LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DES DROITS DE L`HOMME

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LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES
DES DROITS DE L’HOMME (1)
par
François RIGAUX
Professeur émérite
de l’Université catholique de Louvain
I. – Généalogie des sources philosophiques
de la doctrine des droits de l’homme
La date d’apparition de la doctrine des droits de l’homme est con-
troversée. Attentifs à la cristallisation de ces droits dans des procla-
mations nationales ou dans des instruments émanant d’un législateur,
les juristes ont tendance à négliger le travail philosophique ayant pré-
paré pareille éclosion. Le choix de l’instrument varie selon les pays :
en France, c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
votée par l’Assemblée constituante le 26 août 1789, qui est tenue
pour l’acte fondateur d’un régime nouveau. Mais elle fut précédée par
la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis adoptée par le Congrès
continental le 4 juillet 1776, et, en Angleterre, par le Bill of Rights
conçu en 1688 et proclamé le 13 février 1689. Depuis que se sont mul-
tipliés les actes et les traités internationaux par lesquels les Etats
s’engagent à garantir et à faire respecter les droits fondamentaux qui
y sont énumérés, la tentation est grande de tenir ceux-ci pour
l’expression d’attributs directement conférés aux êtres humains par
Dieu ou par la Nature, bref d’en rattacher la genèse à une source
supérieure à toute forme de droit positif, à savoir le droit naturel.
La distinction entre ce qui est juste par nature et ce qui est juste
par convention apparaît en divers passages d’Aristote. Plusieurs dia-
logues de Platon font déjà état de la thèse des sophistes sur le droit
naturel et de l’opposition qui existerait entre la Nature (phusis) et la
Loi (nomos). Selon Calliclès, la loi faite pour protéger les faibles
s’opposerait au droit de la force (2). De même, le docte Hippias
(1) Cours fait à l’Institut international des droits de l’homme à Strasbourg les 3
et 4 juillet 2006.
(2) Gorgias, 483a-484c.
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oppose au lien naturel qui unit les membres d’une même famille la loi
qui «impose par la force nombre de choses contraires à la nature» (3).
Dans Les Lois, l’Athénien dénie qu’aucune loi soit juste par nature,
les lois étant l’objet de disputes et de changements, chacun desquels
s’est effectué artificiellement (4). Après avoir évoqué les opinions des
sophistes sur ce point, Aristote distingue à l’intérieur du juste politi-
que une détermination qui est naturelle parce qu’elle
«possède en tout lieu même valeur et qui ne dépend en rien
du fait que l’opinion publique lui accorde ou lui refuse cette
valeur» (5).
Et il poursuit :
«Appartient au contraire au juste conventionnel ce qui, à
l’origine, peut être indifféremment fait de telle ou telle façon,
mais qui ne le peut plus une fois que l‘on a posé qu’il faut agir
de telle façon déterminée» (6).
Dans la Rhétorique, Aristote oppose aux lois particulières, qui
régissent chaque cité, les «lois communes», lesquelles «semblent être
reconnues par le consentement universel» (7).
La philosophie grecque relayée par les Stoïques et par Cicéron a
inspiré les jurisconsultes romains de l’époque impériale. Ceux-ci dis-
tinguent du droit de la cité (ius civile), appartenant en partage aux
seuls citoyens, un droit qui serait commun à tous les peuples et
qu’ils appellent pour ce motif ius gentium, mais qu’ils dénomment
aussi ius naturale ou lex naturalis. Le ius gentium a été élaboré par
une jurisprudence prétorienne afin d’élargir les bornes du ius pro-
prium ipsius civititatis, car il permet aux non-citoyens d’accéder à
des institutions tenues pour naturelles, le mariage, le contrat, les
successions, la réparation des dommages. Ainsi entendu, le ius gen-
tium est une branche du droit romain régissant les non-citoyens (8).
En certains passages, le droit naturel serait commun aux hommes
et aux animaux (9). Le droit naturel stoïcien est construit sur
(3) Protagoras, 337 b-d.
(4) Les Lois, X, 889c-890a.
(5) Ethique à Nicomaque, V, ch. VII, 1134 b 19.
(6) Ethique à Nicomaque, V, ch. VII, 1134 b 20. Il ajoute encore : «Et néanmoins
il y a une justice dont la source est la nature et une justice dont la source n’est pas
la nature» (1134 b 27).
(7) Rhétorique I, 10, 1368 b 7.
(8) Gaius, Digeste, Lib. I, Tit. I: De iustitia et iure, 9, résumé d’un texte plus
développé, Institutes, Lib. I, Tit. II, De iure naturali et gentium et civili, 1-2.
(9) Ulpien, Digeste, Lib. I, De iustitia et iure, I, 3.
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l’unité cosmologique : tous les êtres humains ont un titre égal à par-
ticiper à l’ordre du monde, l’idéal du sage étant d’obéir aux lois de
la cité à condition qu’elles se conforment à la loi de la nature.
La scolastique médiévale a recueilli l’enseignement de la sagesse
antique. Thomas d’Aquin distingue du droit naturel au sens strict,
dont les lois positives ne peuvent en aucun cas s’écarter, le ius gen-
tium, ou droit naturel secondaire, n’ayant pas une égale auto-
rité (10). Certaines institutions, l’esclavage et la propriété, ont ce
caractère : selon la nature tous les hommes sont libres et égaux et
toutes choses leur sont communes, mais le droit positif a pu réduire
des êtres humains à l’état d’esclaves ainsi qu’il a pu instituer des
droits exclusifs de propriété. Pareille distinction entre la loi natu-
relle et le ius gentium a encore été mise en œuvre dans un arrêt pro-
noncé en 1825 par la Cour suprême des Etats-Unis. Bien que l’escla-
vage soit contraire au droit naturel (primaire), il peut être déclaré
valable conformément au ius gentium. La traite, non l’esclavage,
est, à cette époque, contraire au droit américain, mais si un navire
battant pavillon d’un Etat qui autorise le commerce des esclaves a
été arraisonné en haute mer et conduit dans un port américain, les
esclaves doivent être restitués au capitaine (11), car le ius gentium
qui régit les relations entre Etats n’interdit ni la traite ni l’escla-
vage.
Pour les penseurs de l’Antiquité (tant chrétiens que païens) et du
Moyen Age, la loi naturelle n’investit pas les individus de droits fon-
damentaux, qui puissent, de quelque manière, être tenus pour les
ancêtres des droits de l’homme et du citoyen énoncés à partir du
XVIIe siècle. Selon les conceptions de l’Antiquité gréco-romaine, la
liberté est d’essence collective : c’est la cité qui est libre, non ses
membres à titre individuel. Là où ils existent, les droits politiques
sont le privilège d’une minorité de citoyens et la survivance de
l’esclavage, jugée compatible avec la doctrine chrétienne, l’atteste à
suffisance. Si les droits fondamentaux trouvent leur source dans une
philosophie de la loi naturelle, c’est à une époque plus tardive qu’il
convient de la chercher.
(10) Somme théologique, Ia-IIae, Qu. 95, art. 4; IIa-IIae, Qu. 57, art. 3.
(11) The Antelope, 10 US (10 Wheat. 66), 337, 343-344 (1825).
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II. – La Renaissance, la Réforme
et le difficile exercice des libertés religieuses
L’héritage antique ne cessa d’être transmis en s’approfondissant
durant le Moyen Age mais les humanistes de la Renaissance y don-
nèrent une vigueur nouvelle, d’abord sans doute par la redécouverte
de textes platoniciens apportés à Florence par des exilés grecs. La
toute-puissance de l’aristotélisme renforcée par le thomisme com-
mença à vaciller et la réflexion nouvelle jusqu’à Descartes inclus
s’édifia sur les débris de la scolastique médiévale. Aristote lui-même
fit l’objet d’une reconquête qui s’étendit à l’Averroïsme, cependant
suspect de panthéisme. Il y a abondance de témoins de cette pre-
mière Renaissance : le Cardinal Bessarion (1400-1472), Marsilio
Ficino (1433-1499), Pietro Pomponazzi (1462-1525), dont le Traité
de l’Immortalité fut brûlé publiquement, Lorenzo della Valle (1407-
1459), Marino Nizolius (1498-1576), dont l’Antibarbarus fut réédité
par Leibniz, Louis Vivès (1492-1540), Pierre de La Ramée ou
Ramus (1515-1572) (12).
Sans être, comme aujourd’hui, mise en rapport avec la doctrine
des droits fondamentaux, la dignité de l’homme fut proclamée dès
l’Antiquité. Le contraste entre les animaux penchés sur la terre et
«la bouche sublime donnée à l’homme pour regarder le ciel», appa-
raît déjà dans les premiers vers des Métamorphoses (13) d’Ovide :
«Pronaque cum spectent animalia cetera terram,
Os homini sublime dedit caelum videre.
Iussit et erectos ad sidera tollere vultus».
Le premier des deux récits de la Création dans la Genèse, aux ter-
mes duquel Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance (14)
est suivi d’un texte d’inspiration différente selon lequel
«Yahve Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla
dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être
vivant» (15).
(12) Voir notamment : Victor Delbos, «La préparation de la philosophie moderne
– Caractères généraux de la philosopie moderne», 36 Revue de métaphysique et de
morale (1929), 445-501. Le texte de Nizolius est publié dans les Oeuvres de Leibniz
(éd. Gerhardt), IV, p. 127.
(13) Métamorphoses, I, 85-87.
(14) Genèse, 1, 26.
(15) Genèse, 2, 6. Philon d’Alexandrie distinguait déjà l’un de l’autre les deux
récits de la Création : Eugenio Garin, «La ‘dignitas hominis’ e la letteratura
Patristica», I La Rinascita (1938), 102-146, p. 126.
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Hugues de St Victor (mort en 1141) déduit de ces deux récits paral-
lèles de la Création une forme de dualisme opposant l’homme tiré du
limon (homo/humus) à l’être dressé vers le ciel (anthropos) et il para-
phrase les trois vers d’Ovide précédemment cités (16). Dans leur com-
mentaire du récit de la Création, les Pères grecs du IVe siècle avaient
déjà distingué l’homme des autres animaux. Selon Saint-Grégoire de
Nysse (335 ± 395), l’homme a été placé sur la terre, privé des armes
naturelles dont les bêtes sont pourvues (17). Il se distingue des autres
créatures par la station debout et par le langage, à l’expression
duquel participent ses mains, restées libres à cette fin. «Ces attributs
conviennent à un empereur et sont les indices d’une dignité
royale» (18) ayant pour source la création de l’homme par Dieu qui
l’a fait à son image (19), conférant à l’âme une «dignité royale et
sublime» (20). Une homélie de Saint-Jean Chrysostome, patriarche de
Constantinople (± 349-407), contient une doctrine semblable, le mot
dignitas étant remplacé par honor (21).
Pareille terminologie mérite d’autant plus d’attention qu’on y
décèle les germes de deux doctrines, d’ailleurs liées entre elles, qui ins-
pireront le cartésianisme, à savoir le dualisme de l’âme et du corps et
une distinction rigide entre l’homme et les autres créatures animales.
Les humanistes développèrent le thème de la dignité humaine, sans
doute par réaction contre le pessimisme de certains penseurs religieux.
Un opuscule latin de Pétrarque a la forme d’un dialogue entre deux
personnages dont l’un décrit la misère de la condition humaine tandis
que l’autre argumente en faveur de sa dignité (22). Le dialogue pro-
cure une réfutation implicite d’un texte largement diffusé jusqu’à la
fin du Moyen Age et ayant pour auteur le cardinal Lothaire, qui
devint pape sous le nom d’Innocent III (23). Pétrarque développe le
thème biblique de la création de l’homme à l’image et à la ressem-
blance de Dieu, et il prend appui sur deux idées, l’une nettement
humaniste, déduite des merveilles de la civilisation, œuvre de l’homme,
(16) De bestiis et aliis rebus Libri quatuor, 177 Patrologie latine 9, Lib. II,
cap. LIX, p. 119 B.
(17) De hominis opificio (379), cap. VII, 44 Patrologie grecque, pp. 139-140.
(18) Cap. VIII, pp. 143-144.
(19) Cap. XVI, p. 178, p. 184 B.
(20) P. 136 B.
(21) Homiliae in Genesin, XIII, 53 Patrologie grecque, 106, 108, 110, 115.
(22) De remediis utraeque Fortunae.
(23) Giovanni Lotario, conte di Segni (1160-1216), fut élu pape en 1198. L’opus-
cule qui date de 1195 fut publié par Michel Maccavioni (Lucani in Aedibus thesauri
mundi, 1955).
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