Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
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GRANDS TÉMOIGNAGES
LA LITTÉRATURE : APRÈS L’ÈRE DU SOUPÇON ?
Karl Canvat, IUFM de Lorraine-Nancy
La didactique de l'œuvre littéraire apparaît comme le
défi suprême de la didactique.
J. Melançon, Cl. Moisan et M. Roy, 1988, p. 84.
Au sein de l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF),
les colloques et les journées d’étude ont toujours été des moments privilégiés de réflexion
collective et de débats permettant de dresser un état des lieux certes, toujours provisoire de
la didactique du français, de discerner des évolutions en cours et d’ouvrir de nouveaux chantiers
de recherches.
Voici déjà une dizaine d’années, lors des journées d’étude organisées à l’Ecole Normale
Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud (J.-L. Chiss, J. David, Y. Reuter, 2005 [1995]), puis plus
près de nous, lors du colloque organisé à l’Université de Poitiers en janvier 2000 par Martine
Marquillò (2001), certains aspects épistémologiques, théoriques et institutionnels de la discipline
« français » avaient été abordés. Mais en choisissant pour thème au 9e colloque de l’Association
« Le français : discipline singulière, plurielle ou transversale ? », les collègues québécois ont
voulu poser frontalement les questions de l’identité et de l’unité de la discipline.
Discipline « singulière », « plurielle », « transversale » ? Le français est assurément tout cela à la
fois. Sa singularité est le fait de ses enjeux idéologiques, particulièrement importants et sensibles
la langue et la littérature sont constitutives de l’identité de la société elle-même, et de ses
enjeux sociaux, comme le montre le rôle qui lui est habituellement attribué dans « la défaite de la
pensée » ou dans l’extension supposée de l’illettrisme ou encore de l’échec scolaire.
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Plurielle, la discipline « français » l’est tout autant, en raison à la fois de l’hétérogénéité de ses
référents possibles souvent conflictuels et concurrentiels (C. Garcia-Debanc, 2001) , de son
principe d’évolution par renouvellement cumulatif, et de la diversité des savoirs et des savoir-
faire qu’elle intègre. En se reportant aux contributions présentées lors du séminaire national
organisé en octobre 2000 à la Sorbonne par la Direction de l’Enseignement scolaire et
l’inspection générale de l’Education nationale et consacré aux « Perspectives actuelles de
l’enseignement du français », on peut épingler parmi les « divers aspects de la discipline » : la
lecture, la lecture littéraire, l’écriture, l’oral, la littérature de jeunesse, les francophonies, l’image,
le cinéma, la langue (A. Boissinot, 2001).
Transversale, enfin, la discipline « français » l’est incontestablement, puisqu’elle sert aussi elle-
même à l’enseignement-apprentissage du français comme langue enseignée, et qu’elle est
fondamentale dans la construction de ces compétences complexes que sont lire, écrire, écouter,
parler, non seulement en français, mais aussi dans les différentes disciplines. De nombreuses
publications se sont fait l’écho de ces préoccupations ces dernières années (J.-Ch. Chabanne, D.
Bucheton, 2002 ; Cahiers pédagogiques, 1999, 2000 ; La Lettre de la DFLM, 2000 ; Pratiques,
2002, Recherches, 2002…).
Mais, que ce soit au Québec, en France, en Belgique et en Suisse, le français connaît aujourd’hui
certaines évolutions qui interpellent les agents des systèmes éducatifs :
Dans la conjoncture actuelle, dit le texte de cadrage du colloque, nous assistons,
dans les principaux pays francophones, à des débats et des réformes touchant la
configuration du français, discipline scolaire, qui interpellent autant les
chercheurs que les principaux acteurs des milieux de l'éducation, les enseignants
comme les formateurs.
Ces derniers temps, en France, d’aucuns ont attiré l’attention sur la possible disparition de la
discipline « français » au primaire. Au second degré, l’ambition des nouveaux programmes des
collèges et des lycées de « refonder » le français a suscité, au printemps 2000, des réactions en
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sens divers, parfois très vives, bien au-delà du cercle des spécialistes1 : autant de signes qui
montrent que le consensus social, qui naguère encore entourait la discipline et lui donnait une
certaine stabilité, s’est rompu (A. Boissinot, 2000, 2001 ; Pratiques, 1999, 2000 ; A. Armand,
2003).
De toutes les composantes du « français », la littérature est assurément, et depuis longtemps, une
de celles qui posent le plus de questions. On connaît les raisons de la crise, à la fois structurelle et
conjoncturelle, de son enseignement (A. Petitjean, 1990). Longtemps réservé ad usum delphini et
fonctionnant à la connivence il s’adressait à des élèves déjà imprégnés par leurs familles d’une
culture et convaincus de ses avantages en termes de capital scolaire, l’enseignement de la
littérature a été déstabilisé par la massification de l’Ecole et l’hétérogénéité croissante des
apprenants. Pour l’essentiel, la « croyance » dans les vertus émancipatrices de la transmission
culturelle à l'École s’est délitée. La « pensée 68 » a dénoncé l'« idéologie charismatique » qui
affirme que la culture peut être saisie comme une grâce, qu'elle n'a pas besoin d'intermédiaire,
qu'il doit y avoir un rapport intime, sans médiation aucune et qu'en l'occurrence, il suffit de bien
enseigner la littérature pour transmettre un héritage qui va de soi ; idéologie qui, selon une
formule célèbre, « transforme des différences en inégalités par son indifférence aux différences ».
Après le temps de l’évidence est venu le temps des grandes mises en cause idéologiques et
théoriques qui ont marqué l'avènement d'une « nouvelle configuration », dans laquelle la matrice
disciplinaire du français est devenue la production/réception des discours oraux et écrits.
L’enseignement de la littérature est ainsi entré dans « l’ère du soupçon ».
Mais la crise est plus large et plus profonde. Aujourd’hui, dans le discours social, la littérature
n’est plus considérée comme la voie royale conduisant à l'accomplissement individuel, à la
culture et à l'humanité. Selon Antoine Compagnon,
[à] l’aube du XXIe siècle, la littérature […] ne s’identifie plus, en France et
ailleurs, au centre de gravité de la culture. […] [Elle] devient une zone marginale,
un appendice périphérique de la culture ; elle disparaît du discours social. […]
Nous sommes sur le point de quitter la culture à dominante littéraire sur laquelle
l’école de la IIIe République était fondée. […] Nous sommes embarqués sur un
1 Voir la tribune publiée dans Le Monde du 4 mars 2000 et appuyée par 120 signataires qui appelaient à une réaction forte
devant « l’assassinat de la littérature » par les nouveaux programmes de français au lycée. Voir aussi M. Jarrety, 2001.
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navire en perdition, prenant l’eau, s’enfonçant lentement. […] Le cadavre bouge
encore. Mais pour combien de temps ? » (2000, p. 136-138).
Les didacticiens eux-mêmes s’interrogent. Ainsi, pour Yves Reuter,
[…] l’enseignement de la littérature vit sans doute un moment historique quant à
son existence. […] Il est questionné conjointement par les difficultés empiriques
de son exercice et par les profondes mutations théoriques aussi bien dans les
sciences humaines en général que dans les didactiques et dans la didactique du
français en particulier. (1996, p. 14)
D’où une crise d’identité de la discipline, très bien cernée par Dominique Maingueneau,
[s]i le débat sur le rôle qu’il convient d’accorder à l’enseignement de la littérature
est aujourd’hui si intense, c’est qu’il touche à l’identité même de la discipline, et
donc à celle des enseignants : qu’en est-il de l’enseignement du ‘français’ si on lui
enlève ce point de repère implicite que constituent traditionnellement les textes
littéraires ? (2003, p. 73).
Concrètement, dans le quotidien des classes, la crise, on le sait, se manifeste notamment par une
désaffection de la lecture, qui s’accentue à mesure de l’avancée dans le cursus scolaire. Pour la
France, l’analyse de Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez (1999) a souligné le
clivage entre les finalités de l'enseignement de la littérature et les moyens mis en œuvre pour les
atteindre, notamment au lycée, ce que les enquêtes effectuées il y a quelques années par Bernard
Veck (1994) avaient déjà permis d’entrevoir : alors que les expériences de vie imaginaires et les
contenus humains (les problèmes moraux et métaphysiques) constituent, pour la majeure partie
des élèves, l'intérêt irremplaçable de la littérature, ce sont les méthodes d'analyse (la « lecture
méthodique », rebaptisée « analytique », devenue l’idéal-type de la lecture lettrée scolaire) qui
sont devenues l'objectif premier de son enseignement2. Comme l’ont noté Gérard Mauger et
Claude F. Poliak,
2 Sur la situation au Québec, voir l’ouvrage récent de Monique Lebrun, 2004.
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[…] l'intérêt lettré pour le texte s'est progressivement déplacé du monde
représenté vers le dispositif de représentation : l'analyse formelle du texte conçu
comme machine linguistique et sémiotique a été peu à peu constituée en idéal-
type de la lecture lettrée. (1998, p. 23 ; 1999)
Dès lors, les élèves abandonneraient la « foi du charbonnier » pour des « pratiques sans
croyance »…
En prenant des distances aussi grandes avec cette forme universelle
d'appropriation des livres que constitue la lecture ordinaire, l'enseignement de la
littérature au lycée contribue paradoxalement à éloigner du livre tout court des
fractions croissantes de la jeunesse d'aujourd'hui, qui n'ont plus rien à voir avec
les héritiers d'hier. (Ch. Baudelot, M. Cartier, 1998, p. 41-43)
Pour Tzvetan Todorov,
[o]n trouve aujourd’hui à l’école une attitude purement mécanique envers les
textes, qui atrophie la littérature et, du même coup, l’enseignement littéraire.
Plutôt que les œuvres, les enfants apprennent les figures de rhétorique, les
différents points de vue que l’on peut adopter dans un récit, telle ou telle forme
poétique. Or ces notions ne sont intéressantes qu’en tant qu’outil, en vue
d’accéder au sens. L’essentiel est ailleurs […]. Les moyens ne doivent pas
occulter la fin. Savoir distinguer la focalisation interne de la focalisation
externe, la métaphore de la métonymie, n’est pas un but en soi. (2002, p. 130-
131)
D’où des tensions fortes entre « humanités » et « méthodes », et des interrogations lourdes : à
quoi sert la littérature dans l’enseignement du français ? Pourquoi enseigner la littérature et pour
quoi faire ? Qu’est-ce que la littérature permet d’apprendre qu’aucune autre discipline ne
permettrait ? Que présente-t-elle qui fait que l’on estime dommageable de s’en priver ? Quel
intérêt, au-delà du plaisir et de la transmission de valeurs, y a-t-il à lire la littérature ? Au nom de
quoi convaincre les élèves de lire et d’étudier la littérature ? Quels sont les effets de cet
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