dit qu’il est en France,
que là il y a du temps. − Congo créolisa d’un temps de manioc, du temps où l’on en mangeait parici, il voyait bien pousser la plante et comptait ses saisons, mais aujourd’hui il ne savait du temps
que l’élan des avions aux abords de sa case, en ciel d’aéroport. » 830
Le temps s’écoule donc différemment en Martinique et en Métropole. Et les auteurs rendent compte de cette différence à travers leurs récits. Cela est particulièrement visible dans
les ouvrages d’Edouard Glissant et dans L’enfant-bois d’Audrey Pulvar dans lesquels les
temps se mêlent : les différents moments du passé s’entremêlent à différents instants du
présent et où le futur se laisse entrevoir.
La question du rapport au temps, en particulier au temps historique est développé
par les écrivains. Ainsi, les Martiniquais n’ayant pas pu écrire leur histoire par le passé,
doivent-ils la réécrire (notamment par le biais de la fiction) pour pouvoir se la réapproprier.
C’est ce manque qui aurait provoqué cette conception du temps propre aux Antilles.
« notre temps historique ne nous a pas été donné, et […] nous avons dû le conquérir dans les
méandres mêmes de notre conscience et de notre inconscient ; nous vivons le temps d’une manière
beaucoup plus chaotique que ce qu’on veut bien nous enseigner. […] notre conception du temps
n’est pas celle, linéaire, du temps occidental − malgré nos assimilations. Nous avons par exemple
dans les pays de la Caraïbe, les pays créoles, un temps naturel831 qui n’est pas le temps culturel de
l’Occident. […] La naturalité du temps va obligatoirement quelque part non pas au plan des institutions ni des officialités, ni des consciences, mais au niveau du barattement même de l’être cette
naturalité va casser la belle ordonnance du temps linéaire. » 832
Les Martiniquais n’ont donc pas la même appréhension de l’histoire que les Métropolitains : ils ne conçoivent pas l’histoire linéairement, et elle est transmise à la fois par les
discours chronologiques et par les objets. Les écrivains ont cherché à rendre compte de ces
interrogations, de ces points de réflexion, et à proposer une histoire (leur histoire, leur vila responsabilité politique de l’ethnologie dans le nouveau millénaire ? », Ethnologie française, n°1, janviermars 2000, pp.73-82 : p.77).
829
Et les Antillais en général.
830
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., p.145-147.
831
Edouard GLISSANT définit ainsi ce « temps naturel » : le « temp s naturel, c’est-à-dire du temps qui est
étroitement lié aux épisodes de la vie de la communauté ou aux épisodes du rapport de la communauté à son
entour. », in « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., p.122.
243
sion de l’histoire) de la formation et du développement de la société martiniquaise. Aimé
Césaire et le mouvement de la négritude insistent sur l’importance de l’origine, des racines
africaines. Edouard Glissant, et après lui les écrivains de la créolité, privilégient
« l’inscription […] dans l’espace insulaire à partir d’une histoire qui s’ancre dans le sol de l’île
[…] La narration […] se réalise de deux manières : par l’établissement de généalogies […], et par
la description des paysages ruraux et urbains de l’île dans lesquels cette histoire se construit. » 833
Ils proposent donc une vision du monde martiniquais, dans laquelle le paysage occupe une
place privilégiée et où le cadre spatio-temporel est important. Les écrivains bretons adoptent une démarche similaire et ils ancrent, eux aussi, narration et personnages dans
l’espace, dans le sol de Centre-Bretagne, ils retracent des généalogies et décrivent précisément les paysages, et créent un cadre spatio-temporel en lien direct avec la narration.
Les anthropologues ont eux aussi un rapport particulier au temps. Leur statut
d’observateur d’une société autre le leur confère : ils sont dans un entre-deux.
« l’ethnologue […] est tendu entre deux moments et même trois, dans lesquels et entre lesquels il
ne peut s’instituer : le passé, où il y avait ces cultures, natives et pleines, mais où elles ne pouvaient encore être connues comme telles et où l’on ne peut plus être ; le présent, où elles pourraient
être connues comme telles, mais où elles n’existent plus, et où il s’en forme d’autres, mais qui ne
peuvent pas encore être connues comme telles ; le futur dans lequel ces cultures qui se forment en
ce moment pourront être connues comme telles et où l’on ne peut encore être[.] En ce moment intenable de son présent, ce que va faire l’ethnologue, c’est substituer une temporalité maîtrisable à
celle qui lui échappe. Cette temporalité, dont le sujet dispose souverainement et entièrement puisqu’elle est la sienne propre, c’est celle de sa mémoire » 834
Ils considèrent donc la manière dont les autres appréhendent la temporalité, comment ils
interagissent avec elle pour produire des valeurs symboliques qui reflètent leurs propres
choix. Cela se ressent, essentiellement, dans les rituels et dans les fêtes qui ponctuent,
rythment l’écoulement du temps. C’est ce qui amène les anthropologues à estimer que
« les êtres humains, pour pouvoir penser le temps, ont été obligés de le transformer en espace. Les
repères temporels agissent en fait comme les frontières spatiales : ce sont des moyens d’organiser
sa propre vie, de se projeter soi-même. Cela rejoint l’explication, par exemple, du schéma analytique des rites de passage. »835
En outre, leurs travaux marquent la continuité de la tradition et la rupture de la modernité.
Et les anthropologues deviennent ainsi les garants de la tradition qu’ils ont étudiée. Ils
montrent ainsi les lieux et les instants privilégiés où le passage entre le monde réel et
l’Autre Monde est possible, ainsi que l’existence du réel merveilleux, qui participe à la
832
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., pp.121-123.
Catherine BENOIT, Corps, jardins, mémoires, op.cit., p.262.
834
Pierre CAMPION, La littérature à la recherche de la vérité, op.cit., p.333.
833
244
vision d’un cadre spatio-temporel particulier, tant dans les récits oraux que dans les narrations fictionnelles. Il existe donc un cadre spatio-temporel précis qui permet l’irruption du
merveilleux dans le quotidien
« Il y avait une fois
Près d’un bois à donner du bois ...
Mais c’était quand ? C’était où ?
De quoi vous occupez-vous ? »
Et c’est ce cadre qui est particulièrement lié au merveilleux et à l’apparition du réel merveilleux. Le merveilleux modifie les perspectives, il assouplit la rigidité des cadres que
constituent l’espace et le temps pour la vie humaine 836 .
2/ Le « réel merveilleux » 837
Nous verrons ici en quoi le sacré, notion ethnologique, et le réel merveilleux, notion
littéraire, s’imbriquent dans les communautés observées et dans les récits qui les prennent
pour cadre (récits littéraires et ethnologiques). Le Centre-Bretagne et la Martinique peuvent, en effet, être qualifiées de « régions poétiquement surdéterminées » 838 . Dans les récits
et dans les monographies, il est fait mention des croyances et de la fascination des CentreBretons et des Martiniquais pour ce qui a trait au surnaturel. Nous l’avons vu, les frontières
entre le réel et le surréel sont nombreuses et poreuses : le fantastique est donc très présent
ou, plus exactement, le merveilleux est perceptible au quotidien. Et il est donc aisé de se
rendre dans l’Autre Monde, ou de rencontrer des êtres de l’Autre Monde.
a) Le fantastique, le merveilleux et le réel merveilleux
Le fantastique et la peur ne viennent pas seulement des réminiscences des croya nces populaires et des peurs ancestrales : ils sont provoqués par la sensation d’étrangeté. Est
835
Pietro CLEMENTE avec Emilia DE SIMONI et Alessandro MANCUSO, « Le gouvernement du temps.
Notes sur l’arrivée du millénaire », in Ethnologie française, n°1, janvier-mars 2000 : Pliures, coupures, césures du temps, pp.9-22 : p.9.
836
Voir Yves-Alain FAVRE, « L’espace et le temps du merveilleux », in Une quête incessante : le merveilleux. Hommage à Robert Baudry, sous la direction de Claude Letellier, Actes du colloque « La Problématique du merveilleux » du 2 au 8 août 1991, Cerisy-la-Salle (Fontaine Etoupefour, édité par le Cermeil,
1995, 211p.), pp.45-51.
837
La notion de réel merveilleux a été élaborée par Alejo CARPENTIER après une visite à Haïti, pour définir
les impressions qu’il avait eues au contact de cette île et de sa population. Elle désigne l’insolite quotidien et
la foi, la croyance dans le merveilleux.
838
Expression de Pierre LE COZ, « Le danger merveilleux », in Europe, 2005, op.cit., pp.69-72 : p.69.
245
étrange ce qui nous est familier, mais que nous avons refoulé : lorsqu’il nous revient de
l’extérieur, méconnaissable, l’étrange nous fait peur. Le fantastique permet de dire ses
peurs, d’exprimer ses forces destructrices. Les auteurs de notre corpus narrent des phénomènes étranges, proches de ce que l’on nomme le paranormal, tels que des prémonitions,
des faits passés et pourtant présents, le caractère immuable du destin, des coïncidences
frappantes, des rencontres étonnantes apparemment dues au hasard. Un autre fait étrange
est l’intertextualité : elle est liée tant à un imaginaire à la fois commun, collectif, partagé et
personnel à chacun de ces auteurs qu’à une même sensibilité et sans doute aussi à un contexte quasi inchangé en dépit des années. Il y a là une forme de communion entre ces poètes malgré les années et la mort. L’étrange prend aussi forme à travers un certain rejet de la
modernité.
Rares sont les écrivains qui s’inspirent directement des récits fantastiques des campagnes, de la littérature orale, du peuple. Il s’agit d’un fantastique que certains ont qualifié
d’« archéologique », voire de « préhistorique ». Les expressions réel merveilleux et fantastique réaliste – qui désignent l’interpénétration, la co-existence de notre monde et d’un
autre – semblent plus appropriées pour désigner le fantastique de nos auteurs. Ce fantastique est hérité de la tradition, il est réaliste et amène le lecteur à douter de ses sens perceptifs et de sa santé mentale. D’où le caractère particulièrement vivant de leurs récits. Les
théoriciens du fantastique ne sont pas tous d’accord dans la manière de définir ce type
d’écriture, de littérature. Nous ne ferons donc qu’une tentative de définition, en rappelant
tout d’abord les grands principes évoqués par les spécialistes du genre. Selon PierreGeorges Castex, le fantastique se résume en « une intrusion brutale du mystère dans la vie
réelle ; il est lié généralement à des états morbides de la conscience, qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projettent devant elle des images de ses angoisses et de
ses terreurs » 839 . Roger Caillois affirme que le fantastique manifeste un scandale, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel840 . Tzvetan Todorov précise ces
idées et considère que « le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel » 841 . Marcel
839
Pierre-Georges CASTEX, Le Conte Fantastique en France de Nodier à Maupassant (Paris, éditions José
Corti, 1951), p.8.
840
« Dans le fantastique, le surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle. Le prodige y
devient une agression interdite, menaçante, qui brise la stabilité d’un monde dont les lois étaient jusqu’alors
tenues pour rigoureuses et immuables », Roger CAILLOIS, « De la féerie à la science-fiction », in Anthologie de la littérature fantastique (Paris, éditions Gallimard, 1966), pp. 9-59 : p.15.
841
Tzvetan TODOROV, Introduction à la littérature fantastique (Paris, éditions du Seuil, collection
« Points » n°73, 1976, 189p. / 1ère édition : Seuil, collection « Poétique », 1970), p.29.
246
Schneider, quant à lui, remet en cause ces notions : le fantastique « est un produit de rupture, une déchirure soudaine dans l’expérience vécue du quotidien. La révélation peut se
faire dans l’épouvante comme dans la jubilation, dans le bonheur comme dans la souffrance. Il suffit de croire aux réalités invisibles. » 842 .
Le thème du récit fantastique est le rapport entre la réalité du monde que nous habitons et la réalité du monde qui habite en nous et nous détermine. Le problème de la réalité même de ce qui se voit – choses extraordinaires qui ne sont peut-être que projections
hallucinées de notre esprit, choses banales qui dissimulent peut-être sous leur apparence
une seconde nature, inquiétante, mystérieuse, terrifiante – constitue l’essence même de la
littérature fantastique. Le fantastique est source d’embarras : il est fils de l’imaginaire et
celui-ci s’enfonce dans les méandres du temps, rejoint les antiques perceptions collectives
pour déboucher sur nos obsessions contemporaines. Le fantastique relève principalement
du domaine de la fiction. Or la fiction fait partie intégrante des arcanes de l’imagination :
indépendamment du réel, mais en gardant avec lui des contacts extra-textuels d’usage, la
fiction bâtit une réalité seconde, qui possède sa propre structuration et permet des interprétations diverses.
Notre univers tangible possède ses lois, ses normes communément admises : le
temps suit une courbe graduée et irréversible, l’espace s’inscrit dans une série de coordonnées homogènes et tridimensionnelles, les morts sont bien morts, les pierres inanimées…
Le fantastique s’oppose à tout cela. Il bouscule nos certitudes les plus robustes tout en
maintenant la toile de fond de notre monde quotidien. Les recettes traditionnelles du genre
fantastique sont la séduction de l’étrange, l’irruption de l’irrationnel dans le réel jusqu’à la
confusion des sentiments, la fragile frontière de la folie. Il est donc difficile de donner une
définition précise du fantastique qui ne susciterait aucune controverse. Il reste une solution : l’in-définition, qui permettrait une sémiotique globale 843 .
Les effets de prolepse sont propres à l’écriture fantastique, tout comme les sousentendus. Ils maintiennent la tension et l’attention du lecteur, qui n’a plus de recul possible
par rapport au récit. Il est pris au jeu de l’auteur, il fait partie intégrante de la narration. Le
842
Marcel SCHNEIDER, Histoire de la littérature fantastique en France (Paris, éditions Fayard, 1985,
463p.), p.8.
843
« Le récit fantastique se présente comme la transcription de l’expérience imaginaire des limites de la ra ison. Il allie la fausseté intellectuelle de ses prémisses à une hypothèse extra-naturelle ou surnaturelle, de telle
manière que la motivation réaliste soit indissociable d’un principe d’irréalité. La juxtaposition de deux probabilités externes, l’une empirique, l’autre méta-empirique, également inadéquates, doit suggérer l’existence
de ce qui, dans l’économie de la nature et d’une surnature, ne peut pas être. », Irène BESSIERE, Le Récit
Fantastique (Paris, éditions Larousse, 1974, 256p.), p.62.
247
phénomène fantastique ne peut exister que dans un espace clos, clos par des murs mais
aussi et surtout par des lois, des règles. Le fantastique naît d’une confrontation entre deux
mondes aux lois différentes. Le lieu clos est un topos où le héros ne peut échapper au phénomène : la confrontation ne peut être, ne peut naître que dans l’enfermement. Le fantastique peut prendre plusieurs formes, être analysé selon différents angles, différents points de
vue. Mikhaïl Bakhtine considère le fantastique du folklore et le réalisme folklorique ainsi :
« un fantastique réaliste : jamais il ne sort des limites de notre monde réel, matériel, il œuvre dans
les vastitudes de l’espace et du temps, il sait y être sensible et en profiter en largeur et en profondeur. Ce fantastique s’appuie sur les possibilités réelles du développement de l’homme, possibilités non dans le sens du programme d’une action pratique immédiate, mais dans celui des possibilités-besoins de l’homme, dans le sens des exigences éternelles, jamais éludées de la vraie nature
humaine. Ces exigences demeureront toujours, tant qu’il y aura des hommes, on ne peut les étouffer, elles sont aussi réelles que la nature humaine, c’est pourquoi tôt ou tard, elles ne pourront
manquer de se frayer un chemin jusqu’à leur réalisation complète. Voilà pourquoi, aussi, le réalisme folklorique est une source intarissable de réalisme pour toute la littérature livresque, et le
roman. » 844
Les récits de notre corpus relèvent essentiellement de ce type de fantastique : le fantastique
du folklore, qui est un fantastique réaliste. Et les cultures dont ils sont issus accordent une
grande place au merveilleux et, plus particulièrement, au réel merveilleux. Le fantastique et
le merveilleux ne constituent pas des ruptures avec le réel, ils lui sont liés de façon intrinsèque, ce qui les distingue du féérique par exemple.
« l’inspecteur principal [Evariste Pilon] n’appréciait guère le côté irrationnel des « affaires » d’icilà. Les données de base n’y étaient jamais au fil à plomb, une dose déraisonnable, légèrement maléfique, embrumait le tout, et comme l’inspecteur, malgré son long séjour au pays de Descartes,
avait levé ici-dans comme nous-mêmes dans la même intelligence de zombis et soucougnans
divers, ses efforts scientifiques et de logique glaciale dérapaient bien souvent. »845
Le merveilleux est présent dans toutes les cultures, il fait partie intégrante de la
culture 846 . C’est dans la littérature orale qu’il trouve sa plus belle expression, cela permet
en même temps de le cacher, d’une certaine manière. Il existe plusieurs formes de merveilleux, que l’on peut regrouper sous l’expression réalisme merveilleux d’Alejo Carpentier. C’est le cas, tout du moins, pour nos deux régions d’étude, dans lesquelles le merveilleux est présent dans le quotidien et représenté comme appartenant à la vie quotidienne
844
Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, op.cit., p.297.
Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.117-118.
846
« Si le fantastique n’avait jamais existé chez nous, de sa nature propre et inventive […] nous n’aurions pas
eu de société, car il n’y a jamais eu de société qui n’eût le sien. […] Le penchant pour le merveilleux, et la
faculté de modifier, suivant certaines circonstances naturelles ou fortuites, est inné dans l’homme. Il est
l’instrument essentiel de sa vie imaginative, et peut-être même est-il la seule compensation vraiment providentielle des misères inséparables de sa vie sociale. », Charles NODIER, « Du fantastique en littérature » ,
op.cit., pp.132-134.
845
248
dans la littérature orale. Le réel merveilleux est vraisemblable, proche du réel, parfois
même réaliste.
« le merveilleux commence à l’être de façon évidente lorsqu’il surgit d’une altération inattendue
de la réalité (le miracle), d’une révélation privilégiée de la réalité, d’une illumination inhabituelle
ou qui favorise singulièrement les richesses inaperçues de la réalité, d’un élargissement des échelles et des catégories de la réalité, perçues avec une particulière intensité en vertu d’une exaltation
de l’esprit qui le conduit à une manière d’ « état limite ». Pour commencer, la sensation du merveilleux présuppose une foi. » 847
Il est donc présent au quotidien, même s’il n’est pas toujours perceptible 848 : comme nous
l’avons vu, le cadre spatio-temporel du merveilleux est lié à celui du réel.
Le rapport que les Martiniquais et les Centre-Bretons entretiennent avec la mort et
avec l’Autre Monde témoigne de ce lien entre le réel et l’irréel. Cette relation est partic ulière et quotidienne. La mort est familière, les morts rendent visite aux vivants pour les
conseiller ou, tout simplement, pour se tenir informés. Les âmes (anaon) des trépassés
n’effraient pas, et les vivants cherchent à faciliter leur repos 849 . Il en est de même en Martinique, où l’on considère que les morts deviennent des entités invisibles qui côtoient les
vivants, qui peuvent les protéger ou les effrayer, et avec lesquelles l’on peut entrer en contact, plus particulièrement, au moment de la Toussaint et du Jour des Morts.
C’est l’une des preuves du talent des conteurs que d’avoir (totalement) intégré les
mécanismes de la peur face au surnaturel et d’avoir su les rendre dans tous les types de
lieux. En Centre-Bretagne et en Martinique, il ne s’agit pas à proprement parler de peur ni
de fascination macabre, plutôt d’une acceptation (qui, pour autant, n’est pas preuve de résignation). Faire ressortir revient à enfermer, à montrer qu’il existe un autre monde, régi
par des règles qui échappent aux lois générales du quotidien. Nos auteurs et les conteurs
s’inspirent de l’imagerie fantastique populaire née de la peur (qu’elle soit réelle, supposée
847
Alejo CARPENTIER, « Le réel merveilleux en Amérique », in Chroniques, traduit de l’espagnol par René
L.F. Durand (Paris, éditions Gallimard/NRF, collection « Idées », 1984, 507p.), pp.342-349 : pp.344-345.
Voir aussi Louis-Philippe DALEMBERT, « Le real maravilloso d’Alejo Carpentier », in Formes et imaginaires du roman − Perspectives sur le roman antique, médiéval, classique, moderne et contemporain (Paris,
éditions Honoré Champion, 1998, 240p.), pp.135-148.
848
« le réel merveilleux constituerait un dépassement du réel banal, ou banalisé : ce serait un réel qui ne se
révèle que si on le regarde à partir d’un certain point de vue, à une certaine distance et dans un certain sens.
Dès lors, se pose un problème de perception […] D’où peut-être l’idée de la foi, nécessaire pour pallier
l’absence évidente d’indications sur les modes de décodage et de transcription. », Louis-Philippe DALEM BERT, « Le real maravilloso d’Alejo Carpentier », op.cit., pp.135-148 : pp.140-141.
849
Voir notamment « Le mort dans l’arbre », in Anatole LE BRAZ, La légende de la mort chez les Bretons
armoricains, op.cit., pp.197-198.
249
ou feinte). Ils recréent donc, nous l’avons vu, un cadre spatio-temporel fortement symbolique, qui joue un rôle primordial dans l’irruption du merveilleux dans la réalité quotidienne.
« Le réalisme merveilleux sert à réintégrer, dans le conte antillais en tout cas, sert à intégrer
l’homme dans le réel. Ce n’est qu’un passage. »850
Le merveilleux passe aussi par la symbiose qui s’est faite entre les différentes
croyances, les différents cultes, par le syncrétisme religieux. Les cultures se sont adaptées
les unes aux autres, et il en a été de même pour les religions, chacune venant compléter
l’autre. Le syncrétisme religieux, en Basse-Bretagne et aux Antilles, peut être qualifié de
« total », ce qui peut paraître quelque peu paradoxal, vu de l’extérieur. Bretons et Antillais
n’hésitent pas entre une religion et une autre : ils les intègrent toutes, les mélangent, chacune venant compléter l’autre. Il y a interpénétration. Et l’on retrouve ainsi dans le même
conte Saint-Pierre, le Diable et l’Ankou851 . L’on peut aussi rencontrer la Sainte-Vierge,
avec toutes les caractéristiques de la fée marraine, sauvant un personnage des griffes d’un
sorcier ou du diable. De même, autour du Yeun Elez se racontent nombre de récits sur la
conjuration des âmes par un abbé, Tadic-Coz, âmes qui sont enfermées dans le corps d’un
chien noir avant d’être jetées dans le Youdic 852 , qui est la porte des enfers et plus particulièrement de l’enfer froid des Celtes (l’ifern yen).
Nous l’avons vu, en Centre-Bretagne, la religion chrétienne s’est adaptée aux
croyances existantes, notamment en christianisant les lieux de culte traditionnels (fontaines, calvaires, etc.). Et le culte rendu à Saint-Yves de la vérité n’a pas grand rapport avec
la religion chrétienne : l’on frappe la statue du saint pour qu’il rende la justice en désignant
le coupable par la maladie (celui-ci dépérit et meurt), le clergé a d’ailleurs fait disparaître
les statues de ce saint des églises. En Martinique, les cultes catholique et animiste coexistent. Et les quimboiseurs 853 ont parfois recours aux deux types de rituels. La population est
d’ailleurs demandeuse de protection, en particulier contre les éléments, contre les catastrophes naturelles qui peuvent s’abattre sur l’île. En outre, dans les deux régions, lorsqu’on se
retrouve face à un être de l’Autre Monde ou en mauvaise posture, il est conseillé de se signer et/ou de prier pour se sortir d’affaire ; de même, les statues sont dotées de pouvoirs,
on les croit investies d’une puissance surnaturelle. Le clergé semble parfois jouer de ces
850
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
« Véig Richou, le pillaouer de Loqueffret », conte de René TRELLU, in Mouezh ar Menez, n°11, février
1992 : Contes des Monts d’Arrée et des Montagnes Noires, pp.54-56.
852
« Le conjuré de Tadic-Coz » d’Anatole LE BRAZ, op.cit.
853
Il s’agit de sorciers qui manient la magie blanche, qui accomplissent des rituels parfois proches des rituels
africains. Ils détiennent de grands pouvoirs, selon la croyance populaire.
851
250
croyances, c’est le cas notamment en Martinique où la statue de Notre-Dame de la Délivrande est qualifiée, par les prêtres et les évêques, de « bouclier invisible » protégeant la
Martinique 854 .
En Martinique et en Centre-Bretagne, ce syncrétisme, cette symbiose entre les
croyances semble davantage relever d’un état d’esprit, d’une manière de vivre et de penser
que de religion à proprement parler. D’où la tentation de simplifier en parlant de superstitions. Or, il ne s’agit en aucun cas de superstitions, mais d’un moyen d’assurer la survivance de croyances anciennes.
« Il serait bien mal avisé et d’esprit singulièrement étroit, celui qui ne verrait dans la persistance de
ces vieux rites que superstitions barbares et crédulité naïve d’un peuple encore enfant. J’aime
mieux en savourer, quant à moi, la poésie profonde, y respirer comme en sa pureté cette fraîcheur
de naturalisme celtique que vingt siècles n’ont pas déflorée. » 855
Cette idée est aussi exprimée par Paul Sébillot, en 1908 : il voit dans les croyances et les
coutumes populaires les survivances des religions antérieures au christianisme qui subsistent sous forme de débris :
« des traditions et des croyances [...] se traduisent dans la pratique par des rites, des gestes, des
formules, débris de cultes naturalistes ou déformations de religions plus avancées, qui survivent
encore chez les peuples civilisés et à l’ensemble desquels on peut donner le titre de Paganisme
contemporain856 . » 857
Patrick Chamoiseau intitule l’un de ses ouvrages : Biblique des derniers gestes. Il y
retrace la vie d’un homme, Balthazar Bodule-Jules, et, ce faisant, la vie des Antilles et de
la Martinique. Ce texte peut être considéré comme un évangile de ce guerrier, l’un des derniers. De même, la structure de Texaco rappelle une « petite Bible ». Ce récit est composé
de trois parties dont les titres sont des allusions à la vie de Jésus-Christ : « Annonciation »,
« Le sermon de Marie-Sophie Laborieux » 858 et « Résurrection » 859 . La seconde partie est
divisée en deux sous-parties, en deux « tables » : « Table première : autour de Saint-
854
Voir à ce propos Philippe DELISLE, « Le catholicisme martiniquais : reproduction du modèle métropolitain ou recréation créole ? (seconde moitié du XIXe siècle) », in L’église martiniquaise et la piété populaire
XVIIe-XXe siècles, catalogue de l’exposition organisée par les Archives Départementales de la Martinique,
février-mai 2001 (Fort-de-France, Archives Départementales de la Martinique, 2001, 123p.), pp.27-37 :
pp.36-37. Voir aussi Dominique TAFFIN, « Quelques aspects de la piété catholique en Martinique du XIXe
au XXe siècles », in L’église martiniquaise et la piété populaire XVIIe-XXe siècles, op.cit., pp.39-51.
855
Anatole LE BRAZ, cité par Paul-Yves SEBILLOT, in Mythologie et folklore de Bretagne (Rennes, éditions Terre de Brume, collection « Essais », 1995, 233p. / 1ère édition : Payot, 1950), p.33.
856
Titre de l’un de ses ouvrages : Le Paganisme contemporain chez les peuples celto-latins.
857
Cité par Nicole BELMONT, in Paroles païennes, op.cit., p.150.
858
Dont le sous-titre est : « pas sur la montagne mais devant un rhum vieux» .
859
Dont le sous-titre est : « pas en splendeur de Pâques mais dans l’angoisse honteuse du Marqueur de paroles qui tente d’écrire la vie ».
251
Pierre » et « Table deuxième : autour de Fort-de-France ». Ces deux tables sont consacrées
aux deux principales villes de la Martinique et aux deux principaux personnages du ro man : la première raconte la vie d’Esternome, le père, la deuxième la vie de Marie-Sophie,
la fille. Elles font donc penser à l’Ancien et au Nouveau Testament des Saintes Ecritures.
En outre, l’un des personnages est surnommé « le Christ » : l’urbaniste qui va permettre au
quartier d’obtenir la reconnaissance de la mairie de Fort-de-France, reconnaissance qui est
une forme de (re)naissance. Texaco serait, ainsi, une forme de récit sacré des origines du
quartier éponyme.
« Ecrire la Caraïbe c’est embrasser des entrelacements de mémoires souterraines qui ont accouché
d’une diversité inédite. […] Aussi sommes-nous de tous les dieux, de toutes les terres et de toutes
les humanités. Aussi sommes-nous des unités composites où se mêlent des fragments, des miettes
et des bribes d’un insondable « Avant » qui taraude la formulation de notre présence au
monde. » 860
Le réel merveilleux se vit donc au quotidien, dans les croyances, ainsi que dans les récits
oraux, et tout cela contribue à la richesse des cultures centre-bretonne et martiniquaise. Et
les conteurs décrivent l’Autre Monde : l’image, la vision qui en est donnée regroupe les
considérations et les descriptions des différentes cultures en présence.
b) L’Autre Monde
Nous l’avons vu, en Centre-Bretagne et en Martinique, l’espace est souvent symbolique : il y a de nombreux seuils permettant la communication entre le monde réel et
l’Autre monde. L’eau est un élément qui favorise ce passage. Le Yeun Elez est un accès à
l’enfer : en son centre, se trouve le Youdig, la bouche de l’enfer dans laquelle on précipite
les âmes damnées sous la forme d’un chien noir. Le marais 861 est donc un lieu de passage
vers l’Autre Monde, ainsi que vers l’enfer froid des Celtes. Les lavoirs 862 sont, eux aussi,
des lieux importants dans la vie sociale des femmes, et c’est aussi le lieu où se trouvent les
lavandières de nuit, qui lavent les suaires des imprudents bravant les interdits nocturnes et
qu’elles tuent − après avoir demandé ou accepté son aide pour tordre des draps, la lava ndière broie les membres du promeneur nocturne dans ce drap, qui est désigné comme son
suaire −, pour échapper à cette mort, il faut tordre le linge dans le même sens que la lava ndière. Les lavandières de nuit sont, elles-mêmes, des âmes pénitentes.
860
Ernest PEPIN, « Aussi sommes-nous de tous les dieux, de toutes les terres et de toutes les humanités », in
Magazine littéraire n°369, octobre 1998, pp.114-115 : p.114.
861
Voir Kreiz, n°8, 1998 : Marais en Bretagne, particulièrement Jean-Marc HERVIO, « Eléments pour une
histoire des paysages de tourbières en Basse-Bretagne : l’exemple du Yeun-Elez », pp.137-144.
252
En Martinique, la mer est un espace particulier, investi d’une très forte portée symbolique. Les Martiniquais ont un rapport particulier à la mer : mélange de fascination et de
peur, conscience de ses dangers et inconscience. Selon Ina Césaire, c’est dans le rapport à
la mer que se situe le traumatisme des Martiniquais et non dans le souvenir de l’esclavage :
« la mer, c’est elle qui a fait le voyage originel, et le voyage originel eh bien c’est un voyage tragique. Même si les gens disent qu’ils ont oublié, eh bien ils n’ont pas oublié, parce que c’est un
traumatisme. Là c’est un traumatisme, la mer, le bouger. Et pourquoi Césaire il écrit Cahier d’un
retour au pays natal ? Le voyage là aussi le voyage. Maryse Condé, pourquoi elle écrit ce voyage
visionnaire au Sénégal c’est retourner, défaire le voyage originel, le voyage gratuit, le voyage sans
retour » 863
Elle constitue donc un seuil important, d’autant plus que l’on a ici affaire à une île, d’où la
sensation d’enfermement qui peut aussi être attachée à la mer. Dans nos deux régions,
l’eau est « symbole du patrimoine » 864 , elle délimite des territoires (avec les ruisseaux, les
marais, les sources, les étangs, etc.) 865 .
En Centre-Bretagne, les anciens chemins portent la marque du lien entre le monde
des vivants et le monde des morts. Ils sont porteurs de sens.
« Progressivement délaissés, ces mauvais chemins restèrent longtemps l’objet de croyances, des
croyances particulièrement manifestes dans les domaines de la mort, au point qu’on leur a donné le
nom de Hent ar marv, hent an dud varv, chemin de la mort, chemin des morts (Bourbriac), ou encore Hent an Ankou, chemin de la mort personnifiée. » 866
Les chemins désertés par les vivants conduisent encore les défunts à leur dernière demeure.
La tradition l’exige − « Les fils doivent passer par où ont passé leurs pères » 867 − et souvent, c’est ce chemin qui a été utilisé pour le baptême : il marque donc le début et la fin de
la vie humaine. En outre, ils sont généralement empruntés par karr an Ankou (la charrette
de la Mort868 ). C’est donc aussi sur ces chemins que se manifestent un certain nombre
862
Voir Kreiz, n°9, 1998 : Fontaines, puits et lavoirs en Bretagne, particulièrement Daniel GIRAUDON,
« Lavandières de jour, lavandières de nuit », pp.89-130.
863
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
864
Pierre GOULETQUER, « L’eau, symbole du patrimoine », in Kreiz, n°8, 1998 : Marais en Bretagne,
pp.9-16.
865
La Bretagne est parfois considérée comme une (très grande) presqu’île, et la mer est très présente dans la
vie et dans l’imaginaire des Bretons : « L’eau fascine et inquiète. Fontaines, rivières, étangs, puits, ou simples
lavoirs, autant de lieux dont les récits légendaires se sont emparés. Mais en Bretagne il y a surtout la mer dont
on n’est jamais bien éloigné : la mer et ses dangers, ses drames ; la mer et ses enchantements, ses palais merveilleux qui se révèlent aux héros des contes… », dont le plus célèbre est le récit de la ville d’Ys (Les Passeurs de mémoire, op.cit., p.68).
866
Daniel GIRAUDON, « Hent ar marv, hent an Ankou . Chemins des morts, chemins de la Mort », in Kreiz,
n°16, 2002 : L’homme et la route en Bretagne, pp.187-213 : p.187. Cette pratique se retrouve dans d’autres
régions et dans d’autres pays.
867
Breiz Izel, 1970 ; cités par Daniel GIRAUDON, « Hent ar marv, hent an Ankou. Chemins des morts, chemins de la Mort », art.cit., p.188.
868
Ou karrig an Ankou ; ou encore karrigell an Ankou, la brouette de la mort.
253
d’intersignes869 , essentiellement ceux concernant les cortèges funèbres. Ils constituent donc
des seuils qui mènent d’un monde à l’autre. Un autre seuil privilégié est le bois ou la forêt,
domaine du mystérieux et du merveilleux. Les arbres servent, en effet, à symboliser le caractère cyclique de l’évolution : mort et renaissance, régénération. Et ils réunissent les
quatre éléments : l’eau circule dans la sève, la terre s’intègre aux racines, l’air circule dans
les feuilles et le feu peut en jaillir. Les hauteurs − montagnes, monts, mornes − constituent
aussi des seuils particuliers. Elles symbolisent, en effet, la rencontre du ciel et de la terre,
ainsi que le terme de l’ascension humaine.
Certains endroits, certains sites portent la marque du merveilleux. Ils prouvent la
réalité des légendes et de l’Autre Monde. Ainsi en est-il, par exemple, des rochers dessinant la silhouette d’un dragon couché près du Ménez-Mikèl, et du chaos de roches à SaintHerbot qui constitue les restes du géant Gawr plié en sept. Et certains êtres, par leur profe ssion, sont réputés proches de l’Autre Monde, ce qui est montré par leurs surnoms.
« les paysans des hautes terres [en Centre-Bretagne] répondent au sobriquet de Tussed ar Ménez,
« Lutins de la Montagne ». Lutins, ils ne le sont pas seulement par leurs feutres à larges bords et
leurs vêtements de laine rousse, couleur de tourbière, mais encore par leur alacrité, par leur industriosité, par leur adresse. »870
Les récits oraux expliquent cela, aussi bien à l’enfant qu’à l’adulte, au natif qu’au nonnatif. Les contes sont le reflet de la vie humaine.
« Nombre de ces récits [les contes], liés au monde qui nous entoure, sont une forme d’initiation à
sa découverte progressive et à l’explication des éléments qui le constituent, une réponse aux interrogations, voire aux angoisses de l’existence humaine : la nuit, le ciel, les eaux, les bois, les animaux… jusqu’au nom même des lieux… » 871
L’Autre Monde est bien le reflet du monde réel, même s’il peut apparaître comme
un reflet inversé ou déformé. Il est très proche du monde réel, il lui ressemble et il en diffère tout à la fois, comme l’explique Geneviève Calame-Griaule :
« Les territoires de l’ailleurs [sont le] reflet souvent inversé du monde réel […] tous ces paysages
(où la forêt […] domine) sont à la fois reconnaissables et transfigurés, les détails familiers prennent vite une tournure déconcertante, les êtres qui les peuplent sont des non-humains, les rencontres que l’on y fait sont autant d’énigmes qu’il faut déchiffrer : personnages, animaux, objets se
conduisent de façon étrange, mais ces absurdités apparentes sont sous-tendues par une logique implacable qui se révèle au « bon » initié (le « mauvais » lui ne comprend pas et sa conduite immature le mène à sa perte). » 872
869
Au sujet des intersignes, voir notamment Anatole LE BRAZ, La légende de la mort chez les Bretons Armoricains, chapitre premier, pp.103-134.
870
Anatole LE BRAZ, « Etude », op.cit., p.44.
871
Les Passeurs de mémoire, op.cit., p.58.
872
Geneviève CALAME-GRIAULE, « Editorial Autres mondes », art.cit., p.8.
254
L’Autre Monde est un monde du possible, qui − même s’il insiste sur le respect de règles,
de normes, d’interdits, de tabous − rend possible l’impossible et croyable l’incroyable. Et
c’est pourquoi le fils du paysan peut devenir roi de France ou, mieux encore, roi
d’Espagne. On y accède essentiellement la nuit, qui est un moyen privilégié, durant lequel
les mondes peuvent s’interpénétrer. La nuit est propice au repos du corps et de l’esprit, et
celui-ci peut laisser libre cours à l’imagination. C’est alors le rêve (éveillé ou non). L’on
remarque d’ailleurs que certains rêves sont à l’origine des aventures 873 , et que certains personnages terminent leur voyage par un réveil, et ne savent pas (plus) si les aventures ont
été vécues ou rêvées 874 . Le doute dure généralement quelques jours, parfois toujours. Le
monde du rêve et l’Autre Monde des contes sont proches : le rêve et le conte constituent
des pauses, des moments de repos, voire de récréation. Le passage dans ces mondes permet
de vivre autre chose, ne serait-ce que le temps du conte et ce, aussi bien pour les personnages que pour les auditeurs.
Les êtres qui peuplent l’Autre Monde peuvent être qualifiés d’autres-semblables 875 .
Il y a plusieurs figures d’autres-semblables : les êtres divins ou relevant du religieux876 , les
géants primordiaux877 , la Mort et les morts revenants, les sorciers et les sorcières, les êtres
fantastiques 878 . Ces « catégories sont pour l’essentiel hermétiques les unes aux autres, car
elles représentent, chacune, des extensions distinctes de l’homme » 879 . Ces êtres ont une
fonction de « description des normes sociales et culturelles », qu’ils veillent à faire respecter. Ils ont généralement un territoire bien défini, qui est souvent lié au temps, à un événement historique précis 880 . Et ils ont un rapport avec la mort : l’Autre Monde est, en effet,
873
Dans « Le navire merveilleux » de Jean-Marie DEGUIGNET, op.cit., la princesse rêve du navire me rveilleux qui est à l’origine du récit.
874
C’est le cas d’Eva, lorsqu’elle s’éveille après plusieurs jours d’un sommeil étrange, suite à son escapade
nocturne dans la forêt. Audrey PULVAR, L’enfant-bois, op.cit., pp.112-114.
875
Expression de Jean-Noël PELEN, in « Ces Autres-semblables − Introduction », in Etres fantastiques des
régions de France, actes du colloque de Gaillac les 5, 6 et 7 décembre 1997 (Paris, éditions L’Harmattan,
2001, 304p.), pp.5-18.
876
Ils « sont perçus comme étant présents, selon une présence que l’on pourrait presque dire diffuse, dans la
totalité de l’espace et du temps. Ils sont, en quelque sorte, une représentation de cette totalité. La croyance
qu’on leur porte est fortement instituée dans le champ social », ibid.., p.6.
877
Ils sont dits « communément légendaires, c’est-à-dire que le statut de la connaissance que l’on en rapporte
est ambivalent : ils ont peut-être existé. […] Ces êtres sont relatés comme ayant disparu, bien que le sens de
leur légendaire reste profondément actif », ibid., p.6.
878
Ils « forment une catégorie profane, la seule qui soit sans parenté directe avec l’homme […] Sortes
d’esprits de la nature (et quelquefois représentations des ancêtres), aux apparences multiples, ils sont présents
dans l’univers du quotidien, nocturne ou diurne, habitants des lieux concrets », ibid., p.7.
879
Ibid.., p.7.
880
Ce dernier point − le rapport avec le temps, avec l’histoire − ne semble pas concerner les êtres des Autres
Mondes martiniquais et centre-bretons.
255
considéré comme étant le monde du merveilleux et le monde de l’au-delà 881 . Ces êtres
brouillent les frontières, qu’elles soient spatiales, physiques ou autres.
Nous ne dresserons pas ici la liste des êtres de l’Autre Monde qui peuplent l’espace
et l’imaginaire en Martinique et en Centre-Bretagne, car ils sont nombreux. Ils correspondent aux quatre catégories de Jean-Noël Pelen (à l’exception, en Centre-Bretagne, des sorciers et des sorcières), et on peut les regrouper aussi en êtres anthropomorphes et en êtres
zoomorphes (qu’il s’agisse de métamorphoses d’humains ou d’animaux). Ces êtres apparaissent essentiellement la nuit − « En règle générale, la nuit appartient aux esprits et celui
qui traîne le soir par les chemins s’expose aux pires dangers » 882 − et plus particulièrement
au moment de la Toussaint et de Noël (ainsi qu’à la Saint-Jean en Centre-Bretagne). En
Centre-Bretagne, ces nuits-là sont propices aux rencontres : les frontières entre le monde
réel et l’Autre Monde sont abolies, et les âmes des défunts rendent visite à leurs parents
vivants. Les familles veillent donc au bien-être des parents défunts en entretenant les tombes, et en leur réservant un bon accueil : aux nuits de la Toussaint, de Noël et de la SaintJean, les morts rendent visite aux vivants, qui disposent un siège auprès de l’âtre de la ma ison (une pierre près du tantad de la commune à la Saint-Jean) ainsi que nourriture et boisson. La mort est considérée comme un passage et non comme une fin en soi. Et il importe
de réussir ce passage, d’où le soin apporté à la veillée des mourants et des défunts.
Parmi les êtres de l’Autre Monde, on rencontre le plus souvent les âmes des défunts, l’Ankou, les lavandières de nuit, le crieur et le siffleur de nuit, les lutins 883 , des êtres
saints (Jésus, Saint-Pierre, la Vierge Marie pour le Centre-Bretagne) ; et en Martinique, les
êtres saints, les morts (les moun-mô), le diable, les gens gagés 884 , les revenants et les zo mbis. Les êtres saints et les défunts sont généralement des intermédiaires, des intercesseurs
entre les hommes et Dieu, ils se font aussi les auxiliaires lors des épreuves. Les autres êtres
881
En Basse-Bretagne, cet au-delà ne peut être qu’enfer ou paradis : Naneus nemer daou blas, enneff hac an
nifern (« Il n’y a que deux places, le ciel et l’enfer »). Les Bas-Bretons n’adhèrent que partiellement à la
notion de purgatoire et ils imaginent souvent qu’il se trouve dans le monde réel : les âmes purgeraient leur
peine, accompliraient leur pénitence dans le monde réel. L’on croit ainsi, par exemple, qu’il ne faut pas
fouetter les ajoncs qui bordent les sentiers ou marcher dessus car des âmes pourraient y accomplir leur peine ;
de même, il ne faut pas balayer le sol à la nuit tombée car des âmes pourraient être emportées. En Martinique,
l’au-delà est multiple : il y a le paradis, l’enfer, le purgatoire et un entre-deux pour les êtres qui sont entre la
mort et la vie.
882
Daniel GIRAUDON, « La lavandière de nuit. Ar gannerez-noz », in Etres fantastiques des régions de
France, op.cit., pp.45-78 : p.51.
883
Ar korriganed, les korrigans. Si on les traite convenablement, ils aident au foyer et aux champs. Il faut
davantage faire attention à ceux que l’on est susceptible de rencontrer la nuit, ils entraînent le noctambule
dans leurs rondes et leurs chants. Et il est rare qu’il en ressorte vivant.
884
Qui ont donné, vendu leur âme au diable, et qui se transforment la nuit en êtres volants après avoir ôté leur
peau. On les nomme aussi les soucougnans.
256
peuvent être bénéfiques ou maléfiques en Centre-Bretagne, alors qu’ils sont le plus souvent
maléfiques en Martinique. Certains sont facétieux, comme les lutins bretons qui s’amusent
à égarer celui qui passe dans les champs et dans les bois la nuit, surtout quand il a quelque
peu abusé de la boisson.
Les croyances en l’Autre Monde, et en ses êtres fantastiques, en la nuit comme
moment particulier, tout ce qui a pu être qualifié de superstitions de vieilles gens n’auraient
plus cours. Mais l’on remarque qu’un certain nombre de personnes continue de faire attention à certaines façons de faire et de dire, et que l’on raconte encore certaines anecdotes
laissant supposer l’existence des intersignes et de certains êtres de l’Autre Monde tout en
affirmant ne pas y croire 885 .
Les mondes créés par les auteurs correspondent donc à la fois au monde réel, à une
vision du monde personnelle et à la manière dont les membres des sociétés observées considèrent leur propre univers, tout en tenant compte des mondes de la littérature orale et de
l’imaginaire. Ils participent ainsi aux thèmes de la quête, du parcours et de l’initiation, et
ils sont très présents dans les récits issus de la littérature orale. L’initiation vise à
l’élaboration, à la construction d’une identité culturelle nécessaire à tout individu et à toute
communauté. A travers l’initiation des personnages 886 , le lecteur est initié, il s’initie à une
culture autre qui, autrement, lui échapperait.
Les contes comportent donc un contenu à sens éducatif, pédagogique : ils représentent des expressions de sagesse populaire. Ils peuvent ainsi être considérés comme proches de l’initiation : l’auditoire est amené à réfléchir, ne serait-ce qu’inconsciemment, au
885
Comme le remarque Jean-Daniel BOURDONNAY : « Les informateurs […] sont cependant prudents et
mettent sur le compte du manque d’instruction le fait que les anciens voyaient beaucoup plus d’intersignes
que les jeunes d’aujourd’hui. Paradoxalement, ce sont eux aussi qui m’ont confié, sous couvert d’anonymat,
les récits qui composent cet article. Les intersignes seraient-ils tabous ? Ce qui est sûr c’est que les intersignes sont toujours bien présents à l’esprit des Centre-Bretons du XXIe siècle mais leurs formes évoluent avec
le temps », in « Intersignes : mythe ou réalité ? », Kreiz Breizh, n°13, 1er trimestre 2005, pp.40-44 : p.44.
886
Ainsi, à travers le récit de l’initiation de Solibo à l’art du conte, le lecteur comprend-il la force de la parole
et les mystères qui entourent le pouvoir d’un maître de la parole. Voir Patrick CHAMOISEAU, Solibo Magnifique, op.cit., pp.78-79.
257
sens du message délivré par le conteur et sa narration887 . La quête est multiple : c’est à la
fois une quête des origines, de la voix et du corps, des sensations 888 , du passé, de la mémoire perdue, du contact humain, de la communauté, de l’Histoire et des histoires
« effacées », de la trace. Les œuvres littéraires de notre corpus illustrent cette quête, cette
volonté de ne pas oublier : « Une histoire sert à raconter, à ne pas oublier, à ne pas finir » 889 . En plus de toutes ces formes de la quête, il en est une autre, qui les comprend toutes : la quête de soi et d’une reconnaissance.
En outre, les contes et les récits fictifs qu’ils inspirent − tout comme les témoignages et, dans une moindre mesure, les monographies − véhiculent, à travers l’image du
monde qu’ils donnent à voir, une certaine idéologie, comme nous allons le voir.
887
« Tout récit présentant le thème de la quête montre déjà des protagonistes en quelque sorte prédestinés dès
leur départ : le « bon » réussira alors que le « mauvais » échouera. Mais il n’est pas dit explicitement qu’ils le
savent ; ils agissent selon leur nature et leur instinct, et ce sont leurs conduites qui font prévoir leur destin. »,
Geneviève CALAME-GRIAULE, « Editorial Autres mondes », in Cahiers de Littérature Orale, n°39-40,
1996, pp.7-16 : p.13. Ce dernier point − « ce sont leurs conduites qui font prévoir leur destin » − est important. Il montre qu’il faut être vigilant, il insiste à la fois sur la prédestination de chacun au succès ou à
l’échec, tout en laissant supposer que ce destin pourrait être contrarié par un changement d’attitude.
888
Voir Italo CALVINO, Sous le soleil jaguar ou Michel SERRES, Les cinq sens.
889
Propos de l’aroe Remui, in Darcy RIBEIRO, Maïra, traduit du portugais (Brésil) par Alice Raillard (Paris,
éditions Gallimard, collection « Du monde entier », 1980, 392p.), p.246.
258
259
TROISIEME PARTIE :
LE CONTE : VEHICULE D’UNE IDENTITE
CULTURELLE ?
260
« L’identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle. »
Claude LEVI-STRAUSS
La Martinique et le Centre-Bretagne sont des pays 890 à part entière. Pourtant, lorsqu’on s’y rend on est frappé par une sensation étrange : celle d’être en France sans pour
autant y être réellement. Les structures sont françaises, les administrations, etc. Mais
l’identité culturelle, les particularités et les particularismes891 régionaux sont conservés et
mis en valeur. Cela témoigne de l’intégration des deux cultures, de la forme de symbiose à
laquelle on a pu parvenir dans les deux cas. Il en est de même dans la majorité des régions.
Pourtant, l’on remarque en France une sorte de manque sémantique : il semble n’exister
aucun terme pour désigner les identités des provinces :
« En France, pays qui s’est constitué par l’absorption successive de provinces et de populations
immigrées, mais qui n’a jamais voulu se considérer comme un Etat plurinational ni même pluriculturel, la force de l’idéologie stato-nationale est telle que les minorités ne disposent d’aucune
forme de reconnaissance. […] en France on ne peut employer [le] mot « ethnicité » sans encourir
le risque d’être soupçonné de racisme. […] des expressions telles que « minorité nationale » ou
« nation sans Etat » […] sont disqualifiées parce qu’elles paraissent suspectes d’être empreintes de
nationalisme et d’intolérance. Seul le mot de « région » trouve grâce en France pour parler de la
Bretagne, alors qu’il relève d’un genre mineur et limité, qui ne recouvre pas la totalité du champ
de la question bretonne. »892
Nous aborderons donc ici les notions d’ethnicité et de minorité ethnique, qui nécessitent
une définition précise. Les sociétés de Centre-Bretagne et de Martinique constituent, en
effet, des minorités ethniques 893 . Et, à l’instar des institutions européennes, nous entendons
par minorité ethnique une minorité culturelle. L’ethnicité consiste en la revendication
d’une ethnie et de ses caractéristiques (langue, culture, territoire). A l’heure actuelle,
« l’ethnicité est devenue une valeur positive d’identité » 894 , et sa définition
« est désormais forgée de l’intérieur, au lieu d’être attribuée du dehors […] Dans cette perspective,
la conscience ethnique prendrait le relais d’une conscience de classe dont l’histoire n’a pas permis
890
Cf. le titre d’un recueil d’Edouard GLISSANT : Pays rêvé, pays réel. Rappelons le sens du terme
« pays » : il désigne tout d’abord le territoire d’une nation, mais aussi le lieu d’origine, et, dans son sens
familier, un petit village. Ce sont ces deux dernières acceptions que nous prenons en considération ici.
891
Définition donnée par le Petit Robert : « Attitude d’une population, d’une communauté qui veut conserver, à l’intérieur d’un Etat ou d’une fédération, ses libertés régionales, son autonomie. »
892
Ronan LE COADIC, « Modernité aiguë et minorité », art.cit., p.21.
893
A ce sujet, voir notamment Et la Bretagne ?, op.cit., et principalement Pauline BOUREL (art.cit.), qui
explique : « En France, on cherche à désigner sous ce terme de minorité une réalité unique, alors que […] il
existe différents types de minorités : les minorités nationales, ethniques, culturelles, religieuses, qui désignent
dans tout le reste de l’Europe « une réalité factuelle, une réalité sociologique ». […] Dans la plupart des pays,
[…] « ethnique est devenu synonyme de culturel » », p.45.
894
Article « Ethnie », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit., pp.242-244 : p.243.
261
l’émergence, tout en jouant, par la mobilisation et la solidarité qu’elle encourage, le même rôle
dans la lutte contre les injustices. »895
Par identité, nous considérons les principaux sens du terme au fil du temps. Tout d’abord,
il signifie « mêmeté », puis il recouvre la notion de permanence. Actuellement, « il désigne
le caractère unique d’un individu ou d’un groupe. Mais cette « unicité » est celle d’un ind ividu ou d’un groupe qui forme un tout uni de caractère permanent. C’est-à-dire que les
sens originels du terme demeurent comme des facettes d’un tout complexe. » 896 . Unicité,
unité et permanence sont donc les mots-clefs que recouvre la notion d’identité. L’identité
c’est aussi la différence, la personnalité, la culture originale, la patrie ou la nation des Bretons et des Martiniquais (en ce qui nous concerne) 897 , ainsi que le territoire. A l’instar des
géographes, nous désignons par territoire à la fois l’espace de vie et l’espace vécu :
« Le premier représente l’aire des cheminements, les réseaux de nos pratiques spatiales, concrètes
et régulières. […] Le second, l’espace vécu, épouse aussi l’imaginaire, intègre le rêve et le souvenir… […] Un territoire, c’est l’ensemble de ces deux espaces qui se mélangent et s’interpénètrent.
L’espace que l’on connaît et celui que l’on croit connaître, que l’on affectionne, que l’on aime,
comme faisant partie de soi. Un territoire est un espace approprié, que l’on revendique. Il est empli
de nos songes et de nos mythes. De nos volontés, de nos espoirs, de nos nostalgies. »898
Le territoire est nommé, ce qui contribue à son identité ainsi qu’à celle de ceux qui y vivent. La forme analogique de l’identité entre un peuple et sa terre est donc très importante.
Cette identité se fonde sur une base géographique et historique : « le peuple est légitimé
par la date d’occupation, par la résidence historique sur une portion de terre. Il en prend
même, c’est du moins son imaginaire, les caractères, courageux en montagne, paresseux en
plaine » 899 .
Les traditions orales, tout comme la toponymie, participent à la construction de
l’identité. Elles sont de plus en plus vivaces, de plus en plus de gens cherchent à les faire
revivre (que ce soit lors de manifestations particulières900 ou dans la vie quotidienne). L’on
pourrait parler d’une forme de renaissance. Ce regain d’intérêt pour les traditions peut être
895
Ibid., pp.243-244. Voir aussi l’article «Ethnies minoritaires », Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie, pp.244-247.
896
Ronan LE COADIC, op.cit., p.39.
897
Ce sont les termes utilisés par Morvan LEBESQUE là où on s’attendrait à trouver celui d’identité.
898
Jean-Michel LE BOULANGER, « Quelle identité pour la Bretagne ? », in ArMen, n°138, janvier/février
2004, pp.20-27 : p.21.
899
Sylvia OSTROWETSKY, « L’écart des appartenances », in Les territoires de l’identité, op.cit., pp.237249 : p.246.
900
Concernant la Bretagne et les pays celtiques, il s’agit surtout de la Saint-Patrick, qui gagne en importance
d’année en année, surtout depuis qu’elle est célébrée en dehors des pays celtiques (ainsi sur la ville de Paris
et en région parisienne, cette fête célébrée pendant longtemps essentiellement par la communauté irlandaise,
262
qualifié de renouveau culturel : les êtres de l’Autre Monde sont ainsi considérés comme
des objets de revendication identitaire. Cet intérêt et ce renouveau participent de la dynamique culturelle 901 à l’œuvre dans chaque société, depuis les années 1970, période de
« militantisme régionaliste, de la récupération du sentiment des racines, des ancestralités » 902 et « de la revendication des identités régionales » 903 . Nous considérons que la quête
identitaire et le renouveau culturel sont intrinsèquement liés.
Nous nous intéressons donc ici aux informations et aux questions d’ordre identitaire
que le conte et ses différentes études, réécritures, analyses − qu’elles soient littéraires ou
anthropologiques − peuvent véhiculer. Nous considérons, en effet, que le conte participe
activement au renouveau culturel : le conte est un objet culturel, il porte donc les marques
des interrogations des sociétés qui le produisent, il témoigne notamment des questionnements identitaires. Or, ce renouveau culturel participe quant à lui à une quête identitaire
très marquée dans nos deux régions d’études. Et nous pensons que ce renouveau culturel et
cette quête identitaire aboutissent à la (re)création d’une identité culturelle, qui devrait
favoriser le vivre-ensemble. L’identité culturelle
« désigne, d’une part, les traits distinctifs qui caractérisent un groupe et, d’autre part, l’incarnation
de ces traits chez chaque membre du groupe. La notion d’identité culturelle permet donc de rendre
compte de la relation qui existe entre le groupe et ses membres […] C’est, selon nous, cette capacité à articuler dimension collective et dimension individuelle, et plus précisément à individualiser
la notion de culture, qui a constitué l’atout majeur de la notion d’identité culturelle dans son adoption par les mouvements de défense des cultures minoritaires. » 904
Nous nous interrogerons ici sur l’oralisation de l’écrit et sur les liens entre littérature et anthropologie comme volonté de revalorisation ethnographique et ethnologique
d’une identité culturelle. Nous montrerons cela à travers deux études. Dans la première,
nous reviendrons sur le passé historique et les liens avec la France (et Paris), et nous verrons comment des identités ont été construites − ou re-construites − en Centre-Bretagne et
en Martinique. Dans la seconde, nous nous demanderons en quoi et comment le conte et
les autres textes de notre corpus participent à la création d’une identité, en considérant la
l’est maintenant par une majorité de gens qui n’ont pas toujours de liens avec l’Irlande), mais aussi du Festival Interceltique de Lorient.
901
Cette dynamique culturelle est à l’œuvre depuis la mise en contact de plusieurs cultures, c’est-à-dire au fil
des siècles pour le Centre-Bretagne, avec les premiers temps de la colonisation pour la Martinique. Cependant, l’on remarque qu’elle est beaucoup plus vivace depuis les années 1970.
902
Jean-Noël PELEN, art.cit., in Cahiers de Littérature Orale, n°50, op.cit., p.266.
903
Ibid., p.271.
904
Fabrice PATEZ, « Réflexions sur la notion d’identité culturelle dans les mouvements régionaux français », in Europe, 2005, n°913, pp.59-71 : p.68.
263
(les) fonction(s) de la mémoire ainsi que les questions concernant les apparences et la
constitution du moi. L’étude des sociétés, de leur histoire, de leur culture et de la manière
dont elles ont (re)construit leur identité − politique et culturelle − précédera donc celle de
la construction identitaire individuelle.
264
Chapitre 5 – Quelles identités (re)construites ?
Au XXe siècle, les écrivains français − en particulier ceux originaires des régions, et
plus précisément de Bretagne et des Antilles 905 − créent, en un sens, une nouvelle langue
littéraire entre oral et écrit, entre français et langues régionales. Cette démarche correspond
à l’acceptation de soi, c’est-à-dire de sa langue, de sa culture, d’une identité neuve : multilingue, multiraciale, multi-historique, ouverte, sensible à la diversité du monde. Cette théorie est un apport (fondamental !) d’Edouard Glissant. Certains revendiquent ainsi plusieurs
sentiments d’appartenance : une multi-appartenance, une identité plurielle. Patrick Chamoiseau considère que la littérature martiniquaise (depuis Aimé Césaire et, surtout, avec
Edouard Glissant) « est une littérature de recherche identitaire […] c’est-à-dire que c’est
une communauté nouvelle… la problématique qui est la nôtre c’est la problématique de la
construction du « nous ». » 906 . Cette problématique est aussi à l’œuvre en CentreBretagne ; et c’est d’ailleurs sur ce nous que portera notre attention ici.
Par ailleurs, les anthropologues ne se contentent pas de réfléchir à la question identitaire des sociétés qu’ils observent, cette observation (qu’elle soit ou non participante)
influe sur leur identité, sur la façon dont ils perçoivent et construisent leur propre identité :
« Sur le terrain, l’anthropologue joue son identité. Une identité qui réfère à une mise en scène discursive de la légitimité de sa pratique vis-à-vis de ses pairs. Le terrain est l’expression d’une autorité ethnographique. »907
Et l’on peut considérer, avec Jean-Noël Pelen, que « la mise en écriture des résultats de la
recherche dissimule un autre texte, celui qui concerne son identité narrative » 908 . Nous
nous interrogerons d’ailleurs sur cette notion d’identité narrative909 . Il y a donc, là aussi,
905
Tout comme ceux du Pays Basque et de la Corse.
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004.
907
Mondher KILANI, « Du terrain au texte. Sur l’écriture de l’anthropologie », art.cit., p.46.
908
Présentation de l’article de Jean-Noël PELEN (« Identité narrative et ethnographie. En amical hommage à
Daniel Fabre et Charles Camberoque ») in Nicole BELMONT et Marine CARRIN, « Editorial », Cahiers de
Littérature Orale, n°50, 2001 : Entrelacs et traverses. Approches plurielles en littérature orale, pp.7-13 :
p.11. L’article de Jean-Noël PELEN commence ainsi : « On ne peut faire l’ethnographie que de soi-même.
Toute écriture ethnographique est, en creux, une ethnographie de soi-même. On ne raconte que ce que l’on
est, que ce que l’on cherche, mais on le raconte dans l’obscurité et l’ignorance de savoir ce que l’on est, et
donc ce que l’on cherche. On ne raconte ainsi que ce que l’on ne sait pas. Cela s’opère dans une projection
mythographique, et toute ethnographie peut ainsi être décryptée comme une part de cette mythographie. » .
909
Ce concept est développé par Paul RICŒUR, Temps et récit, tome III.
906
265
construction et revendication identitaires, particulièrement dans le cas des témoignages (et
des autres formes d’ethnotextes).
Nous nous interrogerons donc sur la gestion politique du culturel et sur la gestion
culturelle du politique, sur la polyvalence des discours : la manière dont les courants politiques ont investi le culturel et le combat mené par une fraction des personnes travaillant
dans la culture. Et nous nous demanderons pourquoi certains parlent de dévalorisation et de
déconstruction de l’identité. Cela nous amènera à considérer les notions d’acculturation910
et de déculturation911 , phénomènes qui conduisent Georges Balandier à parler d’« exil intérieur » 912 . Tout cela participe à la fois à la création et à la préservation d’un patrimoine.
« Le patrimoine est aujourd’hui un des enjeux de débats qui, pour intellectuels qu’ils puissent paraître, concernent chacun d’entre nous : le débat entre histoire et mémoire, la notion d’identité,
celle de lieux de mémoire dans une moindre mesure, celle de patrimoine bien sûr, contribueront à
faire de nous, dans les décennies à venir, ou des êtres sans racines, sans structure de pensée et sans
esprit critique, ou des citoyens à part entière. » 913
Ce patrimoine est revendiqué, défendu et développé. Il est l’un des éléments favorisant
l’identification et le sentiment d’appartenance à un groupe, sentiment qui procure une certaine force et une forme de reconnaissance. C’est une richesse d’ordre culturel.
Nous nous intéresserons tout d’abord à l’identité bretonne 914 , avant de nous pencher
sur l’identité martiniquaise. Puis nous replacerons ces identités régionales dans les contex-
910
« Le terme d’acculturation désigne les processus complexes de contact culturel au travers desquels des
sociétés ou des groupes sociaux assimilent ou se voient imposer des traits ou des ensembles de traits provenant d’autres sociétés. […] Les situations dites d’acculturation relèvent […] de modalités distinctes :
« intégration, assimilation, syncrétisme, disjonction » [N. WACHTEL, « L’acculturation », in J. LE GOFF et
P. NORA, Faire de l’histoire − tome I : Nouveaux problèmes] […] L’acculturation […] renvoie dans son
usage le plus général à une dimension banale et constitutive de toutes les sociétés : le changement culturel. » ,
J.-F. BARE, « Acculturation », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit., pp.1-3 : pp.1-2.
911
Dégradation, perte de l’identité culturelle (d’un groupe ethnique). Par extension, abandon, rejet de certaines normes culturelles. (définition proposée par le Petit Robert).
912
« Dans ce mo uvement continu de déculturations et d’acculturations, aucune identité ne parvient à se faire
totalement ; le brouillage a pour conséquence que chacun se découvre, à la limite, hors de soi et comme en
« exil intérieur ». », Georges BALANDIER, préface à Francis AFFERGAN, Anthropologie à la Martinique,
op.cit., 1ère et 2ème pages.
913
Alain CROIX et Jean-Yves VEILLARD, « Pour demain ! », texte de présentation au Dictionnaire du
patrimoine breton (Rennes, éditions Apogée, 2000, 1103p.), pp.9-17.
914
Nous considérerons la Basse-Bretagne dans sa totalité, ce qui n’est pas un problème : les racines, les fondements de la Basse-Bretagne ont subsisté essentiellement en (et grâce au) Centre-Bretagne. Il est donc possible de traiter de l’identité bretonne (de Basse-Bretagne) en se fondant sur des observations faites essentiellement en Centre-Bretagne, à condition bien entendu de garder une certaine réserve. Puis, nous étudierons
l’identité martiniquaise.
266
tes géographiques et les identités plus générales auxquels elles sont liées, et avec lesquels
un patrimoine commun est revendiqué : Bretagne et Celtie 915 , Martinique et Caraïbe.
I - L’identité bretonne
L’identité bretonne est duelle (et non double). Elle est aussi complexe, à l’image de
la région Bretagne (qu’elle soit à trois, quatre ou cinq départements916 , selon les interlocuteurs) : soixante-dix costumes différents, deux pays (Breiz Izel et Pays Gallo), deux langues (breton et gallo) 917 , deux cultures 918 , ainsi que l’Armor (la zone maritime) et l’Argoat
(l’intérieur des terres). Les frontières géographiques ne correspondent ni aux frontières
linguistiques ni à la réalité historique. Un dicton témoigne de la grande diversité bretonne :
« Kant bro, Kant giz, Kant parrez, Kant iliz » (« Cent pays, cent modes, cent paroisses,
cent églises ») 919 . Cela peut accentuer le questionnement identitaire. Cependant, il semble
plutôt que cela renforce l’idée d’une unité bretonne :
« Le nom seul de la Bretagne évoque […] l’image d’une contrée profondément une, qui semble
mettre son honneur à garder intactes, au milieu de la banalisation moderne, son expression ethnique, son individualité, son âme. » 920
Le drapeau breton921 − le gwenn-ha-du − témoigne de cette unité. Les onze hermines représentent les rois et les ducs qui gouvernèrent la Bretagne indépendante, et les neuf bandes
les neuf évêchés : les cinq bandes noires correspondent aux diocèses de langue gallo (Dol,
Nantes, Rennes, Saint-Malo, Saint-Brieuc) et les quatre bandes blanches aux diocèses de
915
Selon l’expression de Francis FAVEREAU.
Cela pose la question de la pertinence des frontières, qui « sont avant tout le résultat de rapports de force
militaires ou politiques, évoluant au gré des conquêtes ou des défaites mais ne correspondant que rarement à
des réalités humaines. Elles reposent aussi sur certains mythes dont, en France, celui des « frontières naturelles », censées remonter à la Gaule. » (Erwan CHARTIER, « La question autonomiste en France », in ArMen n°139, mars/avril 2004, pp.30-37 : p.32). Celles de la Bretagne le montrent bien.
917
Ainsi que divers dialectes.
918
Comme le montre cette illustration vue sur un menu dans un restaurant-crêperie, « La Blanche Hermine »,
à Pleyben dans les Monts d’Arrée : une croix noire sur fond blanc et au milieu une carte de la Bretagne à cinq
départements, entourée d’inscriptions en breton et en gallo. On lit sur la gauche : Breizh : Div yezh et sur la
droite : Bretaèyn : Dòz laungg ; au-dessus : Hep brezhoneg, Breizh ebet, ha hep gallaoueg ivez ! et audessous : Saun le galo poènt de Bertaèyn, pas pus qe saun le berzonèt. Revendication des deux langues et des
deux cultures.
919
Cité par Grégoire de Rostrenen, en 1732.
920
Anatole LE BRAZ, « Etude », op.cit., p.19.
921
Créé en 1925 par Morvan MARCHAL, alors membre de Breiz Atao. Ce drapeau est arboré officiellement
pour la première fois lors de l’Exposition universelle des arts et des techniques de Paris, en 1925, au pavillon
de la Bretagne. Il flotte de nouveau lors de l’Exposition internationale de 1937, au milieu des drapeaux du
monde entier, sur l’esplanade des Invalides.
916
267
langue bretonne (Trégor, Léon, Cornouaille, Vannes). Les hermines marquent le lien avec
le duché dont elles étaient l’emblème officiel922 . Ce drapeau est un symbole fort en Bretagne, dans lequel les gens se reconnaissent.
L’on constate depuis plusieurs années un regain d’intérêt pour la Bretagne, et une
revendication de racines, d’origines bretonnes, d’une identité bretonne. Or, « être breton,
c’est quelque chose d’intérieur » 923 , comme l’explique le groupe Tri Yann dans sa chanson
La découverte ou l’ignorance, reprise d’un texte de Morvan Lebesque 924 . Cela amène donc
à réfléchir sur les notions de bretonnitude et de bretonnité. Selon Francis Favereau925 , la
bretonnité serait le fait d’être breton : ce serait plutôt l’identité, une notion moins subjective, et plus sociologique ; tandis que la bretonnitude est sans doute plus littéraire : ce serait plutôt une attitude. Ces deux concepts sont à rapprocher de celui de créolité. Et l’on
remarque que dans les deux cas − bretonnité (et bretonnitude) et créolité − l’identité et sa
revendication s’accompagnent d’une revendication linguistique.
Nous reviendrons dans un premier temps sur les relations culturelles entre la Bretagne et la France, et sur le processus d’assimilation, qui a abouti à la fois à une déconstruction et à une reconstruction de l’identité bretonne. Puis nous verrons les différentes formes
prises par la revendication identitaire : tentation de l’autonomie et mise en valeur de
l’identité culturelle. Concernant l’aspect historique, nous reviendrons sur certains événements, mais pour davantage de précisions nous renvoyons à la chronologie figurant en annexe.
922
Il s’agissait d’un écu au champ d’argent semé d’hermines. Il est ici question de l’hermine stylisée, mais
l’animal est tout aussi important et il était représenté de part et d’autre de l’écu sur le drapeau de l’armée de
Bretagne arboré lors de la guerre de 1870, sur lequel figurait aussi la devise des ducs de Bretagne : Potius
mori quam foedari, « Plutôt mourir que d’être souillé ».
923
Francis FAVEREAU, entretien du 26/04/2002.
924
In Comment peut-on être breton ?− Essai sur la démocratie française (Paris, éditions du Seuil, collection
« Points Actuels » n°A62, 1984, 237p. / 1ère édition : Seuil, 1970), p.18 : « Le breton est-il ma langue maternelle ? Non : je suis né à Nantes où on ne le parle pas. […] Suis-je même breton ? Vraiment, je le crois […]
Mais de « pure race », qu’en sais-je et qu’importe ? […] Séparatiste ? Autonomiste ? Régionaliste ? […]
Mais alors, nous ne comprenons plus. Qu’appelez-vous être breton ? Et d’abord, pourquoi l’être ? […] Français d’état-civil, je suis nommé français, j’assume à chaque instant ma situation de Français ; mon appartenance à la Bretagne n’est en revanche qu’une qualité facultative que je puis parfaitement renier ou méconnaître. Je l’ai d’ailleurs fait. J’ai longtemps ignoré que j’étais breton. […] Français sans problème, il me faut
donc vivre la Bretagne en surplus ou, pour mieux dire, en conscience : si je perds cette conscience, la Bretagne cesse d’être en moi ; si tous les Bretons la perdent, elle cesse absolument d’être. La Bretagne n’a pas de
papiers. Elle n’existe que dans la mesure où, à chaque génération, des hommes se reconnaissent bretons. A
cette heure, des enfants naissent en Bretagne. Seront-ils bretons ? Nul ne le sait. A chacun, l’âge venu, la
découverte ou l’ignorance. » (c’est l’auteur qui souligne). Tri Yann effectue cette modification :
« Séparatiste ? Autonomiste ? Régionaliste ? Oui et non… Différent. Mais alors, vous ne comprenez plus.
Qu’appelons-nous être breton ? Et d’abord, pourquoi l’être ? » (nous soulignons les modifications).
268
1/ Déconstruction et reconstruction identitaires
L’identité bretonne a été revendiquée durant des siècles. L’assimilation a abouti à la
mise de côté, au rejet de l’identité et de la culture bretonnes au profit de l’identité et de la
culture françaises, voire à leur reniement. Mais, suite en partie aux événements de mai-68,
elle est de nouveau revendiquée, d’une manière plus marquée. Il y a donc eu déconstruction puis reconstruction d’une identité, voire construction puisque certains points considérés, à l’heure actuelle, comme éléments emblématiques de l’identité bretonne n’étaient pas
autant revendiqués, du moins pas de la même manière. C’est notamment le cas de la mus ique, du chant et du conte qui n’étaient pas perçus comme vecteurs identitaires.
A compter du mariage d’Anne de Bretagne et de Charles VIII en 1491 926 − et, plus
encore, de l’Edit d’union établi par François Ier en 1532 927 − commence l’assimilation, et
ce qu’elle comporte d’acculturation et de déculturation. Elle se fait de manière très progressive au fil des siècles, pour s’accélérer au XIXe siècle, où elle est souhaitée et considérée comme vecteur de promotion sociale. L’armée, l’administration et, surtout, les guerres
sont des facteurs et des lieux d’assimilation ; tout comme les impératifs de la promotion
sociale : « être quelqu’un » signifie maîtriser la langue française, faire des études et, souvent, s’exiler, émigrer (principalement en région parisienne 928 ). Cependant, la politique de
francisation forcée menée au tournant des XIXe et XXe siècles est mal vécue : elle est considérée comme violente 929 . Concernant les mesures prises au début du XXe siècle, certains
parlent d’une forme de génocide culturel, qui se traduit aussi dans la vie religieuse et dans
l’activité politique, par la mise en place de six agents de francisation : la départementalisation, la politique linguistique et scolaire, le service militaire, l’émigration, le chemin de fer,
ainsi que l’arrivée de fonctionnaires et de militaires francophones930 . En outre, une partie
925
Entretien du 26/04/2002.
Le contrat de mariage stipule que la Bretagne reste autonome et interdit l’annexion du duché au royaume
de France. Ces clauses sont réitérées lors du remariage d’Anne et de Louis XII en 1499.
927
François Ier a épousé Claude de France, la fille aînée d’Anne et de Louis XII. En 1532, il promulgue un
édit d’union, qui fait du duché de Bretagne une province de France. Parmi les duchés autonomes, seule la
Bretagne refusait l’annexion, d’où plusieurs guerres. Le ralliement de cette dernière province confère au
royaume de France pratiquement son visage actuel
928
Des réseaux sont constitués pour faciliter l’arrivée des nouveaux arrivants en les aidant à trouver logement
et emploi. La Mission Bretonne et l’abbé Cadic jouent un rôle très important dans cette organisation.
929
Cette violence consiste essentiellement dans l’application des consignes de l’Etat français, et dans
l’utilisation de moyens discutables, comme le symbole dans les écoles.
930
Par la départementalisation, les « départements de l’Ouest » n’ont plus de lien entre eux et les mesures ne
sont pas prises pour l’entité Bretagne mais pour un département ou un autre. La politique linguistique et
926
269
(de plus en plus importante) de la population éprouve la sensation d’avoir un statut quelque
peu particulier entre département de province et colonie, c’est principalement le cas lors
des deux guerres mondiales. L’ensemble génère une identité négative des Bretons, un sentiment d’infériorité, voire une certaine honte de soi. Cela crée un contexte particulièrement
favorable à l’émigration et aboutit, dans les années 1950, à une nette volonté de francis ation, liée à l’ambivalence culturelle et à un certain complexe d’infériorité 931 : c’est
l’abandon (volontaire) du breton au profit du français. Le français apparaît comme un élément favorisant l’évolution sociale et le progrès. Les prêtres participent à ce changement
en se faisant les agents de la débretonnisation. Les guerres ont été l’occasion d’une prise de
conscience d’un statut différent et de la découverte d’autre chose : à leur retour au pays,
les anciens soldats souhaitent s’intégrer à la culture et à la société françaises.
Tous n’acceptent pas de la même manière de se plier aux règles de l’état français en
reniant la culture bretonne et, dès le XIXe siècle, naissent des mouvements autonomistes,
voire indépendantistes. Leurs manières d’agir diffèrent, tout comme leurs objectifs, mais
ils s’entendent sur un point : la culture bretonne est riche et belle, elle doit continuer à vivre. Certains mouvements choisissent de faire entendre leurs revendications par le biais
d’attentats contre des monuments emblématiques de l’état français. Les premiers ont lieu
en 1932 932 , à l’occasion des cérémonies organisées pour la commémoration de l’Edit
d’union de 1532, et ils sont nombreux jusqu’à aujourd’hui (les plus marquants ont lieu
dans les années 1960-70). Les revendications concernent essentiellement la langue bretonne et son enseignement. Même s’ils concrétisent la tradition de résistance propre à la
Bretagne. D’autres privilégient la voie politique, au sens traditionnel et légal. Ces mouvements ne sont pas toujours bien compris ni bien vus par le public (en Bretagne comme
scolaire consiste en une uniformisation linguistique : c’est celle mise en place par l’abbé Grégoire en 1792.
Le service militaire, par le déplacement qu’il impose, renforce le sentiment d’être différent ainsi que la volonté d’intégration. L’émigration est considérée comme une voie de promotion sociale. Le chemin de fer est
une voie d’émigration et un moyen de francisation. Les fonctionnaires, les militaires et les enseignants mal
notés affluent et considèrent leur mutation en Bretagne comme une sanction.
931
Les Bretons, comme les autres habitants des provinces françaises, nourrissent une certaine forme de complexe d’infériorité par rapport au reste de la France (qui est souvent synonyme de « région parisienne »), et
les gens des campagnes par rapport à ceux des (grandes) villes.
932
Célestin Lainé, alors étudiant à l’Ecole des Mines, et membre du Gwenn ha Du, mouvement proche du
Parti Nationaliste Breton, plastique une sculpture. Cette œuvre de Boucher, inaugurée en 1911, est située
dans une niche sur la façade de l’Hôtel de Ville de Rennes. Elle représente une duchesse en posture de vassale au pied du roi de France, comme symbole de l’union de la Bretagne et de la France. Les cérémonies sont
alors déplacées de Vannes à Nantes, mais le Président du Conseil Herriot est bloqué à la frontière, Ingrandes,
car les rails ont été enlevés. Ces deux attentats sont revendiqués par le mouvement Gwenn ha Du, dont la
plupart des membres sont anonymes.
270
ailleurs) ; à l’heure actuelle, les mouvements autonomistes ou nationalistes organisés sont
d’ailleurs assez faibles. Pour autant, l’on ne peut ignorer le fait qu’ils ont joué un rôle particulièrement actif dans le changement de perception de l’identité bretonne et dans le renouveau de la culture bretonne.
Après avoir été déconsidérée, l’identité bretonne est revendiquée, voire prisée : elle
est désormais mise en valeur. Dans les années 1960 et 1970, se produit une prise de conscience, tant individuelle que collective, de l’existence d’une culture propre à la Bretagne
et une forme de reconquête culturelle. Cette nouvelle conception de l’identité et de la culture s’inscrit dans la continuité des réflexions du XIXe siècle : le Barzaz-Breiz de Théodore
Hersart de La Villemarqué a servi, en quelque sorte, de détonateur, d’où un déploiement
d’énergies de la Bretagne intellectuelle, qui se ressent dans les travaux de collectes de littérature orale et de chansons, et dans les études 933 qui ont alors lieu. Au XXe siècle, cela
s’accompagne d’une revendication du droit à la différence culturelle. C’est en HauteBretagne, et plus précisément à Rennes, que les changements et les revendications sont les
plus visibles : la jeunesse − gallo et bretonne 934 − établit une forme d’unification culturelle
en donnant un nouvel essor aux traditions de Haute et de Basse-Bretagne tout à la fois,
même si les secondes semblent dominer car davantage porteuses d’identité, plus favorables
à la revendication de la différence. L’appellation culture bretonne rassemble ainsi les deux
cultures. C’est alors une manifestation militante : il y a interaction entre la gestion politique du culturel et la gestion culturelle du politique.
En Bretagne, la distinction entre l’engagement culturel et l’engagement politique
n’est pas toujours très claire935 . Les groupes et les associations qui militent pour la valorisation de la culture bretonne sont fréquemment liés à des mouvements politiques 936 , ce qui
a parfois entraîné certaines confusions dans les esprits en Bretagne et ailleurs. L’identité
933
Principalement les travaux et les études d’Auguste BRIZEUX, du vicomte Théodore HERSART DE LA
VILLEMARQUE, d’Emile SOUVESTRE, de François-Marie LUZEL, d’Anatole LE BRAZ.
934
Les deux sont présentes à Rennes : l’émigration n’a pas seulement eu lieu vers l’extérieur de la région
Bretagne, elle a commencé par l’installation dans les grandes villes, principalement en pays gallo.
935
« le succès social [du mouvement breton] […] est pour le moins ambivalent : s’il connaît une réussite
symbolique inédite (au sein de la diffusion de représentations valorisantes d’une identité bretonne fondée sur
une culture territoriale), la reconnaissance de son œuvre culturelle est nettement plus problématique (au sens
de la diffusion du mode de production de la culture). », Yann FOURNIS (« Les répertoires du nationalisme
culturel breton (1920-2000) », in Europe, 2005, n°913, pp.141-179 : p.143).
936
Ronan LE COADIC explique : « J’ai voulu rencontrer deux types très différents de spécialistes. Des savants, d’une part […] Des militants, d’autre part […] En réalité, il s’avère que ces deux groupes se chevauchent. », L’identité bretonne (Rennes, éditions Terre de Brume/Presses Universitaires de Rennes, 1998,
271
culturelle (et linguistique) est mise en valeur : elle est le point commun des revendications
des différents groupes politiques. Les mouvements indépendantistes et nationalistes
(re)découvrent le style breton et souhaitent (re)construire la Bretagne. C’est principalement
le cas des architectes 937 et des artistes, dont plusieurs sont membres de Breiz Atao et du
Parti Autonomiste Breton. L’on peut même parler, dans certains cas, de fabrication du patrimoine 938 , notamment dans les cas de métissage, quand les apports français (ou autres)
sont intégrés dans le patrimoine breton existant, ou quand modernité et tradition se mêlent.
La réécriture de l’histoire de la Bretagne participe de cette reconstruction : certains
événements939 ont, en effet, été oubliés dans les livres d’histoire officiels, et jusque récemment l’histoire bretonne n’était pas enseignée dans les écoles et ne figurait pas dans les
manuels scolaires. Pour autant, les ouvrages retraçant l’histoire de Bretagne ne sont pas
toujours très objectifs non plus, et certains oublient le rôle joué par quelques extrémistes
durant la deuxième guerre mondiale 940 . Cela permet de mettre en valeur ce patrimoine
culturel, paysager et linguistique. L’on ressent une certaine fierté de la part de ces jeunes
gens (et du peuple breton dans son ensemble) devant l’héritage du passé et dans la manière
dont ils le font revivre. C’est la revendication culturelle qui rassemble le plus : le droit du
cœur semble prévaloir sur le droit du sang ou de la terre. Etre Breton, comme l’explique
Morvan Lebesque, est davantage une question d’affinités, de sensibilité que de généalogie.
C’est un sentiment d’appartenance à une culture et à un pays. L’on peut considérer que
l’identité correspondrait à l’être profond de chacun.
La renaissance et la revendication de la culture bretonne constituent une affirmation
de l’identité bretonne, et elles s’accompagnent de la redécouverte des identités régionales :
des identités multiples sont revendiquées au sein de l’Etat-nation. En 1978, les Bretons
obtiennent du gouvernement « un acte de reconnaissance de la personnalité culturelle de la
478p.), p.435. L’Union Régionaliste Bretonne comptait ainsi parmi ses adhérents Anatole Le Braz, Charles
Le Goffic, Frédéric Le Guyader, François Vallée et Guy Ropartz.
937
Voir Daniel LE COUEDIC, « Bouillé, Marchal et Mordrelle : trois architectes en quête d’une modernité
bretonne » (in Kreiz, n°3, 1994 : Journées d’études sur la Bretagne et les Pays Celtiques 1993-1994, pp.81104).
938
Cf. Anne GUILLOU, « La fabrication du patrimoine : ses objets, ses acteurs, sa fonction sociale » (in
Kreiz, n°1, 1992 : Journées d’Etudes sur la Bretagne et les Pays Celtiques 1990-1991, pp.47-61).
939
Tels l’épisode du Camp de Conlie durant la guerre de 1870.
940
Certains membres de l’UDB, de tendance pro-nazi, ont collaboré avec l’occupant ; d’autres, la Milice
Perrot, se sont engagés dans l’armée allemande. Tous espéraient obtenir de l’état allemand l’indépendance de
la Bretagne. D’où l’image particulièrement négative et la méfiance longtemps ressenties à l’égard des militants, soupçonnés d’avoir les mêmes idées nationalistes extrémistes.
272
Bretagne et l’engagement d’en garantir le libre épanouissement » 941 , cet acte constitue le
préambule de la Charte culturelle de Bretagne promise par le président Giscard d’Estaing
le 8 février 1977 dans son discours de Ploërmel. En 1978, le projet élaboré par les instances bretonnes est réduit, mais le bilan reste positif 942 puisque des mesures sont prises dans
les cinq départements.
Pour autant, il semble que les référents culturels soient parfois trop dissociés les uns
des autres (musique, danse, langue, lutte, histoire, etc.) dans l’esprit et dans les pratiques
des gens, en Bretagne et hors de Bretagne. Certains voient là une forme d’absence de concertation générale dans l’ensemble, et considèrent que les Bretons s’attachent à un seul
marqueur culturel pour affirmer leur identité bretonne. Cependant, cela ne constitue pas
forcément une démarche exclusive : il se peut qu’un référent soit privilégié par rapport aux
autres, sans pour autant que les autres soient laissés de côté. L’on constate ainsi que les
musiciens s’intéressent souvent au chant et à la langue, par exemple. Il s’agit sans doute
d’une question de goûts personnels, et le fait que certains se consacrent essentiellement à
un référent, à un constituant de la culture bretonne ne nous semble pas préjudiciable.
A l’heure actuelle, les choses évoluent : il y a une forme de symbiose entre la tradition et la modernité, ainsi qu’une forme d’adaptation aux goûts français (un mélange culturel en quelque sorte). L’on remarque notamment que certains stylistes cherchent à redonner
vie, en un sens, aux motifs et aux habits traditionnels : ils les respectent et les transforment
pourtant, ils créent des vêtements pouvant être portés au quotidien, ce qui n’est pas le cas
du costume traditionnel. Il en est de même pour l’aménagement intérieur, notamment celui
de l’hôtellerie : l’entreprise de décoration contemporaine bretonne Celtia s’attache ainsi à
ce que « L’univers de chaque hôtel [soit] fondé sur l’histoire, sur la géographie et sur
l’environnement culturel du lieu. » 943 . Les constructions et les aménagements architecturaux et paysagers portent eux aussi la marque des deux cultures, tout en mettant l’accent
941
Cité par Michel DENIS, « Préface », in Ronan LE COADIC, op.cit., pp.9-11 : p.9.
La langue bretonne est admise dans l’enseignement secondaire en tant que deuxième langue vivante et une
épreuve de breton est créée au baccalauréat, les leçons de breton sont intégrées dans le service normal des
professeurs et sont données pendant les horaires scolaires, le nombre et la durée des émissions en breton à la
radio et à la télévision sont augmentés, des crédits sont affectés à la sauvegarde du patrimoine architectural et
du patrimoine culturel ainsi qu’au fonctionnement des organisations culturelles et à la mise en place de
l’Institut de Bretagne. Ces mesures s’appliquent aux cinq départements.
943
Propos de Danièle FLOC’HLAY, qui a créé Celtia en 2001 ; cité par Ronan LE FLECHER dans « Celtia
invente le design breton contemporain », in Armor magazine, n°419, décembre 2004, pp.58-59 : p.58.
942
273
sur la bretonne, notamment par le biais de cahiers des charges très précis, d’exigences concernant à la fois les projets individuels et industriels 944 .
L’on remarque aussi que la musique et le chant traditionnels sont adaptés aux instruments modernes et aux goûts actuels, comme l’illustre bien le travail de (re)composition
d’Alan Stivell. Il s’agit là d’une évolution pour ainsi dire naturelle, qui témoigne de
l’aspect vivant des traditions bretonnes. Certains parlent de bricolage, nous préférons parler d’innovation par métissage ou par emprunt. Cela participe à un renouvellement, qui
assure la pérennité de la culture bretonne et de ses traditions, et leur vivacité. En Bretagne,
la tradition est vivante. L’on peut avoir la sensation que les Bretons produisent leur culture
plus qu’ils ne la reproduisent : il y aurait recomposition.
2/ Revendication identitaire
La (re)construction identitaire est liée notamment à une revendication identitaire.
Celle-ci se fait essentiellement par le biais de requêtes concernant la culture, et surtout la
langue. Les Bretons comprennent qu’avoir gardé − ou retrouvé, selon les personnes et les
pays, partiellement ou en totalité − l’usage d’une langue, des traditions culturelles, la connaissance d’une histoire qui les différencient des autres, leur confère une personnalité autre
que la française. Cette prise de conscience provoque l’expression de tendances politiques
et la tentation de l’autonomie, voire de l’indépendance. Cela déclenche aussi une volonté
de préserver et de promouvoir ces spécificités. D’où une tendance marquée à l’heure actuelle à revendiquer davantage une identité culturelle qu’une identité politique : en Bretagne, c’est l’Emsav 945 , le « mouvement breton » culturel et politique. L’Emsav est composé
de passionnés, ainsi que de « noyaux durs » que sont des organisations culturelles, des petits partis politiques, des journaux, etc., autour desquels gravitent des sympathisants et des
militants : il y a hétérogénéité politique et sociale. Au sein de l’Emsav, la culture traditionnelle est reconstruite, ce qui permet une revalorisation (symbolique) de l’identité.
944
Ainsi, par exemple, les enseignes de restauration Mac Donald et Buffalo Grill, qui utilisent la couleur
rouge sur leurs toits, ont été invitées à faire poser des toits en ardoise si elles souhaitaient s’implanter dans la
région.
945
Emsav se traduit aussi par « réveil », « résurrection » ou « soulèvement ». Il s’agit d’un néologisme créé
par le mouvement breton à partir de em, « soi », et de sav, « debout ». Il diffère du terme emsav appartenant
au lexique des bretonnants de naissance et ayant le sens de « avantageux », « préférable ».
274
En Bretagne, il est davantage question d’autonomie que d’indépendance. L’apport
français n’est donc ni rejeté ni nié. Il s’agit d’une demande de reconnaissance de tout ce
qui constitue la Bretagne et du fait qu’elle est capable d’assumer, seule, un certain nombre
de mesures, tout comme elle l’a fait entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Les autonomistes
souhaitent l’autonomie de la Bretagne au sein de la communauté française et la reconnaissance de ses cinq départements. Ils souhaitent le rétablissement du traité de 1532, qui garantissait l’autonomie bretonne.
« Complexe et souvent méconnue, du fait de son manque apparent de concrétisation électorale, la
revendication autonomiste touche pourtant de nombreux domaines : organisation de l’Etat, aménagement des territoires, démocratie, prise en compte des différences, identité… A défaut de
s’incarner dans un mouvement politique structuré, les formations qui s’en réclament proposent des
pistes de réflexion sur ces sujets. Ce n’est pas leur moindre intérêt. » 946
Il existe, en effet, plusieurs organisations politiques qui revendiquent l’identité et la culture
bretonnes, qui s’en servent comme créneau politique : l’Union Démocratique Bretonne est
la principale d’entre elles, mais il « existe une multitude de formations politiques, de
l’extrême-droite (ADSAV et le Mouvement régionaliste de Bretagne) à la gauche radicale
(Emgann) en passant par le centre (Parti breton). » 947 . Si les revendications sont généralement communes (concernant les spécificités culturelles), les manières d’agir diffèrent,
comme nous l’avons vu. Pour autant, ces différents groupes véhiculent une image négative
dans les esprits (en Bretagne et ailleurs). L’on constate aussi que la distinction n’est pas
toujours faite par les gens : il y a confusion entre autonomistes, indépendantistes, nationalistes. Ils sont considérés comme extrémistes, violents (les attentats ont été mal perçus), et
l’on note une certaine crainte que leur objectif soit un enfermement de la Bretagne sur ellemême.
« L’idée régionaliste, autonomiste ou indépendantiste s’appuie souvent sur une référence historique : le souvenir d’un passé où ses territoires étaient souverains. […] En Bretagne, outre les mentions à l’indépendance du duché ou l’autonomie de la province entre les XVIème et XVIIIème siècles, le discours s’appuie aussi sur les grandes révoltes qui ont jalonné son histoire. Pour autant,
résumer la revendication régionaliste ou nationaliste à la seule référence au passé serait réducteur.
[…] La revendication régionaliste ou autonomiste est principalement institutionnelle et porte sur
l’organisation de l’Etat et des rapports de celui-ci avec les collectivités locales. » 948
L’on peut d’ailleurs se demander si l’attitude de l’état français ne favoriserait pas les tendances à l’indépendantisme et au régionalisme, la tentation de l’extrême. Les élèves des
écoles Diwan sont ainsi régulièrement mobilisés contre des mesures visant à les priver de
locaux ou à les faire étudier dans des conditions difficiles et inadéquates. Certains considè946
Erwan CHARTIER, « La question autonomiste en France », art.cit., p.37.
Ibid., p.37.
948
Ibid., pp.33-34.
947
275
rent qu’il y a là une volonté délibérée visant à la fermeture de ces écoles. Toujours est-il
que les structures bilingues Dihun et Divyezh, intégrées dans des établissements reconnus,
ne connaissent pas les mêmes difficultés. L’on peut aussi s’interroger sur le statut des prisonniers membres du mouvement Emgann : éloignement géographique (emprisonnement
en région parisienne), retard dans le traitement des dossiers, détention préventive s’étalant
sur plusieurs années 949 . Les militants s’interrogent sur la similitude entre le statut de ces
prisonniers bretons et celui des prisonniers basques (appartenant eux aussi à des mouvements politiques régionalistes ou indépendantistes), et à la différence (jugée flagrante et
incompréhensible) avec le statut des prisonniers corses. Cela excite la fibre régionaliste.
Certains considèrent d’ailleurs que si les différents gouvernements avaient été plus attentifs
aux requêtes des régions, particulièrement celles concernant la langue, les mouvements
extrémistes auteurs d’attentats n’auraient sans doute pas vu le jour.
La revendication culturelle passe notamment par les appellations 950 . Les démarches
sont longues aussi bien pour obtenir une signalétique bilingue que pour pouvoir donner des
prénoms bretons 951 . La démarche de donner un prénom breton à son enfant correspond à
une revendication d’origines bretonnes 952 , parfois lointaines ou discutables. Certains prénoms sont, en effet, la francisation de prénoms d’origine celtique (Morine remplace ainsi
l’irlandais Maureen) ou la transformation de prénoms (le prénom masculin Aelig 953 devient
un prénom féminin et peut se trouver sous la forme féminine Aelis 954 ). Il s’agit alors de
création, plus ou moins consciente, de la part des parents. Parmi les appellations, il faut
aussi tenir compte des noms de marque − les pâtés Henaff, le soda Breizh Cola, la bière
Lancelot − et de certains slogans en langue bretonne − Bremañ eo arboell arc’hant gant
949
Il s’agit des responsables d’Emgann arrêtés suite à l’attentat contre un restaurant de la chaîne Mac Donald, dans lequel une jeune femme a trouvé la mort. Certains considèrent qu’ils sont des prisonniers politiques.
950
Olivier Mordrelle a ainsi bretonnisé son nom en Olier Mordrel, et le conteur Marcel Le Floc’h a choisi
comme nom de scène Gwendal et a repris son patronyme breton Ar Floc’h.
951
Comme le montre l’histoire de la famille Le Goarnig : voir Bernard RIO, « L’affaire des prénoms bretons.
Le long combat de la famille Le Goarnig » (ArMen, n°144, janvier/février 2005, pp.28-35).
952
Et les livres de prénoms bretons sont de plus en plus nombreux : leur nombre a pratiquement doublé de
volume en trente ans et on y trouve des prénoms bretons mais aussi irlandias, anglais ainsi que des prénoms
bretons francisés. L’on note aussi l’existence de livres consacrés aux noms de famille et aux noms de lieux.
953
Aelig est le diminutif du prénom masculin Ael, dont le féminin est Aela (diminutif Aelaig).
954
Ce prénom est une création récente. Il est probablement dû à l’influence du prénom féminin Maelis (ou
Maïlis), version francisée de Maëlle (qui est déjà un prénom francisé dérivé de Maëlla, féminin de Maël).
276
Volkswagen955 −, généralement suivis de la traduction en langue française : la langue bretonne est alors utilisée à titre symbolique. L’image de la Bretagne fait vendre : les produits
bretons véhiculent une image de qualité et sont souvent associés à l’idée de santé (alimentation et hygiène corporelle).
La revendication culturelle passe donc par la revendication linguistique. Le rôle des
médias est important dans ce domaine. Ce sont les radios qui mettent le plus en valeur la
langue bretonne, notamment les radios associatives entièrement bretonnantes Radio Kreiz
Breizh 956 et Radio Bro-Gwened957 . Radio Bretagne Ouest ne consacre que quelques heures
par semaine à des émissions en langue bretonne. Quant aux chaînes de télévision (France
3, TV Breizh), les émissions sont souvent sous-titrées en la ngue française :
« en cultivant l’idée que le breton est une sous-langue, mineure et sous tutelle, [cette mesure] contribue à humilier le public bretonnant. Malgré tout, ces quelques heures d’émission confèrent à la
langue bretonne une certaine forme de visibilité. » 958
Cette visibilité est importante, elle contribue à la mise en valeur de l’identité bretonne, tout
comme le Festival de Cornouaille à Quimper ou le Kan Ar Bobl. Cependant, la question de
la réception auprès du public se pose, et l’on s’aperçoit que pour les bretonnants de naissance, l’idée qui prédomine est celle d’artifice (principalement au niveau linguistique) : il
n’y a pas de connivence, et il y a même souvent un problème de compréhension entre le
breton des bretonnants de naissance et le breton des lettrés, au point que certains se demandent s’il s’agit bien de la même langue. Cette question de la compréhension serait liée
à des différences d’approches, ainsi qu’à une distance, notamment sociale, « entre bretonnants de langue maternelle et défenseurs fervents de la langue bretonne, généralement nonbretonnants », pour laquelle on dégage trois motifs :
« Première explication, il est plus facile d’inverser la table des valeurs quand on n’a pas soi-même
subi directement les affres de la stigmatisation. Ce sont les ruraux […] qui ont été montrés du
doigt […] Et ce sont les intellectuels citadins qui se font les champions de la bretonnité.
Deuxième explication : « ce qui est rare est cher ». Le dépérissement de la langue bretonne dans
les campagnes […] lui confère une valeur nouvelle. Elle devient un capital culturel rare, que
s’approprie une nouvelle bourgeoisie. […]
Troisième explication, la petite bourgeoisie intellectuelle bretonne se comporte aujourd’hui
comme les élites des pays colonisés des décennies passées. Formée à l’école française, et ainsi légitimée, elle découvre la culture de son peuple, qu’elle entreprend − dans une perspective nationa-
955
« Les économies c’est maintenant chez Volkswagen ». Ronan LE COADIC signale que cet énoncé est mal
construit : les bretonnants de naissance diraient Bremañ e vez esperniet arc’hant e ti Volkswagen (op.cit.,
p.288).
956
Radio Centre-Bretagne.
957
Radio du Pays Vannetais.
958
Ronan LE COADIC, op.cit., p.235.
277
liste − de rehausser. Elle est, éventuellement, susceptible d’exercer ainsi un effet d’entraînement
sur l’ensemble de la société. » 959
Cette distance se ressent également auprès de certains Bretons, en particulier ceux
de Paris, qui font souvent preuve d’une certaine forme de sectarisme. Ils considèrent, en
effet, que le pays gallo n’est pas la Bretagne, que toute personne n’étant pas née en BasseBretagne ne peut être bretonne, pas plus que ceux dont seul l’un des parents est breton. Ils
parlent alors de vrais Bretons pour se qualifier eux-mêmes : être Breton serait avant tout
une question de géographie et de langue. Or, ce n’est pas l’avis de la majorité de la population bretonne. Il y aurait vraisemblablement deux manières de considérer la bretonnité, le
sentiment d’appartenance : une bretonnité objective, qui consisterait en plusieurs éléments : être né en Bretagne, avoir des parents bretons ; et une bretonnité subjective, qui
consisterait en une volonté de se sentir breton. Dans les deux cas, on retrouve le sentiment
d’appartenance à un groupe, à une communauté, ainsi que l’idée de solidarité. Les principales caractéristiques de l’identité bretonne, les principaux vecteurs de cette identité et de
cette culture sont la musique, le chant et la danse, les costumes et les coiffes, la littérature
orale, l'architecture (surtout l’architecture religieuse), les paysages 960 , ainsi que certains
symboles graphiques (hermine, triskell, entrelacs, etc.).
Et l’on pourrait ajouter le niveau scolaire, ainsi que les travaux des centres universitaires
961
. Le niveau général est, en effet, assez élevé 962 . Le rapport à l’instruction change
au tournant du XIXe et du XXe siècles, avoir un bon niveau d’instruction apparaît comme
le meilleur moyen d’obtenir un (bon) emploi ; les Bretons passent ainsi du statut d’élèves
moyens à celui d’excellents élèves en quelques années. La langue française a permis cette
réussite, tout en fragilisant la langue bretonne, ce qui crée un dilemme, même si les zones
bretonnantes connaissent de très forts taux de réussite aux examens nationaux. Il semble
que la richesse du bilinguisme entraîne à une gymnastique d’esprit, qui contribue à la réussite.
959
Ibid., p.243. L’auteur conclut en refusant de trancher : ces explications lui semblent, en effet, « tisser un
ensemble complexe qui rend assez bien compte de la réalité. ». A cela s’ajoute la mainmise qu’auraient les
nationalistes sur la culture et l’identité bretonnes, comme l’illustrent « l’affaire Luzel » et les propos de André MARKOWICZ (« Le passeur de mondes. Entretien avec André Markowicz », François RANNOU, in
Europe, 2005, n°913, pp.159-169 : pp.166-168).
960
La protection du patrimoine (paysager et architecturale) est importante, tout comme sa mise en valeur. On
y associe une certaine qualité de vie, il contribue à cette image de la Bretagne.
961
Principalement ceux du Centre de Recherche Bretonne et Celtique de l’université de Bretagne Occidentale
et du Laboratoire Bretagne et Pays Celtiques de l’université Rennes 2.
962
Tout du moins jusqu’au baccalauréat : après son obtention, les élèves vont souvent étudier dans les universités et les grandes écoles parisiennes.
278
Désormais, les Bretons sont fiers de leur culture, de leur langue et de leur identité
culturelle. D’autant que l’on note une certaine reconnaissance des qualités des Bretons et
un certain intérêt pour la Bretagne et les Bretons. Plus qu’une communauté ethnique, il
semble que les Bretons constituent une société unie par un désir de vivre ensemble et un
attachement à un patrimoine et à un territoire. Michel Denis distingue trois états dans
l’attitude des Bretons du XXe siècle (que l’on retrouve encore au XXIe siècle), « Trois états
qui peuvent d’ailleurs chez le même individu se développer à des époques différentes de sa
vie. » : « l’identité culturelle refusée », « l’identité culturelle revendiquée » et « l’identité
culturelle créatrice » 963 . Ronan Le Coadic s’en inspire pour établir trois distinctions : « la
soumission à la représentation dominante », « l’inversion symbolique » et « la conversion
de l’identité en ressource féconde » 964 . La Bretagne connaît donc un dynamisme culturel
particulier, qui participe directement au sentiment d’appartenance et à la revendication
identitaire. L’on peut donc considérer que cette revendication identitaire recouvre dava ntage une identité culturelle qu’une identité sociale ou politique. La Bretagne est connue et
reconnue pour son identité culturelle, elle suscite intérêt et curiosité : elle sensibilise et
attire. Les vecteurs de l’identité et de la culture bretonnes sont très présents dans les stéréotypes, dans l’image que l’on se fait des Bretons et de la Bretagne, et dans celle que les
Bretons ont d’eux-mêmes.
Pour une partie du peuple breton965 , cette reconstruction identitaire passe par la revendication d’origines celtes, par la revendication des liens ayant existé entre les Bretons et
les Celtes 966 , et de liens de parenté avec les cousins celtes. Les pays celtes sont l’Irlande,
l’Ecosse, le Pays de Galles, ainsi que l’île de Man, la Cornouaille, la Galice et les Asturies.
Les échanges entre ces pays et la Bretagne armoricaine ont cessé durant plusieurs siècles.
En octobre 1838 ont lieu les premiers échanges interceltiques : une délégation bretonne se
963
Lors d’une conférence prononcée à Rennes le 7 mars 1991 sur le thème de « l’identité culturelle en Bretagne ». Propos cités par Ronan LE COADIC, op.cit., p.179.
964
Ibid., p.179.
965
Il y a débat autour de la revendication de cette filiation chez ceux qui s’y intéressent. D’autres ne se posent
même pas la question de l’origine celtique du peuple breton.
966
Le terme Celtes désigne l’ensemble d’une ethnie composée de peuples distincts : les Gaulois, les Gallois,
les Bretons, les Galates et les Gaëls. Il y eut un empire celtique, mais davantage linguistique, religieux et
artistique que politique. Voir les travaux de Christian-J. GUYONVARC’H.
279
rend au Pays de Galles, pour participer à l’Eisteddfod, grande fête littéraire et musicale 967 .
Cela se ressent aussi, à la même période, dans le regard porté par les intellectuels et les
peintres qui se rendent en Bretagne et voient dans les Bretons des descendants des Celtes
dont la langue serait presqu’intacte. La grande vogue de la mode bretonne est ainsi permise
et soutenue par un réveil de l’intérêt pour les Celtes et leur culture.
Selon Francis Favereau968 , ce renouveau culturel « en référence à la Celtie » est dû,
en partie du moins, à la vague celtique, il considère qu’il s’agit d’une construction qui
« concerne essentiellement ce qui est accessible à tous, la cultur e non langagière : la musique, les dessins… ». Et il ajoute que cette « vague celtique fait sans doute partie d’une vague de recherches multiculturelles », ce que l’on peut rapprocher des travaux d’Edouard
Glissant. Yann-Ber Piriou969 , quant à lui, considère que cette forme de renouveau culturel
correspond à « une volonté d’actualisation de toute la culture, à une volonté d’ouverture
aussi : c’est le souci d’exploiter le patrimoine culturel traditionnel et de l’ouvrir à des cultures autres ». Il s’agirait donc d’une volonté d’appropriation et d’assimilation de
l’héritage, mêlée d’un souci d’ouverture. Il semble que la notion d’identité culturelle favorise ces affinités en permettant de reconnaître le fait culturel sans tenir compte des frontières : il s’agit d’une « conception déterritorialisée de la culture » 970 .
II - L’identité martiniquaise
Nous traiterons ici de l’identité martiniquaise à travers l’identité antillaise : elles
sont, en effet, liées de manière intrinsèque, et les principales revendications de l’identité
antillaise sont essentiellement l’œuvre de Martiniquais. Il s’agit de la négritude avec Aimé
Césaire et l’Africain Léopold Sédar Senghor, de l’antillanité avec Edouard Glissant, et de
la créolité avec Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Ces derniers revendiquent la filiation entre les courants de leurs aînés et le mouvement de la créolité. La
négritude est une revendication de l’origine africaine, de « l’Afrique mère, l’Afrique matrice, la civilisation nègre » 971 . L’antillanité est une revendication du « chaos-monde » 972 ,
Voir Fañch POSTIC, « Premiers échanges interceltiques − Le voyage de La Villemarqué au pays de Ga lles », in ArMen, novembre 2001, n°125, pp.34-43.
968
Entretien du 26/04/2002.
969
Entretien du 30/04/2002.
970
Fabrice PATEZ, art.cit., p.66.
971
Eloge de la créolité, op.cit., p.17.
967
280
des apports et des influences des différentes cultures en place dans les Antilles :
« Comprendre ce qu’est l’Antillais. […] Plonger dans notre singularité, l’investir de manière projective, rejoindre à fond ce que nous sommes… sont des mots d’Edouard Glissant. » 973 . Et la créolité est « l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a
réunis sur le même sol. » 974 : « Exprimer la Créolité sera exprimer les étants mêmes du
monde » 975 . Ces trois concepts identitaires sont liés. Et l’on peut considérer que la négritude est une prise de conscience, l’antillanité une notion considérant une réalité géopolitique, et la créolité une notion culturelle. Il y aurait donc trois textes fondamentaux : Poésie
et connaissance d’Aimé Césaire (1944), Le discours antillais d’Edouard Glissant (1981) et
l’Eloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989).
Nous allons nous interroger sur ces différentes approches de l’identité antillaise et
voir en quoi elles sont liées. Nous reviendrons, dans un premier temps, sur les origines du
peuple antillais tel qu’il existe aujourd’hui, c’est-à-dire sur la période de la traite et de
l’esclavage et nous nous interrogerons sur les modes d’assimilation à l’œuvre durant ce
passé et après l’abolition, ainsi que sur le métissage ethnique et culturel. Dans un second
temps, nous verrons comment a lieu la réappropriation par le peuple antillais de sa culture
et de son histoire, en quoi consiste la (re)construction de l’identité antillaise et pourquoi il
nous semble que l’identité culturelle prime sur l’identité sociale et politique.
1/ La question de l’origine : la souffrance originelle
Nous abordons ici la question de l’origine du peuple martiniquais, en nous intéressant à la période de l’esclavage et à la non-existence de l’esclave. Nous ne reviendrons pas
sur les faits historiques, qui figurent dans la chronologie en annexe : nous nous demanderons essentiellement comment l’esclavage − le traumatisme de l’esclavage − est perçu au-
972
Expression d’Edouard GLISSANT.
Eloge de la créolité, op.cit., p.22.
974
Ibid., p.26.
975
Ibid., p.52.
973
281
jourd’hui au sein de la société976 martiniquaise. Nous nous intéresserons aussi à la question
du métissage culturel et ethnique.
La question identitaire des Antillais est fortement liée à l’histoire, au passé de
l’esclavage et de la traite 977 . Le traumatisme de la traite est, en effet, toujours présent dans
les esprits et « les traces sociales et culturelles de l’esclavage continuent de marquer les
conduites » 978 . Certains métropolitains interprètent ce fait de façon sans doute trop excessive : ils affirment que la littérature antillaise est systématiquement l’expression du traumatisme de l’esclavage, qu’elle n’est que cela. Cette affirmation est plus que discutable :
elle est trop réductrice et ne tient pas compte de tout ce que la littérature antillaise exprime
sur le plan culturel et identitaire 979 , ainsi que sur le plan de l’imaginaire.
« le point de départ pour nous n’est pas le point de départ traditionnel des communautés. C’est une
catastrophe qui est l’esclavage […] il faut vraiment considérer que le ventre du bateau c’est le
point de départ, le gouffre initial […] Nous sommes encore agis par des modalités qui viennent de
l’esclavage parce que nous n’avons pas fait le deuil […] En plus, ce traumatisme, qui n’a pas été
dépassé, est à l’origine de développements identitaires, culturels, et autres etc. que nous n’avons
pas encore élucidés ni éclaircis […] L’esclavage revient parce que l’esclavage est fondateur et il
est un problème parce que c’est un traumatisme qui n’est pas dépassé, ça a même été un crime qui
n’a pas été puni… » 980
Les Antillais se construisent donc par rapport à ce passé douloureux : déportation, traite,
esclavage, colonisation. Le passé est fondateur dans toutes les sociétés, même le passé tragique. Or, aux Antilles, le passé ne peut remplir ce rôle : l’histoire est tronquée et les ancêtres sont niés. Il y a absence d’ancestralité. Les ancêtres ont été recréés par la parole, et
l’on note un intérêt très marqué pour les esclaves rebelles, qu’ils aient marronnés ou résisté
au sein des plantations. Le nèg marron devient un personnage emblématique de l’esprit
contestataire et une figure mythique 981 .
Ce passé a laissé de nombreuses traces, tant sur le plan matériel − certains aménagements de paysages, des croyances et des rituels, des manières de faire (artisanat, cuisine,
agriculture, etc.) − que sur le plan plus personnel des consciences. La perception du corps
976
Nous verrons les réactions individuelles dans le chapitre 6.
A ce propos, voir notamment Christiane TAUBIRA, L’esclavage raconté à ma fille (Paris, éditions Bibliophane / Daniel Radford, collection « Biblipoche », 2006, 191p. / 1ère édition : 2002).
978
Francis AFFERGAN, Martinique : les identités remarquables − Anthropologie d’un terrain revisité (Paris, éditions PUF, collection « Ethnologies », 2006, 163p.), p.11.
979
La littérature, particulièrement en Martinique, est double : écriture d’une fiction et revendication identitaire.
980
Patrick CHAMOISEAU, entretien du 13/05/2004. Nous soulignons.
977
282
est ainsi fortement marquée par l’ancien statut servile : le corps était maltraité, il était nié
en tant que tel, il se limitait à la fonction de corps-outil, de corps-objet. Il y avait un nonêtre de l’esclave. Cela se ressent encore aujourd’hui dans la perception de la mort : après
l’avoir côtoyé quotidiennement pendant des siècles, les Antillais ne lui confèrent aucun
caractère sacré, d’où l’aspect presque festif que peuvent revêtir les veillées funèbres traditionnelles, d’où surtout l’approche naturelle de la mort. L’héritage est double :
il « se traduit, d’une part, par un héritage d’inégalités, de racisme, de dévalorisation du « Noir »
ayant servi à légitimer son statut d’esclave, et par l’héritage d’un sentiment de honte attaché à ce
passé d’infamie ; d’autre part, par la création de sociétés qui sont dès leur naissance multiculturelles, multiethniques et plurireligieuses. »982
Il se traduit aussi par le silence et l’absence d’archives, d’un côté le désir d’oublier, de
l’autre, une forme d’effacement dans l’histoire nationale. Cela entraîne un sentiment honteux. La mémoire survit dans l’oralité, à travers les paroles individuelles et la littérature
orale, ainsi que dans la gestuelle et les savoir-faire.
Les sociétés issues de l’esclavage souhaitent, d’ailleurs, une reconnaissance de ces
épisodes de leur histoire, elles « demandent que soit reconnu un passé qui a modelé non
seulement leurs sociétés, mais aussi la France dans son ensemble. […] cette reconnaissance
d[oit] se traduire, notamment, par un geste symbolique de l’Etat français et par la prise en
compte à part entière de cette histoire, présentée comme un événement majeur de l’histoire
de France, dans les programmes scolaires. Ces gestes contribueront à une plus grande intégration citoyenne. » 983 . C’est dans ce but qu’a été créé le Comité pour la mémoire de
l’esclavage le 5 janvier 2004 984 . La reconnaissance de ce passé permet de mieux vivre
avec, et de construire un avenir. La traite et l’esclavage ne sont plus des tabous de
l’histoire, ils sont acceptés en tant qu’éléments constitutifs d’une histoire et d’une culture :
« la mémoire partagée de l’esclavage » doit devenir « partie intégrante de la mémoire nationale » 985 .
L’assimilation et le métissage commencent au même moment : lors de la rencontre
des peuples qui vont composer le peuple antillais, au XVIIe siècle. L’assimilation entraîne
981
A ce propos, voir Christiane CHAULET-ACHOUR, La trilogie caribéenne de Daniel Maximin, op.cit.,
chapitre 6 : « Un mythe revisité. Le mythe du Rebelle », pp.131-154.
982
Comité pour la mémoire de l’esclavage, Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions − Rapport à Monsieur le Premier ministre (Paris, éditions La Découverte, 2005, 126p.), p.17.
983
Maryse CONDE, « Préface », in Comité pour la mémoire de l’esclavage, op.cit., pp.7-8 : p.8.
984
Comme le préconisait la loi du 21 mai 2001, dite « loi Taubira », qui stipule : « La République française
reconnaît que la traite négrière transatlantique et l’esclavage perpétrés à partir du XVe siècle contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l’océan Indien constituent un crime contre
l’humanité. » (cité par le Comité pour la mémoire de l’esclavage, op.cit., p.16).
985
Maryse CONDE, « Préface », art.cit., p.7.
283
une intériorisation de l’altérité, ainsi que le sentiment d’appartenir simultanément à deux
mondes. Certains parlent de répression culturelle, voire d’aliénation culturelle.
« Les modèles de comportement imposés par l’idéologie dominante (parler français, s’habiller et
manger à l’européenne) coexistent avec les modèles et l’ethos hérités de la tradition forgée dans le
Nouveau-Monde. »986
L’assimilation passe par l’acculturation et par l’imposition de la langue française, qui est
marquée à l’école par l’utilisation d’une planchette 987 dont la fonction est la même que
celle du symbole breton. Cela s’accompagne aussi d’une démarche d’homogénéisation
sociale et culturelle, qui consiste essentiellement en l’adaptation de certaines manières de
faire du système colonial au nouveau système en place. Les particularités et les particularismes sont rejetés et niés. Et l’assimilation aboutit souvent à la reproduction des schémas
de la colonisation, c’est du moins la volonté des anciens colons : le fouet est remplacé par
un contrat de travail, et le collier de servitude par le sentiment de culpabilité, voire de
honte988 ; le statut colonial est ainsi conservé et le « Noir » est dévalorisé 989 . L’assimilation
permet ainsi l’intériorisation de la culture dominante au détriment de la culture antillaise,
au point que l’on parle parfois de mimétisme automatique, cela se ressent dans tous les
domaines, y compris artistiques. Or, cela ne facilite guère la construction identitaire et
culturelle, il semble bien plutôt que cela la complique.
L’identité créole « s’est constituée, dès l’origine, dans le marronnage des institutions, laissant à
l’autre toute institution et toute hiérarchie, bref, toutes les structures collectives propres à l’espace
public. Tel est le fondement ultime de l’assimilation. » 990
L’assimilation a été favorisée par les guerres et par le contact : la maîtrise de la langue et
de la culture françaises apparaît comme un élément favorisant la progression sociale. Et ce
mouvement aboutit à la loi du 19 mars 1946 faisant des anciennes colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane française et de la Réunion des départements français.
Une ordonnance est signée le 15 octobre 1960, qui permet « aux préfets de faire muter
dans les quarante-huit heures tout fonctionnaire dont le comportement serait jugé de nature
Dany BEBEL-GISLER, La langue créole, force jugulée − Etude socio-linguistique des rapports de force
entre le créole et le français aux Antilles (Paris/Montréal, éditions L’Harmattan/Nouvelle Optique,
1981, 255p.), p.105.
987
Cette planchette porte l’inscription « Il est interdit de parler créole ».
988
« Dans toutes les colonies, l’abolition fut présentée comme un don de la France, mettant ainsi en dette
celles et ceux qu’elle avait asservis. L’intégration des nouveaux citoyens s’avéra problématique. Ces derniers
furent accablés sous le poids d’un fardeau moral : ils devaient par leurs attitudes, leurs déclarations se mo ntrer « dignes » d’une citoyenneté qui, pour eux, n’était pas un droit, mais un devoir. », Comité pour la mémoire de l’esclavage, op.cit., p.24. Les auteurs soulignent.
989
Cela se retrouve dans les stéréotypes discriminatoires et dans la difficile intégration sociale du passé. En
outre, le sentiment de honte s’est transmis dans la société et au sein même des familles.
986
284
à troubler l’ordre public » 991 . Puis, le Service Militaire Adapté est mis en place, il consiste
à employer des Volontaires de l’Assistance Publique venus de métropole, soumis à la discipline militaire, dans l’administration, l’enseignement ou la police.
Cependant, l’acculturation ne génère pas uniquement l’assimilation : elle
s’accompagne de la déculturation et concerne toutes les cultures présentes aux Antilles. La
culture antillaise est ainsi constituée de plusieurs éléments disparates : elle est, en effet,
issue de phénomènes (nombreux…) d’acculturations et de déculturations. La culture antillaise est une culture composite et l’identité antillaise (et martiniquaise) l’est aussi : la
culture est donc elle aussi syncrétique, d’où certains questionnements identitaires. En Martinique, tout comme dans les autres îles des Antilles, coexistent une multiplicité de cultures
et de religions, d’influences culturelles, linguistiques et religieuses. Ce processus est no mmé créolisation par Edouard Glissant ou Patrick Chamoiseau, et transculturation992 par les
chercheurs en sciences sociales. Dans la créolisation (et la transculturation), il y a un travail de récupération des fondements de la communauté, de la société, et des nouvelles fo ndations en Martinique. L’on assiste alors à une collaboration des cultures 993 en place, à des
échanges qui enrichissent la culture martiniquaise et participent à sa recréation, au reno uveau culturel martiniquais. C’est la créolisation. Il faut distinguer deux types de créolisation : la créolisation segmentaire − « l’ensemble des processus selon lesquels chaque
groupe crée dans la société globale des faits de culture et des rapports sociaux qui lui sont
propres » − et la créolisation synthétique − « constitue la synthèse de ceux de tous les
990
Jacky DAHOMAY, « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais » (in Comprendre, n°1, 2000,
éditions PU.F. : Les identités culturelles), pp.99-118 : p.109.
991
Oruno D. LARA, De l’Oubli à l’Histoire − Espace et identité caraïbes (Guadeloupe, Guyane, Haïti, Martinique) (Paris, éditions Maisonneuve et Larose, 1998, 348p.), p.230.
992
Concept créé par Ortiz, visant à montrer « que l’acculturation n’est pas un processus à sens unique » (Vera
RUBIN, « Les problèmes de la recherche anthropologique dans la Caraïbe », in Les sociétés antillaises −
Etudes anthropologiques, textes choisis et présentés par Jean BENOIST, Centre de Recherches Caraïbes,
Université de Montréal, 4ème édition, 1975, pp.145-164 : p.147).
993
« la véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais
dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d’humilité que chaque me mbre d’une culture donnée peut et doit éprouver envers tous les autres, ne saurait se fonder que sur une seule
conviction : c’est que les autres cultures sont différentes de la sienne, de la façon la plus variée ; et cela,
même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré ses efforts, il n’arrive que très imparfaitement à la pénétrer. », Claude LEVI-STRAUSS, Race et Histoire, in Race et Histoire. Race et Culture
(Paris, éditions Albin Michel/UNESCO, collection « Bibliothèque Idées », 2001, 175p.), pp.29-120 : pp.111112. C’est l’auteur qui souligne. Cette coalition entre les cultures participe au progrès culturel de chacune
d’elles.
285
groupes de la nouvelle société » 994 . Le contact et le mélange des cultures présentes aux
Antilles constituent un métissage ethnique et culturel qui participe à la richesse de
l’identité et de la culture antillaises tout en créant parfois un certain trouble. Les racines
des Antillais et de leur culture sont multiples 995 . La société antillaise est donc en situation
de contact et d’emprunt depuis plusieurs siècles. C’est ainsi qu’Edouard Glissant peut proposer la définition suivante de l’identité créole :
« Comment définir cette identité créole ?
Par l’hétérogénéité. L’identité créole est multiple, constituée par trois siècles d’interférences avec
les cultures africaine, européenne, asiatique, indienne […] C’est la capacité de se transformer
d’une manière continue sans se perdre. Chacun peut changer en échangeant avec l’autre, sans
pourtant se dénaturer. C’est ce que j’appelle la « créolisation ».
L’identité n’est pas d’abord l’unicité ?
La richesse des mélanges n’implique pas une perte d’identité, au contraire. Car on vit ce processus
de créolisation à l’échelle du monde entier. C’est un concept plus général : les cultures sont de
moins en moins fermées aux autres et vivent de plus en plus fortement de leurs rencontres […] la
créolisation implique un partage des responsabilités : c’est le « tout-monde ». »996
Les différents phénomènes d’acculturation et de déculturation liés aux cultures en contact
ont donc créé une culture à part entière : cela produit à la fois un métissage culturel et une
richesse culturelle. Edouard Glissant parle d’« identité rhizome ».
Cependant, cette richesse culturelle n’empêche pas l’exil, qui apporte la promesse
d’un avenir meilleur. Il permet d’échapper à l’enfermement de l’île et, surtout, il apparaît
comme une opportunité pour les études, la formation. Et la métropole semble ouvrir des
possibilités d’avenir meilleur pour ceux qui s’y rendent. Ceux qui entrent dans la fonction
publique connaissent un exil imposé par leur emploi. Cela apparaît aussi comme une nécessité économique. Le nombre de candidats au départ vers la métropole est tel que le 26
avril 1963 est créé le Bureau pour le développement des Migrations Intéressant les Départements d’Outre-Mer (le BUMIDOM), chargé d’organiser les voyages et d’aider à
l’installation. La durée du séjour est variable, certains décident de rester et ne retournent
aux Antilles que pour les congés ou la retraite, d’autres (le plus souvent ceux qui sont nés
en métropole) ne se posent même pas la question du retour. Le retour est souvent difficile
994
« Alors que la créolisation synthétique tente de réunir les différents segments dans une culture nationale,
la créolisation segmentaire, elle, résiste. Leur cohabitation est possible si le groupe dominant vise à la créolisation synthétique, tout en défendant une créolisation segmentaire. », Catherine BENOIT (Corps, jardins,
mémoires, op.cit., pp.11-12).
995
« Le « je » [que les insulaires] prononcent ne résonne pas suivant l’usage habituel des termes identitaires.
Ces hommes ont, depuis toujours, pratiqué le fameux amalgame du « tout-monde » […] Un monde dont
l’unicité n’est pas la vertu première, mais qui s’épanouit en revanche dans la polyphonie féconde des différences assumées. », Roland BRIVAL, « Le grand retour du patrimoine populaire » (in Géo, n°309, novembre
2004, dossier : « Antilles françaises : Patrimoine créole », pp.59-110), p.86.
286
et peut s’accompagner de la sensation d’un nouvel exil pour ceux qui se sont (presque trop
bien) adaptés au mode de vie métropolitain. Et ils peuvent être victimes de quolibets
comme Bounty ou Négropolitain.
« Ils ne parlent plus tout à fait la même langue : les mots, les expressions ont changé. Ils ne perçoivent plus et ne sont plus perçus par les autres de la même manière. Après une longue absence −
qui peut n’être que de quelques années −, il leur arrive d’être traités, chez eux, d’« immigrés »,
d’« étrangers », de « vacanciers ». »997
Cela contribue à un sentiment de mal-être, ainsi qu’à un désir (plus ou moins conscient) de
rester en métropole.
Aux Antilles, il importe de dépasser le passé originel, de le considérer comme un
élément historique fondateur et non plus comme un traumatisme empêchant de vivre et de
construire. Il importe de s’intéresser à ce que les Antillais ont fait à partir de ce passé, de
leur héritage et surtout à la manière dont ils se préparent un avenir autre.
« Aux Antilles un projet anthropologique doit moins s’interroger sue l’origine des faits que sur le
sens pratique que leur donnent les acteurs dans le contexte actuel, au sein d’occurrences situées.
Les faits analysés de cette façon ne sont ni atemporalisés, ni décontextualisés, mais nous montrent
simplement comment les hommes vivent selon les enjeux du présent. » 998
Nous allons voir comment les Antillais se sont (ré)appropriés leur culture et leur identité.
2/ La (ré)appropriation et la (re)construction
Aux Antilles, les mouvements indépendantistes sont les premiers à s’intéresser à
l’héritage du passé, ainsi qu’à sa préservation et à sa (re)valorisation : la défense du patrimoine culturel et paysager devient le symbole de leur combat. C’est dans les années 1990
que le peuple antillais, dans sa majorité, prend conscience de l’importance, voire de la nécessité, de cette démarche. Cette revendication est vraisemblablement liée à l’ouverture 999
des Antilles sur le monde : le contact direct avec l’autre semble avoir suscité le désir, voire
le besoin, d’une forme d’enracinement à travers la mise en valeur des spécificités antillaises et l’affirmation de l’ancrage territorial. Le passé constituerait une valeur-refuge. Et il y
996
Entretien avec Edouard GLISSANT, par Antoine de Baecque, in Libération, 08/01/2002, p.29.
Noëlle BURGI-GOLUB, « D’exils en émotions, l’identité humaine », in Les territoires de l’identité,
op.cit., pp.27-61 : p.39.
998
Christiane BOUGEROL, Une ethnographie des conflits aux Antilles − Jalousie, commérages, sorcellerie
(Paris, éditions P.U.F., collection « Ethnologies », 1998, 161p. / 1ère édition : PUF, 1997), p.14.
999
Economie, tourisme, transports, communications, etc.
997
287
a une gestion culturelle du politique et une gestion politique du culturel, même si cela est
beaucoup moins marqué qu’en Bretagne. Certains reprochent, en effet, à ces mouvements
de confondre identité culturelle et identité politique.
La tendance nationaliste n’a jamais vraiment réussi à percer aux Antilles. Par contre, les mouvements régionaliste, autonomiste et indépendantiste séduisent. Ils s’inscrivent
dans la culture de la résistance des Antilles. C’est principalement le cas du Mouvement
Indépendantiste Martiniquais, dont le président, Alfred Marie-Jeanne, a été maire de Rivière-Pilote durant trente ans, avant d’accéder à la présidence du Conseil Régional de
Martinique 1000 . Plus qu’un nationalisme au sens propre (et politique), il semble bien plutôt
s’agir, en Martinique, d’un « nationalisme de sol, de territoire, de langue » 1001 ; il s’agit des
trois éléments développés par les différents partis politiques. C’est l’identité culturelle qui
prime, et aux Antilles elle n’est pas directement liée à une quête d’identité politique de
type nationaliste. En outre, il ne faut pas négliger l’attachement des Antillais à leur statut
de citoyens français : « depuis l’abolition de l’esclavage, la revendication politique de nos
peuples [est] l’intégration républicaine à la France. » 1002 . Ces mouvements ne commettent
pas d’attentats comme en Bretagne, ils préfèrent certains gestes jugés davantage porteurs
de sens, comme la décapitation de la statue de Joséphine de Beauharnais, lorsqu’elle a été
installée sur la Savane de Fort-de-France.
Parmi ces mouvements, se trouve l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de
la Martinique (l’OJAM), qui réclame l’émancipation totale de la Martinique. Ses membres
sont arrêtés en 1963 pour « atteinte à la sûreté de l’état ». Le massacre, en 1974, de plusieurs ouvriers agricoles sur l’habitation bananière de Chalvet (Martinique) par les gardemobiles métropolitains provoque un mouvement de révolte et marque le début du syndicalisme indépendantiste qui donnera naissance, quelques années plus tard, à divers mouvements politiques d’obédience nationaliste, tels le Groupe Révolution Socialiste, le Mouvement Indépendantiste Martiniquais ou le groupe Asé Pléré Annou Lité. A l’heure actuelle,
peu de partis défendent l’idée d’indépendance pure, ils souhaitent un changement de statut,
mais dans le cadre de la République française. Et certains considèrent qu’aux Antilles,
« l’identité politique s’est […] affirmée à travers l’élaboration d’une citoyenneté originale,
1000
Où il exerce actuellement son deuxième mandat.
Expression de Jean-Luc BONNIOL, in Façonner le passé − Représentations et cultures de l’histoire
XVIe-XXIe siècle, Jean-Luc BONNIOL et Maryline CRIVELLO dir. (Aix-en-Provence, Publications de
l’Université de Provence, 2004, 304p.), p.266.
1001
288
résultant de la pulsion égalitaire créole, comme quête de reconnaissance de l’identité générique unive rselle. » 1003 .
Dans les années 1970, « commence un travail de réappropriation de [l’]histoire, de
valorisation des apports des esclaves à leur culture et à leur histoire. » 1004 , qui consiste aussi en un travail de remémoration et de réinterprétation. La loi de 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage suscite l’intérêt des artistes et des écrivains, qui
travaillent sur le sujet. Ils proposent une relecture et une réécriture de l’histoire coloniale,
et lui donnent une vision plus vivante, en un sens, tout du moins plus visible, plus perceptible. Ils sensibilisent ainsi un public assez large, composé à la fois d’Antillais et de Métropolitains. L’héritage des esclaves est alors perçu d’une manière nouvelle, il est même glorifié dans certains cas. Le regard continue le changement amorcé avec la négritude et Aimé
Césaire. Les traditions revêtent alors une certaine valeur : elles symbolisent le passé. Elles
sont donc reconsidérées et suscitent un intérêt très marqué. Et elles deviennent des vecteurs
culturels et identitaires forts : elles acquièrent une valeur de symbole de l’identité antillaise. Cela entraîne une nouvelle perception des éléments culturels (musiques, danses,
chants, contes, etc.) : ils sont (re)créés. Cela participe de la (ré)appropriation d’une culture
qui a longtemps été niée, rejetée ou considérée comme inférieure. Il n’y a pas, à proprement parler, simple reprise et collage d’éléments déjà existants, mais création − ou recréation − à part entière. Toutefois, l’on peut parler d’une réécriture de la culture et de
l’histoire. Cela est visible, notamment, à travers les noms, qui sont des marqueurs emblématiques de l’identité. Redonner des noms créoles aux lieux1005 , aux objets et aux personnes participe d’un geste d’appropriation symbolique et historique. Les noms permettent
aussi de témoigner, c’est notamment le cas à Rivière-Pilote où les rues du bourg ont été
rebaptisées en hommage au passé et à ses héros 1006 . Et la langue créole est ainsi revalorisée.
1002
Jacky DAHOMAY, art.cit., p.112.
Ibid., p.115.
1004
Comité pour la mémoire de l’esclavage, op.cit., p.26. Voir aussi Christiane CHAULET-ACHOUR, Abécédaires en devenir − Idéologie coloniale et langue française en Algérie (Alger, Entreprise Algérienne de
Presse, 1985, 607p.) au sujet de l’écriture en situation post-coloniale.
1005
A commencer par celui de l’île elle-même qui retrouve son nom caraïbe de Madinina, l’île aux fleurs.
1006
Sous chaque nom de rue figure d’ailleurs un texte court reprenant les grandes lignes de l’épisode ou de la
biographie de la personne choisis. L’on trouve notamment l’avenue Frantz Fanon, la place du 22 mai, la rue
des résistants caraïbes, la rue du marronnage, l’avenue des insurrections anti-esclavagistes et la rue Toussaint
Louverture.
1003
289
La réécriture de l’histoire se fait d’abord au sens propre. L’histoire antillaise a, en
effet, longtemps été écrite par les blancs. Depuis quelques dizaines d’années, les Antillais
(ré)écrivent leur histoire, celle de leurs îles et de leurs peuples. Le changement de point de
vue est important, au point que les historiens ne sont pas les seuls à s’atteler à la tâche : les
écrivains semblent mettre un point d’honneur à apporter leur participation. Cela permet de
rendre visible cette démarche, tout en sensibilisant les lecteurs (des Antilles, de métropole
et d’ailleurs). Elle se fait aussi à travers le travail de particuliers, souvent anonymes, qui
cherchent à sauvegarder les traditions, c’est essentiellement le cas des artisans et des artistes (musiciens, chanteurs, danseurs, conteurs). Sur la commune des Trois-Ilets, dans le sud
de la Martinique, Gilbert Larose a recréé un village de nèg’mawon sur deux hectares. A
Rivière-Pilote a lieu une foire agricole qui met en avant les traditions et l’histoire de la
culture antillaise, notamment avec des stands montrant la culture des plantes constituant le
jardin créole, parfois oubliées, et de techniques d’artisanat, ainsi que par le biais
d’animations 1007 . A travers toutes ces démarches, l’histoire est intégrée à la culture.
Le patrimoine et la tradition revêtent ainsi de plus en plus d’importance, et leur
place change, tout comme leur visibilité. La musique, le chant, la danse et le conte sont
ainsi davantage répandus et écoutés : ils suscitent intérêt et curiosité, tout en devenant les
symboles de la culture antillaise et des vecteurs de l’identité antillaise. Ils participent donc
directement de l’identité culturelle antillaise. De nombreuses traditions ont été perdues
avec l’assimilation, mais depuis plusieurs années elles sont recherchées et reprises. Dans
certains cas, l’on peut parler, tout comme en Bretagne, de recréation des traditions. Cette
recréation se fait aussi à travers les mélanges entre les rythmes traditionnels et les rythmes
modernes, par exemple, ou par l’intégration de la culture orale à la culture écrite. Les traditions sont ainsi transformées, ce qui participe à la mise en place d’un certain renouveau
culturel ou, tout du moins, à un dynamisme culturel, ce qui contribue à une meilleure vis ibilité des particularismes antillais.
Cela est surtout frappant à travers la musique : des groupes comme Kassav’ ou la
Compagnie Créole ont redonné un second souffle au zouk 1008 et ont contribué à mieux faire
connaître la musique antillaise en métropole. De même, les yoles et les gommiers, bateaux
de pêche traditionnels, sont devenus des bateaux de course : le tour de la Martinique est un
1007
Lors de l’édition 2004, ont eu lieu des démonstrations de bœufs tirants, tradition particulièrement vivace
à Marie-Galante, d’où venaient les équipages.
290
événement très important 1009 . Le danmyé, ou ladja1010 , est lui aussi reconsidéré, au point
qu’une école de danmyé a ouvert à Fort-de-France. Le renouveau culturel passe aussi par le
renouveau du conte, qui est devenu un marqueur identitaire, et qui a élargi son domaine
d’expression : de la sphère privée à la sphère publique, comme le montre La Nuit du Conte
au Lamentin1011 ou les activités et les projets du centre culturel Fonds Saint-Jacques à
Sainte-Marie. Le patrimoine architectural et paysager est lui aussi mis en valeur et entretenu, comme le montre la case du bagnard, Médard Aribot, sur les hauteurs de Sainte-Luce,
ainsi que les anciennes demeures coloniales, qui sont entretenues. De même, des jardins 1012
ont été aménagés pour rassembler les différentes variétés de plantes, et les faire connaître.
La culture antillaise se détache donc de la culture française, elle marque sa différence : mieux, elle l’affirme. Une Charte culturelle créole a été publiée en 1982 par les
membres du G.E.R.E.C. Cette différence, qui a été rejetée par le processus d’assimilation,
est aujourd’hui reconnue comme marqueur identitaire à part entière. Cela contribue à renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe, comme le montrent les symboles arborés,
tels que, en Martinique, le colibri, le tissu madras ou la silhouette de l’île. A ces vecteurs
de l’identité et de la culture, s’ajoute l’image d’une certaine qualité de vie, d’un certain art
de vivre. Les Antillais se réapproprient les stéréotypes et les transforment en points forts,
marqueurs de leur identité. Ils sont ainsi passés d’un sentiment d’infériorité et de honte à
un sentiment de fierté, qui se manifeste en métropole par des démonstrations de danses et
de musiques traditionnelles organisées par les associations antillaises. La chaîne de télévision RFO participe à ce changement de perception sur les Antillais, et des Antillais sur
eux-mêmes : en rendant les Antilles plus visibles, elle les rend aussi plus proches et par là
même minimise les différences.
La langue et la culture antillaises sont donc davantage mises en valeur. Elles deviennent des marqueurs identitaires. Et l’on peut considérer que l’identité antillaise est une
identité culturelle avant tout, avant surtout d’être une identité politique. Il en est de même
pour l’identité martiniquaise. Pour autant, il subsiste des questions de vocabulaire et une
hésitation entre antillais, créole et caribéen. Nous ne souhaitons pas rentrer dans ce débat
1008
Signifie « bal de campagne » en créole.
Au point qu’il est difficile de trouver un taxico disponible aux heures et aux jours de retransmission des
étapes. Il en est de même lors des tournois de football opposant les principales équipes.
1010
Il s’agit de la danse-combat qui était pratiquée par les esclaves la nuit, elle l’est désormais par les majors.
Le danmyé antillais est une variante de la capoiera brésilienne.
1011
Qui est organisée tous les ans par le centre culturel du Lamentin.
1009
291
et nous nous contentons de constater qu’il existe des Antilles françaises, une langue et une
culture créoles, et les îles de l’aire des Caraïbes. Les Martiniquais ont davantage d’affinités
avec les autres peuples des Antilles françaises et de la Caraïbe qu’avec les autres minorités
culturelles de métropole. L’identité martiniquaise doit donc être considérée à la fois au sein
de l’identité antillaise, et au sein de l’identité caribéenne, qui est fréquemment revend iquée. Les peuples de la Caraïbe partagent, en effet, une histoire commune, une langue
créole, une culture aux influences multiples, des préoccupations similaires −
l’enfermement insulaire, les catastrophes naturelles, le rapport avec l’ancienne puissance
coloniale, etc. −, ainsi que le questionnement identitaire. Cela se ressent notamment dans
les domaines culturels : les rythmes se ressemblent, les thèmes développés par les artistes
sont proches et les œuvres littéraires traitent des mêmes sujets, des mêmes interrogations,
et tentent d’y répondre de manières différentes et proches à la fois, et ils font preuve d’un
imaginaire composite. Il y a une culture commune, malgré de nombreuses différences 1013 .
Il est possible de considérer les îles de la Caraïbe non comme un archipel, mais comme un
continent, qui pourrait devenir une communauté culturelle et économique, au sens propre :
« Ce « petit continent » a un atout pour lui : le brassage des races, des traditions, des cultures, des
langues… Ce métissage à tous les niveaux est à la base même du destin historique de la Caraïbe.
Unité dans les différences, différences dans l’unité. […] la Caraïbe c’est le «continent » de
l’avenir. » 1014
L’identité culturelle permet ainsi de mieux prendre conscience à la fois des particularismes
martiniquais et antillais, et des particularismes caribéens. Et l’on peut estimer que les Martiniquais seraient Caribéens avant d’être Français.
Celtes et Caribéens, Bretons et Antillais, Centre-Bretons et Martiniquais cherchent
à redéfinir leurs territoires et leurs frontières, afin de reconstruire leur patrimoine géographique, ainsi que leur histoire. Cela participe de la revendication identitaire : reconnaître
leurs frontières revient à reconnaître leurs existences, ainsi que leurs particularismes et leur
identité propre (qu’elle soit géographique, historique, politique ou culturelle). Et l’on peut
1012
Ainsi, par exemple, le Jardin de Balata, sur les hauteurs de Fort-de-France.
A commencer par une différence de langues : il y a un multilinguisme très marqué dans la Caraïbe : plusieurs variétés de créoles, des langues européennes (français, anglais, espagnol, hollandais) et des pidgins.
1014
Eduardo MANET, « La Caraïbe, c’est le continent de l’avenir », in Magazine littéraire, n°369, octobre
1996, pp.106-107 : p.107.
1013
292
considérer que l’identité est le résultat de volontés et de stratégies. Pour autant, ils ne doivent pas perdre de vue la fragilité et l’évolution de la conscience identitaire :
« Ce qu’une génération a laborieusement édifié ne peut continuer à inspirer le respect que dans un
triple contexte où tout est lié : en premier lieu, il appartient aux Bretons d’aujourd’hui de ne pas
laisser dépérir l’héritage − c’est le devoir de mémoire prolongé en devoir de sauvegarde ; en second lieu, il est de la responsabilité des non-Bretons attirés dans la péninsule armoricaine ainsi que
de la responsabilité des pouvoirs publics supra-régionaux de rayer définitivement de leurs motivations et de leurs réactions des restes de condescendance ou de mépris qui ont fait tant de mal à la
Bretagne du XIXe siècle ; enfin, en troisième lieu, il faut attendre des jeunes Bretons actuellement
en formation qu’ils aient à cœur de réaliser demain une re-création permanente, une ré-invention
permanente de l’identité bretonne afin d’éviter la sclérose qui serait aussi mortelle que le passéisme systématique ou le rejet. » 1015
Ce propos est valable tout autant pour la Bretagne que pour la Martinique.
En Centre-Bretagne et en Martinique, les héritages sont pris en considération et
considérés comme des éléments constituants et importants dans la construction d’un avenir. Les héritages constituent autant d’éléments symboliques qui constituent l’âme d’un
pays ou d’une région. En outre,
dans l’ordre moral, « le passé ne laisse pas seulement des traces inertes, des résidus, mais aussi des
énergies dormantes, des ressources inexplorées qu’on assimilerait plutôt à des promesses non tenues, lesquelles fondent la mémoire, comme il a été dit par Paul Valéry, parlant du futur du passé.
Le caractère dormant des potentialités non déployées est ce qui permet les «reprises », les
« renaissances », les « réveils » par quoi le nouveau enchaîne avec l’ancien » 1016
Les héritages permettent aussi la création d’un territoire et sa revendication. Le territoire
peut alors devenir un référent identitaire. Cependant, l’on remarque que dans les deux régions, subsiste chez un certain nombre de personnes une méconnaissance de leur propre
région : l’environnement immédiat est connu, mais guère plus loin. Ainsi en est-il par
exemple de ce fermier de Brasparts qui n’a jamais entendu parler de Saint-Malo, ou de
cette élève au GRETA de Fort-de-France (formation tourisme) qui dit ne pas connaître son
île, son histoire, sa géographie et sa culture, tout en affirmant connaître les traditions du
Nord. Cela peut paraître étrange, et pour autant, cela est compréhensible : tout dépend de
ce que l’on entend par territoire.
Nos deux régions d’étude revendiquent donc une identité culturelle. Or, « l’identité
culturelle est le fondement des solidarités qui permettront de se sortir de la crise ac-
1015
1016
Michel DENIS, « Préface », in Ronan LE COADIC, op.cit., p.10.
Paul RICOEUR, cité par Jacky DAHOMAY, art.cit., p.117.
293
tuelle. » 1017 . Cette identité culturelle concerne essentiellement la société dans son ensemble, mais qu’en est-il de la personne ? « L’anthropologie affirme que c’est parce que la
personne appartient à tel groupe qu’elle se comporte et doit ou devrait se comporter de
telle ou telle façon. […] L’identité sociale ou culturelle semble préexister à la personne en
l’ontologisant. » 1018 . Nous allons donc, à présent, nous intéresser à la construction du je, de
la personne.
1017
1018
Loeiz LAURENT, ancien directeur de l’INSEE-Bretagne ; cité par Ronan LE COADIC, op.cit., p.415.
Francis AFFERGAN, Martinique : les identités remarquables, op.cit., p.63.
294
Chapitre 6 – La création d’une identité ?
Les auteurs (écrivains et anthropolo gues) et les conteurs participent ainsi à la
transmission d’un savoir, ils témoignent tant d’anciennes façons de faire et de penser que
de nouvelles, parmi lesquelles ce que Martine Segalen nomme les rituels contemporains 1019 . Nous considérons qu’ils contribuent ainsi à un renouveau culturel, auquel participe la majorité de la population dans les deux régions étudiées. Cette démarche concourt,
selon nous, à la création (ou à la recréation) d’une identité culturelle 1020 . Les auteurs participent ainsi à la prise de conscience de la diversité culturelle, qui est « un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés » 1021 .
« La culture, fiction collective, est la base de l’identité et de la liberté individuelles. Le moi […]
est le fruit d’un travail, une con[s]truction idéologique qui n’en reste pas moins essentielle, le fondement d’une éthique. Mais dès que la culture devient visible comme un objet et comme une base,
comme un système de significations parmi d’autres, le moi ethnographique ne peut plus
s’enraciner dans une identité privée de médiation. » 1022
Nous nous intéressons donc ici non plus aux traces en tant que telles, qui sont le plus souvent matérielles, mais plutôt à « une persistance immatérielle, l’empreinte mémorielle, ou
souvenir. »1023 . Ce qui nous occupe ici correspond en effet davantage à ce que l’on peut
nommer les survivances partielles 1024 . De fait, nous considérons, avec Friedrich Nietzsche,
que la mémoire « est une propriété originelle. Car l’homme porte en lui la mémoire de
toutes les générations passées. » 1025 .
1019
Les rituels contemporains « sont vecteurs de nouvelles formes d’identité […] les rituels s’offrent comme
des bricolages puisés au kaléïdoscope des références sociales, identitaires, religieuses ou néo-sacrées. […]
Ainsi, il n’existe pas de rituels « nouveaux », seulement des rituels « contemporains », parce que le stock de
références symboliques auxquelles ils puisent est fini, parce que aussi ils supposent toujours une structure
avec un début et une fin. », Martine SEGALEN, Rites et rituels contemporains, op.cit., pp.120-121.
1020
C’est-à-dire à un « ensemble de traits culturels propres à un groupe ethnique (langue, religion, art, etc.)
qui lui confèrent son individualité ; sentiment d’appartenance d’un individu à ce groupe. Cf. acculturation,
déculturation », définition du Petit Robert.
1021
Claude LEVI-STRAUSS, Race et Histoire, op.cit., p.43.
1022
James CLIFFORD, Malaise dans la culture, op.cit., p.109.
1023
Jean-Luc BONNIOL et Maryline CRIVELLO, « Introduction », Façonner le passé, op.cit., pp.7-14 : p.7.
1024
« les survivances partielles, c’est-à-dire tout cet ensemble de cas nous offrant de vieilles habitudes assez
bien conservées pour qu’on puisse en saisir l’origine, quoique, en prenant une forme nouvelle, ces mêmes
choses se soient adaptées si bien à leur milieu nouveau, qu’elles y gardent leur place par leur propre valeur » ,
E. B. TYLOR, cité par Nicole BELMONT, in Paroles païennes, op.cit., p.150.
295
Nous nous demanderons ici en quoi la construction du je diffère de celle du nous
que nous venons de voir. Après une étude de la société, du groupe, nous nous penchons sur
l’individu : comment chacun gère-t-il son identité et sa quête identitaire ? et comment cela
est-il transmis dans les récits ?
« Considérer l’identité comme un « récité, parler, dès lors, de « récit identitaire » ou de
« proclamation identitaire » impliquent la nécessité de prendre en considération les paroles, les
écrits invoquant l’identité parce qu’ils influent indubitablement sur l’organisation des attitudes et
provoquent des comportements, mais cela signifie également que, derrière ces énoncés, on
s’efforce de rechercher, à l’inverse souvent de ce qui y est affirmé, des structures relationnelles et
interactives, des modalités de gestion du changement. »1026
Les récits témoignent, en effet, de la manière dont l’auteur se perçoit et perçoit les autres,
ainsi que de la manière dont les stéréotypes sont gérés : il arrive fréquemment qu’ils s’en
servent avec dérision.
Nous verrons ici le rôle de la mémoire, en quoi les histoires importent autant, voire
davantage, que l’histoire et en quoi consiste la mémoire du futur. Nous nous attacherons
aussi à la question de l’apparence, à travers le jeu des masques et le concept du moi : nous
nous demanderons comment l’être et le paraître participent à la création identitaire. Nous
verrons aussi le rôle joué par l’image, le stéréotype et le désir (ou le rejet) de l’assimilation
dans l’élaboration du moi et de l’image du moi.
I – Le rôle de la mémoire
La mémoire joue un rôle primordial dans la construction identitaire, que ce soit
celle d’une communauté ou celle d’un individu. Nous nous intéressons donc à la manière
dont la mémoire est utilisée par les auteurs et les conteurs, à travers la référence au passé et
la préparation d’un futur.
Les récits issus de la tradition orale constituent, en effet, un moyen de véhiculer une
perception de la grande histoire − particulière à une région ou à un pays − et des éléments
des petites histoires individuelles, locales, anecdotiques. Ils revêtent donc une certaine im-
1025
« Le dernier philosophe, le philosophe, considérations sur le conflit de l’art et de la connaissance » (automne-hiver 1872), cité par Jeffrey Andrew BARASH, « Les sources de la mémoire », in Les territoires de
l’identité (Amiens, éditions Licorne, collection « Villes plurielles », 1999, 270p.), pp.75-91 : p.88.
1026
Denis-Constant MARTIN, cité par Ronan LE COADIC, op.cit., p.42.
296
portance du point de vue de la mémoire 1027 , et ils participent de la construction de la mémoire d’une communauté, d’une région. Nous étudierons donc cette relation à l’histoire.
Et nous verrons en quoi la (re)construction d’une mémoire collective (et individuelle) participe à la création d’une mémoire du futur, et en quoi celle-ci constitue un élément essentiel tant de la revendication identitaire que de la (re)création d’une identité
(qu’elle soit politique ou culturelle).
1/ Importance de l’Histoire et des histoires
La littérature orale contribue à la transmission de données historiques et de témoignages, jugés importants par les différents narrateurs au fil du temps. L’Histoire et les histoires participent, en effet, de la construction d’une mémoire collective et d’une identité
collective. Cette identité se compose de nombreux éléments, qui se retrouvent dans la littérature orale et qui sont repris dans les ouvrages littéraires et anthropologiques1028 .
Parmi ces éléments se trouvent les noms et leur transmission. La nomination est un
ancrage de l’identité, elle permet de connaître son origine (et de la revendiquer). Et l’on
note qu’en Afrique noire traditionnelle, « la répétition des noms accompagne l’évocation
du passé et le récit de l’histoire traditionnelle, à travers les récitatifs des griots. En faisant
revivre le passé, on situe un lignage dans le temps et l’on marque la place de l’enfant dans
le lignage et l’ancrage de son identité. » 1029 . En Bretagne, les noms revêtent une grande
importance. Mais en Martinique la question du nom, de la nomination est primordiale :
l’esclave a été privé de son nom et, ainsi, à la fois de sa filiation et de son identité. Le nom
qui lui a été ensuite attribué dérive directement de son surnom (surnom donné soit par le
maître soit par les compagnons d’infortune) et ce nom témoigne non plus de l’origine afri-
1027
Comme l’exprime Edouard GLISSANT à travers le personnage de Papa Longoué : « Ils sont sots, par làbas en bas. Ils disent : « Ce qui est passé est bien passé. » Mais tout ce qui passe dans les bois est gardé au
fond du bois ! C’est pour autant que je marche dans les bois sans descendre. Parce que je regarde du côté de
mon père, et mon fils est parti. Celui qui dit : « Le passé », il dit : « Bonjour mon père. » Or regarde la vie,
celui dont le fils est parti, il ne peut plus dire : « Bonjour mon fils. » Et mon fils est parti. » (in Le Quatrième
siècle, op.cit., pp.15-16).
1028
Comme le montre Claude LEVI-STRAUSS dans la présentation de son cours « Ordre et désordre dans la
tradition orale (année 1975-1976) », in Paroles données (Paris, éditions Plon, 1984, 277p.), pp.150-157.
1029
Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Ce nom qui nous porte », in Les territoires de l’identité, op.cit., pp.1125 : p.13.
297
caine mais de l’esclavage 1030 . Le patronyme Pilon porte ainsi la trace d’un ancêtre qui eut
le jarret coupé après une tentative de marronnage, et Ti-Pilon que la blessure s’est infectée
et qu’il y a eu amputation. Le nom est primordial, il signifie la reconnaissance de la personne, de sa personnalité et de son individualité. Et nommer − re-nommer parfois − les
êtres et les choses marque l’identité de ces êtres et de ces choses. Les noms de lieux sont,
eux aussi, importants1031 : ils portent les marques de l’Histoire et des histoires. A le ur arrivée, les colons européens ont baptisé les lieux qu’ils venaient de découvrir, ne tenant aucun
compte (ou si peu) des noms déjà existants : ainsi « le monde n’a pas d’existence avant
l’arrivée des conquérants, ce qui justifie qu’il soit immédiatement nommé » 1032 . Et les
Martiniquais se réapproprient leur culture et leur île en redonnant les noms caraïbes aux
lieux ou en les rebaptisant (pour qu’ils témoignent du passé esclavagiste et colonial) 1033 . En
Bretagne, les panneaux de signalisation donnent les indications en français et en breton, et
en Centre-Bretagne certains ne sont écrits qu’en breton.
En outre, la littérature orale comporte un code figuratif par lequel elle témoigne des
modes de vie passés : « Des siècles durant, [l]es contes [créoles] ont été le reflet des expériences partagées par les membres des communautés créoles respectives, le conteur, lui,
assumant la fonction d’une mémoire collective personnifiée. » 1034 . Le conte est, en effet,
une parole clandestine en Martinique, et Maryse Condé remarque qu’aux Antilles, « de
l’avis général, l’univers des contes est la restitution de la quotidienneté de la vie de
l’esclave » 1035 ; et nous considérons qu’il est aussi celle de la quotidienneté de la vie du
paysan de Centre-Bretagne. Le conte est donc un élément de représentation − déguisée −
de la société. C’est par lui que l’esclave pouvait exprimer sa critique de la plantation, qu’il
pouvait continuer à véhiculer certains codes culturels originels africains. Et c’est donc par
l’intermédiaire du conte que ces données nous sont parvenues, masquées, sous une forme
symbolique. C’est ainsi que les personnages des contes correspondent à des types, en parti1030
« L’esclave a perdu son nom ; celui par lequel on l’appelle est le stigmate de sa servitude. La perte du
nom propre le coupe de son origine, le prive de son histoire, lui ôte sa dignité. », Evelyne PEWZNERAPELOIG, art.cit., p.22.
1031
Comme nous l’avons vu au chapitre 4.
1032
Marlène HOSPICE, art.cit.
1033
Comme nous l’avons vu au chapitre 5.
1034
Ingrid NEUMANN-HOLZSCHUH, « Les contes créoles − Un exemple d’oralité élaborée ? Recherches
sur la syntaxe des contes oraux », Les créoles français : entre l’oral et l’écrit, op.cit., pp.231-274 : pp.233234.
1035
Maryse CONDE, La civilisation du bossale − La littérature orale à la Guadeloupe et à la Martinique
(Paris, éditions L’Harmattan, 1978, 65p.), p.34.
298
culier dans les contes d’animaux, où le personnage de Frère Lapin représente généralement
l’esclave 1036 . Mais il n’est pas la seule représentation de l’esclave : il correspond à l’un de
ses traits de caractère, et la plupart des autres animaux mettent en scène d’autres traits de
caractère « et leur foisonnement est clairement destiné à traduire la multiplicité des attitudes face à l’agression sociale qu’est le colonialisme. » 1037 . Et l’on remarque, avec Ina Césaire, que « les trois grands thèmes du conte antillais, la Faim [auquel est lié le thème de la
Misère], la Ruse et la Révolte recouvrent, au niveau du vécu populaire, les données fondamentales du colonialisme tel qu’il a sévi − et sévit encore − aux Antilles ». Ces trois
thèmes sont aussi ceux qui prédominent dans les contes de Centre-Bretagne, témoignant
alors des difficiles conditions de vie, liées, essentiellement, au contexte géographique et au
climat qui ne permettent pas toujours l’obtention de récoltes abondantes. Ils sont aussi liés
au comportement des seigneurs vis-à-vis des paysans. La faim, la ruse et la révolte sont
donc des thèmes significatifs 1038 dans les récits oraux de nos deux régions d’étude, et
l’analyse faite par Ina Césaire peut ainsi s’appliquer (différemment, il est vrai) au CentreBretagne et à la Martinique. Et l’on remarque que l’on trouve des figures-types assez semblables dans les deux cultures, en particulier Ti-Jean en Martinique et Bilz 1039 (l’espiègle)
en Centre-Bretagne, qui semblent être le même personnage, tant les récits les mettant en
1036
« Frère Lapin entre en lutte avec presque tous les autres animaux de la création et naturellement il est
toujours vainqueur. Ces histoires appartiennent à la tradition orale des nègres des plantations. Aussi a-t-on
reconnu assez facilement le Noir sous sa livrée extraordinairement ironique et méfiante du lapin. Les Blancs,
pour se défaire de leur masochisme inconscient, qui voulait qu’ils s’extasient devant les prouesses du lapin −
noir −, ont essayé d’enlever à ces histoires leur potentiel agressif. C’est ainsi qu’ils ont pu se dire que « le
Noir fait agir des animaux comme un ordre inférieur de l’intelligence humaine, celui que le Noir lui-même
peut comprendre. Le Noir se sent naturellement en contact plus étroit avec les « animaux inférieurs »
qu’avec l’homme blanc qui lui est tellement supérieur à tous égards. D’autres ont, ni plus ni moins, avancé
que ces histoires n’étaient pas des réactions à la condition faite aux Noirs en Amérique, mais simplement des
survivances africaines. », Frantz FANON, Peau noire, masques blancs (Paris, éditions du Seuil, collection
« Points Essais » n°26, 1971, 189p. / 1ère édition : Seuil, collection « Esprit », 1952), pp.140-141. C’est
l’auteur qui souligne. A ce sujet, voir aussi les travaux d’Ina CESAIRE.
1037
Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », art.cit., p.482. Et elle ajoute qu’il « ne faut jamais omettre,
lors de l’analyse d’un conte antillais, que la plupart d’entre eux ont été créés ou re-créés au temps de
l’esclavage et qu’ils représentent une réaction, une défense masquée contre les maîtres. ».
1038
« − Au niveau économique, le thème de la Faim est la claire traduction de la condition matérielle misérable […] des masses antillaises. […] / − Au niveau psycho-idéologique, le thème de la Ruse et de la Débrouillardise est la traduction […] d’un caractère psychologique et idéologique extrêmement établi aux Antilles, selon lequel il convient, plutôt que de l’affronter, de biaiser avec l’ordre établi, de profiter, à titre individuel, de ses contradictions, et des possibilités qu’il ouvre à un esprit malin, inventif et peu scrupuleux. / −
Au niveau politique, […] le troisième thème essentiel est celui de la Révolte. […] face à des injustices par
trop flagrantes, des éléments du peuple se rebellent et luttent, souvent jusqu’à la mort. / C’est parce qu’elle
recouvre ces trois niveaux que la Littérature Orale antillaise peut être considérée comme l’un des révélateurs
privilégiés des sociétés où elle s’est épanouie. » (Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », art.cit. ,
p.480. C’est l’auteur qui souligne).
1039
On trouve parfois le prénom Bilzic. Il est inspiré de Till l’espiègle, qui est le personnage de nombreux
contes néerlandais.
299
scène sont semblables. Pour autant, la similitude des motifs ne fait pas oublier que nous
avons d’un côté des contes purement antillais et de l’autre des contes purement centrebretons, « liés de façon indissoluble à la Société et à la culture qui les a « re-créés ». » 1040 .
Les contes du type filleul-parrain sont présents dans les deux régions. Il semble y avoir
plusieurs interprétations possibles, en fonction de l’attitude des deux protagonistes. Soit il
y a une relation de maître à valet (et non à esclave) qui provoque la révolte du filleul, à
travers laquelle on peut lire une transposition des sociétés inégalitaires : dans les contes
centre-bretons, le rôle du parrain est alors attribué à un sorcier et, plus généralement, au
diable lui-même ; tandis que dans les contes antillais, l’on peut voir dans le personnage du
filleul, l’image du fils métis illégitime que le maître refuse de reconnaître comme son enfant mais dont il s’institue le parrain et auquel il confère un statut privilégié. Soit le parrain
(ou la marraine) protège l’enfant et le guide : c’est principalement le cas en CentreBretagne, où les rôles de parrain et de marraine sont fréquemment attribués à des êtres de
l’autre monde (fées, défunts, mais aussi l’Ankou lui-même). Cependant, la figure du no uveau-né adulte est propre aux Antilles, ce personnage est, en effet, la représentation du
nègre bossale, nègre arrivé adulte (et esclave) dans les îles : l’esclave est un homme maintenu dans l’enfance 1041 . Et quand ce personnage de l’enfant-adulte décide de quitter sa
mère et d’aller chercher fortune, pour offrir une meilleure vie à sa mère, il devient la représentation du nègre marron, qui a refusé d’être maintenu dans l’enfance.
En outre, l’on note que les contes font fréquemment référence à des événements
précis, ainsi qu’aux changements historiques, principalement les changements de mœurs
qui entraînent la perte des valeurs traditionnelles. Cela est particulièrement visible à travers
les formules finales. Le trait le plus récurrent porte sur les différences qui se créent, au niveau des comportements sociaux entre pauvres et riches.
« il y eut alors de belles fêtes et de grands festins où les pauvres ne furent pas oubliés non plus
comme cela arrive ordinairement aujourd’hui. »
La plupart des formules finales insistent sur ce point et, si l’on tient compte du fait que les
événements narrés sont censés s’être déroulés « autrefois, dans les temps anciens », cela
1040
Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », art.cit., p.481.
« Enfant, oui, cet adulte l’est par la méconnaissance totale du nouveau milieu qui lui est imposé, par sa
méconnaissance des règles qui régiront sa vie, par son ignorance du langage qui sera le sien, par sa dépendance physique totale, par son appartenance à autrui. […] Un homme volontairement privé de soi-même et
du développement humain et spirituel qui aurait dû être le sien. », Ina CESAIRE, « Littérature orale et contes », art.cit., p.487.
1041
300
peut être considéré comme l’expression d’un regret face à des façons de faire qui n’ont
plus lieu, à un manque de respect, de considération. Bref, à une forme de perte des valeurs.
Ainsi en est-il dans les formules conclusives suivantes :
« Quant à Matilin Le Labous et à Tinaïg Kerdoncuff, son épouse, ils firent bon usage de leurs richesses, firent l’acquisition d’une bonne ferme, se montrèrent compatissants aux malheureux, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, ce qui, à l’époque, était une source de joie et de fie rté, surtout chez les Bretons. »1042
« Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis, mais je pense que, instruit par l’expérience, il sut garder
son talisman, et qu’il en usa avec sagesse, pour ses propres besoins, et aussi pour soulager les pauvres et les malheureux. » 1043
« Il y eut une noce magnifique, des festins, des jeux et des danses pendant un mois entier. Les
pauvres gens ne furent pas oubliés ; tous les jours il y avait table ouverte pour les laboureurs de
terre, les artisans et jusqu’aux moindres chercheurs de pain. »1044
Les contes et, plus particulièrement, les formules feraient donc l’éloge d’un âge d’or perdu,
éloge d’autant plus accentué qu’il souligne (et est souligné par) une mise en évidence des
travers de la société dans laquelle vivent le conteur et son auditoire.
Les conteurs et les auteurs de fiction intègrent aussi des éléments historiques dans
les contes qu’ils (re)créent au sein de leurs œuvres littéraires. La représentation de
l’histoire faite par la littérature orale est importante, particulièrement en Martinique et dans
les Antilles françaises, où l’on a assisté à une volonté − fortement marquée − d’oubli de la
période de l’esclavage, du passé douloureux, alliée à un désir d’assimilation à la culture et
à la nation françaises. L’histoire est aussi un thème apprécié des narrateurs bretons, princ ipalement des romanciers, au point que certains romans se lisent comme des récits historiques 1045 , et inversement. Dans Le quatrième siècle, Edouard Glissant, par l’intermédiaire
du personnage du conteur Papa Longoué, réécrit l’histoire des Antilles du point de vue du
noir et reprend des récits de la littérature orale pour appuyer ses propos. Anatole Le Braz
adopte une démarche similaire dans Récits de passants. La manière dont Richard Price
réécrit et met en scène l’histoire de Médard Aribot1046 dans un ouvrage à connotation historique et ethnologique montre l’importance des histoires, des récits de vie et des anecdotes
dans la conscience que l’on peut avoir de l’histoire. Ecrire l’histoire, écrire son histoire
revient ainsi à écrire la mémoire.
1042
Formule finale utilisée par Yann BREKILIEN, in Contes et légendes du pays breton.
Formule finale utilisée par Vincent LE BAIL, dans un conte dit à Marguerite PHILIPPE et publié par
François-Marie LUZEL.
1044
Formule finale utilisée par Jean LE PERSON, informateur de François-Marie LUZEL.
1045
C’est le cas des ouvrages de Jean MARKALE ou de Xavier GRALL, par exe mple.
1046
Le bagnard et le colonel, traduit de l’américain par Sally Price (Paris, éditions P.U.F., collection
« Ethnologies », 2000, 235p. / 1ère édition américaine : Beacon Press, 1998).
1043
301
Cette écriture de l’histoire est un thème délicat aux Antilles, où le passé a été, délibérément, oublié, voire nié dans certains cas1047 . Cette volonté d’oubli est liée, notamment,
à un désir d’oublier − voire d’effacer − les humiliations et les souffrances subies durant
cette période. Cette démarche a été facilitée, selon certains, par la départementalisation de
1946, et par l’assimilation ; ainsi que par « l’absence d’un récit collectif qui aurait verbalisé son souvenir » et d’un « corpus mémoriel unifié » 1048 . Les travaux des écrivains antillais
se placent dans ce contexte, d’où leur désir de pallier ce manque, cette absence, cette amnésie collective par le biais de la fiction.
« Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l’écrivain antillais doit « fouiller »
cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel. Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l’écrivain doit pouvoir exprimer toutes les
occasions où ces barrières furent partiellement brisées. Parce que le temps antillais fut stabilisé
dans le néant d’une non-histoire imposée, l’écrivain doit contribuer à rétablir sa chronologie tourmentée, c’est-à-dire dévoiler la vivacité féconde d’une dialectique réamorcée entre nature et culture antilla ises. »1049
Aimé Césaire, Edouard Glissant, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 1050 (ré)écrivent ce récit collectif, ils verbalisent le souvenir de la traite, de l’esclavage,
et des souffrances inhérentes à ces épisodes, ainsi que les épisodes (glorieux) de résistance
à travers le nègre marron ; ils verbalisent aussi les conséquences de cette histoire.
Les contes transmettent, donc, des éléments de l’Histoire et des histoires. Et ils véhiculent les codes culturels, participant ainsi à la création d’un sentiment communautaire.
Ils portent aussi les marques de la diversité culturelle à l’œuvre dans la société qui les produit. Les chercheurs les ont longtemps considérés comme des vestiges de sociétés disparues, ce qu’ils ne sont pas : ils peuvent constituer des traces des sociétés passées, mais ils
1047
Comme l’indique cet extrait d’une Histoire de la Martinique. Cours supérieur et complémentaire des
écoles primaires (1932) de J. LUCRECE, directeur d’école : « Colonisée peu après la découverte de
l’Amérique par des Normands, des Bretons et des Africains, (la Martinique) forme à l’heure actuelle par le
mélange des races qui ont foulé son sol étroit un petit peuple de coloration épidermique variant du noir
d’ébène au blanc d’albâtre, mais ayant la même langue, les mêmes intérêts, les mêmes croyances religieuses,
les mêmes mœurs et les mêmes traditions que la France. Par son passé historique qui depuis trois siècles se
confond avec celui de la France, par les épreuves subies en commun mais surtout par sa volonté et par son
cœur, elle aspire, par une assimilation complète, à faire partie de la grande et généreuse nation française. »
(cité par Jean-Luc BONNIOL, Jean-Luc BONNIOL, « De la construction d’une mémoire historique aux
figurations de la traite et de l’esclavage dans l’espace public antillais », in Façonner le passé, op.cit., pp.263284 : p.265).
1048
Ibid., pp.265-266.
1049
Edouard GLISSANT, Le Discours antillais, cité dans les notes de l’Eloge de la créolité, p.63.
1050
Pour la Martinique. Concernant la Guadeloupe, ce sont les travaux de Maryse Condé et de Daniel Maximin.
302
ne se limitent pas pour autant à ce rôle de passeur 1051 . Ils témoignent, ils sont une forme
d’écriture de l’Histoire. Certains récits oraux peuvent donc être considérés comme des documents à part entière. Cela est particulièrement vrai pour les contes, ainsi que pour les
récits de voyages et les témoignages 1052 . Les textes anthropologiques sont, eux aussi, la
transcription de faits de l’Histoire et des histoires de la société étudiée, ainsi que de
l’histoire de la rencontre entre l’observateur et les observés, l’histoire de l’enquête de terrain. Ils participent de la construction d’une mémoire de la communauté, ils peuvent permettre d’éclaircir certains points, en mettre d’autres à jour. Ils facilitent ainsi la connaissance et la prise de conscience des faits historiques, en leur (re)donnant une meilleure visibilité. Ils servent parfois de points d’appui pour l’élaboration d’une mémoire interpellative
et d’une mémoire critique 1053 .
Les traces du passé, tout ce qui peut témoigner du passé − qu’il soit ou non glorieux
− contribuent donc à la création d’une identité, aussi bien de l’identité d’une communauté,
d’une société, que de celle d’une famille ou d’un individu. Mais s’il s’agit là d’un élément
essentiel à la constitution d’une culture et d’une identité, il n’est pas le seul. Il importe tout
autant, voire davantage, de considérer ce que la société fait de ce passé, comment elle (se)
construit un présent et un avenir sur la base de son histoire. L’on peut donc cons idérer que
« Le passé est un âge à venir. Ainsi le futur nous offre une double image : il est la fin des temps et
leur recommencement, la dégradation du passé archétypal et sa résurrection. La fin du cycle est la
restauration du passé originel. » 1054
Une mémoire du futur est donc élaborée par le passé, à partir de lui.
1051
« Tout texte fictif entretient avec la réalité sociale et le cadre de référence mental de son auditoire des
relations très complexes : il est assurément ancré dans cette réalité, qui lui fournit son point de départ et son
dynamisme, mais c’est aussi un texte artistique régi partiellement par des lois qui lui sont propres. », Michèle
SIMONSEN, Le Conte p opulaire français, op.cit., p.116.
1052
« une meilleure prise de conscience de la dimension littéraire d’un texte peut renforcer les ambitions
référentielles partagées jadis par les historiens comme par les anthropologues », Carlo GINZBURG, « Les
voix de l’autre. Une révolte indigène dans les îles Mariannes », in Rapports de force − Histoire, rhétorique,
preuve (traduit de l’italien par Jean-Pierre Bardos, Paris, éditions Gallimard/Le Seuil, collection « Hautes
études », 2003, 126p. / 1ère édition italienne : Rapporti di forza. Storia, retorica, prova, Giangiacomo Feltrinelli, 2000), pp.71-86 : p.71.
1053
A ce propos, voir notamment les réactions des habitants de Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe) au sujet
du cimetière d’esclaves, décrites par Christine CHIVALLON (« Mémoires antillaises de l’esclavage », in
Ethnologie française, n°4, octobre-décembre 2002, pp.601-612).
1054
Octavio PAZ, Point de convergence − Du Romantisme à l’avant-garde, traduit de l’espagnol par Roger
Munier (Paris, éditions Gallimard, collection « Les Essais », CXCIII, 1987, 219p. / 1ère édition espagnole :
Los hijos del limo, 1974 / 1ère édition française : Ga llimard, 1976), p.25.
303
2/ La « mémoire du futur »
Au XIXe siècle, on prend conscience que la littérature est la preuve et l’épreuve de
la mort : elle est toujours la différence ou l’absence (ou l’absente ?). En outre, le langage
est devenu un objet avec des disciplines telles que la philologie ou la linguistique. Il est
récupéré sous une forme indépendante, repliée sur l’énigme de sa naissance et toute entière
référée à l’acte pur d’écrire : la littérature. Divers phénomènes se produisent en peu de
temps sous l’influence du Romantisme : une sensibilité nouvelle réclame un « aliment »
qui lui convienne et que ne peut pas lui fournir l’esprit des Lumières. Elle va le chercher
dans les créations d’un peuple à demi observé, à demi fabriqué. L’engouement pour la littérature populaire au XIXe siècle pourrait s’expliquer par le fait que l’écriture romantique
joue le rôle de supplément : elle est axée sur l’écriture du manque (mélancolie, sagesse,
etc.). C’est une littérature qui se sent déconnectée du monde, une « littérature du désastre », selon Blanchot. La littérature devient une expérience de l’absence. A la fin du XVIIIe
siècle, se produit une énorme déchirure dans l’imaginaire occidental avec l’effondrement
des monarchies et l’accès au pouvoir politique de ceux qui détiennent le pouvoir économique : l’on assiste à une « implosion » du réel, qu’il faut donc (ré)inventer, ce que fera le
Romantisme. Le Romantisme est un surgissement spontané de la souffrance du je, à cause
de l’effondrement du monde. Le XIXe siècle est aussi marqué par l’apparition des sciences
humaines, qui montrent l’éclatement de l’image de l’homme. L’on s’aperçoit que les la ngages sont des codes arbitraires, artificiels. Tout le XIXe siècle développe l’étude du comportement humain : c’est la preuve d’un vacillement de l’image de l’homme.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, et dans la lignée du Roma ntisme, ont lieu des collectes et des travaux sur la littérature orale. Ces recherches sont diffusées, sous la forme de transcriptions et d’analyses dans des revues 1055 . Ces publications
sont à l’origine de certaines littérarisations, essentiellement celles qui concernent les contes : Claude Seignolle, François-Marie Luzel, Anatole Le Braz, mais aussi Gérard de Nerval, Prosper Mérimée, Guy de Maupassant et bien d’autres. De manière plus frappante
qu’au XVIIe siècle (Charles Perrault, Madame Leprince de Beaumont, etc.), les écrivains
exploitent des thèmes, des genres, et un imaginaire populaires, traditionnellement
1055
Et dans des Compte-rendus d’enquêtes, quand elles ont été effectuées dans le cadre de missions subventionnées par un organisme d’état.
304
oraux1056 . Cela est lié à un sentiment de perte, de manque d’où l’idée que la quête est nécessaire, l’idée d’une nécessité de la quête qui passe, comme toute quête, par un cheminement initiatique : celui-là même des récits oraux. Cette quête a pour but la Voix, et le
corps, la communication. La notion de quête de l’oralité n’est pas nouvelle dans les sociétés européennes 1057 , mais elle va se systématiser sous la forme de collectes du savoir oral,
principalement motivées par une prise de conscience : les détenteurs du savoir oral se meurent. L’idée de base est donc de sauvegarder l’oralité, et le meilleur moyen qui se présente
est l’écriture. Sauver l’identité d’un peuple par l’écriture n’est pas une question de mode
mais une condition indispensable de survie culturelle. L’intention de l’auteur change : il ne
s’agit pas (plus ?) pour lui de convaincre le lecteur de la véracité des faits qu’il raconte,
mais de transmettre des histoires recueillies auprès du peuple. Les traditions et la littérature
orales participent activement d’une culture et d’une identité.
« Toute écriture, ou plutôt toute œuvre d’écriture prend la succession d’une expression et d’une
« vision » orales et tant que l’humanité ou plutôt les humanités ont été ancrées dans l’oralité, nombre de fonctions de l’être humain se sont maintenues. Par exemple, la fonction de la mémoire […]
Cet exercice de la mémoire, de la répétition […] disparaît au fur et à mesure que d’une part,
l’écriture s’affirme, et que, d’autre part, on […] essaie de définir l’être, […] par une acuité, non
seulement de la perception, mais aussi de l’expression. Et cette acuité passe par l’écriture […] La
première manière d’apprendre l’écriture, c’est d’essayer de recomposer et de stabiliser les œuvres
de l’oralité. Seulement très vite, l’écriture abandonne cela […] On abandonne l’étant, les étants,
les existants. Pour moi, l’oralité, c’est le royaume de l’existant, de l’étant. Et l’écriture, c’est le
domaine exclusif de l’être. » 1058
Cet intérêt, cet attrait pour l’oralité se retrouve dans la littérature du XXe siècle,
dans laquelle apparaît un imaginaire du résidus vocal comme témoignage d’une perte.
L’œuvre d’art, quelle qu’elle soit, est ainsi liée à un miroitement silencieux qui est le spectre de la présence et de la voix. Cela explique sans doute la volonté de plusieurs écrivains 1059 d’écrire une langue qui se parle, d’intégrer l’oralité dans leur écriture. Ce travail
passe par l’oralité, mais pas uniquement : les auteurs s’inspirent de la littérature orale tant
au niveau du schéma narratif, de la trame, du choix des protagonistes qu’au niveau de la
1056
Cf. Contes, récits et légendes des pays de France rassemblés par Claude SEIGNOLLE ; Croyances,
mythes et légendes des pays de France de Paul SEBILLOT et Contes populaires italiens d’Italo CALVINO.
1057
« Une constante des cultures écrites, complexes, est la quête, qui s’accompagne, dans une certaine mesure, d’une identification des cultures plus simples du passé. […] Une version moderne du même thème se
retrouve derrière la quête pour le naturel, l’intact, l’oral, influant sur le développement de l’histoire orale,
l’intérêt pour la tradition orale […] et l’attrait de l’anthropologie, et représentant sous certains de ses aspects
l’apothéose de l’oral et le rejet de l’écrit comme source réelle de la vérité. » (Jack GOODY, Entre l’oralité et
l’écriture, op.cit., p.297).
1058
Edouard GLISSANT, « Le chaos-monde, l’oral et l’écrit », art.cit., pp.112-113.
1059
Cf. l’œuvre d’écrivains tels que Céline, Queneau, les « nouveaux romanciers », Le Clézio, mais aussi
Borges, Vargas Llosa ou Joyce.
305
forme, avec un intérêt accru pour la forme brève 1060 . Le XXe siècle correspond aussi au
retour du conte comme signification sociologique dans la prodigieuse accélération de
l’Histoire depuis 1945 et dans la déstabilisation due aux pouvoirs de l’image : l’une des
raisons du débat actuel sur le statut de l’oral et de l’écrit est que la présence de l’image a
déstabilisé l’écrit. Autour de cette réappropriation de la voix, il y a la conscience de la rapidité de la parole dans sa communication et sa stratégie. La parole est devenue un enjeu.
Elle mène un combat commun avec l’image : celui de la communication en temps réel.
Les écrivains ont ainsi suivi la voie, qui est aussi une voix, du conte et de l’oralité.
Et il y a eu, vraisemblablement, un apport, voire une influence, des cultures et littératures
africaines et antillaises (tant sous leur forme orale que sous leur forme écrite) à la littérature occidentale (et à sa culture), surtout entre le moment de la découverte de l’Art Nègre
et la décolonisation1061 . Le but de ces littératures est, en dehors de toute considération politique, de sauvegarder la mémoire de peuples disparus ou en passe de l’être. En outre, cela
permet tant aux concitoyens des auteurs qu’à des lecteurs éloignés dans l’espace et dans le
temps de connaître une (des) culture(s) autre(s). Et Lawrence Durrell remarque à propos
des œuvres de Claude Seignolle qu’ils « s’enracinent profondément dans leur lieu
d’origine : ces écarts retirés de la campagne française où des événements comparables à
ceux que l’auteur se plaît à nous raconter ici surviennent encore de nos jours. » 1062 .
La tradition orale est une forme de célébration du passé, des temps anciens et de la
terre natale. Elle transmet donc une volonté de non-oubli, un besoin de se souvenir des
temps passés. Ce, dans le but de perpétuer des éléments fondateurs et de bâtir le futur 1063 .
Ina Césaire considère que la littérature orale témoigne à la fois « des choses du passé, actuelles et même du futur. C’est une façon symbolique d’exprimer le passé, de présenter le
1060
Cf. à ce sujet les Leçons américaines d’Italo CALVINO.
A ce propos, voir les travaux de Césaire, Senghor, Glissant, et des écrivains de la créolité.
1062
Lawrence DURRELL, préface à Marie la Louve de Claude SEIGNOLLE (Paris, éditions Presses Pocket, 1989, 153p.), pp.7-11 : p.9.
1063
« Concevoir [la] transmission [orale] comme un simple « don » fait par une génération à une autre est une
illusion fondée sur une mauvaise appréciation du déroulement du temps. Il importe de se rendre compte que
[…] le sujet ne se dirige pas vers le futur. C’est, au contraire, le futur […] qui vient vers le sujet avant de
basculer dans le passé. […] On est, en fin de compte toujours adossé à son passé. […] Dans les sociétés dites
primitives, c’est en fait à chaque génération que revient le soin de constituer (veiller sur) la mémoire du
groupe, laquelle ne survit et se pérennise que parce qu’elle s’adapte. Là est le fondement des variantes que
l’on rencontre dans la tradition orale », La fable créole, op.cit., pp.37-38.
1061
306
présent et d’envisager le futur » 1064 . Le conte véhicule, en effet, des éléments des trois phases du déroulement du temps. Et il est, en cela, vecteur d’une mémoire du futur.
Nous entendons par mémoire du futur la construction, voire la reconstruction, d’une
mémoire qui participe à la (re)construction, à la (re)création d’une identité. Ce, même si ce
désir de (re)construction, de (re)création aboutit parfois à une dé-construction. Il existe une
volonté de non-oubli, une démarche qui se veut créatrice, à partir du passé, des traditions
orales et qui constitue un renouveau culturel 1065 . Les contes et l’oralité doivent, d’une manière générale, être évoqués en termes de mémoire du futur : selon Novalis, « le conteur
authentique est un visionnaire du futur » 1066 . La mémoire du futur se fonde donc en grande
partie sur les traditions orales 1067 . Elle s’inspire fortement du passé archétypal, de la conception cyclique du temps des sociétés de culture et de transmission orales :
« Le passé, dit-on, ne meurt pas tout à fait ; c’est une loi de l’histoire. La légende le prouve avec
évidence. Suppléante en quelque sorte de l’histoire, et nourrie des miettes de sa table, elle conserve
les vestiges des anciens âges dont elle a perdu le souvenir. » 1068
En outre, la mémoire du futur est une forme de réponse, de réaction face à l’accélération
du temps historique 1069 . Elle pallie à l’oubli qui pourrait en résulter, et elle porte la marque
du souvenir tout autant que celle de la mémoire. Or, « Les souvenirs sont façonnés par
l’oubli » 1070 , et l’oubli « est la force vive de la mémoire et le souvenir en est le produit. » 1071 . Marc Augé distingue trois formes, trois figures de l’oubli, perceptibles dans
certains rites :
« La première est celle du retour dont l’ambition première est de retrouver un passé perdu en oubliant le présent − et le passé immédiat […] − pour rétablir une continuité avec le passé plus ancien […] La deuxième est celle du suspens, dont l’ambition première est de retrouver le présent en
le coupant provisoirement du passé et du futur et, plus précisément, en oubliant le futur pour autant
que celui-ci s’identifie au retour du passé. […] La troisième est celle du commencement ou, di1064
Ina CESAIRE, entretien du 19/05/2004.
Cela est particulièrement visible dans les littératures dites émergentes de la fin du XXe siècle et du début
du XXIe siècle, qui s’inspirent de l’oralité.
1066
Cité par André JOLLES, Formes simples, op.cit., p.182.
1067
Selon Italo Calvino (Leçons américaines), la littérature du troisième millénaire devra être une mémoire
du futur qui tienne compte du fait que la simplicité n’est plus de ce monde. La simplicité est dans le passé et
la mémoire, dans la façon dont fonctionne la mémoire. Il appelle donc à une littérature qui tienne compte des
valeurs, des richesses des contes oraux.
1068
Abbé François CADIC, in « Les contes populaires de François Cadic », in ArMen n°95, juillet 1998,
p.67.
1069
« L’opposition entre le passé et le présent littéralement se résorbe, car le temps s’écoule avec une telle
rapidité que les distinctions entre les temps successifs […] disparaissent ou, pour le moins, se font instantanées, imperceptibles et insignifiantes […] l’époque moderne est celle de l’accélération du temps historique.
[…] L’accélération est fusion : tous les temps et tous les espaces convergent en un ici et un maintenant. »,
Octavio PAZ (« La tradition de la rupture », in Point de convergence, op.cit., pp.13-33 : pp.18-19).
1070
Marc AUGE, Les formes de l’oubli (Paris, éditions Payot et Rivages, collection « Manuels Payot », 1998,
123p.), p.29.
1071
Ibid., p.30.
1065
307
rons-nous, du re-commencement […] Son ambition est de retrouver le futur en oubliant le passé,
de créer les conditions d’une nouvelle naissance qui, par définition, ouvre à tous les avenirs possibles sans en privilégier aucun. » 1072
Ces trois dimensions du rapport au temps, ces trois figures de l’oubli et du rapport à la
mémoire se retrouvent donc dans les rites, mais aussi dans la littérature orale et dans les
souvenirs (collectifs et individuels). C’est le cas notamment dans les contes narrant un
voyage dans l’Autre Monde. Cela se retrouve aussi, dans une tout autre mesure toutefois, à
travers le devoir de mémoire 1073 . Il faut donc considérer la mémoire au sens ancien du
terme, c’est-à-dire qui désigne une présence à la pluralité des temps et ne se limite pas au
passé : une mémoire qui renvoie aussi bien au passé qu’au présent et à l’avenir 1074 . Il
s’agit, en disant l’origine de quelque chose, d’en retrouver la fonction, d’en faire percevoir
la nécessité, de l’inscrire dans une mémoire du futur, ce qui aboutit à une conscience renouvelée du temps et de l’espace. La mémoire du futur est aussi la création d’un imaginaire, d’une pensée qui seront fondateurs pour l’avenir, dans l’avenir 1075 , et qui sont directement issus et inspirés du passé : c’est sur le passé que se construit l’avenir, comme
l’exprime si bien ce proverbe africain : « Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu
viens. ».
C’est aux Antilles que l’idée de mémoire du futur a le plus de force à l’heure actuelle : les auteurs antillais « réinjectent », en un sens, une dynamique créatrice dans la
1072
Ibid., pp.76-78. C’est l’auteur qui souligne. Les rites correspondant sont les rites de possession,
d’inversion et de l’initiation.
1073
« Le devoir de mémoire […] a deux aspects : le souvenir et la vigilance. La vigilance, c’est l’actualisation
du souvenir, l’effort pour imaginer dans le présent ce qui pourrait ressembler au passé ou mieux […] pour se
rappeler le passé comme un présent, y retourner pour retrouver dans les banalités de la médiocrité ordinaire la
forme hideuse de l’innommable. » (ibid., p.120). Pour les survivants, Marc Augé préfère parler de devoir
d’oubli (titre de son dernier chapitre, pp.119-122) : « s’ils veulent revivre et non seulement survivre, [ils]
doivent pouvoir faire sa part à l’oubli, s’abêtir, au sens pascalien, pour retrouver la foi dans le quotidien et la
maîtrise de leur temps. » (p.120). Paul RICOEUR fait la même distinction, tout en mettant en garde contre
« l’abus de mémoire » et « l’usage pervers du devoir de mémoire », contre lesquels « il faut peut-être faire
place à un certain usage du devoir d’oubli. », in « Vulnérabilité de la mémoire » (Patrimoine et passions
identitaires, sous la présidence de Jacques LE GOFF, Paris, éditions Fayard/éditions du Patrimoine, collection « Entretiens du Patrimoine », 1998, 445p., pp.17-31 : p.30).
1074
Voir « Pour demain ! », texte de présentation au Dictionnaire du patrimoine breton d’Alain CROIX et
Jean-Yves VEILLARD, op.cit.: « ce Dictionnaire du patrimoine breton n’est en aucun cas un monument […]
élevé au passé. Il se nourrit du passé […] mais pour contribuer à construire l’avenir de la Bretagne. Il se
nourrit du présent, de cette passion pour le patrimoine que montrent le succès des grandes manifestations
nationales […] Il se nourrit de cet intérêt pour l’avenir que manifestent les Bretons en étant, en France, ceux
qui se montrent le plus attachés à leur région. », p.9.
1075
L’idée d’une mémoire du futur a été reprise par Francisco Del Campo Wright, qui a créé, à Monaco, en
1996, une entreprise du nom de Mémoria. La mémoire du futur, qui se propose de constituer un « panthéon
virtuel » (données stockées sous forme d’enregistrements digitaux) : « A travers Mémoria chaque être humain peut, de son vivant, laisser une trace essentielle de son passage sur la terre […] pour permettre à ses
descendants et aux générations futures d’avoir accès à son image, à sa voix, à son savoir, à sa pensée, à son
message… » (plaquette de présentation, texte repris sur le site www.memoria.mc).
308
littérature française à travers le retour de/à l’oralité. En outre, en Centre-Bretagne et en
Martinique, l’on remarque la présence, au sein de la culture moderne actuelle, de marques
des influences et des interférences des différentes cultures qui ont été mises en présence au
fil du temps. Ainsi, en Martinique, les (nombreuses) cultures représentées ont participé − et
participent encore − à la constitution de la culture (et de l’identité) martiniquaise1076 . Et
l’on trouve encore des traces de la culture des indiens Caraïbes en Martinique :
« certaines de leurs habitudes telles que les techniques de pêche artisanale se maintiennent encore
de nos jours dans l’inconscient collectif. Bien des mots de langues arawak, carob ou tupi persistent
aussi dans les vocabulaires français et créole : caïman, couï, iguane, macouba, tapioca, yinyin… » 1077
La société et le paysage portent aussi les traces de la formation économique et sociale spécifique des Antilles : celle de la Plantation. Et en Centre-Bretagne, se trouvent des traces
de la culture celte, culture qui est aujourd’hui revendiquée dans la quête identitaire. Ces
traces se trouvent dans la langue, dans la culture (particulièrement dans l’art pictural) et
dans le paysage. L’on assiste donc à des phénomènes de création culturelle à partir
d’héritages divers, et à l’émergence d’innovations. En outre, nous considérons qu’une conscience historique est lisible dans les commémorations et les rituels, ainsi que dans le paysage (à travers la notion de territoire), sans qu’elle ait été fixée dans des textes fondateurs.
Elle l’est aussi à travers les statues et toutes les représentations artistiques du passé 1078 ,
ainsi que dans certains noms de rues 1079 .
Les anthropologues ont un rapport particulier au temps, essentiellement parce que
l’un de leurs matériaux de travail privilégié est le souvenir, lié à l’oubli.
« l’ethnologie, les théories locales du temps qu’elle a recueillies ou reconstituées, les témoignages
qu’elle a su, vaille que vaille, rassembler mettent en évidence des figures de l’oubli dont on pourrait dire qu’elles ont une vertu narrative (qu’elles aident à vivre le temps comme une histoire) et
que, à ce titre, elles sont, dans le langage de Paul Ricœur, des configurations du temps. »1080
1076
« Demeurent […] des lambeaux de mémoire orale, disséminés à travers le pays, des bouts de contes, des
bribes de comptines, des éclats de titimes, des haillons de paroles diverses, qui se bousculent, qui
s’entrechoquent, qui ont subi les effets de la francisation et de diverses aliénations, et qui surtout semblent en
voltige permanente, quasiment inaccessibles dans leur essence, dans la mesure où aucune approche systématique, rationnelle, méthodique de récupération de l’oralité n’existe en Martinique. C’est donc avec cette réalité-là que l’écrivain créole d’aujourd’hui doit travailler. Il sait qu’il lui faut assurer la continuité avec l’oral,
s’enrichir du conteur, mais pour cette tâche, il est douloureusement démuni. » (Patrick CHAMOISEAU,
« Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », art.cit., pp.151-158 : p.155).
1077
Marie-Andrée CIPRUT, Outre-Mère, op.cit., pp.36-37.
1078
Au Diamant, se trouvent une statue représentant le nègre marron, ainsi que le Mémorial de l’Anse Caffard, commémorant le naufrage d’un navire négrier en 1830 : « Œuvre au fort symbolisme, qui ne manque
pas de puissance, provoquant le surgissement dans la conscience du visiteur de l’innombrable foule des victimes de la traite » (Jean-Luc BONNIOL, art.cit., in Façonner le passé, op.cit., p.283).
1079
Cela est particulièrement frappant à Rivière-Pilote, où chaque nom de rue est une référence directe à
l’histoire martiniquaise, et à son passé d’esclavage et de révoltes.
1080
Marc AUGE, Les formes de l’oubli, op.cit., pp.36-37.
309
Cela participe de la vision qu’ils peuvent avoir (et donner) des mœurs de l’Autre comme
d’une fiction1081 .
L’histoire et les histoires, ainsi que toutes les données véhiculées par les traditions
orales sont donc des éléments importants tant pour la construction d’un socle culturel et
historique commun à une société que pour l’élaboration d’un présent et d’un futur. Cela
participe d’une mémoire collective, qui contribue à la constitution identitaire :
« la mémoire collective […] est toujours impliquée dans les dispositifs de production de l’identité,
qu’elle soit individuelle ou collective. C’est à travers elle que se fabrique une cohérence de
l’existence qu’implique l’appréhension du temps, passé, présent et à venir. » 1082
Les questions relatives à l’apparence participent aussi à ce processus de constitution identitaire, comme nous allons le voir.
II – Le jeu des apparences : l’être et le paraître
Les auteurs de notre corpus abordent les problèmes psychiques, leur écriture aboutit
à une forme d’analyse psychologique, celle des paradoxes de l’âme humaine, de ses mystères. Les récits oraux peuvent être considérés comme des rêves éveillés et ils peuvent être
liés, chez les personnes ne sachant ou ne pouvant pas distinguer la réalité du rêve et de la
fiction, à des névroses, à des psychoses. Plus précisément, nos auteurs abordent le thème
de l’identité et de la quête identitaire, et la conception occidentale de l’identité est marquée
par la notion de personne 1083 . Sous l’influence de la théologie chrétienne, cette notion s’est
sacralisée et la personne est devenue un absolu, une finalité à respecter et à atteindre.
L’éclatement de l’espace et du temps, du rapport de l’homme à l’espace et au temps
amène à un éclatement de la personnalité, du moi, d’où une certaine psychose, des troubles
et des névroses telles le dédoublement. Ainsi, dans certains récits, l’homme est le jouet
d’un espace et d’un temps disloqués, voire agressifs. Il est donc constamment déchiré, sé1081
Dans certaines monographies, les actions sont racontées et les médiations symboliques mises en valeur :
la culture est dite comme un texte. C’est le cas dans les travaux de Clifford GEERTZ, par exemple. A ce
propos, voir Marc AUGE, chapitre « La vie comme récit », in Les formes de l’oubli, op.cit., pp.39-74.
1082
Christine CHIVALLON, « Mémoires antillaises de l’esclavage », art.cit., p.602. Et elle cite C. POIRIER : « Le discours identitaire sur le temps est ainsi lié à la nécessité pour un groupe de se donner une
image de lui-même, de se représenter […] La fonction du discours identitaire portant sur le temps est une
fonction d’intégration et de perpétuation de la communauté ».
310
paré de son être ou plaqué sur d’autres entités. Il n’y a plus d’unité : tout se décompose, se
détériore irrémédiablement. Le moi ne connaît plus alors que des existences provisoires, en
totale discontinuité : il est soumis à des courants d’influence dont il n’a pas le contrôle. Et,
l’on remarque que « Le retour sur soi est bien une figure littéraire de l’oubli − et de la mémoire. » 1084 . L’écriture de ces troubles est donc un exutoire, une forme de psychanalyse 1085 . Les récits les plus frappants à ce propos sont ceux où l’on hésite entre le témo ignage d’événements réels, le rêve éveillé et la folie ; et, derrière ce type de récits, se cachent les peurs et les croyances ancestrales relatives à l’existence attestée et niée tout à la
fois d’êtres et de phénomènes inexplicables. Ces confusions de l’esprit peuvent conduire à
la folie, voire au suicide.
Les troubles psychiques semblent être liés à la découverte de l’omniprésence du
masque 1086 − tant au sens propre qu’au sens figuré − et, surtout, de ce qu’il cache. Jean
Maisonneuve distingue trois types d’apparences :
− l’apparence-évidence, « désigne la présence immédiate » ;
− l’apparence-indice, est l’« expression d’une réalité sous-jacente, voire cachée » ;
− l’apparence-artifice, est un « aspect souvent trompeur, [un] simulacre ».
Dans les deux derniers cas, « l’apparence se distingue d’une réalité, ou plutôt d’un substrat
matériel ou spirituel qu’elle peut révéler ou travestir. » 1087 . Les conteurs et les auteurs littéraires s’intéressent à ces thèmes du masque et de l’apparence, aux jeux autour de l’être et
du paraître, ainsi qu’à toutes les incidences qu’ils peuvent avoir dans la vie réelle. Ils les
reprennent dans leurs récits : ils jouent sur les apparences. Les anthropologues observent et
1083
Persona désigne, entre autres, le masque théâtral et le rôle social.
Marc AUGE, Les formes de l’oubli, op.cit., p.97.
1085
Comme l’explique notamment Claude Seignolle : « j’ai cherché quelque chose que personne ne semblait
voir et qui, pourtant, crevait les yeux : l’âme superstitieuse populaire. Il n’y a donc pas message, mais sauvetage qui, un temps, m’a mis dans la situation du psychiatre victime de son sujet ; transfert et fixation si vous
préférez de la peur collective mais avec la ferme volonté de ne pas succomber à l’angoisse recueillie. Cela
par les livres que vous savez et qui furent ma psychothérapie » (« Questionnaire », Iblis, n°1, 1970, pp.1116 : pp.15-16).
1086
Le terme « masque » vient du bas latin masca, « sorcière », « masque ». Il désigne, au sens propre, un
objet souple ou rigide couvrant, dissimulant une partie du visage ou le visage entier, dans ce dernier cas, il
représente lui-même une face (humaine, animale, imaginaire…). Au sens figuré, il désigne un dehors trompeur, une apparence trompeuse.
1087
Jean MAISONNEUVE, « Remarques sur l’apparence et sur la ritualité aujourd’hui », in Ethnologie française, n°2, avril-juin 1989 : L’apparence, pp.102-106 : p.102. Il distingue aussi quatre primautés de
l’apparence : « − Primat de l’être comme intelligible ; le paraître se fonde sur l’être ; […] l’apparence y est
dévaluée, parfois humiliée. / − Primat du sensible comme expérience princeps, antérieure à toute construction
intellectuelle et culturelle […] l’accent est mis sur le corps et le vécu corporel. / − Primat du souci éthique
lorsqu’il s’agit de dénoncer le règne du paraître et de la simulation […] / − Primat du culturel comme moule
de toute expérience humaine. L’apparence désigne des aspects et des conduites réglées par des modèles sociaux. »
1084
311
analysent, eux aussi, les apparences ; et ils s’en servent pour mener à bien leurs travaux1088 .
Tous tiennent compte des répercussions possibles sur la constitution du moi, de sa représentation, et sur la conception de l’identité − personnelle et collective − qui peut en résulter. Ce, particulièrement lorsqu’il y a pénétration culturelle, influence d’autres codes et
d’autres valeurs, comme c’est le cas dans nos deux régions d’étude. En outre, l’identité
correspond à l’être profond de chacun, et sa quête peut susciter des interrogations, voire
engendrer des troubles. L’on parle ainsi de l’âme du pays, de l’âme d’un peuple.
Nous nous intéressons donc ici aux jeux des apparences, aux masques et aux troubles de la personne qui peuvent en découler. Et nous verrons comment les sociétés qui
nous occupent répondent à ces questions, de quelle façon elles permettent au sujet de se
construire 1089 .
1/ Les masques
Par masque, nous entendons à la fois l’objet masque et tout ce qui relève du jeu des
apparences, les différents masques que l’on peut être amené à porter en société pour prouver que l’on est apte à quelque chose ou que l’on est en droit de revendiquer telle ou telle
appartenance sociale. Cela relève du masque comme symbole d’identification, à l’instar du
masque utilisé au théâtre, et aussi du sens que revêt le terme masque en analyse :
« l’analyse s’exerce à arracher les masques d’une personne, pour la mettre en présence de
sa réalité profonde. » 1090 . Il faut aussi tenir compte de la « notion de persona latine : mas-
1088
Cela peut se lire dans leurs textes. « toute écriture ethnographique se déploie ainsi sur trois niveaux principaux. Le récit apparent, dénoté, qui décrit l’Autre dans son extériorité relativement objective. Le récit collectif, auquel participe l’ethnographe, qui radicalise, par nécessité scientifique présumée, l’Altérité étudiée,
pour que la distance opérée positionne en retour comme norme, centralité, universalité, la société à laquelle
appartient l’ethnographe, et qui seule est censée produire le texte scientifique. […] Le récit intime, enfin, qui
a construit par projection le récit scientifique et […] la scientificité de ce récit, puisque seule la cohésion
scientifique assure en retour […] la cohérence nécessaire, par le biais de la métaphore, du récit primaire. Ce
dernier […] s’enrichit aussi des nécessités culturelles, historiques, sociales, qui cimentent la personnalité de
l’ethnographe, en tant qu’adulte commun d’une part, mais aussi dans ses singularités de professionnel. »
(Jean-Noël PELEN, « Identité narrative et ethnographie. », art.cit., p.276).
1089
Le « phénomène de construction du sujet » combine l’appartenance au monde économique et technique à
l’affirmation de la singularité culturelle : « pour parvenir à se construire comme acteur et affirmer sa liberté,
le sujet a avant tout besoin de se penser », Ronan LE COADIC, art.cit., p.20.
1090
Article « Masque », Dictionnaire des symboles de Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT (Paris,
éditions Robert Laffont/Jupiter, collection « Bouquins », 1994, 1060p. / 1ère édition : Robert Laffont et Jupiter, 1969), pp.614-618 : p.617.
312
que, masque tragique, masque rituel et masque d’ancêtre » 1091 , notion qui aboutit à celle de
« personne » ayant une personnalité et à celle de « personnage » portant un masque :
« D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une pers onne, à un nom, à un individu,
de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré,
de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli. » 1092
L’on note que certains jouent sur le paraître, cherchent à se créer une identité autre. Cela
passe par un travestissement physique et/ou moral. Et cela participe de la quête identitaire.
En outre, le masque représente les différentes formes que peuvent prendre des êtres
surnaturels, qu’ils soient positifs ou négatifs. La puissance magique du masque est, en effet, très importante puisque le masque peut être un instrument de possession. Il a aussi une
fonction sociale : « Le masque vise à maîtriser et à contrôler le monde invisible. La multiplicité des forces circulant dans l’espace expliquerait la variété composite des masques où
se mêlent des figures humaines et des formes animales en des thèmes indéfiniment entrelacés et parfois monstrueux » 1093 . L’image du masque sert surtout à représenter le jeu (les
jeux) des apparences, à quel point elles peuvent être trompeuses, combien il faut être vigilant à leur égard. L’exemple le plus probant, dans la littérature orale, est sans aucun doute
celui des personnages bienveillants et malveillants : les personnes âgées qui sont en réalité
des fées, des saints, la Vierge Marie, le très beau cavalier qui est en fait le diable, etc. Cela
induit une certaine méfiance à l’égard de tout ce qui est mal connu ou inconnu, considéré
avec méfiance comme pouvant représenter le mal, c’est aussi le cas des inconnus vêtus de
noir et des animaux de couleur noire 1094 . Le masque est donc une manière de jouer avec
l’être et le paraître. Les masques permettent aussi de donner une réalité physique aux êtres
de l’Autre Monde, aux entités, ce qui est une façon d’établir un contact et surtout de marquer le respect que l’on éprouve à leur égard. Ces entités sont, en effet, des intermédiaires
1091
Marcel MAUSS, Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », in Sociologie et Anthropologie (Paris, éditions PUF, collection « Quadrige », 2004, 482p. / 1ère édition : in Journal of
the Anthropological Institute, volume LXVIII, 1938, Londres), pp.331-362 : p.348. A ce sujet, voir notamment le chapitre IV : « La « persona » » (pp.350-354).
1092
Ibid., p.362.
1093
Article « Masque », Dictionnaire des symboles, op.cit., pp.614-618 : p.616.
1094
C’est essentiellement le cas du chat, qui est souvent perçu comme l’incarnation temporaire d’un être
malfaisant (sorcier, sorcière, diable) et du chien (en Basse-Bretagne on a coutume d’enfermer les âmes damnées qui reviennent importuner les vivants dans le corps de chiens noirs auxquels on fait parcourir un chemin
assez long, de paroisse en paroisse, avant de les jeter dans le Yeun Ellez).
313
entre les deux mondes. Le masque participe aussi au travestissement rituel dans certaines
sociétés, ainsi qu’à certaines traditions festives, comme le Carnaval1095 .
Nous considérons ici deux types de masques : celui lié à l’image de soi projetée par
l’autre, le stéréotype, et celui lié à l’image réflexive sur soi. Et nous verrons comment le
folklore peut être une solution, en quoi il est à même de concilier ces deux images tout en
contribuant à la sensibilisation de l’autre à la question de l’identité.
Nous nous intéressons tout d’abord à l’image de l’autre sur soi, sur les regards qui
sont portés sur les Centre-Bretons et les Martiniquais. Nombre de stéréotypes circulent, en
effet, au sujet des Centre-Bretons et des Martiniquais. Ils concernent généralement les
traits de caractère : une image est ainsi véhiculée en dehors de ces régions. Et ces images
du Centre-Breton et du Martiniquais peuvent affecter l’image qu’ils ont, qu’ils se font
d’eux-mêmes. Certains ont tellement envie de se conformer à l’autre, à ce qu’il est et à ce
qu’il représente, qu’ils peuvent se mentir à eux-mêmes et renier tout ce qui les identifie
(langue, culture, traditions) : l’assimilation est totale. D’autres souffrent de l’image parfois
négative des stéréotypes, ne s’y reconnaissent pas et se sentent obligés de justifier ce qu’ils
sont et qui ils sont. D’autres encore vont se servir de cette image dans un but touristique et
commercial, comme on peut le voir avec les plats proposés dans les lieux de restauration1096 , les illustrations des cartes postales1097 , les vêtements 1098 et tous les supports arborant triskell, hermine et gwenn-ha-du ou colibri, silhouette de l’île, palmiers et fleurs tropicales. Nous étudions donc les différents stéréotypes véhiculés sur nos deux régions et leurs
habitants. Beaucoup concernent le paysage : il s’agit d’« Un paysage pour partie inventé,
rêvé ou reconstruit » 1099 qui influe sur le paysage réel, et « C’est parce qu’il intègre un peu
de milieu naturel, beaucoup d’éléments construits et aussi une part de représentations qu’il
peut être regardé comme un marqueur de l’identité bretonne » 1100 ou martiniquaise. En
outre, concernant la Bretagne, elle véhicule l’image d’une terre et d’un peuple du passé,
1095
Les masques (au sens propre) et les déguisements sont très présents et importants dans la culture martin iquaise. Les Martiniquais aiment se déguiser et porter des masques. Ils le font surtout au moment du Carnaval : à chaque jour gras correspond un déguisement : le lundi gras est le jour des mariages burlesques, le
mardi gras celui des diables rouges, et le mercredi des Cendres la population entière est en noir et blanc
(costumes et maquillage) : elle porte le deuil de Vaval, le bonhomme carnaval.
1096
Crêpes, galettes, fars, etc. en Bretagne ; accras, colombos, rhum, etc. en Martinique.
1097
Toujours les mêmes : une plage de sable fin et des palmiers en Martinique, une mer agitée sur une falaise
en Bretagne, ou bien des personnes en costume traditionnel.
1098
Cirés, pulls marins, etc. en Bretagne ; robes, paréos et chemises en madras en Martinique.
1099
Jean-Michel LE BOULANGER, art.cit., in ArMen n°138, p.26.
1100
Dictionnaire du patrimoine breton, cité par Jean-Michel LE BOULANGER, art.cit., ArMen n°138, p.26.
314
associée à une idée d’archaïsme, ce qui en fait une terre d’inspiration et de dépaysement 1101 : l’imagerie pittoresque finit par construire un mythe breton qui est ressenti par le
peuple autant que par les gens de l’extérieur.
Nous allons voir surtout ceux concernant les traits de caractère et les habitudes.
Concernant les Bretons, le stéréotype le plus marquant est celui de l’alcoolisme, voire de
l’ivrognerie. Le Breton est ainsi considéré comme travailleur et ivrogne, quand la Bretonne
est vue comme travailleuse, demeurée et niaise 1102 , ces images se développent surtout au
XIXe siècle. Ils sont aussi considérés comme un peuple rude, froid, fier, parfois orgueilleux, et têtu. Les stéréotypes semblent parfois se contredire : les Bretons sont ainsi à
la fois solitaires et individualistes, tout en ayant l’esprit de clan et en étant solidaires. Ils
sont aussi tristes, ou plutôt mélancoliques, et aiment faire la fête (chanter, danser). Ils sont
proches de la nature et attachés à leur terre. La religion et la mort font partie intégrante de
la vie quotidienne. En outre, il semble y avoir un esprit caractéristique des Bretons, un ensemble de façons de penser, une mentalité, peut-être même un inconscient collectif, indéfectible et héréditaire. On le voit, ces stéréotypes ne véhiculent pas forcément des images
négatives. Ils circulent toujours aujourd’hui, alors que les Bretons sont connus dans le
monde entier 1103 et jouissent d’une bonne réputation. Il faut aussi tenir compte de l’image
véhiculée par les personnes publiques, et de l’influence qu’elle a sur l’image du peuple :
c’est le cas des entrepreneurs Edouard Leclerc et François Pinault, et des sportifs Bernard
Hinault, Eric Tabarly et des frères Peyron.
Concernant la Martinique, l’on retrouve certaines images du Breton, tels le sent iment de fierté, l’alcoolisme, et l’intérêt porté à la terre. C’est aussi et surtout le cas du rapport à la religion et à la mort, qui sont intégrées au quotidien. Mais les Martiniquais sont
aussi perçus comme aimant faire la fête, danser, chanter, et joyeux. Ils sont peu courageux
et se laissent vivre. Ils sont aussi dragueurs, coquets et frimeurs. Ils sont solidaires et pratiquent souvent le « coup de main ». L’image des Martiniquais est globalement positive. Les
personnalités martiniquaises que sont notamment les écrivains Aimé Césaire, Edouard
Glissant et Patrick Chamoiseau, la journaliste Audrey Pulvar, ou le sportif Thierry Henry
contribuent à véhiculer une représentation moins stérétotypée, plus réelle.
1101
L’ouvrier agricole breton est ainsi considéré comme trop étranger pour que sa misère paraisse autre que
pittoresque.
1102
Le personnage de Bécassine a contribué à cette représentation de la Bretonne.
1103
Notamment à travers les nombreuses communautés bretonnes de la diaspora.
315
Toutes ces images contribuent à renforcer le complexe d’infériorité que
l’assimilation a engendré en Bretagne et en Martinique. Et elles influent sur l’image que
les hommes ont d’eux-mêmes.
« Par-delà ce solide attachement individuel et personnel, il faut sans doute, afin de caractériser le
sentiment breton, y ajouter l’image que se fait le Breton de sa Bretagne, car l’identité n’est-elle pas
d’abord et surtout affaire de regard, regard sur soi, et plus encore regard de l’autre, et donc jugement sur sa propre personnalité collective, voire identité imaginaire, rêvée ou souhaitée… »1104
Nous allons donc voir à présent le regard que les Bretons et les Martiniquais portent sur
eux-mêmes.
En Martinique, les apparences sont très importantes tant d’un point de vue social ou
professionnel (dans les relations avec les autres) que d’un point de vue personnel, d’où le
titre et le thème d’un ouvrage comme Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, qui
explique : « Je ne suis pas l’esclave de « l’idée » que les autres ont de moi, mais de mon
apparaître. » 1105 . Certaines questions relatives au métissage − qu’il soit ethnique ou culturel
− sont restées sans réponse, et cela pose parfois problème à l’heure actuelle. Certains vivent, en effet, difficilement l’entre-deux culturel et sont dans une position de rejet de l’une
des cultures, d’où un refus de cette culture ou une importance surdimensionnée accordée à
l’autre culture. En Martinique, cela peut se ressentir notamment à travers la volonté de
changer d’apparence, à l’aide de produits pour rendre les cheveux crépus lisses ou la peau
plus claire, à l’aide aussi du maquillage, des teintures capillaires (surtout blondes ou rousses) et des lentilles de contact (le plus souvent de couleurs verte ou bleue). Cela connote,
nous semble-t-il, une certaine volonté de métissage physique, ethnique ; et cette volonté de
métissage se retrouve dans certaines techniques d’approches des « séducteurs » qui abordent les blanches en leur demandant si elles aiment les Antilles, les Antillais, le métissage,
et… si elles ne souhaiteraient pas participer au métissage antillais : « C’est beau les métis,
non ? », « Tu ne veux pas faire un petit métis ? », etc.
En Centre-Bretagne, le rejet culturel est très marqué dans un premier temps, il est à
l’origine de la perte d’objets, de meubles, de costumes, de traditions et de vocabulaire.
L’adoption de la culture française entraîne des modifications physiques, qui sont moins
frappantes qu’en Martinique. Le rapport aux apparences est, en effet, très différent : après
avoir cherché à se transformer en Parisiens, les Bretons ont rapidement misé sur leur appa-
1104
1105
Francis FAVEREAU, Bretagne Contemporaine, op.cit., p.46.
Frantz FANON, op.cit., p.93.
316
rence de personnes typiques. Ils (se) jouent de leur image et de leur représentation. Cela se
retrouve dans les propos de certains conteurs-diseurs, comme Patrick Ewen. Ses récits
anecdotiques sont riches en symboles et en impressions premières, ainsi qu’en stéréotypes
et en préjugés, qu’il tourne en dérision, montrant ainsi à quel point ils ne correspondent pas
à la réalité de la Basse-Bretagne (et du Centre-Bretagne), mais plutôt à une apparence que
donnent les Bas-Bretons, apparence à la fois trompeuse et protectrice. Les écrivains de
Centre-Bretagne et de Martinique reprennent à la fois les stéréotypes véhiculés sur leurs
peuples et les regards qu’ils portent sur eux-mêmes. Ils s’en servent pour montrer leur nonadéquation à la réalité. Et ils en jouent aussi pour amuser le lecteur.
Mais le masque, le jeu avec les apparences en Martinique et en Centre-Bretagne,
c’est aussi la manière dont certains Martiniquais et Bretons utilisent les stéréotypes en leur
faisain revêtant le masque du pittoresque pour le touriste avide d’exotisme. Les touristes
sont, en effet, à la recherche d’authenticité et d’une nature préservée. La singularité et les
mystères de l’âme bretonne, ainsi que les charmes de la terre de Bretagne suscitent un certain intérêt.
« Par un étrange retournement des choses, les Bretons pourraient se mettre aujourd’hui, dans un
but lucratif, à exhiber et à vendre ce qui paraissait, hier, être des stigmates purulents : la sauvagerie
de la nature et l’archaïsme supposé des mœurs bretonnes ! »1106
Il en est de même pour les Martiniquais. Le folklore est alors une mise en scène tant du
passé et des coutumes (qui ne doivent pas être oubliés) que de l’image que les touristes en
ont. Certains parlent alors d’une restauration des traditions défuntes 1107 pour le tourisme,
voire d’un bricolage 1108 d’une identité. L’on assiste à la même représentation du pittoresque en Centre-Bretagne, où, là aussi, elle revêt un double sens : la pérennisation des traditions et l’attrait touristique. Les masques sont doubles, les apparences aussi, dans nos deux
régions (et dans bien d’autres). Cela est particulièrement visible dans des manifestations
nationales telles que la Foire de Paris ou le Salon du Livre de Paris (où le regroupement
des stands par région semble répondre à une certaine mise en scène) ; ainsi que dans la
présentation des mannequins d’exposition (dans les musées ou les expositions 1109 ). Le typique et le pittoresque attisent l’intérêt : en un sens, on utilise et on vend une image. Les
1106
Ronan LE COADIC, op.cit., p.277.
En apparence, tout du moins.
1108
Sans connotation péjorative pour autant.
1107
317
peintres1110 et les écrivains 1111 ont apprécié les paysages, les êtres et la « couleur locale »
de la Martinique et du Centre-Bretagne. Cependant, il ne s’agit pas seulement de faire pla isir au touriste tout en surmontant l’image − figée − du stéréotype, voire du cliché. Il s’agit
aussi − surtout ? − de se faire plaisir, et de « recherche[r] le « nous » dans le « nous » de la
mémoire et de la collectivité. » 1112 . C’est ainsi que, dans nos deux régions (et dans bien
d’autres), les costumes traditionnels ont été remisés et les traditions réservées à la sphère
privée, intime, avant d’être de nouveau arborés avec fierté. Si le costume traditionnel martiniquais est encore porté relativement souvent (fêtes, cérémonies, etc.), il n’en est pas de
même du costume traditionnel bas-breton, qui est essentiellement porté lors de cérémonies
traditionnelles (concours, représentations, défilés, etc.). Et dans certaines familles de
Basse-Bretagne 1113 , on continue de faire revêtir le costume de leurs aïeux aux enfants le
temps de quelques photographies : une manière de se familiariser avec une culture et un
passé, avec des traditions. Ce jeu avec les apparences et les stéréotypes se retrouve dans le
domaine de la production, notamment alimentaire, avec les labels Made in Breizh (dans les
années 1980), Créations de Bretagne (créé en 1995, qui a pour but de valoriser
l’imagination créatrice bretonne), et Produit en Bretagne (créé en novembre 1993, à
l’initiative des groupes Even et Leclerc et du quotidien Le Télégramme de Brest), qui reçurent un accueil très favorable dans les médias bretons, y compris dans la presse autonomiste ou régionaliste.
Le masque de la tradition et du passé permet de faire connaître une culture et de
montrer l’intérêt qui lui est portée, tout en revendiquant l’appartenance à une communauté
ainsi qu’une identité culturelle. Cela rejoint, en un sens, la symbolique du masque comme
médiateur entre deux forces, et l’affirmation des êtres comme acteurs (de leur vie, de leur
culture et de leur société). Le conte lui-même utilise le masque : le conteur masque ses
paroles derrière des formules symboliques et des fictions. Il y a donc souvent un sens caché dans le conte, notamment concernant les interrogations ayant trait à la quête identitaire,
et certains personnages témoignent des troubles pouvant affecter le moi, lors de cette quête.
Voir notamment « Costume, corps et muséographie − Les mannequins d’exposition », synthèse réalisée
par Marie-Thérèse DUFLOS-PRIOT, in Ethnologie française, n°2, avril-juin 1989 : L’apparence, pp.155160.
1110
Parmi lesquels Gauguin.
1111
Tels Pierre Loti.
1112
Christiane CHAULET-ACHOUR, La trilogie caribéenne de Daniel Maximin, op.cit., 197.
1113
Y compris dans des familles ne participant pas (voire n’assistant pas non plus) aux fêtes traditionnelles.
1109
318
2/ Le moi troublé : la quête identitaire
Ces jeux sur les apparences, sur l’être et le paraître témoignent parfois du malaise,
du mal-être identitaire que peuvent ressentir certaines personnes, qui ont le sentiment
d’être dans un entre-deux
1114
. Certains souhaitent tellement se conformer au modèle do-
minant qu’ils se renient eux-mêmes, à la fois en tant qu’être culturel et linguistique et en
tant qu’être à part entière : il y a reniement de soi à travers le rejet de l’ethnicité.
En Martinique, cet entre-deux est symbolisé par la figure du métis, qui est avant
tout une figure historique 1115 . Au cours de l’histoire, il a constitué une classe intermédiaire
qui a longtemps été rejetée par les deux communautés 1116 . Et le métis représente, en un
sens, la question de la couleur : il vit dans son sang et dans sa chair l’entre-deux, et son
statut n’a pas toujours été enviable. En ce sens, il est aussi un sujet social1117 , et se constitue en classe sociale. Le métis peut être reconsidéré comme un objet ethnographique permettant de repenser l’évolution de la société martiniquaise : « la figure du métis a […] été
surdéterminée au niveau du paraître et déconnectée aussi souvent que possible du fond,
c’est-à-dire du manque qui le fait exister aussi bien du côté des Blancs que du côté des
1114
« cette notion d’entre-deux est multiple : l’entre-deux mondes (le dedans et le dehors), l’entre-deux cultures […] l’entre-deux temps (avant et après la migration), l’entre-deux langues, l’entre-deux suspendu entre
pays d’origine et d’adoption, l’entre-deux enkysté du traumatisme dans la crypte imaginaire… », MarieAndrée CIPRUT, Outre-Mère − Essai sur le métissage, op.cit., pp.12-13.
1115
A ce propos, voir Michel LEIRIS, Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe (Paris, éditions Gallimard/UNESCO, 1996, 192p. / 1ère édition : 1955), chapitre sur « Les relations entre catégories
fondées sur l’origine », pp.117-187.
1116
Ils « font l’objet de nombreux stéréotypes dépréciateurs […] S’ajoute en outre […] la présomption d’une
origine illégitime, même si celle-ci remonte loin dans le temps, origine qui fonde une race bâtarde au sens
strict du terme. […] Le Mulâtre participe donc des deux groupes opposés, portant sur sa personne le stigmate
de la couleur mais jouissant souvent du statut d’homme libre ; il ébranle surtout sans ses fondements même
l’ordre socio-racial dès qu’il s’élève dans la hiérarchie économique […] il contribue à accentuer la dysharmonie de la structure sociale, comme il en a été de même chaque fois qu’a émergé dans une situation coloniale un groupe de métis : comme le fait remarquer G. Balandier, « (les métis), compromis racial, ne constituent nullement un compromis social ». », Jean-Luc BONNIOL, « La formation économique et sociale des
Antilles », in Guadeloupe et Martinique, op.cit., pp.153-212 : pp.196-197.
1117
« L’image du métis écartelé entre deux mondes, l’un supérieur et l’autre inférieur, condamné à rougir de
ses racines maternelles a beaucoup prospéré. Méprisé d’un côté, haï de l’autre, le métis ne trouve pas son
espace social et est condamné à vivre un vécu inadapté. », Marlène HOSPICE, in « Problématique pour une
redéfinition de la figure du métis dans la société martiniquaise comme objet ethnographique », intervention
lors de la journée d’études doctorales du 17 juin 2003, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
(texte disponible sur le site de l’association Gens de la Caraïbe : www.gensdelacaraibe.org).
319
Noirs. » 1118 . L’on remarque que certains ont cherché (parfois cherchent encore) à avoir une
descendance claire pensant lui assurer un certain avenir. C’est peut-être dans cette partie de
l’histoire martiniquaise qu’il faut regarder pour comprendre cette volonté de métissage très
présente dans la société martiniquaise. Il y a, en effet, un traumatisme initial dans l’histoire
de tout Antillais et, donc, de tout Martiniquais : le traumatisme de la traite et de la distinction raciale, qui découle de l’esclavage 1119 . S’y ajoute celui du viol de la femme esclave
par le maître, dont naît le mulâtre, qui porte ainsi dans sa chair les stigmates du passé colonial et esclavagiste, ainsi que des souffrances et des humiliations subies : « Les individus
apparaissent ainsi surdéterminés par la visibilisation d’une ascendance qui fixe leur place
dans les affrontements sociaux et idéologiques. » 1120 . La couleur phénotypique acquiert
ainsi un rôle de révélateur d’une appartenance sociale ou raciale, tout en dissimulant la
réalité des places et des rôles que les êtres occupent dans la société.
Ces interrogations se retrouvent dans les récits de la tradition orale et les écrivains
cherchent à la fois à les représenter et à y répondre. Cependant, il semble que la recherche
de ce moi collectif dans la littérature martiniquaise contemporaine continue. Suzanne Césaire l’exprimait ainsi en 1942 :
« Si nous voyons apparaître dans nos légendes et nos contes un être souffrant, sensible, parfois
railleurs qui est notre moi collectif, nous cherchons vainement, dans l’extraordinaire production
littéraire martiniquaise, l’expression de ce moi. » 1121
et Ina Césaire la reprend en 2004 :
« Plus d’un demi siècle après [le texte de ma mère], en dépit de l’évolution des directions de recherches, l’énigme de base reste encore, globalement, posée. J’ai moi-même passé près de trente
1118
Ibid.
Jacques ANDRE considère que « L’événement traumatique pour l’enfant antillais, c’est la rencontre
tardive, au sortir de la première enfance et de la famille, avec une série d’énoncés et d’images valorisant le
Blanc et dénigrant le Noir, conduisant l’enfant à s’identifier à la position valorisée, à se placer du côté du
héros (le Blanc) et à se dénigrer, lui-même et les siens… Le trauma (s’associe) non à un dommage subi mais
à un désir refoulé » ; cité par Marie-Andrée CIPRUT (Outre-Mère, op.cit., p.94), qui explique ce thème de la
couleur de peau avec une chanson : « Une négresse qui buvait du lait / Ah se dit-elle / Si je le pouvais /
Tremper ma figure dans un bol de lait / Je serais plus blanche / Que tous les Français. / Une négresse qui
buvait du vin / Ah se dit-elle / Si je le pouvais / Tremper ma figure dans un verre de vin / Je serais plus rouge
/ Que tous les Indiens. Maintes fois chanté, cet air […] transmet inconsciemment le manque, l’envie et
l’incomplétude liés à la couleur de la peau, car cette notion de peau […] représente l’image et la transmission
incarnée des représentations biologiques, psychiques et culturelles […] transmises et […] peu à peu intériorisées. Sa peau habille sa culture […] [elle] a une double fonction d’enveloppe corporelle et psychique. »
(pp.70-71).
1120
Jean-Luc BONNIOL, art.cit., p.271. Et le viol est à considérer comme « à la source d’une certain nombre
de névroses collectives antillaises : conscience malheureuse qui entoure traditionnellement la figure du métis,
qui ne peut que porter la souffrance en son sein, révélant une dysharmonie sociale et exprimant un sentiment
tragique d’aliénation ; marginalité de l’homme noir à qui a été dénié le rôle de géniteur et qui ne peut assumer son rôle de père… ».
1121
Suzanne CESAIRE, « Malaise d’une civilisation », in Tropiques, n°5, avril 1942, pp.43-49, p.43.
1119
320
ans à traquer ce moi collectif, tant au travers de mes enquêtes ethnologiques qu’à celui de mes
lectures de plusieurs générations d’écrivains antillais et, dans mon dernier ouvrage ethnologique −
La Faim, la Ruse, la Révolte − j’ai dû reconnaître que le conte traditionnel antillais jouait, au sein
de notre imaginaire apparemment désintégré, et par le biais de notre symbolique rarement analysée, un double rôle : celui du mythe de création, omniprésent dans le conte africain originel et celui qui a été transmis par l’histoire officielle, écrite par des spécialistes européens et bien involontairement ethnocentriques. »1122
Le rapport que le Martiniquais entretient avec son moi, et avec son image, ressemble à
celui qu’il entretient avec sa langue, c’est-à-dire une relation folklorisée1123 : le « moi tout
entier [de l’Antillais est] vu par référence au modèle du colonisateur » 1124 . La même idée
est développée par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. L’on peut considérer
que les Martiniquais éprouvent une déréalisation de soi.
Le mal-être semble aussi être lié à la situation géographique : d’une part, la question de l’insularité et d’autre part, le fait qu’il s’agit d’une petite île, un « poin[t] imperceptibl[e] au milieu des étendues marines », un « morcea[u] de terre où il ne peut rien se passer, où les hommes venus d’ailleurs et transportés là par les hasards de l’histoire ne peuvent être faits que « de vent et de sable » 1125 … »1126 . Cela participe d’une sensation d’exil
intérieur, qui fait que l’on croit être chez soi hors de soi, ce qui ne fait qu’accroître le malêtre et ce sentiment d’être dans un entre-deux. Et il faut aussi considérer la place de
l’Antillais noir, victime du préjugé de couleur, victime aussi de l’inconscient collectif métropolitain et blanc. L’école joue elle aussi un rôle : elle participe à une identification
(subjective, inconsciente) du jeune noir au blanc :
« Peu à peu, on voit se former et cristalliser chez le jeune Antillais une attitude, une habitude de
penser et de voir, qui sont essentiellement blanches. […] c’est que l’Antillais ne se pense pas
Noir ; il se pense Antillais. Le nègre vit en Afrique. Subjectivement, intellectuellement, l’Antillais
se comporte comme un Blanc. » 1127
Dans l’inconscient collectif européen − qui, selon Frantz Fanon, est culturel, acquis − « le
nègre, soit concrètement, soit symboliquement, représente le côté mauvais de la personnalité » 1128 . Et cet inconscient collectif est véhiculé dans les Antilles françaises et est transmis
aux Antillais quelle que soit la couleur de leur peau. Le créole alphabétisé entretient donc
un conflit psycho- et sociolinguistique avec lui-même et sa société.
1122
Ina CESAIRE, courrier électronique du 10/07/2004.
Selon l’expression de Maryse CONDE.
1124
Maryse CONDE, La civilisation du bossale, op.cit., p.9. C’est l’auteur qui souligne.
1125
Expression de Simone SCHWARZ-BART.
1126
Guadeloupe et Martinique, op.cit., p.13.
1127
Frantz FANON, op.cit., p.120.
1128
Ibid., p.152.
1123
321
Il y a, en effet, imposition culturelle, par laquelle « le nègre vit une ambiguïté qui
est extraordinairement névrotique » 1129 . Et cela participe aux troubles identitaires des Martiniquais et au fait qu’ils peuvent se sentir prisonniers de leur passé. Il y a à la fois revend ication de ce passé, volonté de le voir reconnu, et volonté de créer un avenir. Les Martiniquais recréent leur histoire et leur mémoire par le biais tant de la littérature orale que de la
littérature écrite. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant estiment qu’ils sont dans
l’obligation de parler de l’esclavage, pour qu’il y ait une reconnaissance de cette période et
l’expression − certes fictionnelle mais fondée sur le réel − d’un point de vue et d’une mémoire de l’esclave noir. Pourtant, à l’instar de Frantz Fanon, ils peuvent dire : « Je ne suis
pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères » 1130 .
En Centre-Bretagne aussi, la quête de soi est importante et est liée à une perte de
repères, pour certains. Cela s’est d’abord caractérisé par une volonté marquée de ressembler au reste de la population française, et cette démarche passait par le rejet, le refoulement de la langue et de la culture bretonnes, notamment en francisant les prénoms et les
noms, en donnant aux enfants des prénoms français et en cherchant à perdre à la fois son
accent et sa langue. Cela a abouti à un emprisonnement des émotions 1131 et à une relégation
de l’image de soi, ce qui s’est manifesté, entre autres, par une propension à l’alcoolisme et
au suicide. En cas de trouble du moi, les habitants de Centre-Bretagne ont plutôt tendance
à se mûrer dans le silence, à se fondre dans le paysage, à passer inaperçu, voire à se rendre
presque invisibles. Par ailleurs, les travaux de la Société bretonne d’ethnopsychiatrie ont
mis en relation les comportements bretons d’autodestruction (suicide et alcoolisme) et la
perte des repères identitaires. En outre, l’on peut vraisemblablement considérer que la
réussite scolaire est une appropriation du processus d’assimilation : maîtriser la culture
1129
Ibid., p.155. Et il ajoute : « Je me demande parfois si les inspecteurs d’enseignement et les chefs de srevice sont conscients de leur rôle aux colonies. Pendant vingt ans, ils s’acharnent par leurs programmes à faire
du nègre un Blanc. A la fin, ils le lâchent et lui disent : vous avez incontestablement un complexe de dépendance vis-à-vis du Blanc. » (p.175).
1130
Ibid., p.186.
1131
« le rejet de l’ethnicité s’exprime essentiellement en Bretagne par le refoulement de la langue […] Les
Bretons s’effacent pour devenir des civilisés […] et perdent au passage le moyen d’exprimer leurs émotions.
En second lieu, les Bretons relèguent leur image d’eux-mêmes dans l’impuissance ou dans le rêve. Ils deviennent socialement invisibles, inaudibles, indicibles et même impensables. », Ronan LE COADIC,
« Modernité aigüe et minorité » (Et la Bretagne ?, op.cit., pp.15-33 : p.18). L’auteur cite, en note : « On
remarque nettement lors de l’exercice de la psychiatrie dans les régions qui ont changé de langue une difficulté plus grande d’expression portant tout particulièrement sur le domaine de l’affectivité, des relations
inter-humaines, de la sensibilité individuelle », Jean-Jacques KRESS (« Changement de langue et traumatisme psychique », in Bulletin de psychanalyse, n°4, 1992, Strasbourg).
322
française permet d’accéder à un certain statut, de se fondre dans le modèle français dans un
premier temps tout du moins.
Très rapidement, en effet, cette tendance s’inverse et la réussite est mise au profit
de la région. A l’heure actuelle, on assiste à un changement dans le cheminement identitaire et à une revendication de l’identité bretonne. Si cette revendication ne se manifeste
pas au niveau de l’apparence physique, elle se retrouve dans le style vestimentaire (avec le
port de vêtements inspirés des costumes traditionnels) et, surtout, dans la revendication
linguistique (panneaux, ouvrages et revues unilingues, enseignes bilingues portant un nom
breton, manifestations pour la reconnaissance de la langue bretonne avec banderoles et
affichettes unilingues), qui passe aussi par le choix de prénoms bretons pour les enfants 1132 .
Des années 1970 à aujourd’hui, plusieurs crises économiques ont généré un sentiment de mal-être diffus (chômage, désertification, difficultés des pêcheurs et des agriculteurs, etc.), qui a suscité des questionnements, notamment identitaires :
« Lorsqu’on s’interroge sur sa propre identité, c’est qu’elle ne va pas de soi. Et c’est dans les périodes de bouleversement qu’on se livre généralement à ce type de réflexion. Précisément, la crise
économique et sociale qui secoue le monde depuis une vingtaine d’années [depuis les années
1970-1980] − et les mutations qu’elle provoque − conduit, un peu partout, à de tels retours sur soi.
Ils consistent à chaque fois à examiner à fond ce que l’on veut faire évoluer et ce que l’on veut, au
contraire, maintenir, voire restaurer. En Bretagne, aujourd’hui, cette réflexion semble conduire à
une réappréciation du rôle dévolu à l’identité : elle devient une ressource féconde, susceptible de
favoriser de nouvelles alliances. » 1133
Et cela s’accompagne de motifs d’espoir fondés essentiellement sur la « ténacité » bretonne et la foi dans la capacité combative des Bretons ; ce qui montre à quel point les stéréotypes permettent un certain nombre de choses. L’on remarque d’ailleurs que des
prouesses ont été réalisées dans les domaines agricoles et agro-industriels, technologiques,
touristiques, maritimes et éducatifs, entre autres. En Bretagne, le trouble de l’identité est
moins visible, il est surtout moins marqué dans le temps qu’en Martinique.
1132
Donner un prénom breton à ses enfants a été une revendication identitaire et quasi politique dans les
années 50, comme le prouvent les tracas administratifs de la famille Le Goarnig, qui s’est vue privée de ses
droits aux allocations familiales et qui a subi de nombreux tracas administratifs et policiers. Six des douze
enfants sont d’ailleurs les premiers Français à détenir un passeport européen, puisqu’ils n’ont pas pu être
inscrits sur les registres d’état-civil français. Aujourd’hui encore ce choix pose problème dès que l’on sort de
la région Bretagne (qu’elle soit à quatre ou à cinq départements), et, en particulier, lorsque l’on s’installe
dans la région parisienne : le prénom breton est régulièrement remplacé par un prénom français, principalement sous la plume des services administratifs − ainsi, en est-il par exemple, du prénom Fañch invariablement transformé en Franck −, ce qui revient parfois à inventer des prénoms comme Yann-Franck (au lieu de
Yann-Fañch). A ce sujet, voir Bernard RIO, « L’affaire des prénoms bretons. Le long combat de la famille Le
Goarnig », art.cit., pp.28-35.
1133
Ronan LE COADIC, op.cit., p.259.
323
Les transformations physiques, qu’elles soient liées à une recherche de soi ou à un
contexte festif, créent des corps troublés, qui peuvent correspondre à des métamorphoses, à
des hybrides ou à des êtres de l’Autre Monde. Ces êtres sont de nature équivoque, et ils
sont présents dans la littérature orale : ils jouent généralement « le rôle d’initiateurs en guidant, conseillant, mettant à l’épreuve, récompensant ou au contraire en punissant les protagonistes » 1134 . Les personnes, les animaux, mais aussi les végétaux et les objets rencontrés
dans les contes ont donc une portée symbolique dont il faut tenir compte : « tous ces éléments qui jalonnent le parcours initiatique, dont ils forment le paysage, sont autant de repères qui marquent la progression du héros dans sa quête » 1135 .
En outre, l’on retrouve dans le thème de la métamorphose, la notion de cycle. Ces
deux thèmes reprennent, en un sens, ce propos du philosophe grec Anaxagore : « Car rien
ne naît ni ne périt, mais les choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de no uveau », ce qui correspond à ce qu’Italo Calvino nomme la « contiguïté universelle » 1136 .
Dans les récits de la littérature orale, l’on rencontre fréquemment des cas
d’interpénétration des mondes, une forme de symbiose entre le monde des hommes et celui
des animaux, celui du végétal, celui du minéral aussi, ainsi (parfois) qu’avec l’architecture.
Certains êtres oscillent entre plusieurs natures : ce sont des êtres hybrides, et ils viennent
souvent de l’Autre Monde. Ils sont étranges et leur nature ambiguë provoque un certain
malaise : l’étrangeté effraie. Certaines personnes humaines semblent appartenir à ces deux
mondes : il s’agit essentiellement des sorciers et des religieux, ainsi que les maîtres de la
parole que sont les conteurs.
1134
Geneviève CALAME-GRIAULE, « Les chemins de l’autre monde. Contes initiatiques africains »,
art.cit., p. 38. Et elle précise : « Les personnages rencontrés [pendant le trajet aller] ne sont souvent là que
pour mettre les héros dans le bon chemin, mais fréquemment aussi ils le mettent à l’épreuve pour vérifier s’il
a bien les qualités nécessaires à l’initiation. […] Ces figures initiatiques jouent donc un rôle de médiateurs
puisque leurs interventions introduisent de plus en plus profondément le héros dans l’autre monde. […] Au
terme du voyage aller, dans un lieu particulièrement marqué, attend un personnage qui apparaît sous des
formes très diverses et dont on sent tout de suite qu’il joue un rôle plus important que les autres. C’est en
quelque sorte l’initiateur principal, et c’est lui qui soumet les initiés à l’épreuve décisive ; c’est également lui
qui distribue récompense et punition. », pp.38-40.
1135
Ibid., p.43.
1136
« nous sommes dans un univers où les formes remplissent au plus serré l’espace, en échangeant entre
elles continuellement qualités et dimensions, où le flux du temps est rempli par une prolifération de récits et
de cycles de récits. Les formes et les histoires terrestres répètent les formes et les histoires célestes, davantage : les unes et les autres s’enroulent à leur tour en une double spirale […] la contiguïté de toutes les formes
et figures de l’existence, anthropomorphes ou non : faune, flore, règne minéral, firmament englobent dans
une même substance ce que nous avons coutume de considérer comme proprement humain, en tant
qu’ensemble de qualités corporelles, psychologiques et morales. », Italo CALVINO, « Ovide et la contiguïté
universelle », in La Machine littérature, op.cit., pp.103-113 : pp.103-104.
324
Les contes reprennent ces questionnements et ces inquiétudes, ils les illustrent, tout
comme les autres textes de notre corpus. Les contes peuvent être considérés comme
l’expression de l’inconscient collectif, qui est culturel, acquis : ils témoignent donc des
principales interrogations de la communauté, ainsi que de la manière dont ses membres
sont perçus et dont ils se perçoivent eux-mêmes.
« Tous les contes entreprennent de décrire un seul et même facteur psychique, l’acquisition du Soi,
qui […] est à la fois la totalité psychique de l’individu et le centre régulateur de l’inconscient collectif. Le héros, ou l’héroïne, représente le complexe du Moi idéal, c’est-à-dire enfin en harmonie
avec les exigences du Soi. Mais comme le Soi a un nombre infini de fonctions à remplir, chaque
conte souligne l’un de ces aspects, généralement celui qui, au moment de la création du conte, fait
défaut dans la situation collective de la communauté. Les divers contes s’attachent aux différentes
phases de ce processus d’individuation. »1137
Ils participent donc de la représentation d’une société.
La littérature orale est très proche du discours sur le passé et elle joue donc un rôle
prépondérant dans la production, la constitution d’identité. De même, les écrivains de notre
corpus et les conteurs racontent la vie, la société : sous l’imaginaire se trouvent des bribes
de réel qui témoignent d’un certain discours identitaire. Nous considérons que la majorité
des discours antillais sont des fictions construites sur le réel.
« L’imaginaire. C’est dire l’art et la littérature.
C’est par la littérature que s’illustre ce mouvement désentravant, qui mène de notre lieu à la pensée
du monde. C’est là désormais un des objets les plus hauts de l’expression littéraire. Contribuer, par
les pouvoirs de l’imagination, à faire lever le rideau, le rhizome des identités ouvertes, qui se disent et qui écoutent. »1138
Cette affirmation est aussi vraie pour les fictions et les discours bretons. Et l’on peut cons idérer l’oralisation de l’écrit et les liens entre littérature et anthropologie comme volonté de
revalorisation ethnographique et ethnologique d’une identité, comme nous l’avons vu tout
au long de cette troisième partie.
1137
Théorie de JUNG, reprise par Michèle SIMONSEN, in Le conte populaire français, op.cit., p.85. Nicole
BELMONT fait une approche similaire : « L’itinéraire qui fait passer des liens consanguins qu’il est nécessaire de distendre, voire de rompre, aux liens d’alliance, qu’il faut faire reconnaître, est une façon de raconter
l’initiation, que d’autres populations mettaient en acte. C’est aussi une manière de retracer le parcours œdipien et l’émergence du moi, de l’identité, de sortir de l’étrangeté à soi-même. Si les contes peuvent être approchés aussi bien par le côté anthropologique que par le côté psychanalytique, c’est parce qu’ils se situent
entre mythe et phantasme. », in Poétique des contes, op.cit., p.193.
1138
Edouard GLISSANT, Traité du tout-monde − Poétique IV, op.cit., p.248.
325
Les contes constituent un patrimoine culturel fort riche. Ils portent les traces et la
mémoire de l’Histoire et des histoires : ils participent directement à l’élaboration d’une
mémoire du futur. C’est aussi le cas des textes fictionnels produits par les écrivains et des
témoignages, ainsi que des monographies, mais de manière moins marquée. Tous ces récits
contribuent ainsi à la réalisation de l’image véhiculée par nos deux régions d’étude. Ils
contribuent donc à la création d’une identité culturelle propre à chaque région. Ce, même si
ce sont les contes qui sont les plus porteurs des marques identitaires.
Dans nos deux régions d’étude, le sentiment identitaire est donc particulièrement
présent. Il est lié à une quête : la quête des racines, qui est aussi une quête d’identité. Cette
recherche est particulièrement visible dans le cas de la migration : l’éloignement de sa région d’origine, de son pays, l’arrivée dans un lieu mal connu provoque généralement le
souhait de retrouver un peu de son pays d’origine. L’éloignement renforce ainsi le sentiment d’appartenance et les liens communautaires 1139 : l’identité est, nous l’avons vu, liée à
l’altérité. A cela s’ajoute le phénomène de la mondialisation : les gens craignent la foule et
son anonymat, les espaces trop grands où chacun ignore l’autre. Cela provoque une perte
des repères et une prédominance de l’individualisme. L’uniformisation des modes de vie
suscite un renforcement des identités régionales. Les gens se mettent à rechercher leurs
origines, leurs racines : cette quête leur permet de se (re)créer une identité à part entière, de
se (re)construire en tant qu’individu membre d’une communauté donnée. La culture orale
occupe une place importante dans ce processus, comme le souligne Donatien Laurent, il ne
faut pas négliger « la valeur thérapeutique du lien qui unit un homme déraciné à sa culture
orale d’origine » 1140 . Et les contes constituent des ethnotextes, c’est-à-dire :
« l’ethnotexte est le discours que le groupe tient sur sa propre réalité, son histoire, son présent, les
permanences de sa culture et les mutations qu’elle connaît. En un mot, c’est toujours un discours
d’identité qui permet à un groupe de se définir, de s’affirmer, de se reconnaître. Il s’agit par conséquent, du point de vue du contenu, d’un discours interne, que j’aimerais appeler endotexte, pour le
distinguer précisément du discours externe l’exotexte, qui peut être produit sur la même collectivité par des personnes extérieures à elle ou ayant du moins une visée externe. » 1141
1139
Les natifs d’une même région se rassemblent au sein d’associations culturelles, religieuses, organisent
des manifestations pour mettre en valeur leur culture originelle.
1140
Donatien LAURENT, « Préface », in Abbé François CADIC, Contes et légendes de Bretagne, op.cit.,
pp.7-9 : p.8.
1141
Jean-Claude BOUVIER, « La notion d’ethnotexte », in Les voies de la parole − Ethnotextes et littérature
orale, approches critiques (publications de l’Université de Provence, Les Cahiers de Salagon I, 1992, 194p.),
pp.12-21 : p.15.
326
En Centre-Bretagne et en Martinique, l’on remarque donc la revendication d’une
culture, d’une identité, d’une langue, d’un patrimoine et d’un territoire. Cela passe essentiellement par la valorisation de l’identité culturelle. Celle-ci semble constituer un cadre
privilégié pour l’expression de la quête identitaire en Bretagne et aux Antilles. Elle est plus
parlante et plus valorisante, en un sens, que celle d’une identité politique. Elle permet aussi
de sensibiliser les personnes issues d’autres régions aux cultures bretonne et antillaise.
Celles-ci acquièrent ainsi une meilleure visibilité, ce qui constitue une forme de reconnaissance des particularismes bretons et antillais.
327
328
CONCLUSION
329
Nous pensons avoir montré tout au long de cette étude en quoi le conte populaire
est un objet d’analyse qui permet de créer une forme d’entre-deux située à mi-chemin entre
la littérature et l’anthropologie. Les contes populaires sont, en effet, un vecteur important
d’informations. Ils permettent la transmission de codes sociaux et culturels, tels que les
tabous, les interdits, mais aussi la bonne attitude à adopter face aux différents événements
qui jalonnent l’existence et aux épreuves.
Les contes contribuent aussi à l’apprentissage par l’exemple (selon le schéma : le
bon récompensé et le méchant puni), mais aussi, dans certains cas, par le contre-exemple
(principalement dans les récits de pactes avec le Diable, où la morale est sauve puisque
l’homme se révèle plus malin que le démon, et dans les récits facétieux en particulier ceux
racontant les tours joués par Bilz l’espiègle en Centre-Bretagne et par Ti-Jean l’Horizon en
Martinique). Ainsi les contes servent-ils à transmettre des consignes et des conseils, ainsi
que des valeurs, ils expliquent l’attitude à tenir dans la vie et pourquoi il est important de
respecter les règles et autrui (en particulier les personnes âgées et les êtres de l’Autre
Monde)1142 . En cela, l’on peut considérer qu’ils témoignent de certaines façons de faire, de
dire et de penser. L’on trouve dans le conte des descriptions très précises des modes de vie
(hiérarchie sociale, fêtes, cérémonies, etc.), des codes vestimentaires et des lieux (architecture, topographie) qui peuvent servir à situer l’histoire.
« Les chants populaires, les fables, les légendes sont le résultat des croyances d’un peuple, de sa
sensibilité, de ses facultés, de ses efforts : on croit parce qu’on ne sait pas, on rêve parce qu’on ne
voit pas […] Tous les peuples non civilisés chantent et agissent, leurs chants sont les archives, le
Trésor de leur science, de leur théogonie et de leur cosmologie, des hauts faits de leurs pères et des
événements de leur histoire, l’écho de leur cœur, l’image de la vie domestique » 1143
Ils mettent aussi en scène les différents codes culturels de la société dont ils se revendiquent, qu’ils soient passés ou actuels. Les codes culturels sont, en effet, très importants et très recherchés parce qu’ils sont souvent considérés comme garants d’authenticité,
de réalité et de vérité : Emile Souvestre explique ainsi que les
« indications sur la vie intime d’une nation se trouvent principalement dans les traditions populaires. C’est là que le sentiment commun à tous prend la forme particulière qui trahit chaque
race » 1144
1142
« Pris dans leur ensemble, dans leur casuistique d’événements humains répétés et toujours variés, [les
contes] proposent une explication générale de la vie, explication née en des temps éloignés et conservée jusqu’à nous dans le lent ressassement des consciences paysannes », Italo Calvino, « Préface » aux Contes populaires italiens, op.cit., p.17.
1143
HERDER, Fragment d’une correspondance sur Ossian et les Chants des peuples anciens, 1773 (cité par
Nicole BELMONT, Paroles païennes, op.cit., p.31).
1144
Emile Souvestre, « Introduction » à son Foyer Breton, op.cit., pp.23-24.
330
Et il poursuit : « l’imagination du peuple travaille en suivant son penchant, sans parti pris […]
C’est dans ce sens que les traditions ont une signification symbolique importante pour l’histoire.
Outre l’inspiration commune que l’on retrouve dans toutes […] chacune voile, sous sa fable, une
passion particulière et dominante qui indique, pour ainsi dire, le tempérament moral du peuple auquel elle appartient. » 1145
Le conte peut être considéré comme porteur d’un enseignement et de valeurs, mais il ne
s’agit pas d’un enseignement didactique : il montre ce qui se passe, et donne des conseils.
Qu’il soit de Martinique, de Centre-Bretagne ou d’ailleurs, il ne se termine pas toujours de
façon joyeuse, avec la formule « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » propre aux
contes de fées. Il peut s’achever par la mort de l’un des protagonistes, qui se sera approché
d’un peu trop près de l’Autre Monde ou qui n’aura pas respecté les interdits. Si le conte se
présente comme une fiction et, donc, comme un mensonge, il comporte des éléments du
réel, comme l’indiquent les formules initiales :
« annoncer qu’on va dire un mensonge, c’est annoncer d’une certaine façon qu’on va dire de la vérité, sinon la vérité. Le mensonge annoncé fait appel à une vérité cachée. […] L’assurance
d’entendre des mensonges endort la vigilance et permet que s’articulent contenu manifeste et contenu latent »1146
Les récits oraux, et plus particulièrement les contes populaires, véhiculent donc des
informations de deux sortes : sur l’imaginaire, d’où un caractère fictionnel ; ainsi que sur
les façons de vivre, de parler, d’agir d’où un statut de témoignage qui peut être qualifié de
scientifique.
« Nous cherchons notre vrai visage. Nous avons suffisamment condamné la littérature artificielle
qui prétend nous en donner l’image […] Narcisse martiniquais où donc te reconnaîtras-tu ? Plonge
tes regards dans le miroir du merveilleux : tes contes, tes légendes, tes chants. Tu y verras
s’inscrire, lumineuse, l’image sûre de toi-même. » 1147
Cet aspect testimonial des contes a perduré. C’est ainsi que les conteurs du XXIe siècle,
notamment en Centre-Bretagne et en Martinique, semblent prendre un certain plaisir à utiliser certains mots et expressions des langues bretonne et créole, notamment ceux qui ne
sont plus ou peu utilisés et dont le sens pourrait se perdre. Ils nomment aussi les différentes
pièces du mobilier, du costume traditionnel, certaines plantes médicinales en breton et en
créole. Et, pour désigner les êtres de l’Autre Monde, et certaines cérémonies traditionne lles, ils utilisent leurs noms breton et créole. Ils les traduisent ensuite et les précisent dans
des pauses explicatives (selon le schéma narration / interruption / explication / reprise de la
narration). Ces pauses explicatives se trouvent aussi dans les recueils issus des collectes et
1145
Ibid., p.28.
Nicole BELMONT, Poétique du conte, op.cit., p.100.
1147
Exergue au numéro 3 de la revue Tropiques, octobre 1941, p.7.
1146
331
dans les contes littéraires, tout comme dans les transcriptions et les traductions citées dans
les ouvrages anthropologiques. Elles figurent généralement dans le paratexte. Utilisées par
le conteur, ces précisions lui permettent de s’assurer de la bonne compréhension du public
(et du lectorat). Elles lui servent aussi à accentuer sa volonté de revendiquer un statut de
témoin et la véracité de ses dires.
Les anthropologues et les collecteurs ne sont pas complètement neutres, totalement
objectifs. Ils sont plus sensibles à certains événements, à certains phénomènes et cela se
ressent dans leurs travaux. Leurs sujets de prédilection transparaissent dans leurs écrits
scientifiques. L’attrait pour l’irréel est le plus facile à déceler, surtout concernant le CentreBretagne et la Martinique, puisque cela fait partie des caractéristiques de l’imaginaire basbreton et martiniquais. Et cela participe à l’aspect exotique de ces deux cultures.
L’imaginaire occupe une place prépondérante en Centre-Bretagne et en Martinique, en
particulier tout ce qui a trait au merveilleux et à l’Autre Monde, il y a une forme de symbiose entre le monde réel et le monde du merveilleux dans ces deux régions et l’on passe
aisément de l’un à l’autre (les seuils sont nombreux) : il s’agit du réel merveilleux. Dans
les contes oraux, les contes littéraires et les monographies, l’on note un même intérêt pour
les symboles, les rites et les rituels, les croyances, tout ce qui a trait à l’initiation.
Lafcadio Hearn, dans ses Esquisses martiniquaises, laisse transparaître sa prédilection pour le fantastique et son attrait pour les légendes. Il décrit la ville de Saint-Pierre un
peu à la façon d’un écrivain, et il la compare à Pompéi, tel un visionnaire. Sa fascination
pour l’irréel et l’onirique, et son intérêt pour les histoires de fantômes lui font interpréter en
ce sens certains événements qu’il observe. Francis Affergan dans son Anthropologie à la
Martinique fait essentiellement une anthropologie de l’imaginaire martiniquais et de ses
démonstrations (qui peuvent être spectaculaires) : « la vi cé en téiat, la vie est un théâtre ».
Anatole Le Braz, dans ses différentes études sur la civilisation bretonne, donne l’image
d’une Bretagne mystérieuse et insiste sur ce qui relève de l’irréel et du fantastique, tout en
affirmant qu’il s’agit de « superstitions » auxquelles il ne faut pas accorder d’importance.
Il dit les noter uniquement pour qu’elles ne soient pas oubliées et parce qu’elles participent
de la culture bretonne, cependant dans certains de ses récits 1148 il donne l’impression de
comprendre les peurs et les croyances de ceux de ses compatriotes qui croient en ces
« superstitions ». L’image de la Bretagne que donne Pierre Jakez Hélias dans ses différents
1148
Voir « L’hôte du charbonnier », in Anatole Le Braz, Contes du soleil et de la brume, op.cit.
332
ouvrages est totalement subjective, il montre une Bretagne qui n’est plus et dont il est nostalgique, surtout dans Le quêteur de mémoire. Et cela se ressent encore plus dans ses fictions 1149 . En outre, les anthropologues font des descriptions, ils manient la langue et sont
donc confrontés aux mêmes difficultés que les écrivains. Et leur style est riche en images,
principalement en analogies. Les sciences humaines ont, en effet, hérité de l’une des fonctions traditionnelles de la littérature : réfléchir sur les rapports entre l’homme et la société,
entre l’homme et sa culture. Et elles le font avec leurs outils : elles soumettent la subjectivité à l’observation et les images aux faits.
L’on peut donc considérer que les anthropologues et les collecteurs s’inscrivent
dans le même processus de création poétique que les conteurs, que ce soit directement (en
publiant des textes collectés, en écrivant des récits inspirés de la littérature orale) ou, dans
certains cas, indirectement (en laissant la possibilité, la liberté aux lecteurs de reprendre les
narrations, de se les approprier et de les conter à leur tour). Ils font eux aussi œuvre créatrice et créent des mondes, même si cela est moins flagrant que pour les auteurs littéraires.
Ils élaborent, en effet, une vision de leurs voyages, de leurs découvertes, des observations
qu’ils ont pu faire. Ils créent ainsi leur vision du monde (une imago mundi). Ils peuvent
reprendre un monde possible et le considérer comme un reflet du monde réel. Tout auteur
invente un monde possible, plus ou moins proche de notre monde de référence et qui interfère avec lui : il s’agit d’un monde que l’on rencontre dans la littérature orale, un texte fictionnel ouvert à l’interprétation de ses destinataires.
Dans le conte populaire, l’espace remplit généralement une fonction symbolique : il
est ponctué de seuils qui peuvent mener dans l’Autre Monde, ou dans des lieux lointains
d’où un certain nombre de règles à suivre. D’où surtout le problème des limites et des
frontières. Une analyse onomastique est donc faite par les auteurs de fiction et les anthropologues : la compréhension de la culture passe aussi par la toposémie. L’importance des
noms et de la toposémie est liée à l’acculturation : c’est une façon de revendiquer une culture à part entière et, par là même une identité culturelle.
Nous considérons donc que la littérature orale s’inscrit dans une transversalité en
sciences humaines, particulièrement envers l’anthropologie. Les contes populaires consti1149
Voir « La colline des solitudes ».
333
tuent donc une forme de point de convergence entre la littérature et l’anthropologie. Ils
seraient dans l’entre-deux, au confluent de deux disciplines.
Nous pensons aussi que les liens que nous avons établis entre nos deux régions
d’étude ont été suffisamment explicites. Les modes de penser et d’agir des Centre-Bretons
et des Martiniquais sont relativement similaires, essentiellement lorsqu’il est question des
traditions et surtout du conte populaire. Ils constitue, en effet, en Martinique et en CentreBretagne, un élément important dans le renouveau de la littérature orale, renouveau qui
participe directement au renouveau culturel à l’œuvre, entre autres, dans nos deux régions
d’études. Ce renouveau culturel est un moyen de revendication d’une langue et d’une culture à part entières, que les sociétés concernées souhaitent voir reconnues à côté de la langue et de la culture françaises. L’on remarque une volonté de (re)construction d’une identité culturelle très forte en Centre-Bretagne et en Martinique, cette démarche de
(re)construction passe en grande partie par la valorisation de la littérature orale. L’on considère, en effet, que les contes sont porteurs de certaines valeurs, que la littérature orale est
une forme de célébration du passé, des temps anciens, et qu’ils constituent une mémoire du
futur.
La mémoire du futur s’inspire fortement du passé archétypal, de la conception cyclique du temps des sociétés de culture et de transmissions orales 1150 . C’est, en effet, à partir du passé que se construit l’avenir, comme l’exprime ce proverbe africain : « Si tu ne sais
pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens ». Elle est aussi réappropriation et reconstruction
d’une mémoire qui participe à la (re)création d’une identité culturelle. Ce, même si ce désir
de reconstruction aboutit parfois à une déconstruction. Il existe une volonté de non-oubli,
une démarche qui se veut créatrice, à partir du passé, des traditions orales : il y a renouveau culturel. Ce renouveau culturel participe à l’élaboration d’une identité culturelle qui,
en Martinique et en Centre-Bretagne, parvient à concilier tradition et modernité.
Et cette identité culturelle se constitue à travers la revendication d’une langue et
d’une culture à part entières, qui doivent être reconnues en tant que telles, à côté de la lan-
1150
« Le passé […] ne meurt pas tout à fait ; c’est une loi de l’histoire. La légende le prouve avec évidence.
Suppléante de l’histoire, et nourrie des miettes de sa table, elle conserve les vestiges des anciens âges dont
elle a perdu le souvenir. », Abbé François Cadic, propos cité dans « Les contes populaires de l’abbé Cadic » ,
in ArMen, n°95, juillet 1998, p.67.
334
gue et de la culture françaises 1151 . Les Martiniquais et les Centre-Bretons ont beaucoup
œuvré dans ce but. Cela témoigne d’une prise de conscience de l’importance de l’héritage
du passé et des particularismes de leurs pays. Les Martiniquais et les Centre-Bretons font
preuve d’une volonté d’appropriation et d’assimilation de l’héritage culturel, tout en ayant
le désir et le souci de le faire s’ouvrir à l’extérieur.
L’identité culturelle induit une valorisation du patrimoine culturel − au sens large :
paysager, architectural, linguistique, etc. − en Martinique et en Centre-Bretagne. Cela est
important pour la culture, la société et les personnes. L’on constate, en effet, un changement de regard, d’image tant de la part de l’autre que de la part des sociétés sur ellesmêmes : la culture étant valorisée, les personnes le sont aussi, et les stéréotypes ne deviennent plus des sujets portant à polémique, mais des clichés dont les Martiniquais et les Centre-Bretons se servent dans un but touristique. L’on note aussi que les questions des troubles identitaires et de l’image se posent en d’autres termes, tout comme celle du métissage
− ethnique et culturel − qui est davantage considéré comme une richesse. Cela est lié à un
changement de perception : le monde devient multiculturel, multilingue, multiracial1152 .
Désormais, l’identtité − en Martinique et en Centre-Bretagne − est synonyme de
fierté, de reconnaissance, d’affirmation. Revendiquer son identité régionale participe à la
constitution du moi.
Cette étude nous ouvre quelques perspectives de recherches ultérieures. Il nous
semblerait, en effet, intéressant d’observer à présent la communauté bretonne des Saintes 1153 , afin de voir comment les deux cultures peuvent coexister, cohabiter et comment
elles ont pu se mêler. Nous avons cru comprendre qu’ils se revendiquent comme antillais
et bretons à la fois tout en refusant le métissage, et qu’ils sont attachés à certaines traditions, notamment le port de la coiffe. Ceci pourrait nous amener à vérifier nos hypothèses,
1151
Il semble que cela pose problème concernant la langue bretonne. Le Conseil Régional a adopté, en décembre 2004, une disposition affirmant « reconnaître officiellement, aux côtés de la langue française,
l’existence du breton et du gallo comme langues de Bretagne », ce qui permet la rédaction de certains documents en langues bretonne et gallo. Mais le sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon a demandé au ministre
de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, de vérifier la constitutionalité de cette disposition et souhaite que soit précisée « la portée juridique » de la pratique de la langue bretonne dans la rédaction de documents officiels. A ce
sujet, voir Armor, n°425, juin 2005, p.15.
1152
Ce thème est cher à Edouard Glissant.
1153
Archipel de la Guadeloupe.
335
et la pertinence du rapprochement que nous avons fait entre la Bretagne et la Martinique.
Nous sommes curieuse de savoir quels types de contes et de traditions peuvent être présents au sein de ce groupe.
Nous souhaiterions aussi approfondir la question de l’identité, du sentiment identitaire au sein des communautés bretonne et martiniquaise de la diaspora. Nous pourrions là
aussi confronter nos hypothèses à une réalité autre que celle que nous avons étudiée ici et
pour autant très proche. Nous verrions alors comment se pose cette question de l’identité et
comment elle est vécue et revendiquée (ou niée), comment est perçue la question du métissage, et quel regard est porté sur le pays originel ainsi que sur celui du quotidien.
336
337
BIBLIOGRAPHIE
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- Contes inédits - Tome premier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes/Terre de Brume,
coll. « Les contes de Luzel », 1994, 237p.
- Contes retrouvés - Tome premier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes/Terre de
Brume, coll. « Les contes de Luzel », 1995, 259p.
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Didier-Hatier Antilles, 1981, 1er niveau : 128p., 2ème niveau : 160p.
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- Le royaume de ce monde, traduit de l’espagnol par René L.F. Durand, Paris, Gallimard,
1980, rééd. « Folio », 1984, 186p.
- Chroniques, traduit de l’espagnol par René L.F. Durand, Paris, Gallimard/NRF, coll.
« Idées », 1984, 507p.
- CELINE Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, rééd. « Folio »,
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- CESAIRE Aimé,
- Cahier d’un retour au pays natal [1939], Paris/Dakar, éditions Présence Africaine, coll.
« Poésie », 1995, 93p.
- Nègre je suis, nègre je resterai − Entretiens avec François Vergès, Paris, Albin Michel,
coll.« Itinéraires du savoir », 2006, 151p.
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- Chronique des sept misères, [1986], Paris, Gallimard, « Folio », n°1965, 1993, 280p.
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- Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Laffont, 1980, rééd. Seghers, coll. « Chemins
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- FLAUBERT Gustave, Voyage en Bretagne. Par les champs et par les grèves précédé de En Bretagne de Maxime DU CAMP, présentation de Maurice Nadeau, Bruxelles, éditions Complexes,
coll. « Le Regard Littéraire », 2001, 371p.
- GLISSANT Edouard,
- Soleil de la conscience − Poétique I, Paris, Le Seuil, 1956, rééd. Gallimard/NRF, 1997,
87p.
- Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981, rééd. Gallimard, « Folio Essais », n°313, 2002,
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- Tout-monde, Paris, Gallimard, « Folio », n°2744, 1993, 614p.
- Traité du tout-monde − Poétique IV, Paris, NRF/Gallimard, 1997, 262p.
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« Poésies/Gallimard », 2000, 196p.
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l’auteur, Paris, Plon, 1976, rééd. « Presses Pocket / Terre humaine », n° 3000, 1982, 625p.
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- LABAT Jean-Baptiste, Voyage aux Isles − Chronique aventureuse des Caraïbes. 1693-1705,
présenté par Michel Le Bris, Paris, éditions Phébus, coll. « Libretto », 1998, 463p.
- LE BRAZ Anatole, Magies de la Bretagne − Tome II, Préface de Claude Seignolle, Paris, Robert
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Mitterand, Paris, Plon, 1986 coll. « Terre Humaine », rééd. 1993, 687p.
OUVRAGES THEORIQUES ET/OU METHODOLOGIQUES
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- Actualité de la rhétorique, actes dirigés par Laurent PERNOT, sous la présidence de Marc FUMAROLI (Paris, éditions Klincksieck, 2002, 183p.)
- AFFERGAN Francis
- Anthropologie à la Martinique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983, 265p.
- Exotisme et altérité, Paris, P.U.F., coll.« Sociologie d’aujourd’hui », 1987, 295p.
- Critiques anthropologiques, Francis AFFERGAN dir., Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1991, 227p.
- La Pluralité des mondes – Vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, coll.
« Bibliothèque Albin Michel Idées », 1997, 288p.
- Martinique : les identités remarquables − Anthropologie d’un terrain revisité, Paris, PUF,
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- ANTOINE Régis, La Littérature franco-antillaise – Haïti, Guadeloupe et Martinique [Khartala,
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- ANZIEU Didier, Le Moi-Peau, Paris, Bordas, 1985, rééd. Dunod, coll. « Psychismes », 1995,
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- AR FLOC’H Gwendal, Henchou ar Menez Du − Etude de la langue bretonne parlée (tirage polycopié)
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- Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, éditions Aubier, 1994, rééd.
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