Karl Canvat - Retour à l`accueil

publicité
GRANDS TÉMOIGNAGES
LA LITTÉRATURE : APRÈS L’ÈRE DU SOUPÇON ?
Karl Canvat, IUFM de Lorraine-Nancy
La didactique de l'œuvre littéraire apparaît comme le
défi suprême de la didactique.
J. Melançon, Cl. Moisan et M. Roy, 1988, p. 84.
Au sein de l’Association Internationale pour la Recherche en Didactique du Français (AIRDF),
les colloques et les journées d’étude ont toujours été des moments privilégiés de réflexion
collective et de débats permettant de dresser un état des lieux — certes, toujours provisoire — de
la didactique du français, de discerner des évolutions en cours et d’ouvrir de nouveaux chantiers
de recherches.
Voici déjà une dizaine d’années, lors des journées d’étude organisées à l’Ecole Normale
Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud (J.-L. Chiss, J. David, Y. Reuter, 2005 [1995]), puis plus
près de nous, lors du colloque organisé à l’Université de Poitiers en janvier 2000 par Martine
Marquillò (2001), certains aspects épistémologiques, théoriques et institutionnels de la discipline
« français » avaient été abordés. Mais en choisissant pour thème au 9e colloque de l’Association
« Le français : discipline singulière, plurielle ou transversale ? », les collègues québécois ont
voulu poser frontalement les questions de l’identité et de l’unité de la discipline.
Discipline « singulière », « plurielle », « transversale » ? Le français est assurément tout cela à la
fois. Sa singularité est le fait de ses enjeux idéologiques, particulièrement importants et sensibles
— la langue et la littérature sont constitutives de l’identité de la société elle-même —, et de ses
enjeux sociaux, comme le montre le rôle qui lui est habituellement attribué dans « la défaite de la
pensée » ou dans l’extension supposée de l’illettrisme ou encore de l’échec scolaire.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
1
Plurielle, la discipline « français » l’est tout autant, en raison à la fois de l’hétérogénéité de ses
référents possibles — souvent conflictuels et concurrentiels (C. Garcia-Debanc, 2001) —, de son
principe d’évolution par renouvellement cumulatif, et de la diversité des savoirs et des savoirfaire qu’elle intègre. En se reportant aux contributions présentées lors du séminaire national
organisé en octobre 2000 à la Sorbonne par la Direction de l’Enseignement scolaire et
l’inspection générale de l’Education nationale et consacré aux « Perspectives actuelles de
l’enseignement du français », on peut épingler parmi les « divers aspects de la discipline » : la
lecture, la lecture littéraire, l’écriture, l’oral, la littérature de jeunesse, les francophonies, l’image,
le cinéma, la langue (A. Boissinot, 2001).
Transversale, enfin, la discipline « français » l’est incontestablement, puisqu’elle sert aussi ellemême à l’enseignement-apprentissage du français comme langue enseignée, et qu’elle est
fondamentale dans la construction de ces compétences complexes que sont lire, écrire, écouter,
parler, non seulement en français, mais aussi dans les différentes disciplines. De nombreuses
publications se sont fait l’écho de ces préoccupations ces dernières années (J.-Ch. Chabanne, D.
Bucheton, 2002 ; Cahiers pédagogiques, 1999, 2000 ; La Lettre de la DFLM, 2000 ; Pratiques,
2002, Recherches, 2002…).
Mais, que ce soit au Québec, en France, en Belgique et en Suisse, le français connaît aujourd’hui
certaines évolutions qui interpellent les agents des systèmes éducatifs :
Dans la conjoncture actuelle, dit le texte de cadrage du colloque, nous assistons,
dans les principaux pays francophones, à des débats et des réformes touchant la
configuration du français, discipline scolaire, qui interpellent autant les
chercheurs que les principaux acteurs des milieux de l'éducation, les enseignants
comme les formateurs.
Ces derniers temps, en France, d’aucuns ont attiré l’attention sur la possible disparition de la
discipline « français » au primaire. Au second degré, l’ambition des nouveaux programmes des
collèges et des lycées de « refonder » le français a suscité, au printemps 2000, des réactions en
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
2
sens divers, parfois très vives, bien au-delà du cercle des spécialistes1 : autant de signes qui
montrent que le consensus social, qui naguère encore entourait la discipline et lui donnait une
certaine stabilité, s’est rompu (A. Boissinot, 2000, 2001 ; Pratiques, 1999, 2000 ; A. Armand,
2003).
De toutes les composantes du « français », la littérature est assurément, et depuis longtemps, une
de celles qui posent le plus de questions. On connaît les raisons de la crise, à la fois structurelle et
conjoncturelle, de son enseignement (A. Petitjean, 1990). Longtemps réservé ad usum delphini et
fonctionnant à la connivence — il s’adressait à des élèves déjà imprégnés par leurs familles d’une
culture et convaincus de ses avantages en termes de capital scolaire —, l’enseignement de la
littérature a été déstabilisé par la massification de l’Ecole et l’hétérogénéité croissante des
apprenants. Pour l’essentiel, la « croyance » dans les vertus émancipatrices de la transmission
culturelle à l'École s’est délitée. La « pensée 68 » a dénoncé l'« idéologie charismatique » qui
affirme que la culture peut être saisie comme une grâce, qu'elle n'a pas besoin d'intermédiaire,
qu'il doit y avoir un rapport intime, sans médiation aucune et qu'en l'occurrence, il suffit de bien
enseigner la littérature pour transmettre un héritage qui va de soi ; idéologie qui, selon une
formule célèbre, « transforme des différences en inégalités par son indifférence aux différences ».
Après le temps de l’évidence est venu le temps des grandes mises en cause idéologiques et
théoriques qui ont marqué l'avènement d'une « nouvelle configuration », dans laquelle la matrice
disciplinaire du français est devenue la production/réception des discours oraux et écrits.
L’enseignement de la littérature est ainsi entré dans « l’ère du soupçon ».
Mais la crise est plus large et plus profonde. Aujourd’hui, dans le discours social, la littérature
n’est plus considérée comme la voie royale conduisant à l'accomplissement individuel, à la
culture et à l'humanité. Selon Antoine Compagnon,
[à] l’aube du XXIe siècle, la littérature […] ne s’identifie plus, en France et
ailleurs, au centre de gravité de la culture. […] [Elle] devient une zone marginale,
un appendice périphérique de la culture ; elle disparaît du discours social. […]
Nous sommes sur le point de quitter la culture à dominante littéraire sur laquelle
l’école de la IIIe République était fondée. […] Nous sommes embarqués sur un
1
Voir la tribune publiée dans Le Monde du 4 mars 2000 et appuyée par 120 signataires qui appelaient à une réaction forte
devant « l’assassinat de la littérature » par les nouveaux programmes de français au lycée. Voir aussi M. Jarrety, 2001.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
3
navire en perdition, prenant l’eau, s’enfonçant lentement. […] Le cadavre bouge
encore. Mais pour combien de temps ? » (2000, p. 136-138).
Les didacticiens eux-mêmes s’interrogent. Ainsi, pour Yves Reuter,
[…] l’enseignement de la littérature vit sans doute un moment historique quant à
son existence. […] Il est questionné conjointement par les difficultés empiriques
de son exercice et par les profondes mutations théoriques aussi bien dans les
sciences humaines en général que dans les didactiques et dans la didactique du
français en particulier. (1996, p. 14)
D’où une crise d’identité de la discipline, très bien cernée par Dominique Maingueneau,
[s]i le débat sur le rôle qu’il convient d’accorder à l’enseignement de la littérature
est aujourd’hui si intense, c’est qu’il touche à l’identité même de la discipline, et
donc à celle des enseignants : qu’en est-il de l’enseignement du ‘français’ si on lui
enlève ce point de repère implicite que constituent traditionnellement les textes
littéraires ? (2003, p. 73).
Concrètement, dans le quotidien des classes, la crise, on le sait, se manifeste notamment par une
désaffection de la lecture, qui s’accentue à mesure de l’avancée dans le cursus scolaire. Pour la
France, l’analyse de Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez (1999) a souligné le
clivage entre les finalités de l'enseignement de la littérature et les moyens mis en œuvre pour les
atteindre, notamment au lycée, ce que les enquêtes effectuées il y a quelques années par Bernard
Veck (1994) avaient déjà permis d’entrevoir : alors que les expériences de vie imaginaires et les
contenus humains (les problèmes moraux et métaphysiques) constituent, pour la majeure partie
des élèves, l'intérêt irremplaçable de la littérature, ce sont les méthodes d'analyse (la « lecture
méthodique », rebaptisée « analytique », devenue l’idéal-type de la lecture lettrée scolaire) qui
sont devenues l'objectif premier de son enseignement2. Comme l’ont noté Gérard Mauger et
Claude F. Poliak,
2
Sur la situation au Québec, voir l’ouvrage récent de Monique Lebrun, 2004.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
4
[…] l'intérêt lettré pour le texte s'est progressivement déplacé du monde
représenté vers le dispositif de représentation : l'analyse formelle du texte conçu
comme machine linguistique et sémiotique a été peu à peu constituée en idéaltype de la lecture lettrée. (1998, p. 23 ; 1999)
Dès lors, les élèves abandonneraient la « foi du charbonnier » pour des « pratiques sans
croyance »…
En prenant des distances aussi grandes avec cette forme universelle
d'appropriation des livres que constitue la lecture ordinaire, l'enseignement de la
littérature au lycée contribue paradoxalement à éloigner du livre tout court des
fractions croissantes de la jeunesse d'aujourd'hui, qui n'ont plus rien à voir avec
les héritiers d'hier. (Ch. Baudelot, M. Cartier, 1998, p. 41-43)
Pour Tzvetan Todorov,
[o]n trouve aujourd’hui à l’école une attitude purement mécanique envers les
textes, qui atrophie la littérature et, du même coup, l’enseignement littéraire.
Plutôt que les œuvres, les enfants apprennent les figures de rhétorique, les
différents points de vue que l’on peut adopter dans un récit, telle ou telle forme
poétique. Or ces notions ne sont intéressantes qu’en tant qu’outil, en vue
d’accéder au sens. L’essentiel est ailleurs […]. Les moyens ne doivent pas
occulter la fin. Savoir distinguer la focalisation interne de la focalisation
externe, la métaphore de la métonymie, n’est pas un but en soi. (2002, p. 130131)
D’où des tensions fortes entre « humanités » et « méthodes », et des interrogations lourdes : à
quoi sert la littérature dans l’enseignement du français ? Pourquoi enseigner la littérature et pour
quoi faire ? Qu’est-ce que la littérature permet d’apprendre qu’aucune autre discipline ne
permettrait ? Que présente-t-elle qui fait que l’on estime dommageable de s’en priver ? Quel
intérêt, au-delà du plaisir et de la transmission de valeurs, y a-t-il à lire la littérature ? Au nom de
quoi convaincre les élèves de lire et d’étudier la littérature ? Quels sont les effets de cet
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
5
enseignement ? Quelle culture promouvoir dans les classes ? Comment accueillir et intégrer les
pratiques culturelles hétérogènes des élèves ? Etc. (Y. Reuter, 1999)
De manière remarquable, les recherches sur l’enseignement de la littérature se sont multipliées
ces dernières années (voir notamment C. Tauveron pour le premier degré (2002) et J.-L.
Dumortier pour le second degré (2001)). Pendant le colloque, les communications de Bertrand
Daunay, d’Erick Falardeau, de Marie-José Fourtanier, de Gérard Langlade, de Georges Legros,
d’Anne-Raymonde de Beaudrap, de Manon Hébert…, le symposium « Ecrire (sur) de la
littérature » animé par Jean-Louis Dumortier, avec Catherine Tauveron, Marlène Lebrun, Pierre
Sève, Noëlle Sorin et Claude Marion ont bien témoigné de cette vitalité des recherches en
didactique de la littérature.
S’agit-il d’une confirmation de ce « retour du littéraire » annoncé par Jean-Maurice Rosier dans
la réédition du « Que sais-je ? » consacré à la didactique du français (2002 : 53) ? La présence en
nombre de didacticiens de la littérature à Québec constitue en tout cas un fait sans précédent, qui
est peut-être à mettre en relation avec la création d’un groupe informel de didacticiens de la
littérature, qui, depuis 2000, organisent chaque année des journées d’études (Rennes (2000),
Namur (2001), Grenoble (2002), Aix (2003), Reims (2004), Strasbourg (2005 3)) autour de
problèmes communs (Enjeux, 2001, 2003 ; Skholê, 2004).
1. Des avancées…
En tant que discipline scolaire, l’enseignement de la littérature engage à la fois un changement du
rapport à la langue — mais lequel, selon quelles modalités et avec quels effets ? —, un
changement du rapport à soi-même et un changement du rapport à l’histoire (par où il requiert
sans doute une didactique spécifique). De là sans doute, pour partie, les difficultés de la
didactique de la littérature :
Tout l’effort de l’entreprise didactique vise […] à faire entrer l’élève lecteur
dans un univers langagier qui est tout à la fois proche de lui — il s’adresse à
ses émotions et à son imagination, il parle de ses désirs et de ses fantasmes,
3
« Littératures, oral et oralité ». Journées d’études annuelles des chercheurs en didactique de la littérature, Strasbourg —
Université Marc Bloch — 7 et 8 avril 2005.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
6
de ses angoisses et de ses rêves — , utile pour son éducation — il le situe
dans une histoire et dans une culture et il le confronte à des valeurs morales
et à des représentations du monde — , mais difficile d’accès car il renvoie à
des codes, à des règles et à des rituels éloignés de ses pratiques habituelles
du langage, de ses expériences de lecture les plus communes et, bien
souvent, de ses goûts immédiats. (G. Langlade, 2001, p. 151)
Certaines des communications présentées lors du colloque se sont engagées dans cette direction,
notamment celles de Marie-José Fourtanier et de Gérard Langlade pour le second degré, ainsi que
celles, toujours remarquablement écologiques, de Catherine Tauveron, de Pierre Sève et de
Marlène Lebrun, pour le premier degré.
Loin de l’ethnocentrisme lettré, ces recherches sur le sujet lecteur témoignent du rééquilibrage
vers une relation vivante et non convenue avec la littérature et du refus peu à peu exprimé d'une
didactique se fondant sur une conception réductrice de la littérature :
[…] réduction d'un texte à un schéma intellectuel, réduction au terme de laquelle
se perdent et la sensation du grain du texte (discours hédoniste) et l'appréhension
de son sens profond (discours moral) ; en d'autres termes, une réduction du texte
qui fait que nous échappe précisément ce par quoi il nous touche, comme
individus ou comme êtres sociaux (M. Charles, 1995, p. 20).
Ces recherches tentent de penser le continuum entre « lecture ordinaire » et « lecture littéraires ».
Buissonnantes, elles convoquent des référents complexes, pluridisciplinaires, qu’il conviendrait
toutefois d’interroger, à la fois dans leur pertinence, dans leur transposition didactique et dans
leurs effets en termes d’« apprenables ». Il s’agit aussi de recherches qui, pour plusieurs d’entre
elles, visent l’opérationnalité pratique, tout en n’excluant pas le questionnement épistémologique,
et cherchent à articuler littérature et pratiques d’écriture (Bertrand Daunay, Catherine Tauveron,
Pierre Sève, Marlène Lebrun…), littérature et oralité (Manon Hébert).
Mais les recherches qui articuleraient littérature et langue restent plus rares, alors qu’on sait bien
et depuis longtemps que de nombreux élèves n’entrent pas en littérature parce que les textes leur
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
7
sont opaques (« un brouillard de mots »). Cela est vrai évidemment pour les textes des XVIe,
XVIIe, XVIIIe siècles, mais ce l’est aussi et de plus en plus pour les textes du XIXe et même du
XXe siècle… Ces difficultés expliquent — sans les justifier pour autant — la « sursélectivité »
de l’habitus professoral et les restrictions successives des lectures littéraires scolaires : par
exemple, parmi les auteurs de théâtre du XVIIe siècle, Corneille disparaît, de Molière on ne garde
que Dom Juan, de Racine que Phèdre, dont on retient que l’analyse de la passion amoureuse…
2. … Et des questions toujours en suspens
Toutefois, des questions restent toujours en suspens. Ainsi, il semble que la tension entre
l’enseignement-apprentissage de la littérature comme lieu de « croyance » ou comme lieu de
« savoir » (Cl. Simard, 1999) ne soit toujours pas résolue. Mais cette tension doit-elle être
résolue ? N’est-elle pas consubstantielle à la discipline « littérature » ?
Autre question en suspens, liée à la précédente : le rôle de la littérature dans l’enseignement du
français. En effet, si pour certains la littérature est une discipline au sens plein, dotée d’une
autonomie relative, pour d’autres la littérature est plutôt un adjuvant (ou un support) de
l’apprentissage de compétences plus larges de communication.
La promotion récente de la notion de « discours » comme concept intégrateur qui permettrait de
reconfigurer la discipline « français » est d’ailleurs révélatrice de cette préoccupation de dépasser
le clivage enseignement de la langue/enseignement de la littérature. On sait qu’une réflexion sur
l’énonciation, par exemple, permet de passer sans solution de continuité d’une linguistique de la
phrase à une linguistique du discours, du « texte » littéraire en tant qu’énoncé, agencement de
marques linguistiques, à l’ « œuvre » en tant qu’activité qui s’exerce dans le cadre du champ
littéraire. Mais le risque existe, avec la notion de « discours », d’en arriver à une dilution des
spécificités de la littérature (J.-L. Chiss, 2001), comme tendent à le prouver ces propos de
Dominique Maingueneau :
[…] les textes littéraires qui absorbaient traditionnellement l’essentiel des
entreprises d’analyse de texte ne sont plus aujourd’hui qu’un sous-ensemble du
champ des études du discours. (2002, p. 7)
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
8
La fortune du modèle des compétences qui prévaut au Québec (voir la communication d’Erick
Falardeau), en Suisse et en Belgique s’explique sans doute aussi par cette préoccupation, comme
par celle, plus large, de contribuer à une plus grande cohérence de la formation d’ensemble des
élèves :
[…] une partie des élèves apprennent difficilement parce que les savoirs qu'on
leur enseigne sont décontextualisés, coupés de leur histoire aussi bien que de toute
référence aux pratiques sociales qui s'en servent ; ce sont des savoirs morts. A
l'école, on devrait d'abord apprendre à penser, à se servir des savoirs pour mener à
bien une activité qui met en œuvre un projet ou répond à un problème et qui, du
coup, confronte à des difficultés et à des décisions. (Ph. Perrenoud, 2000,
p. 180 ; 2002. Voir aussi Ch. Bosman, F.-M. Gérard, X. Roegiers, 2000)
On sait qu’une discipline scolaire qui n’apparaît pas en même temps comme porteuse d’un projet
global de formation, qu’il s’incarne d’une manière ou d’une autre, change de nature ou s’en
trouve fortement ébranlée. Il s’impose donc de donner aux élèves les moyens d’unifier les
domaines éclatés qui constituent le français, et, pour cela, de dépasser les clivages : techniques et
méthodes contre sensibilité et émotion artistique, utilité contre gratuité, et donc littérature contre
communication. Il s’agit aussi — par exemple à travers l’argumentation d’un jugement de goût
ou d’un jugement de valeur — de permettre à l'élève non seulement de dépasser l'opinion, mais
aussi d’apprendre à résoudre les conflits autrement que par la violence physique, par la gestion
dialogique des désaccords : en somme, de le faire accéder à une « éthique communicationnelle »
(Jürgen Habermas), ce qui est effectivement fondamental. Ce n’est certes pas un hasard si
l’argumentation est de plus en plus associée, dans les discours officiels, à celui de l’éducation à la
citoyenneté.
Mais tout cela ne doit pas cacher le risque que fait courir à l’enseignement-apprentissage de la
littérature le modèle des compétences : celui de concevoir les apprentissages selon une logique
fonctionnaliste du savoir-faire et de l’efficacité. Des voix — et non des moindres — se sont
d’ailleurs élevées pour mettre en garde les enseignants contre les dérives possibles du modèle des
compétences, notamment un nouveau formalisme scolaire, qui se traduirait par la multiplication
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
9
et la parcellisation des tâches en classe de français et qui ferait perdre aux élèves et aux
enseignants toute intelligence des véritables enjeux de l’enseignement-apprentissage de la
littérature (M. Romainville, 1996 ; Raisons éducatives, 1999).
La notion de « communauté discursive » constituée sur la base d’une pratique sociale quelconque
introduite par Jean-Paul Bernié permettrait peut-être d’aller plus loin, en ce qu’elle ouvre à la
construction de dispositifs didactiques permettant aux élèves d’entrer progressivement dans les
« jeux de langage » de la communauté des littéraires et d’articuler langue, pratiques langagières
et littérature. Ces réflexions permettent sans doute de penser autrement la configuration de la
discipline « français » et la place ainsi que le rôle qu’y occupe la littérature. Les recherches de
Catherine Tauveron, de Pierre Sève et de Marlène Lebrun pour le premier degré, tout comme
celles de Jean-Louis Dumortier et de Claude Marion pour le second degré paraissent aller dans
cette direction en ce qu’elles tentent d’élaborer de nouveaux dispositifs d’apprentissage conçus
en vue de faire advenir, à partir des habitus socialement différenciés, des microsociétés de
lecteurs interprètes et de scripteurs singuliers, d’ « amateurs avertis ».
Il reste que l’exploration de la communauté discursive littéraire est encore largement à faire, tout
comme la réflexion sur la constitution d’une communauté discursive littéraire scolaire par
transposition des pratiques des producteurs-récepteurs de littérature.
Discipline « singulière », « plurielle », transversale » ? En fait, le français est, d’abord et avant
tout, une discipline cruciale parce qu'elle est au croisement de trois enjeux éducatifs majeurs : la
langue, la littérature et la culture. Par la langue, elle met en jeu le lieu même de la pensée ; par la
littérature, la sensibilité, les relations de l’homme à lui-même, aux autres et au monde ; par la
culture, l'esprit critique et la conscience historique (K. Canvat, 2005, à paraître).
On ne peut donc dissocier ces trois composantes. Aussi le vrai débat consiste-t-il à rechercher le
meilleur équilibre entre elles, loin des dogmatismes qui cherchent à les scinder et qui
n’aboutissent qu’à stériliser la réflexion en vaines polémiques.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
10
Références bibliographiques
ARMAND, A. (2003). Professeur de lettres/professeur de français : à l’ombre d’une ancienne
querelle, un enseignement rénové. Etudes de linguistique appliquée, n° 130.
BAUDELOT, Ch., CARTIER, M. (1998). Lire au collège et au lycée : de la foi du charbonnier à une
pratique sans croyance. Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123.
BAUDELOT, Ch., CARTIER, M., DETREZ, Ch. (1999). Et pourtant ils lisent… Paris : Seuil
(« L'épreuve des faits »).
BOISSINOT, A. (2000). « Où en est l’enseignement du français ? ». Le Débat, n° 110.
BOISSINOT, A. (coord.) (2001). Perspectives actuelles de l’enseignement du français. Actes du
séminaire national organisé par la direction de l’Enseignement scolaire (23, 24, 25
octobre 2000). Paris : Ministère de l’Education nationale, Direction de l’Enseignement
scolaire.
BOSMAN, Ch., GERARD, F.-M., ROEGIERS, X. (dir.) (2000). Quel avenir pour les compétences ?
Bruxelles : De Boeck (« Pédagogies en développement »).
Cahiers pédagogiques (1999). Décrire dans toutes les disciplines, n° 373.
— (2000). Ecrire pour apprendre, n° 388-389.
CANVAT, K. (2005 à paraître). « The teaching of literature at the crossroads : means or goal ? ».
L 1, « Culture and/or communication ».
CHABANNE, J.-Ch., BUCHETON, D. (2002). Parler et écrire pour penser, apprendre et se
construire. L’écrit et l’oral réflexifs. Paris : P.U.F. (« Education et formation »).
CHARLES, M. (1995). Introduction à l'étude des textes. Paris : Seuil (« Poétique »).
CHISS, J.-L. La coupure langue/littérature et la discipline « français ». BOISSINOT, A., CHAULETACHOUR, Ch., FRAISSE, E. et al. (2001). Littérature et sciences humaines. Université de
Cergy-Pontoise : Centre de Recherche Texte/Histoire.
COMPAGNON, A. (2000). Après la littérature. Le Débat, n° 110, « 20 ans (première partie) ».
DUMORTIER, J.-L. (2001). Lire le récit de fiction. Bruxelles : De Boeck (« Savoirs en pratique »).
Enjeux (2001). Recherches en didactique de la littérature, n° 51-52.
–
(2003). Littérature et écriture d’invention, n° 57.
GARCIA-DEBANC, C. (2001). La question de la référence en didactique du français langue
maternelle. TERRISSE, A. (éd.). Didactique des disciplines. Les références au savoir.
Bruxelles : De Boeck (« Perspectives en Education et Formation »).
JARRETY, M. (2000) (dir.). Propositions pour les enseignements littéraires. Paris : PUF.
La Lettre de la DFLM (2000). Ecrire pour apprendre, n° 26.
LANGLADE, G. La lecture littéraire : savoirs, réflexion et sentiments. BOISSINOT, A. (coord.)
(2001). Perspectives actuelles de l’enseignement du français. Actes du séminaire
national organisé par la direction de l’Enseignement scolaire (23, 24, 25 octobre 2000).
Paris : Ministère de l’Education nationale, Direction de l’Enseignement scolaire.
LEBRUN, M. (dir.) (2004). Les Pratiques de lecture des adolescents québécois. Sainte-Foy
(Québec) : Editions Multimondes.
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
11
MAINGUENEAU, D. (2002 [2000]). Linguistique et littérature : le tournant discursif. Vox poetica
[en ligne], 05/06/2002 http://www.vox-poetica.org/t/maingueneau.html.
– (2003). Les apports de l’analyse du discours à la didactique de la littérature. Le Français
aujourd’hui, n° 141.
MAUGER, G., POLIACK, Cl. F. (1998). Les usages sociaux de la lecture. Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 123.
MAUGER, G., POLIACK, Cl. F., PUDAL, B. (1999). Histoires de lecteurs. Paris : Nathan.
MELANÇON, J., MOISAN, Cl., ROY, M. (1988). Le discours d'une didactique. La formation
littéraire dans l'enseignement classique au Québec (1852-1967). Québec : Université
Laval/Nuit blanche éditeur (« Recherche »).
PERRENOUD, Ph. (1997). Construire des compétences à l’école. Paris : ESF éditeur
(« Pédagogies »).
— (2002). Programas escolares orientados para as competencias. O que fazer da ambigüidade ?
Pátio. Revista pedagogica, n° 23.
Pratiques (1999). Textes officiels et enseignement du français, n° 101-102.
— (2000). Les nouveaux programmes du lycée, n° 107-108.
— (2002). Images du scripteur et rapports à l’écriture, n° 113-114.
Raisons éducatives (1999). L'énigme de la compétence en éducation, n° 1-2.
Recherches (2002). Français et interdisciplinarité, n° 37.
REUTER, Y. (1996). Eléments de réflexion sur la place et les fonctions de la littérature dans la
didactique du français à l’école. Repères, n° 13.
— (1997) Pourquoi enseigner la littérature ? CHANFRAULT-DUCHET, M.-F. (dir.) . Les
représentations de la littérature dans l’enseignement (1887-1990). Actes du colloque de
Tours (16-17 septembre 1994). Université de Tours, Cahiers d'histoire culturelle, n° 1.
— (1999). L’enseignement-apprentissage de la littérature en questions. Enjeux, n° 43-44.
ROMAINVILLE, M. (1996). L'irrésistible ascension du terme compétence en éducation. Enjeux, n°
37-38.
ROSIER, J.-M. (2002). La Didactique du français. Paris : PUF.(« Que sais-je ? », n° 2656).
SIMARD, Cl. La classe de français : un lieu de savoir ou de croire ? . LEGROS, G., POLLET, M.-Ch.,
ROSIER, J.-M. (dir.) (1999). DFLM: quels savoirs pour quelles valeurs. Actes du VIIe
colloque de la DFLM (Bruxelles, 19-21 septembre 1998). DFLM.
Skholê, Cahiers de la Recherche et du Développement (2004). « Didactique de la lecture et de
l’écriture littéraires », Hors série 1.
TAUVERON, C. (2002). Lire la littérature à l’école. Paris : Hatier (« Pédagogie »).
TODOROV, T. (2002). Devoirs et délices. Une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin.
Paris : Seuil.
VECK, B. (dir.) (1994). La culture littéraire au lycée : des humanités aux méthodes ? Paris :
INRP (« Didactique des disciplines »).
Actes du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004
12
Téléchargement