LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DES DROITS DE L’HOMME (1) par François RIGAUX Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain I. – Généalogie des sources philosophiques de la doctrine des droits de l’homme La date d’apparition de la doctrine des droits de l’homme est controversée. Attentifs à la cristallisation de ces droits dans des proclamations nationales ou dans des instruments émanant d’un législateur, les juristes ont tendance à négliger le travail philosophique ayant préparé pareille éclosion. Le choix de l’instrument varie selon les pays : en France, c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée par l’Assemblée constituante le 26 août 1789, qui est tenue pour l’acte fondateur d’un régime nouveau. Mais elle fut précédée par la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis adoptée par le Congrès continental le 4 juillet 1776, et, en Angleterre, par le Bill of Rights conçu en 1688 et proclamé le 13 février 1689. Depuis que se sont multipliés les actes et les traités internationaux par lesquels les Etats s’engagent à garantir et à faire respecter les droits fondamentaux qui y sont énumérés, la tentation est grande de tenir ceux-ci pour l’expression d’attributs directement conférés aux êtres humains par Dieu ou par la Nature, bref d’en rattacher la genèse à une source supérieure à toute forme de droit positif, à savoir le droit naturel. La distinction entre ce qui est juste par nature et ce qui est juste par convention apparaît en divers passages d’Aristote. Plusieurs dialogues de Platon font déjà état de la thèse des sophistes sur le droit naturel et de l’opposition qui existerait entre la Nature (phusis) et la Loi (nomos). Selon Calliclès, la loi faite pour protéger les faibles s’opposerait au droit de la force (2). De même, le docte Hippias (1) Cours fait à l’Institut international des droits de l’homme à Strasbourg les 3 et 4 juillet 2006. (2) Gorgias, 483a-484c. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 308 Rev. trim. dr. h. (70/2007) oppose au lien naturel qui unit les membres d’une même famille la loi qui «impose par la force nombre de choses contraires à la nature» (3). Dans Les Lois, l’Athénien dénie qu’aucune loi soit juste par nature, les lois étant l’objet de disputes et de changements, chacun desquels s’est effectué artificiellement (4). Après avoir évoqué les opinions des sophistes sur ce point, Aristote distingue à l’intérieur du juste politique une détermination qui est naturelle parce qu’elle «possède en tout lieu même valeur et qui ne dépend en rien du fait que l’opinion publique lui accorde ou lui refuse cette valeur» (5). Et il poursuit : «Appartient au contraire au juste conventionnel ce qui, à l’origine, peut être indifféremment fait de telle ou telle façon, mais qui ne le peut plus une fois que l‘on a posé qu’il faut agir de telle façon déterminée» (6). Dans la Rhétorique, Aristote oppose aux lois particulières, qui régissent chaque cité, les «lois communes», lesquelles «semblent être reconnues par le consentement universel» (7). La philosophie grecque relayée par les Stoïques et par Cicéron a inspiré les jurisconsultes romains de l’époque impériale. Ceux-ci distinguent du droit de la cité (ius civile), appartenant en partage aux seuls citoyens, un droit qui serait commun à tous les peuples et qu’ils appellent pour ce motif ius gentium, mais qu’ils dénomment aussi ius naturale ou lex naturalis. Le ius gentium a été élaboré par une jurisprudence prétorienne afin d’élargir les bornes du ius proprium ipsius civititatis, car il permet aux non-citoyens d’accéder à des institutions tenues pour naturelles, le mariage, le contrat, les successions, la réparation des dommages. Ainsi entendu, le ius gentium est une branche du droit romain régissant les non-citoyens (8). En certains passages, le droit naturel serait commun aux hommes et aux animaux (9). Le droit naturel stoïcien est construit sur (3) Protagoras, 337 b-d. (4) Les Lois, X, 889c-890a. (5) Ethique à Nicomaque, V, ch. VII, 1134 b 19. (6) Ethique à Nicomaque, V, ch. VII, 1134 b 20. Il ajoute encore : «Et néanmoins il y a une justice dont la source est la nature et une justice dont la source n’est pas la nature» (1134 b 27). (7) Rhétorique I, 10, 1368 b 7. (8) Gaius, Digeste, Lib. I, Tit. I : De iustitia et iure, 9, résumé d’un texte plus développé, Institutes, Lib. I, Tit. II, De iure naturali et gentium et civili, 1-2. (9) Ulpien, Digeste, Lib. I, De iustitia et iure, I, 3. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 309 l’unité cosmologique : tous les êtres humains ont un titre égal à participer à l’ordre du monde, l’idéal du sage étant d’obéir aux lois de la cité à condition qu’elles se conforment à la loi de la nature. La scolastique médiévale a recueilli l’enseignement de la sagesse antique. Thomas d’Aquin distingue du droit naturel au sens strict, dont les lois positives ne peuvent en aucun cas s’écarter, le ius gentium, ou droit naturel secondaire, n’ayant pas une égale autorité (10). Certaines institutions, l’esclavage et la propriété, ont ce caractère : selon la nature tous les hommes sont libres et égaux et toutes choses leur sont communes, mais le droit positif a pu réduire des êtres humains à l’état d’esclaves ainsi qu’il a pu instituer des droits exclusifs de propriété. Pareille distinction entre la loi naturelle et le ius gentium a encore été mise en œuvre dans un arrêt prononcé en 1825 par la Cour suprême des Etats-Unis. Bien que l’esclavage soit contraire au droit naturel (primaire), il peut être déclaré valable conformément au ius gentium. La traite, non l’esclavage, est, à cette époque, contraire au droit américain, mais si un navire battant pavillon d’un Etat qui autorise le commerce des esclaves a été arraisonné en haute mer et conduit dans un port américain, les esclaves doivent être restitués au capitaine (11), car le ius gentium qui régit les relations entre Etats n’interdit ni la traite ni l’esclavage. Pour les penseurs de l’Antiquité (tant chrétiens que païens) et du Moyen Age, la loi naturelle n’investit pas les individus de droits fondamentaux, qui puissent, de quelque manière, être tenus pour les ancêtres des droits de l’homme et du citoyen énoncés à partir du XVIIe siècle. Selon les conceptions de l’Antiquité gréco-romaine, la liberté est d’essence collective : c’est la cité qui est libre, non ses membres à titre individuel. Là où ils existent, les droits politiques sont le privilège d’une minorité de citoyens et la survivance de l’esclavage, jugée compatible avec la doctrine chrétienne, l’atteste à suffisance. Si les droits fondamentaux trouvent leur source dans une philosophie de la loi naturelle, c’est à une époque plus tardive qu’il convient de la chercher. (10) Somme théologique, Ia-IIae, Qu. 95, art. 4; IIa-IIae, Qu. 57, art. 3. (11) The Antelope, 10 US (10 Wheat. 66), 337, 343-344 (1825). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 310 Rev. trim. dr. h. (70/2007) II. – La Renaissance, la Réforme et le difficile exercice des libertés religieuses L’héritage antique ne cessa d’être transmis en s’approfondissant durant le Moyen Age mais les humanistes de la Renaissance y donnèrent une vigueur nouvelle, d’abord sans doute par la redécouverte de textes platoniciens apportés à Florence par des exilés grecs. La toute-puissance de l’aristotélisme renforcée par le thomisme commença à vaciller et la réflexion nouvelle jusqu’à Descartes inclus s’édifia sur les débris de la scolastique médiévale. Aristote lui-même fit l’objet d’une reconquête qui s’étendit à l’Averroïsme, cependant suspect de panthéisme. Il y a abondance de témoins de cette première Renaissance : le Cardinal Bessarion (1400-1472), Marsilio Ficino (1433-1499), Pietro Pomponazzi (1462-1525), dont le Traité de l’Immortalité fut brûlé publiquement, Lorenzo della Valle (14071459), Marino Nizolius (1498-1576), dont l’Antibarbarus fut réédité par Leibniz, Louis Vivès (1492-1540), Pierre de La Ramée ou Ramus (1515-1572) (12). Sans être, comme aujourd’hui, mise en rapport avec la doctrine des droits fondamentaux, la dignité de l’homme fut proclamée dès l’Antiquité. Le contraste entre les animaux penchés sur la terre et «la bouche sublime donnée à l’homme pour regarder le ciel», apparaît déjà dans les premiers vers des Métamorphoses (13) d’Ovide : «Pronaque cum spectent animalia cetera terram, Os homini sublime dedit caelum videre. Iussit et erectos ad sidera tollere vultus». Le premier des deux récits de la Création dans la Genèse, aux termes duquel Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance (14) est suivi d’un texte d’inspiration différente selon lequel «Yahve Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant» (15). (12) Voir notamment : Victor Delbos, «La préparation de la philosophie moderne – Caractères généraux de la philosopie moderne», 36 Revue de métaphysique et de morale (1929), 445-501. Le texte de Nizolius est publié dans les Oeuvres de Leibniz (éd. Gerhardt), IV, p. 127. (13) Métamorphoses, I, 85-87. (14) Genèse, 1, 26. (15) Genèse, 2, 6. Philon d’Alexandrie distinguait déjà l’un de l’autre les deux récits de la Création : Eugenio Garin, «La ‘dignitas hominis’ e la letteratura Patristica», I La Rinascita (1938), 102-146, p. 126. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 311 Hugues de St Victor (mort en 1141) déduit de ces deux récits parallèles de la Création une forme de dualisme opposant l’homme tiré du limon (homo/humus) à l’être dressé vers le ciel (anthropos) et il paraphrase les trois vers d’Ovide précédemment cités (16). Dans leur commentaire du récit de la Création, les Pères grecs du IVe siècle avaient déjà distingué l’homme des autres animaux. Selon Saint-Grégoire de Nysse (335 ± 395), l’homme a été placé sur la terre, privé des armes naturelles dont les bêtes sont pourvues (17). Il se distingue des autres créatures par la station debout et par le langage, à l’expression duquel participent ses mains, restées libres à cette fin. «Ces attributs conviennent à un empereur et sont les indices d’une dignité royale» (18) ayant pour source la création de l’homme par Dieu qui l’a fait à son image (19), conférant à l’âme une «dignité royale et sublime» (20). Une homélie de Saint-Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople (± 349-407), contient une doctrine semblable, le mot dignitas étant remplacé par honor (21). Pareille terminologie mérite d’autant plus d’attention qu’on y décèle les germes de deux doctrines, d’ailleurs liées entre elles, qui inspireront le cartésianisme, à savoir le dualisme de l’âme et du corps et une distinction rigide entre l’homme et les autres créatures animales. Les humanistes développèrent le thème de la dignité humaine, sans doute par réaction contre le pessimisme de certains penseurs religieux. Un opuscule latin de Pétrarque a la forme d’un dialogue entre deux personnages dont l’un décrit la misère de la condition humaine tandis que l’autre argumente en faveur de sa dignité (22). Le dialogue procure une réfutation implicite d’un texte largement diffusé jusqu’à la fin du Moyen Age et ayant pour auteur le cardinal Lothaire, qui devint pape sous le nom d’Innocent III (23). Pétrarque développe le thème biblique de la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, et il prend appui sur deux idées, l’une nettement humaniste, déduite des merveilles de la civilisation, œuvre de l’homme, (16) De bestiis et aliis rebus Libri quatuor, 177 Patrologie latine 9, Lib. II, cap. LIX, p. 119 B. (17) De hominis opificio (379), cap. VII, 44 Patrologie grecque, pp. 139-140. (18) Cap. VIII, pp. 143-144. (19) Cap. XVI, p. 178, p. 184 B. (20) P. 136 B. (21) Homiliae in Genesin, XIII, 53 Patrologie grecque, 106, 108, 110, 115. (22) De remediis utraeque Fortunae. (23) Giovanni Lotario, conte di Segni (1160-1216), fut élu pape en 1198. L’opuscule qui date de 1195 fut publié par Michel Maccavioni (Lucani in Aedibus thesauri mundi, 1955). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 312 Rev. trim. dr. h. (70/2007) l’autre proprement religieuse : la dignité de l’homme est telle (tantam dignitatem) qu’il reçoit dès sa naissance un ange préposé à sa garde. La glorification de la dignité de l’homme fut un thème majeur de l’humanisme au XVe et au XVIe siècle (24). En 1453, Giannozzo Manetti, légat de Florence à Naples, avait publié, à la demande d’Alphonse d’Aragon, un ouvrage intitulé : De dignitate et excellentia hominis. Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) est l’auteur de deux opuscules, l’Oratio de hominis dignitate (1486) et l’Heptaple (1489), dédié à Laurent de Médicis (25). Le titre de l’Oratio a été ajouté par les premiers éditeurs et ne se rapporte qu’à la première partie de l’œuvre où le mot «dignitas» n’apparaît que deux fois. D’abord pour indiquer comment les hommes s’efforcent d’égaler «la dignité et la gloire» des anges (26). La seconde référence est d’origine païenne : la «théologie», des Anciens nous enseigne les avantages et la dignité des arts libéraux. Ainsi que l’indique le titre, l’Heptaple est l’exposé des sept journées de la Création. L’homme occupe une position intermédiaire entre les anges et les autres créatures. Par un exercice judicieux de sa liberté, il peut s’égaler aux anges, mais s’il en mésuse il se ravale à un état pire que celui des animaux (27). Légèrement postérieur à Pico, un autre témoin de la pensée humaniste est Charles de Bovelles (Carolus Bovillus, 1475/14791553), auteur d’un ouvrage intitulé De Sapiente (Le Sage) (28). La place de l’homme est la plus élevée dans la Nature : (24) Voir notamment, Olivier Boulnois, «Humanisme et dignité de l’homme», in : Jean Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques (PUF, 1993), p. 293-340; Lionello Sozzi, La «dignité de l’homme» à la Renaissance (G. Giapichelli, Torino, 1982); Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance (Ed. de Minuit, 1983), traduction de l’original allemand publié en 1927; P.O. Kristeller, Histoire philosophique de la Renaissance italienne (Genève, Droz, 1975); Giovanni Gentile, Il pensiero italiano del Rinascimento (Firenze, Sanzoni, 3a ed. accresciuta e riordinata, 1940), pp. 49-113; Giovanni di Napoli, «Contemplatio mundi e ‘dignitas humana’, nel Rinascimento», 48 Rivista di Filosofia neoscolastica (1959), 9-41. (25) Le cinquantième centenaire de la mort de Pico fut l’occasion d’un colloque international : Convegno internazionale di studi sul cinquecentesimo anniversario della morte (1494-1994), Leo Olschki, éd. L’Oratio a été traduite en français et publiée avec le texte original par Yves Hersent (Ed. de l’Eclat, Combas, 1993). Elle a été reproduite, de même que l’Heptaple, dans les Œuvres philosophiques de Pic (PUF, 1997), respectivement p. 1-71, pp. 137-254. (26) Œuvres philosophiques, p. 14 : dignitatem et gloriam emulemur. (27) Œuvres philosophiques, p. 193 : «par la grâce que Jésus-Christ nous confère, nous pouvons être exhaussés au-dessus de la dignité angélique». (28) L’ouvrage de Cassirer cité à la note 24 contient la traduction française du traité de Bovelles (1509), reproduit d’après l’édition de Raymond Klibaresti (Cassirer, pp. 301-441). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 313 «Aux seuls Hommes Nature a donné et concédé de se dresser et tenir droit et de contempler les choses célestes… La tête de l’Homme en revanche, par nature, occupe superbement le sommet du corps… Il y a donc chez les êtres de la nature trois sortes de telles différences : celles des végétaux, celles des animaux, à mi-hauteur, tournés vers un côté; celles des Hommes, tournées vers le haut et situées au sommet, au faîte de leur corps et du monde» (29). D’où il résulte que «la fonction de l’esprit est la contemplation» (30). La place exaltée occupée par l’homme au sommet de la Nature est un lieu commun sur lequel concordent la philosophie grecque et l’anthropologie biblique. Place que caractérisent l’indétermination du devenir humain, sa liberté, dont la signification est soulignée par Pico et par Bovelles. L’Oratio du premier s’ouvre sur un hymne à la grandeur de l’être humain, emprunté à Hermès Trismégiste : «C’est un grand miracle, O Asceplios, que l’homme» (31). Le Créateur fit l’homme, «cette œuvre à l’image indistincte» (indiscretae opus imaginis), auquel rien ne fut donné en propre afin que, selon les paroles adressées par Dieu à Adam, «Ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi que ne limite aucune borne, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même … Tu achèves ta propre forme librement à façon d’un peintre ou d’un sculpteur» (32). (29) Bovelles, Le Sage, pp. 312-314. (30) Ibid., p. 340. Voir encore : pp. 394-397, p. 422, p. 427. Parmi les écrivains de la même époque, voir aussi : Jean Parmentier, Des merveilles de ce monde et de la dignité de l’homme (1531); Pierre Boashuan, Bref discours de l’existence et dignité de l’homme (1558). (31) Œuvres philosophiques, p. 2. La citation est empruntée au Corpus Hermeticum, compilation du début de l’ère chrétienne, attribué au dieu égyptien Toth (Hermès). Voir : Sozzi (note 24), pp. 39-51, p. 110; Cassirer (note 24), p. 113, note 21. Selon Sozzi, les penseurs de la Renaissance placent le mythique Hermès Trismégiste parmi les sages ou les mages de l’Antiquité, Zoroastre, Orphée, Moïse, dont Platon et le Christ nous ont transmis le message. Le texte du Corpus Hermeticum a été établi par A.D. Nock et traduit par A.J. Festugière (2e éd., Paris, «Les Belles lettres», 1954-1960). Voir aussi A.J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste (Paris, 1949-1983). (32) Pico, Œuvres philosophiques, pp. 5-6. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 314 Rev. trim. dr. h. (70/2007) L’idée est reprise par Erasme (1469-1536), qui emprunte à Sénèque et à Pline l’Ancien l’idée de la débilité de l’homme, compensée par ses aptitudes intellectuelles d’animalité raisonnable (33). Selon Pic de la Mirandole, «L’homme étreint et rassemble dans la totalité de sa substance toutes les natures du monde universel (34). Le monde est dénommé par Moïse grand homme. Car si l’homme est le petit monde, en pareil cas le monde est le grand homme […] tous les mondes sont contenus dans l’homme» (35). Et, de même, Bovelles : «L’Homme sage est celui qui, en toute vérité, est célébré sous le nom de microcosme, de petit monde, fils du macrocosme, c’est-à-dire de l’Univers; seul, en effet, le Sage, à l’imitation du macrocosme, s’est composé, divisé, achevé; seul il peut imiter la Nature» (36). La relation entre le microcosme humain et le macrocosme a été attribuée à Démocrite (37). Elle est familière aux philosophes de l’Antiquité païenne, qui ont une conception statique et hiérarchisée du cosmos à laquelle adhère encore Thomas d’Aquin. L’idée que le changement pourrait être bénéfique, c’est-à-dire l’idée même de progrès leur est étrangère, comme en témoignait déjà Philon d’Alexandrie. Commentant selon une perception stoïcienne le récit de la Création du monde dans la Genèse, il confère au premier Adam, fait directement selon le modèle divin, une supériorité sur tous ses descendants qui ne sont que des copies de copies. Le premier homme est «le seul citoyen du monde» (monon cosmopoliten) (38). A la suite d’Aristote, les humanistes de la Renaissance distinguent quatre niveaux de réalité dans le monde : la nature brute, les plantes pourvues d’une «âme nutritive», les animaux dotés de sen(33) Erasme, Dulce Bellum inexpertis (1515), texte édité et traduit par Yvonne Remy et René Dunil-Marquebreucq (Revue d’études latines, Berchem-Ste-Agathe, 1953), n° 52, p. 20. Voir aussi : Erasme, Enchiridion militis christiani (1501), introduction et traduction par A.J. Festugière (Paris, Vrin, 1971), n° 41, p. 109, s’appuyant notamment sur le Timée (ibid., nos 52-55). (34) Heptaple, Œuvres philosophiques, p. 213. (35) Eod. loco, p. 253. (36) Bovelles, Le Sage, p. 329. (37) Eusebi Colomer, «Microcosmo e macrocosmo», in Convegno internazionale (note 25), pp. 281-301, pp. 394-395. (38) Philon d’Alexandrie, dit Philon le Juif, De opificio mundi, nos 138-148, Œuvres de Philon, par Roger Arnaldez, Jean Pouilloux et Claude Mondésert (Ed. du Cerf, 1961), t. Ier, pp. 235-239. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 315 sibilité et, au-dessus d’eux, couronnant et dominant la Création, l’âme rationnelle de l’homme (39). Marsilio Ficino est l’auteur d’une Theologia platonica, dans laquelle il oppose aux animaux qui «fatali lege trahuntur» les hommes, «artium innumerabilium inventores». Selon Bovelles, l’espèce humaine renferme en elle-même les quatre degrés de la Création. Les trois âges de la vie humaine obéissent au même schéma : le nouveau-né se nourrit comme une plante, à la petite enfance correspond la vie animale. Seuls les êtres raisonnables «sont comparables à l’Homme, au mâle civilisé» (40). Très actives à la fin du Moyen Age et à la Renaissance, les opérations alchimiques ne refusent même pas une forme de vie à la matière inerte. Selon le médecin milanais Girolano Cardano (Cardanus), «les roches ont leur naissance, leur croissance et leur maturité», ce qui justifie la recherche de la transmutation des métaux (41). Les sources de la divinisation de l’homme sont composites. Un poème de Tommaso Campanella (1568-1639) l’appelle «dio secondo, miracol del primo» (42). Ovide s’est inspiré de sources stoïciennes, notamment de l’enseignement de Panetius relayé par Cicéron (43). L’homme se distingue des autres animaux par l’acuité de son intelligence (celeritate mentis), seul il s’élance vers le ciel comme s’il pouvait y avoir sa demeure (44). Il a découvert les lois qui gouvernent la régularité des astres (45). Dans le traité des devoirs, Cicéron distingue deux genres de beauté, la grâce (venustas) qui appartient à la femme, la dignitas étant le propre de l’homme (46). La parenté avec Dieu est une des réalités stoïciennes, l’esclave ayant lui aussi Dieu pour ancêtre (47). L’homme est un fragment de Dieu (48). (39) Herschel Baker, The Dignity of Man (Harvard Univ. Press, 1947), pp. 19-25. (40) Bovelles, Le Sage, p. 311, pp. 314-316. (41) Cardanus, De subtilitate libri XXI (Bâle 1554), cité par Cassirer (note 24), p. 190. Voir aussi : Jacob Burckhardt, Die Kultur der Renaissance in Italien (1860), Grosse illustrierte Phaedon Ausgabe, pp. 142-146, p. 169, p. 299. (42) Campanella, Della possanza dell’uomo, Opere di Giordano Bruno et di Tommaso Campanella (Riccardo Ricciati, Milano, s.d.), p. 923. (43) C’est la morale stoïcienne qui inspire, pour l’essentiel, les œuvres philosophiques de Cicéron. (44) Cicéron, De Legibus, I, IX, 26. (45) De Legibus, II, XXI, 54. Que la connaissance de l’astronomie place l’homme au-dessus des astres et des planètes est un lieu commun de l’Antiquité païenne et chrétienne. La même idée est reprise par Campanella, Del senso delle cose, II, 25. Selon Galilée, l’art de la navigation atteste aussi que l’esprit humain est l’œuvre de Dieu : Gentile (note 24), pp. 66-67. (46) De Officiis, I, XXXVI, 130. (47) Epictète, Entretiens, I, IX, 6; XIII, 3. (48) Epictète, Entretiens, II, VIII, 11. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 316 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Durant le Moyen Age, la dignité sera transférée de l’homme tout court au chrétien. Anéantie par la faute du premier Homme, la dignité a été restituée au chrétien, sauvé par le sacrifice de JésusChrist : la dignité royale (regia dignitas) du chrétien participe de la dignité royale du Christ (49). Les auteurs chrétiens, qui reconnaissent l’existence d’une troisième catégorie d’êtres doués d’intelligence, entre Dieu et l’homme, admettent la supériorité de l’homme sur les anges, non seulement en raison de l’Incarnation mais aussi parce qu’aucun texte sacré ne dit que les anges ont été faits à l’image de Dieu (50). En plusieurs passages des Discours sur la première décade de Tite Live, Machiavel (1469-1527) souligne le caractère civique de la religion romaine, qui donnait son soutien à l’Etat (51). Durant tout le Moyen Age, l’Eglise avait dû lutter contre des sectes et des hérésies. Mais c’est à partir de la Renaissance que le mouvement prit une ampleur nouvelle. Il serait trop simple d’opposer «la» Réforme à l’orthodoxie romaine. Les courants réformateurs furent multiples et ne se limitèrent pas aux deux confessions principales, luthéranisme et calvinisme. Juste Lipse (1547-1606) est un excellent témoin du malaise des humanistes de cette époque face aux dissensions religieuses. Il était, comme Erasme, un homme de paix et il réussit à s’adapter à chacune des trois principales confessions de son époque. Né dans les Pays-Bas espagnols, il étudia et enseigna à Louvain, (49) St-Pierre Damien (1007-1072), Sermo XLIX, 144 Patrologie latine, 782 D-264 A, 269 C. Voir aussi : Epistola, II, 5, ibid., 263 D-264 A, 269 C. Sur la dignité de la virginité : Opusculum, VII, 187 AB. Cons. : Roger Bultot, «La ‘dignité de l’homme’ selon St-Pierre Damien», Studi medievali, 3e série, XIII, 11 (1972), 942-966. (50) Jean Scot Erigène, De divisione naturae (862-866), 10 Patrologie latine, 122, III, 39, 733 B; IV, 10, 782 C. Dante, lui aussi, mais non sans hésitation, affirme que la noblesse de l’homme surpasse celle de l’ange : Il Convivio (Firenze, Felice le Mounier, I (1934); II (1937), IV, XIX, 6-7. Sur la place des anges dans le thomisme, voir : Léon Brunschvicg, «De la vraie et de la fausse conversion», 39 Revue de métaphysique et de morale (1932), 30-32. La nature corporelle ou spirituelle des anges était controversée : Fr. Suarez, De Angelorum natura, productione et attributis, Opera omnia, II, L. I, cap. I, 9; cap. XXV; L VI, cap. XX. La plupart des philosophes du XVIIe siècle, sans qu’en fussent exceptés Descartes et Hobbes, croyaient aussi en l’existence des anges. Voir : Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme (Albin Michel, 1996), pp. 247-256; Arnold A. Rogow, Thomas Hobbes, Un radical au service de la Réaction, traduit de l’anglais par Eddy Trèves avec la collaboration de Jacques Brun (PUF, 1990), p. 139. (51) Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio (Le grande opere politiche, vol. 2d, Bollati Boringhieri, 1993). Ecrit en 1513, les discours reçoivent une publication posthume en 1531. Sur la comparaison entre la religion romaine et le christianisme, voir notamment : I, p. 20; I, 12, p. 75; I, 13, p. 79; I , 15, p. 86; II, 2, p. 235; III, 1, p. 373; III, 33, p. 499. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 317 puis accepta un poste à Jena et se fit sans doute luthérien. Il passa ensuite à Leiden et devint calviniste, mais les luttes religieuses à l’intérieur des Pays-Bas le firent retourner à Louvain et à la foi romaine, préférant l’ordre monarchique de Philippe II aux désordres des Provinces Unies. On a longtemps considéré que l’Angleterre et la Hollande offraient des espaces de liberté à toutes formes de dissidence, mais ce n’était que partiellement vrai. Le calvinisme néerlandais était divisé entre les doctrines de deux théologiens, Arminius (1560-1609) et Gomarus (1565-1641). Le synode de Dordrecht (1618-1619) donna la victoire aux gomaristes, et les arminiens les plus notables, parmi lesquels Hugo Grotius, furent contraints à l’exil (52). Une secte qui fut partout réprimée avec une extrême rigueur au point de faire l’objet de lois successives la condamnant était celle des Sociniens, qui était antitrinitaire et ne croyait pas à la divinité du Christ (53). Notables, parce que beau- (52) Carla Gallicut Calvetti, Spinoza lettore di Machiavelli (Vita e pensiero, Pubblicazioni della Università cattolica, Milano, 1972), pp. 94-100; Franck Lessay, in Hobbes, De la liberté et de la nécessité (introduction, traduction et notes de Franck Lessay), note 3, p. 207; Spinoza, Traité des autorités théologiques et politiques (Tractatus theologico-politicus), chap. XX, (Ed. de la Pléiade, 1954), p. 906; Madeleine Francès, Spinoza dans les pays néerlandais de la seconde moitié du XVIIe siècle (Alcan, 1937), pp. 17-19, p. 249; Henry Méchoulan, Amsterdam au temps de Spinoza (PUF, 1990), pp. 123-143. (53) Bayle, Dictionnaire historique et critique, V° Socin. Lelio Sozzini ou Socini (1525-1562) était un réformateur siennois, dont la doctrine antitrinitaire fut développée par son neveu, Fausto Socin (Siena 1538-Cracovie 1604). Les sociniens trouvèrent d’abord refuge à Cracovie dont ils furent expulsés. Ils s’établirent notamment aux Pays-Bas. Leurs œuvres furent condamnées sous le nom de Bibliotheca fratrum polonorum : Jonathan I. Israel, Les lumières radicales, la philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérome Rosanvallon (Ed. Amsterdam, Paris, 2005), pp. 131137, p. 321; Francès (note 52), pp. 26-27, p. 278; Labrousse (note 50), p. 328, p. 347, p. 365, p. 388, p. 407; Lessay (note 52), pp. 136-137; Jacques Chevalier, Pascal (Plon, 1922), p. 34; Noel Malcolm, Aspects of Hobbes (Clarendon Press, Oxford, 2002), p. 10. Leo Strauss a relevé l’influence du socinianisme sur Hobbes : La critique de la religion chez Hobbes, Une contribution à la compréhension des Lumières (publié par Heinrich et Wiebke Meier dans le t. III des Gesammelte Schriften, Verlag J.B. Stuttgart, Weimar, 2000, pp. 262-369), traduit de l’allemand et présenté par Corine Pelluchon (PUF, 2005), pp. 74-81. Bossuet suspectait Grotius de socinianisme : Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1716), Boivin, Paris, 1935, t. I, pp. 125-128, t. II, p. 58. Voir aussi : Richard H. Popkin, Spinoza (One World, Oxford, 2004), p. 72; Matthew Stewart, The Courtier and the Heretic, Leibniz, Spinoza, and the Fate of God in the Modern World (Yale Univ. Press, New Haven and London, 2005), p. 23; Leszek Kolakowski, Chrétiens sans Eglise, La conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, traduit du polonais par Anne Posner (NRF, 1969); Méchoulan (note 52), pp. 177-183. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 318 Rev. trim. dr. h. (70/2007) coup étaient proches de Spinoza, étaient les «collégiants» (54) et les Mennonites (55), ce qui ajoute à la diversité du paysage religieux néerlandais. Deux réformateurs suisses, Ulrich Zwingli (1484-1531) et Thomas Eraste (1524-1583) doivent encore être mentionnés. Moins connu que le premier, le second était médecin, professeur à Heidelberg, combattu par Théodore de Bèze, et, face au pouvoir d’excommunication, il affirme une souveraine autonomie de la conscience individuelle (56). Zwingli est le premier réformateur qui se prononce en faveur de la liberté d’expression. III. – Hobbes et Spinoza Au XVIIe siècle, c’est la revendication de la liberté de religion qui ébranla le mouvement devant aboutir à l’attribution de droits fondamentaux à l’individu. Dans les sociétés antiques les citoyens ne pouvaient s’écarter publiquement de la religion civique. Sous l’Empire romain, la diffusion des religions orientales ne portait pas ombrage au culte des dieux protecteurs de l’Etat. Si les chrétiens, et parfois, les juifs furent persécutés, c’est parce que leur religion n’admettait pas le culte impérial. A partir de Constantin le christianisme obtint et exerça une autorité exclusive qu’aucune religion païenne n’avait jamais réclamée. Cette position dominante fut menacée par un modèle humain individualiste, proprement humaniste, que l’on peut qualifier d’érasmien et qui, sur un fond d’indifférence religieuse, également partagé par Juste Lipse, entend préserver la liberté de pensée sans faire obstacle à l’efflorescence de convictions religieuses multiples, d’autant plus intolérantes qu’elles sont minoritaires. Qu’il soit monarchique ou républicain, l’Etat pouvait-il favoriser une confession religieuse au détriment de toutes les autres ou devait-il tenir la balance égale entre les divers messages de salut? Première conquête des droits fondamentaux, la liberté de religion allait consister à renvoyer le choix à la sphère privée. Ce que certains sociologues ont appelé le «désenchantement» du (54) Ch. Appuhn, Spinoza (Paris, André Delpeuch, 1927), p. 37; Israel (note 53), pp. 389-392. (55) Ch. Appuhn (note 54), p. 36; Bayle (note 53), V° Simons : il s’agissait d’une secte anabaptiste fondée par Menno Simons (1496-1561). (56) Calvetti (note 52), p. 94, note 76; Lessay (note 52), pp. 145-151. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 319 monde (57) se révéla plutôt comme un transfert du public vers le privé. La révolution philosophique, qui aboutira sous l’influence de Hobbes et, principalement, de Spinoza, à la reconnaissance de droits individuels inaliénables, naît au XVIIe siècle (58). La philosophie des Lumières, sous leur forme la plus radicale, date de cette époque et le XVIIIe siècle, traditionnellement qualifié de «siècle des Lumières» n’a fait qu’exploiter l’enseignement du siècle précédent et, à l’exception de Jean-Jacques Rousseau et, dans son dernier quart, de Kant, ne compte aucun philosophe important. La vie de Thomas Hobbes (1588-1679) a traversé les troubles de la Révolution anglaise. Il part pour la France en 1640 – «le premier à prendre la fuite» (59) – au moment où le trône de Charles Ier est ébranlé. Durant l’hiver 1651-1652 il regagne l’Angleterre et fait allégeance au régime de Cromwell, sa conviction monarchiste étant ensuite ravivée par la restauration de Charles II. Tous les écrivains de cette époque, Grotius, Montaigne, Juste Lipse, Erasme, La Rochefoucauld, Pascal, Spinoza, ont, au même titre que Hobbes, souffert des troubles internes : les guerres de religion en France et aux Pays-Bas, la Fronde, la Révolution d’Angleterre. La Restauration, nom donné au retour des Stuarts sous Charles II, qualifie bien un état d’esprit commun à la plupart des pays européens. Hobbes déduit des conséquences normatives de l’observation de la manière dont les hommes, en fait, se conduisent les uns à l’égard des autres (60). Sa pensée politique est, sur fond de pessimisme et de résignation, conservatrice. Ni Leviathan ni Behemoth, titres de deux de ses ouvrages, ne sont les monstres souvent décriés. Au contraire, tout en affirmant la nécessité d’un pouvoir monarchique fort (57) Entzauberung selon Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft (5te, revidierte Auflage besorgt von Johannes Winckelmann, J.C.B. Mohr [Paul Siebeck], Tübingen, 1976), p. 308; Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion (Gallimard, 1985). (58) Voir notamment : Hazard (note 53), t. Ier, p. IV; t. II, p. 294; Stuart Hampshire, Spinoza and Spinozism (Clarendon Press, Oxford, 2005), pp. xvii-xviii, p. 123; J. Freudenthal, Spinoza, Leben und Lehre (Heidelbeg, Carl Winter, 1927), t. II, pp. 1-4. (59) Rogow (note 50), p. 133. L’édition originale anglaise est de 1986; Malcolm (note 53), pp. 1-26, pp. 317-335. (60) C.B. MacPherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Hobbes to Locke (Oxford at the Clarendon Press, 1962), p. 88. Traduction française par Michel Fuchs : La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke (Gallimard, 1971). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 320 Rev. trim. dr. h. (70/2007) – à l’instar de Bossuet – Hobbes, pour la première fois et sur ce point capital il s’écarte de Bossuet, reconnaît certains droits fondamentaux aux sujets du prince. Puisque la constitution de l’Etat a pour source un contrat par la conclusion duquel les hommes décident de sortir de l’état de nature, les contractants ne peuvent faire abandon de droits fondamentaux tenus pour inaliénables : le droit à l’existence, le droit de résister à un ordre mettant celle-ci en péril, le droit à la survie qui inclut tout ce qui est nécessaire pour bien vivre, le droit de ne pas s’accuser soi-même non plus que d’accuser les personnes dont la condamnation nous plongerait dans la détresse (61). L’Etat monarchique qui est, selon Hobbes, la meilleure forme de gouvernement n’est pas un Etat «totalitaire» (62). «Hobbes annonce les prémisses de la théorie de l’Etat libéral» (63) et dans la pensée de certains (notamment chez Michel Villey) pareille interprétation s’accompagne d’une connotation critique. La lutte de tous contre tous (bellum omnium in omnes) qui caractérise l’état de nature se poursuit dans l’état civil dominé par les valeurs du marché : «sont ainsi réunies les caractéristiques essentielles d’un marché compétitif» (64). Norberto Bobbio a bien mis en relief une forme de dualisme dans la pensée de Hobbes, lequel demeure attaché au jusnaturalisme tout (61) Hobbes, Leviathan, ch. XIV. Voir : Yves Charles Zarka, La décision métaphysique de Hobbes, Condition de la politique (Urier, 2e éd., 1999), pp. 321-351. (62) Simone Goyard-Fabre, Le droit et la loi dans la philosophie de Hobbes (Klincksieck, 1975), pp. 24-25; François Rangeon, Hobbes, Etat et droit, (J.-E. Hallier–Albin Michel, 1982), p. 111; François Tricaut, «Les lois de nature pivot du système» in Yves Charles Zarka et Jean Bernhardt, Thomas Hobbes, Philosophie première, Théorie de la science et politique (PUF, 1990), p. 272; Michel Villey, Seize essais de philosophie du droit dont un sur la crise universitaire (Dalloz, 1969), p. 203; René Capitant, «Hobbes et l’Etat totalitaire», 6 Archives de philosophie du droit (1934), 46-75, p. 52. (63) Rangeon (note 62), p. 111; Leo Strauss, Droit naturel et histoire (traduit de l’anglais par Monique Nathan et Eric de Dampierre, Flammarion, 1954), pp. 165167; Leo Strauss, Le testament de Spinoza, textes traduits et annotés par Gérard Almaleh, Albert Baraquin, Mireille Depadt-Ejchenbaum (Cerf, 2004), pp. 286, 321323; Corine Pelluchon, Leo Strauss, une autre raison, d’autres lumières, Essai sur la crise de la rationalité contemporaine (Libr. Philos. Vrin, 2005), pp. 182-183; Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne (Cours d’histoire de la philosophie du droit, 100 rue St Jacques, Paris, 1968), p. 667; Seize essais… (note 62), pp. 179-207; Capitant (note 62), p. 71 : «un précurseur de l’individualisme contemporain»; MacPherson (note 60), p. 1. (64) MacPherson (note 60), p. 38, citant Leviathan, chap. X. Voir aussi le même ouvrage, pp. 62-66, p. 89. Sur l’ «idéologie bourgeoise» de Hobbes, comp. : Antonio Negri, L’anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza (trad. fr. de l’Anomalia Selvaggia (1981, PUF, 1982), pp. 133-134, 215, 221, 225, 303-305. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 321 en préfigurant le positivisme juridique qui prévaudra à partir du XIXe siècle (65). Le libéralisme de Hobbes ne s’étend pas à la matière religieuse. Conscient des problèmes d’interprétation de la Bible qui se font jour à son époque, il a manifestement la nostalgie du magistère pontifical. Dans une Europe divisée en confessions rivales, c’est au souverain qu’il attribue compétence pour trancher les débats religieux : «dans tout Etat chrétien, le souverain civil est le pasteur suprême, à qui est commise la charge de tout le troupeau de ses sujets» (66). La qualité de chef de l’Eglise anglicane reconnue au roi d’Angleterre est dans le droit fil de la pensée politico-religieuse de Hobbes. Celuici a fermement condamné l’athéisme (67), mais il réduit la croyance religieuse à un noyau dur, la foi en Jésus Christ, laquelle n’est pas affaire de science ni de discussion mais d’autorité (68). Il exclut que les jugements individuels puissent se prononcer sur les controverses religieuses (69). La religion de Hobbes ne semble guère atteinte du néo-stoïcisme chrétien visant à compenser le scepticisme introduit à la suite des controverses religieuses (70). Pierre Charron et Montaigne en sont les représentants les plus éminents en France, mais la doctrine du néo-stoïcisme chrétien fut à l’origine l’œuvre de Juste Lipse dont les convictions chrétiennes instables nécessitaient quelques garde- (65) Norberto Bobbio, Da Hobbes a Marx, Saggi di storia della filosofia (Moreno ed., 2e ed., 1971), pp. 11-45. (66) Leviathan, chap. XLII. (67) J.W.N. Watkins, Hobbe’s System of Ideas, A Study in the Political Significance of Philosophical Theories (Hutchinson Univ. Libr., London, 1965), pp. 96-97, citant notamment De Cive, XIV, 19 n.; XIX. Plus dubitative, Goyard-Fabre (note 62), p. 34. (68) Raymond Polin, Politique et philosophie chez Thomas Hobbes (PUF, 1953), pp. 158-159, 197; Malcolm (note 53), p. 39; Leo Strauss, The Political Philosophy of Hobbes (Univ. of Chicago Press, 1936), pp. 71-77. (69) De corpore politico, XXVI, où il cite à l’appui de cette dénégation le Cardinal Bellarmin, Elementorum philosophiae, in Opera Philosophica quae latine scripsit, II, XV-XVIII; Pierre-François Moreau, «L’interprète de l’Ecriture», in Zarka/Bernhardt (note 62), pp. 361-379; Auctoritas non veritas, facit legem, Leviathan, XXVI. (70) Mais comp. Gianfranco Borrelli, in Hobbes, Introduzione «la guerra del Peloponnese» di Tucidide (Bibliopolis, Napoli, 1984), p. 28, note 23, p. 66, p. 70, p. 77; Gunter Abel, Stoizismus und Frühe Neuzeit (New York, 1978), pp. 101, 103 et 226. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 322 Rev. trim. dr. h. (70/2007) fou (71). Pascal lui-même ne laissa pas de sentir l’attrait du néostoïcisme chrétien (72), qui inspira aussi les héros de Corneille. Le néo-stoïcisme offre un antidote contre le pessimisme lié à la doctrine augustinienne du péché originel, qui imprègne tout le XVIIe siècle. La tache héréditaire ne peut être effacée que par le baptême, avec pour conséquence la damnation des enfants morts sans avoir reçu le sacrement (73). Le péché originel est un des dogmes fondamentaux des principaux courants de la Réforme (74). Il est aussi à la source de la doctrine de Bossuet comme de l’inquiétude de Pascal. Selon ce dernier : «Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une pauvre image de la charité, car au fond ce n’est que vain. On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, de justice. Mais, dans le vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert, il n’est pas ôté» (75). Même si Hobbes, qui nie l’existence du péché, n’utilise pas la notion de concupiscence, le diagnostic de Pascal n’est pas moins pessimiste que le constat du philosophe anglais : l’état de nature se définit comme bellum omnium in omnes (76). Le pessimisme de Machiavel puise aux mêmes sources que celui de Hobbes : les hommes, écrit-il, sont plus portés au mal qu’au bien. Ils sont mus par (71) Baker (note 39), pp. 293-312; Pierre Charron, De la Sagesse (1601-1604), II, VII; III, II; III, III; III, VI; Fortunat Strowski, Pascal et son temps (Plon, Paris, 1907), t. Ier, p. 19, pp. 28-57, p. 123; t. II, p. 318. (72) Pensées, Œuvres complètes (Bibl. de la Pléiade), t. II (1999), fragment 196. (73) De natura et origine animae, Œuvres de Saint-Augustin, t. 22, I, XI, 13; II, X, 14, 17, où il critique la doctrine contraire accusée de verser dans l’hérésie pélagienne. (74) Ernst Cassirer, La philosophie des lumières, trad. de l’allemand et présenté par Pierre Quillet (Fayard, 1966), p. 198, p. 221. (75) Pensées, Œuvres complètes (Bib. de la Pléiade), t. II (1999), fragments 196 et 197. L’expression figmentum malum est empruntée à la Genèse : Figmentum enim humani cordis malum est, le fond du cœur humain est mauvais. Voir : Laurent Thirouin, Le hasard et les règles, Le monde du jeu dans la pensée de Pascal (Paris, Libr. philos., J. Vrin, 1991), p. 90; Gonzague Truc, Pascal, Son temps et le nôtre (Ed. Albin Michel, 1949), p. 227; Jean Mesnard, Pascal, L’homme et l’œuvre (Boivin et Cie, 1951), p. 72, p. 166, pp. 175-176; Pierre Magnard, Pascal, La clé du chiffre (Ed. Universitaires, 1991), p. 214. Comp. Clément Rosset, Logique du pire (PUF, 1971), pp. 144-152. (76) De Cive, I, XII. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 323 un désir insatiable, tous convoitent les mêmes biens et luttent pour les obtenir (77). Les discussions théologiques du XVIIe siècle, jansénistes contre molinistes (accusés par les premiers de pélagianisme), tournent autour de la prédestination et du péché originel. Un pasteur hollandais, Adriaen Beverland (1650-1716) connut un succès immédiat en 1678 par la publication d’un ouvrage intitulé De peccato originali. Condamné à l’exil par le synode de la Hollande, il mourut en Angleterre (78). La doctrine du péché originel qui avait déjà été décriée par les humanistes (79) cadrait mal avec l’optimisme de Leibniz, aussi, sans oser la rejeter, il s’efforça de l’édulcorer par des interprétations accommodantes (80). Spinoza (1632-1677) est le fils de commerçants juifs d’Amsterdam qui eurent des revers de fortune. Il appartenait à la communauté de sa ville natale dont il fut exclu par un acte solennel, le herem, prononcé le 27 juillet 1656. Les causes exactes de cette excommunication sont controversées : avait-il exprimé, sur l’interprétation de la Bible, des opinions hérétiques ou lui fut-il reproché ses relations amicales avec des chrétiens dissidents, notamment mennonites (81)? Il apprit le latin auprès d’un ex-jésuite venu de Flandre, Franciscus Affinius van den Enden, qui tenait à Amsterdam une école latine où Spinoza travailla comme répétiteur. Van den Enden avait une (77) Machiavel, Discorsi (note 51), I, 9, p. 61; I, 18, p. 98; I, 27, p. 118; I, 30, p. 127; I, 37, p. 146, p. 150; I, 41, p. 166; II, proemio, p. 223. Selon un commentateur : «questo agostiano senza grazia che è Machiavelli» (Gian Maria Anselmi, eod. loco, p. 559). Voir aussi : Goyard-Fabre (note 62), p. 63. (78) Israel (note 53), pp. 118-120. (79) Cassirer (note 74), p. 198, p. 221. Voir aussi : Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne (Ed. de la Baconnière, Neuchatel, 1945), p. 68, p. 162. (80) Leibniz, Essais de théodicée, Ire partie, nos 92-105. Voir aussi : Gaston Grua, La justice humaine selon Leibniz (PUF, 1956), pp. 13, 66-67, 192; René Sève, Leibniz et l’école moderne de droit naturel (PUF, 1989), p. 24. Au XIXe siècle, la gauche hégélienne combattit férocement la doctrine du péché originel. Voir notamment : Max Stirner, Der Einzige und sein Eigenthum (Leipzig, Otto Wigand, 1845), traduction française, L’un et sa propriété (Paris, Stock, 1900), pp. 166, 448-449. (81) Bayle, Dictionnaire historique et critique, V° Spinoza; Appuhn (note 54), pp. 29-30; Israel (note 53), p. 205-206; Leo Strauss, Le testament de Spinoza, (note 63), pp. 53-54, p. 84, 284; Jules Lagneau, Célèbres leçons et fragments (2e éd., revue et augmentée, PUF, 1964), p. 56; Francès (note 52), p. 39, 121; Léon Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains (PUF, 1951), p. 136; Gabriel Albiac, La synagogue vide, Les sources marranes du spinozisme (PUF, 1994), pp. 13-24; Henry Mechoulan, «Le Herem à Amsterdam et ‘l’excommunication’ de Spinoza», Cahiers Spinoza, n° 3, hiver 1979-1980, pp. 117-138; Popkin (note 53), pp. 27-38; L.S. Revah, Spinoza et Juan de Prado (Mouton et Cie, Paris, La Haye, 1959), p. 27, 57-58; Méchoulan, (note 52), pp. 168-169. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 324 Rev. trim. dr. h. (70/2007) réputation de libre penseur, d’athée et même d’agitateur politique. A l’époque où il recevait des pensionnaires à Paris, il rencontra Leibniz (82). En 1674, il participa à une conspiration menée par le chevalier de Rohan en Normandie et fut exécuté (83). L’enseignement de Spinoza fut, pour l’essentiel, oral et dispensé à un cercle restreint d’amis, mennonites ou collégiants. Le seul ouvrage qu’il publia sous ses initiales, de son vivant, est le Tractatus theologico-politicus (1670). L’Ethique et le Tractatus politicus ne reçurent qu’une publication posthume. Les chapitres VIII à XIII du Tractatus theologico-politicus constituent la partie de cette œuvre qui devait susciter les résistances et, même, l’hostilité des milieux croyants, tant juifs que chrétiens. En effet, Spinoza soumet à une analyse rigoureuse les textes sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament. La méthode suivie «n’exige d’autre lumière que la lumière naturelle» (84). Sans doute Hobbes avait-il déjà élevé des doutes sur l’historicité de l’Ecriture sainte et sur l’attribution des textes à des auteurs nommément désignés par la tradition (tel Moïse), mais l’objection était surmontée par l’attribution à l’Eglise d’Angleterre du pouvoir d’authentifier le message divin (85). La méthode de critique biblique mise en œuvre par Spinoza est beaucoup plus radicale. Il jette le doute sur l’attribution du Pentateuque à Moïse et sur celle du Livre de Josué à l’auteur ainsi désigné (86). A la même époque, hormis Hobbes, d’autres exégèses critiques sont publiées, notamment par Isaac de la Peyrère (1596-1676), savant biblique millénariste, sans doute d’origine marrane, qui n’arriva à Amsterdam qu’en 1655, et Richard Simon (1638-1722), Oratorien français, qui publia en 1678 une Histoire critique du Vieux Testament, dirigée contre les protestants mais qui lui valut aussi l’hostilité des catholiques, notamment de Bossuet, la mise de l’ouvrage à l’Index et son exclusion de l’Oratoire. Le carac- (82) Leibniz, Théodicée, §376. (83) Francès (note 52), pp. 41, 142-144, 226, 231, 244; Appuhn (note 54), p. 39; Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression (Les éd. de Minuit, 1968), p. 13; Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza (nouv. éd. revue et augm., 1962, Gallimard), p. 71; Israel (note 53), pp. 205-208, 291. (84) Chapitre VII, p. 728. (85) Hobbes, Leviathan, XXXIII, Du nombre, de l’authenticité, de l’autorité et de l’interprétation des livres de l’Ecriture sainte. Dans la situation de pluralisme confessionnel qui caractérise les Pays-Bas à l’époque de Spinoza, celui-ci se borne à évoquer «ceux qui auraient un pontife infaillible dans l’interprétation de l’Ecriture, comme s’en vantent les catholiques romains» (Chap. VII, p. 720). (86) Chap. VIII, pp. 734-742. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 325 tère novateur de la méthode d’exégèse biblique adoptée par Spinoza est généralement reconnu (87). L’Ethique de Spinoza établit une identité entre Dieu et la nature (Deus sive natura), ce qui inclut tous les êtres existants (88). Dieu a deux attributs, la pensée et l’étendue (89). De même, l’homme consiste en un esprit et un corps, mais «l’objet de notre Esprit est le Corps existant et rien d’autre» (90). L’esprit n’a aucune existence individuelle, séparé du corps, ce qui en subsiste après la destruction du corps ne se distingue pas de Dieu (91). Ainsi se trouvent niées la nature incorporelle de la divinité, la distinction de l’âme et du corps et l’immortalité de l’âme comme survivance individuelle, ce qui contredit les axiomes essentiels du cartésianisme mais aussi l’enseignement des principales confessions chrétiennes. L’identification d’un Dieu corporel et de la nature a fait accuser Spinoza de matérialisme, de panthéisme (92) et, même, d’athéisme (93). Pour Chateaubriand, Spinoza est «l’Athée par excellence» (94). La publication des Opera posthuma après 1677 suscita ce que Freudenthal a appelé «furor theologicus» (95). (87) Appuhn (note 54), pp. 77-98, 83-89; Strauss (note 81), pp. 162-168, 198, 215, 230; Labrousse (note 50), p. 326; Malcolm (note 53), p. 47; Popkin (note 53), pp. 64-68; Sylvain Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Ecriture (PUF, 1965), pp. 4041, 165. Selon Madeleine Francès (note sous le Tractatus, p. 1464), «Malgré l’opinion de Renan, Spinoza va évidemment plus loin que son successeur immédiat, l’oratorien Richard Simon». Dans le même sens : Hazard (note 53), t. Ier, 240-262. (88) Ethique, Ire partie, propositions XIV et XV. (89) Ethique, 2ème partie, propositions I et II. (90) Ethique, 2ème partie, proposition XIII, démonstration. (91) Ethique, 5eme partie, propositions XXI, XXII et XVIII. (92) Malcolm (note 53), p. 51; Strauss (note 63), pp. 28-29; Appuhn (note 54), pp. 59-75; Deleuze (note 83), pp. 87-108. Dieu est à la fois natura naturans et natura naturata. (93) Strauss (note 81), p. 30, le qualifie, après Bayle, d’«athée de système» ou, selon Novalis, «d’ivre de Dieu»; Bayle, Dictionnaire historique et critique, V° Spinoza, qui le qualifie aussi d’ «athée vertueux»; Deleuze (note 83), p. 27; Leibniz, dans une lettre citée par Friedmann (note 83), p. 126; Paul Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution (PUF, 1954), t. I, pp. 29-31. On trouvera dans l’ouvrage d’Israel (note 53), pp. 201, 258, 344, 507, une série de citations décrivant Spinoza comme «atheistus pessimus», «dux et princeps atheorum nostri temporis». (94) Essai sur les révolutions, Ière partie, Ch. XLI, les absurdités du spinozisme; ième partie, ch. XXVII. Jean-Jacques Rousseau évoque en deux passages de sa letII tre à Christophe de Beaumont, «l’athée Spinoza» : Œuvres complètes (Bib. de la Pléiade), t. IV, p. 931, p. 1012. (95) Cité par Friedmann (note 83), p. 62. Voir aussi pp. 208-216. Comp. Stewart (note 53). Voir aussi : Vernière (note 93), t. Ier, p. 35, p. 122. Dès 1679, la doctrine de Spinoza fit l’objet d’une réfutation de Pierre-Daniel Huet, évêque d’Avranches → this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 326 Rev. trim. dr. h. (70/2007) De quatorze ans plus jeune que Spinoza, Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1718) vécut beaucoup plus longtemps. Possédant un savoir encyclopédique et doté d’un génie mathématique qui le plaçait sur le même plan que Newton, Leibniz avait connu l’existence de Spinoza par un ami commun, Walter Ehrenfried von Tschirnhaus (1651-1708), qui favorisa la rencontre des deux philosophes à l’occasion d’un voyage de Leibniz aux Pays-Bas. Celui-ci réussit à obtenir communication de l’Ethique avant sa publication et il lut le Tractatus theologico-philosophicus. Il perçut l’originalité des deux ouvrages mais s’en détourna au point de s’efforcer, après la mort de Spinoza, de dissimuler les relations qu’ils avaient entretenues. De confession luthérienne, Leibniz travailla sans succès à la réconciliation des Eglises et il rechercha et obtint la protection des princes et des grands. Rien de plus opposé à la vie discrète et recluse de Spinoza (96). Il fut cependant une époque où leurs critiques du cartésianisme étaient convergentes jusque dans l’expression : Descartes va «beaucoup trop vite» selon Leibniz, tandis que Spinoza «s’en prend à la facilité» chez Descartes (97). Dans le Tractatus, Spinoza distingue du pouvoir «de la souveraine puissance» de régler les pratiques du culte en accord avec la paix intérieure de la communauté publique (chap. XIX), le «droit naturel» à la liberté de pensée et d’expression qui fait l’objet du chapitre suivant. ← (p. 127). Fénelon n’a pas de mots assez durs pour critiquer Spinoza et les spinozistes, «une secte de menteurs, et non de philosophes» : Lettre V sur l’existence de Dieu, Œuvres de Fénelon (Bib. de la Pléiade, II) pp. 794-795. Voir aussi : Yves Citton, L’envers de la liberté. L’évolution d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Ed. Amsterdam, 2006, p. 27. Comp. Fénelon, Démonstration de l’existence de Dieu (1718, IIe partie), Œuvres de Fénelon, II, p. 623. L’intitulé du chapitre III (Réfutation du spinozisme) a été ajouté par les éditeurs. Voir aussi Israel (note 53), pp. 544-545. Même Richard Simon «soupçonne que Spinoza lui sera toujours reproché comme un dangereux modèle» (Vernière, p. 141). (96) Friedmann (note 83), p. 194; J. Freudenthal (note 58), t. I, pp. 267-276; Israel (note 53), pp. 562-564; Hampshire (note 58), pp. viii-ix, pp. 33-51, p. 172; Stewart (note 53), p. 35, pp. 109-117, pp. 190-219. (97) Deleuze (note 83), pp. 72-73, pp. 137-138; voir aussi : Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza (PUF, 1963), pp. 50-58, p. 114. L’influence exercée par Descartes sur Spinoza n’est cependant pas douteuse, notamment en ce qui concerne les preuves de l’existence de Dieu. Voir : Henry Austryn Wolfson, La philosophie de Spinoza (traduit de l’anglais par Anne-Dominique Balmès, Gallimard, 1999; l’édition originale anglaise date de 1934), pp. 68-69; Lagneau (note 81), pp. 36-49; Léon Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains (PUF, 1951), pp. 153193; Pierre Lachièze-Rey, Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (Alcan, 1932). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 327 «En effet, tout homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de croyance, jamais, fût-ce de son bon gré, il ne saurait aliéner ce droit individuel (98). … Nul, disions-nous, ne saurait aliéner sa liberté de juger et de penser ce qu’il veut, et tout individu en vertu d‘un droit supérieur naturel, reste maître de sa réflexion» (99). Spinoza énonce une distinction entre la liberté de pensée et de religion et le pouvoir de l’autorité publique de limiter «le droit d’agir» auquel les membres de la communauté ont nécessairement dû renoncer (100). Cette distinction sera reprise par la Cour suprême des Etats-Unis : «Congress was deprived of all legislative power over mere opinions, but was left free to reach actions which were in violation of social duties or subversion of good order» (101). Plus encore que Hobbes, Spinoza est à la source de l’individualisme moderne et de la reconnaissance de droits fondamentaux inaliénables (102). Il s’est clairement exprimé à propos de la liberté qui était la plus contestée à son époque, la liberté de religion. Ainsi sa pensée a-t-elle pu être considérée comme «pré-révolutionnaire» (103) et il a exercé une grande influence sur le comte de Boulainvilliers (98) Tractatus theologico-politicus, Chap. XX, p. 897. (99) Eod. loco, p. 899. Stanislaus von Dunin-Borkowski (Aus den Tagen Spinozas, 2er Teil, Das neue Lehre, p. 302) rapproche le libéralisme de Spinoza de la position plus hésitante de Grotius. Or celui-ci, en sa qualité d’arminien, victime du synode de Dordrecht, aurait eu des motifs de plaider en faveur de la liberté d’expression. (100) Eod. loco, pp. 901-902. La Cour suprême des Etats-Unis a très largement reconnu la liberté du prosélytisme, en faveur notamment des Témoins de Jéhovah, souvent brimés par les autorités locales. Voir : F. Rigaux, La protection de la vie privée et des autres biens de la personnalité (Bruylant, Bruxelles, LGDJ, Paris, 1990), n° 62. Même solution en ce qui concerne la liberté de l’enseignement (op. cit., nos 6364). (101) Reynolds v. United States, 98 US 145, 164 (1878). Dans le même sens : Davis v. Benson, 133 US 333 (1890). Ces deux arrêts avaient pour objet la prohibition des unions polygamiques des Mormons. (102) Voir notamment : Calvetti (note 52), pp. 49-50, 146-161; Appuhn (note 54), pp. 127-130; Victor Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1893, reproduit chez Alcan, 1962), pp. 157-184 (103) Vernière (note 93), t. II, pp. 612-693. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 328 Rev. trim. dr. h. (70/2007) (1678-1722), qui fit pour son propre usage une traduction de l’Ethique (104). C’est donc au XVIIe siècle, avec Hobbes et Spinoza, que la doctrine du droit naturel prend une physionomie radicalement nouvelle. Alors que depuis l’Antiquité et selon une doctrine fixée par Thomas d’Aquin, à laquelle Bossuet et Pascal, ainsi que Grotius et Pufendorf étaient restés fidèles, le droit de la nature était un système objectif surplombant le droit positif, Hobbes et Spinoza le font basculer du côté des droits subjectifs. Il existe des droits individuels inaliénables qui peuvent faire éclater les institutions du droit positif. Tel est le fondement philosophique initial des droits de l’homme (105). IV. – De Hobbes à Kant John Locke (1632-1704) a publié à la fin de sa vie deux ouvrages de théorie politique : Two Treatises on Civil Government (1re éd. 1690). Le premier traité (An Essay concerning certain false principles) est dirigé contre la Patriarcha de Sir Robert Filmer (1re éd., 1680). Le second traité est intitulé : An Essay concerning the true original extent of Civil Government. Les deux parties sont, à des titres différents, liées à la situation politique de l’Angleterre dans les dernières années de la Restauration. Au théoricien de la monarchie de droit divin, Filmer, Locke oppose une société d’origine consensuelle dont tous les membres sont nés libres et égaux. Le second traité justifie l’état politique et social institué par la Glorieuse Révolution. La pensée de Locke doit beaucoup à Hobbes dont il n’a pas l’originalité ni la vigueur. Ses deux traités furent traduits en français dès 1691 (à Amsterdam) et il exerça une grande influence sur Voltaire et sur Montesquieu. Son idéal est une monarchie tempérée, contrôlée par le peuple et garantissant les droits individuels des citoyens, au premier chef la pro(104) Vernière (note 93), t. Ier, pp. 306-322; Israel (note 53), pp. 98, 507, 629637. Sans prendre Spinoza trop au sérieux, Voltaire en donne une vue assez compréhensive, manifestement inspirée de Bayle : Le philosophe ignorant (Amsterdam ou La Haye, 1756), XXIV, pp. 49-61. (105) Dans son ouvrage Droit naturel et histoire (note 63), Leo Strauss a très nettement marqué la césure entre le «droit naturel classique» (pp. 115-151) et «le droit naturel moderne» (pp. 152-219). Les auteurs qui, dès l’époque de la Révolution française, prennent une position critique à l’égard de la doctrine des droits de l’homme demeurent dans la mouvance du droit naturel classique. Bobbio place Grotius dans cette mouvance et l’estime beaucoup moins novateur que Hobbes et Spinoza (op. cit., note 65, pp. 51-56). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 329 priété. Celle-ci fait l’objet d’un «droit naturel», «non conventionnel», elle préexiste à la conclusion du contrat social et est garantie contre les «immixtions de l’autorité publique» (106). Pareille doctrine récuse la tradition du droit naturel thomiste, d’où l’importance de Locke dans l’histoire des droits de l’homme. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est un autre précurseur de la philosophie des droits de l’homme (107). Il doit à Hobbes plus qu’il ne veut le reconnaître et lui emprunte notamment sa théorie du contrat social. Il a, de l’Etat de nature initial, une conception diamétralement opposée à celle du philosophe anglais : l’homme est né bon et pacifique, sa nature le pousse à vivre en société, ce qui rejoint le modèle aristotélicien de l’origine des Etats, et c’est la société qui l’a corrompu (108). La toute-puissance que Rousseau reconnaît à la «volonté générale» n’est pas sans analogie avec les attributs de la «Souveraine puissance» chez Hobbes et chez Spinoza. Jonathan Israel a bien mis en relief la nature composite de la pensée de Rousseau qui se rattache pour partie aux Lumières radicales, pour partie aux Lumières modérées (109). Voltaire, qui n’a pas l’importance philosophique de Rousseau, est notable par l’action qu’il mena avec persévérance pour la réhabilitation de Jean Calas, négociant calviniste de Toulouse, dont le fils s’était pendu. Comme le père avait tenté de cacher le suicide, accusé (106) The Second Treatise, Chap. V, Of Property. Ce chapitre précède les chapitres ayant respectivement pour objet «Of Paternal Power» (ch. VI) et «Of Political or Civil Society» (Chap. VII). Pascal reste fidèle à la tradition thomiste; la propriété et les titres humains sont des créations de la société organisée : Trois discours sur la condition des grands, Œuvres (Ed. de la Pléiade), t. II, pp. 194-199. Comp. Magnard (note 75) pp. 221-222; Leo Strauss, Droit naturel et histoire (note 63); Pelluchon (note 63), p. 225. Aussi la principale fin de la formation d’un Commonwealth est-elle la protection de la propriété. Voir encore : Yves Charles Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne (PUF, 1995), pp. 172-196; MacPherson (note 60), p. 197; Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle (2 vol., Boivin, 1996), t. I, pp. 241242, 362-363. Comp. Jon Elsten, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste (Aubier, Montaigne, 1975). (107) J.J. Rousseau, Emile, L. I (Ed. de la Pléiade), t. IV, p. 288; L. II, p. 314; Livre V, p. 836. Il qualifie à plusieurs reprises Hobbes de sophiste : Lettre à Voltaire (18 avril 1756), t. IV, p. 1072; Emile, L. V, p. 836. Ou parle de sa «dangereuse doctrine» : Narcisse, préface, t. II, pp. 965-966. (108) J.J. Rousseau, Du conract social (1ère version), chap. II (Ed. de la Pléiade), t. III, p. 288; Ecrits sur l’abbé de St Pierre, t. III, pp. 606, 611. Voir : Yves Glaziou, Hobbes en France au XVIIIe siècle (PUF, 1993), pp. 231-284; Zarka (note 61), pp. 127-128; Polin (note 68), p. 248; Goyard-Fabre (note 62), p. 25, note 46, pp. 73-78; Rangeon (note 62), pp. 159-160. (109) Israel (note 53), p. 796. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 330 Rev. trim. dr. h. (70/2007) du meurtre de son fils, il fut condamné à mort et exécuté en 1762. Le mobile allégué était d’empêcher la conversion de son fils au catholicisme (110). Tous les éléments constitutifs de l’Affaire Dreyfus sont ainsi réunis dès le XVIIIe siècle, mais les efforts de Voltaire ne réussirent qu’à réhabiliter Jean Calas, non à lui sauver la vie. V. – Droits fondamentaux et dignité humaine selon Kant Héritier du subjectivisme de Hobbes et disciple de Rousseau, Immanuel Kant (1724-1804) est le penseur le plus considérable de la philosophie des Lumières. Il postule l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme mais il récuse toute tentative de démontrer ce qu’il tient pour des vérités essentielles de la morale. Sur ce point il est très proche de Descartes. Kant est l’un des principaux fondateurs de la doctrine philosophique des droits fondamentaux et il met celle-ci en liaison avec l’intangibilité de la dignité humaine, rejoignant ainsi les humanistes de la Renaissance, auxquels la notion subjective de droits de la personne était demeurée étrangère. L’impératif pratique est donc celui-ci : «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps, comme une fin et jamais comme un moyen» (111). L’idée sera répétée de manière plus succincte dans la Critique de la raison pratique sous l’intitulé : «Loi fondamentale de la raison pratique». «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps valoir comme principe de législation universelle» (112). L’analogie de cette golden rule avec le principal commandement de Jésus-Christ n’est pas douteuse. La même règle est aussi énoncée par Hobbes mais en des termes qui paraissent davantage inspirés (110) Voltaire, L’Affaire Calas, Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas et le jugement rendu à Toulouse, suivie de l’Histoire d’Elisabeth Canning et des Calas et du Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763), in Mélanges (Bibl. de la Pléiade, 1961), pp. 525-650. Voir aussi la Relation de la mort du chevalier de La Barre (pp. 773-785). (111) Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), traduction de Victor Delbos revue par Ferdinand Alquié, Œuvres philosophiques (Bibl. de la Pléiade), t. II (1984), p. 295. (112) Critique de la raison pratique (1788), §7, traduction de Luc Ferry et Heinz Wisman, Œuvres, t. II, p. 643. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 331 par l’instinct rationnel de chaque individu (113). C’est toutefois dans deux passages d’un ouvrage ultérieur, La métaphysique des mœurs et le conflit des facultés, que l’influence kantienne sur la doctrine de la dignité humaine apparaît le plus nettement. Le respect (Achtung) dont nous devons faire preuve envers les autres ne saurait avoir pour fondement qu’ : «une maxime de restriction, par la dignité de l’humanité en une autre personne, de notre estime de nous-mêmes» (114). Et un peu plus loin : «L’humanité elle-même est une dignité; en effet, l’homme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c‘est en cela que consiste précisément sa dignité (sa personnalité), grâce à laquelle il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés, s’élevant par conséquent au-dessus de toute chose» (115). Le passage le plus significatif du dernier texte est celui qui associe dignité et personnalité : «und darin besteht eben seine Würde (die Persönlichkeit)» (116). A l’époque de Kant, mais indépendamment de lui, Spinoza, qui avait été vilipendé depuis sa mort (117) va connaître une réhabilitation posthume (118). Le premier à adhérer sans réserve au spino(113) S.A. Lloyd, «Hobbes’s Self-Effacing Natural Law Theory», 82 Pacific Philosophical Quarterly (2001), 285-308, reproduit dans Hobbes on Law (ed. by Claire Finkelstein, Ashgate, 2005), pp. 187-210; Gregory S. Kavka, «Right Reason and Natural Law in Hobbes’s Ethics», 66 Monist (1983), 120-133, reproduit dans Hobbes on Law, pp. 225-238. Voir aussi George Shelton, Morality and Sovereignty in the Philosophy of Hobbes (New York, St Martin’s Press, 1992). (114) La métaphysique des mœurs et le conflit des facultés (1796), II, Doctrine de la vertu, §25, traduction de Joëlle Masson et Olivier Masson, Œuvres …, t. III, p. 742. (115) Ibid., §38, pp. 758-759. (116) Metaphysik der Sitten, Kant’s Gesammelte Schriften, Bd VI, §38, p. 462. Comp. BVerfG (Tribunal constitutionnel fédéral), 16 juillet 1969, Mikrocensus, BVerfGE 27, 1, 6 : Es widerspricht der menschlichen Würde, den Menschen zum blossen Objekt im Staat zu machen. (117) Vernière (note 93), t. I, pp. 35, 122, 127, 135, 143, 183; Hazard (note 53), t. I, pp. 183-195; Hazard (note 106), t. II, pp. 44-46. (118) Cassirer (note 74), pp. 256-258, 285; Stewart (note 53), p. 277; Albiac (note 81), p. 429. A une époque plus récente, voir la commémoration du deux cent cinquantième anniversaire de la mort de Spinoza, 27 Bulletin de la Société française de philosophie (1927), 25-59, avec notamment une lettre de Bergson. Depuis, les étu→ this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 332 Rev. trim. dr. h. (70/2007) zisme est Gottlob Ephraim Lessing (1729-1781), ayant notamment dit : «si je devais me reconnaître en quelqu’un, je ne pourrais en désigner un autre». Georg Christoph Lichtenberg (1742-1789) a aussi émis une opinion très favorable à la philosophie de Spinoza (119). Dans son Histoire de la philosophie, Hegel place Spinoza à un très haut rang : «Spinoza ist Hauptpunkt der neueren Philosophie : Entweder Spinozismus oder keine Philosophie» (120). «Wenn man anfängt zu philosophiren, so muss man zuerst Spinozist sein» (121). «Es gibt keine reinerer und erhabener Moral, als Spinoza’s» (122). Hegel rejette aussi l’accusation d’athéisme formulée contre Spinoza : «Bei ihm ist zuviel Gott» (123). VI. – Les doctrines philosophiques négatrices des droits de l’homme Que les droits fondamentaux ne soient pas toujours respectés, même par ceux qui s’en prévalent, est une vérité d’expérience dont il suffit de faire mention. Il est plus significatif que certains régimes politiques se sont construits sur une dénégation plus radicale : l’Etat a une fin propre qui limite ses obligations à l’égard de ses sujets. Deux exemples historiques sont notables : la monarchie d’Ancien Régime qualifiée d’ «absolue» et les Etats totalitaires de l’époque contemporaine. Sans que les sujets de ces Etats soient pri← des sur Spinoza n’ont pas cessé de se multiplier. Voir notamment : Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Paris, Ed. Amsterdam, 2006). (119) Chronicon Spinozanum, t. I (1921), p. VII. Voir aussi Friedrich Heinrich Jacobi, Über die Lehre des Spinoza in Briefen an den Hernn Moses Mendelsohn (1785), éd. Meiner, 2000, notamment p. 22 et s.; Prof. Mulert, «Schleiermacher über Spinoza und Jacobi», Chronicon Spinozanum, t. III (1923), pp. 295-316. Sur l’admiration de Schelling pour Spinoza, voir : Albiac (note 80), pp. 422-427. Au milieu du siècle, Heine émit une opinion non moins admirative. Voir : Lloyd (note 113), p. 15 et Heinrich Heine, «Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland» (1834, 2e éd., 1839), Heines Werke, t. IX, pp. 159, 209-211. (120) Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie (4e Aufl., StuttgartBad Cannstadt, Friedrich Fromman Verlag, 1965), t. III, p. 374. (121) Eod. loco, p. 376. (122) Eod. loco, p. 404. (123) Eod. loco, p. 374. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 333 vés de tout droit, l’idée que des prérogatives individuelles puissent faire obstacle à la toute-puissance du souverain est étrangère à la définition de l’Etat. En dehors des théoriciens du droit qui se sont mis au service d’une politique étatique négatrice des droits fondamentaux, il existe des courants de pensée auxquels une forme d’honorabilité philosophique ne saurait être déniée mais qui ont combattu, parfois avec vigueur, la notion de droits de l’homme. De même que la philosophie des Lumières a soutenu la reconnaissance de droits individuels inaliénables, la campagne qui s’est déclenchée contre les Lumières, ce que certains ont appelé les antiLumières (124), s’est efforcée de dénigrer le statut philosophique des droits de l’homme. Appartiennent aux traits essentiels de ces courants de pensée, une confiance aveugle dans la tradition, le conservatisme politique et social et le respect des valeurs religieuses, sinon l’adhésion à ces valeurs; des philosophes projettent jusqu’à la première moitié du XXe siècle la nostalgie de l’Ancien Régime. L’un des plus notables des philosophes de la tradition a précédé la Révolution française. Il s’agit d’un Napolitain, Giambattista Vico (1688-1744), qui critiqua le rationalisme cartésien et édifia sa philosophie de l’histoire dans un ouvrage publié en 1725 : Principii di une scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, traduit en français par Michelet sous le titre Principes de la philosophie de l’histoire (1835) (125). L’audience de Vico fut, de son vivant, restreinte, ce qui ne fut pas le cas de Johann Gottfried Herder (1744-1803), qui publia en 1774 Une autre philosophie de l’histoire (126). Il s’agit d’un pamphlet dirigé contre l’Ecole de droit naturel, affirmant que «l’humanité est dirigée non par elle-même mais par la Providence» et se portant «à la défense d’une civilisation chrétienne et communautarienne en voie d’extinction» (127). Herder est très hostile à la France et à Voltaire, lequel lui paraît l’expression la plus influente des Lumières françaises, il conjugue l’universalisme chrétien avec la conscience historique de l’esprit du peuple (Volksgeist), concept qui acquerra plus tard une (124) Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide (Fayard, 2004). (125) Mark Lilla, G.B. Vico, The Making of an Anti-Modern (Harvard Univ. Press, 1993). Sur Vico et l’influence qu’il a exercée sur Benedetto Croce, voir Sternhell (note 124), pp. 443-457. (126) Eine Philosophie der Geschichte, éd. bilingue avec l’introduction et la traduction de M. Rouché (Paris, Aubier, 1964). (127) Sternhell (note 124), pp. 98-99, p. 101. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 334 Rev. trim. dr. h. (70/2007) connotation fâcheuse. Toutefois, le bilan de Herder n’est pas totalement négatif : il fut le maître à penser – et, pour certains d’entre eux, le professeur – des patriotes inspirant le réveil national des peuples du Sud-Est européen (128). Les plus notables de ces disciples de Herder furent un Croate, Ljudevit Gaj (1809-1872), et un Serbe, Vuk Karadzié (1787-1864), qui contribuèrent à la formation d’une langue commune qui s’appellera «serbo-croate» et dont le prestige n’a pas survécu à la dissolution de la Yougoslavie (129). Deux écrivains contre-révolutionnaires, Edmund Burke (17291797) et Joseph de Maistre (1753-1821), puisent directement leur inspiration dans leur hostilité aux hommes de 89. Edmund Burke, politicien d’origine irlandaise, publie en 1790 un vigoureux pamphlet intitulé : Reflections on the Revolution in France. Les idées de Burke sont simples, il emprunte à Hobbes sa doctrine du contrat que les citoyens ont conclu de temps immémoriaux, le trône et l’autel sont les socles sur lesquels s’est édifiée la civilisation anglaise, l’inviolabilité de la propriété a Locke pour origine, ces trois valeurs étant menacées de destruction par la Révolution en France. Comme tous les traditionalistes Burke est contraint au choix entre des traditions concurrentes et à l’instar de la plupart d’entre eux il se rallie à la plus récente : l’Eglise d’Angleterre est préférée à l’Eglise romaine, la lignée des Stuarts cède devant la dynastie hanovrienne, ce double choix était parfaitement cohérent, Jacques II ayant été écarté sous l’accusation de papisme. Burke est demeuré une figure respectée aux Etats-Unis d’Amérique, non seulement parce qu’il avait été hostile à la politique américaine du gouvernement de Georges III (130) mais surtout parce qu’il exprime avec éloquence (128) Voir notamment : Charles Taylor, Hegel (Cambridge Univ. Press, 1975), pp. 13-25, 82, avec des citations significatives des écrits de Herder; George L. Mosse, Toward the Final Solution : A History of European Racism (New York, Howard Fertig, 1978), pp. 32-38; Edward Said, L’orientalisme, L’Orient créé par l’Occident (trad. franç. de Orientalism (1978), Ed. du Seuil, Paris, 1980), pp. 117, 140-141; Barbara Jelavich, History of the Balkans, Eighteenth and Nineteenth Century (2 vol., Cambridge Univ. Press, 1983), t. Ier, pp. 172-173; Maria Todorova, Immaginando i Balcani (trad. it. de Imagining the Balkans (Oxford Univ. Press, 1977), Argo Lecce, 2002, pp. 211-212. (129) John R. Lampe, Yugoslavia as History (Cambridge Univ. Press, 2000), pp. 43-44; L.S. Stavrianos, The Balkans since 1453 (New York Univ. Press, New York, 2000), p. 264; Paul Garde, Le discours balkanique, Des mots et des hommes (Fayard, 2004), pp. 227-232, 249, 369. (130) Edmund Burke, «Conciliation with America», Speech of Edmund Burke, Esq., On Moving his Resolution for Conciliation with the Colonies, March 22nd 1775 (third Edition, 1775), in Burke, Pre-Revolutionary Writings (Cambridge Univ. Press, 1993), pp. 193-269. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 335 une politique de prudence (prudential) excluant la «métaphysique» de la Révolution française (131). D’une toute autre stature est le comte Joseph de Maistre. Dans une production étendue, un ouvrage émerge, qui demeure très lisible aujourd’hui : Les soirées de Saint-Petersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence (132). Le sous-titre annonce la couleur. Le gouvernement providentiel est exercé à la faveur de lois rigoureuses administrées par les «gardiens des vérités conservatrices» : «Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’état d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices; d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien; ce qui est juste et ce qui est faux dans l’ordre matériel et spirituel : les autres n’ont pas le doit de raisonner sur ces sortes de matières» (133). Et il renchérit : «Pourquoi a-t-on commis l’imprudence d’accorder la parole à tout le monde? C’est ce qui nous a perdus» (134). Au service d’idées déjà périmées sous la Restauration, Maistre use d’une plume habile et souvent spirituelle. Critiquant le «système grossier» de Locke qui «a déchaîné le matérialisme», il reproduit une phrase de la préface de l’Essai sur l’entendement humain : «J’espère, y dit Locke, que le lecteur qui achètera mon livre ne regrettera pas son argent. Quelle odeur de magasin» (135)! (131) Anthony T. Kronman, «Precedent and Tradition», 99 The Yale Law Journal (1990), 1029-1068, p. 1055. Voir aussi : Ernest Young, «Rediscovering Conservatism : Burkean Political Theory and Constitutional Interpretation», 72 North Carolina Law Review (1994), 619-724; James G. Wilson, «Justice Diffused : A Comparison of Edmund Burke’s Conservatism with the Views of Five Conservative, Academic Judges», 40 Univ. of Miami Law Review (1986), 913-975; Alexander M. Bickel, The Morality of Consent (New Haven and London, Yale Univ. Press, 1975), pp. 3-25; Toni M. Massaro, «Gay Rights, Thick and Thin», 49 Stanford Law Review (1996), 45-110, p. 46, p. 86. (132) Paris, Librairie grecque, latine et française, 1821, 2 vol. Sur l’actualité de Maistre, voir notamment : Joseph de Maistre, Les dossiers H. (L’Age d’Homme, Lausanne, 2005). (133) J. de Maistre (note 132), t. II, p. 146. Gabriel Tarde (1843-1904) exprime une opinion assez favorable à de Maistre qu’il met en parallèle avec Auguste Comte : Les transformations du pouvoir (Paris, Alcan, 1899). (134) Eod. loco, t. Ier, p. 147. (135) Eod. loco, t. Ier, p. 450. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 336 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Le persiflage atteint la cible si l’on se souvient que le nerf des théories de Locke est la justification du droit de propriété et la théorie du marché. Voltaire qui, on peut s’y attendre, est l’une des «bêtes noires» de l’auteur n’est pas mal touché quand Maistre écrit : «Voltaire, avec ses cent volumes ne fut jamais que joli» (136). Plus encore que Voltaire, l’ennemi à abattre est le protestantisme : «Lue sans notes et sans explication, l’Ecriture sainte est un poison» (137). Et l’écrivain de condamner : «Le dogme insensé et cependant fondamental du protestantisme, le jugement particulier» (138). L’attitude de Maistre à propos de l’affaire Calas, sur laquelle Voltaire, précisément, s’était illustré, préfigure les positions d’une partie de l’opinion française à l’époque de l’Affaire Dreyfus. Et d’abord le maintien d’un doute sur une innocence cependant avérée. «Rien de moins prouvé, messieurs, je vous l’assure, que l’innocence de Calas». Suit une résignation aisée à la punition d’un innocent : «Mais laissons là Calas. Qu’un innocent périsse, c’est un malheur comme un autre, c’est-à-dire commun à tous les hommes. Qu’un coupable échappe, c’est une autre exception du même genre» (139). Souvent associé à Maistre, le marquis de Bonald est de moindre envergure mais il professe un conservatisme aussi étroit (140). (136) Eod. loco, t. Ier, p. 272. Les italiques sont dans le texte. (137) Eod. loco, t. II, p. 343. (138) Eod. loco, t. II, p. 344. Les italiques sont dans le texte. Ce passage conclut le onzième et dernier entretien. (139) Eod. loco, t. Ier, p. 46, p. 47. (140) Louis-Antoine de Bonald (1754-1840). Voir : Paul Bourget et Michel Salomon, Bonald (Paris, Libr. Bloud et Cie, 1905). L’introduction écrite par Bourget est suivie d’extraits de l’œuvre de Bonald, notamment la Législation primitive, considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison, précédée de l’essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ou du pouvoir, du ministre ou du sujet dans la société (1re éd., 1802), et d’un texte très critique de la législation du divorce, remontant à 1796. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 337 Au milieu du XIXe siècle, les deux figures les plus représentatives de l’intelligentsia française adhèrent sans réserve à un programme conservateur et à la nostalgie de l’Ancien Régime. Le phénomène est d’autant plus notable qu’ils sont, l’un et l’autre, éloignés de l’Eglise catholique. L’une des œuvres majeures d’Hippolyte Taine (1828-1893), Les origines de la France contemporaine (sept volumes, 1876-1896), attribue à la Révolution française l’origine des maux actuels de la France. C’est également la défaite de 1870 qui va inspirer à Ernest Renan (1823-1892) La réforme intellectuelle et morale (1871), déjà précédée de La Monarchie constitutionnelle en France (1869) (141). Dès les premières pages de La réforme intellectuelle, le ton est donné : «Enervée par la démocratie, démoralisée par sa prospérité même, la France a expié de la manière la plus cruelle ses années d’égarement. La raison de ce fait est dans l’importance même de la France et dans la noblesse de son passé». Une page plus loin, la suite est à l’avenant : «Ce parti républicain, qui, plein des funestes erreurs qu’on répand depuis un demi-siècle sur l’histoire de la Révolution, s’est cru capable de répéter une partie qui ne fut gagnée, il y a quatre-vingts ans, que par suite de circonstances tout à fait différentes de celles d’aujourd’hui, s’est trouvé n’être qu’un halluciné, prenant ses rêves pour des réalités» (142). Deux exemples extérieurs ont guidé la réflexion de Renan, d’un côté l’Angleterre et sa monarchie tempérée sur laquelle l’auteur reprend les idées de Burke et, de l’autre, l’Allemagne dont le sérieux et la solidité avaient fasciné Renan dès ses années de jeunesse. Elément commun aux deux exemples étrangers : le protestantisme avantageusement comparé au catholicisme (143). Dans sa lettre à M. Strauss, Renan écrit : «J’étais au séminaire Saint-Sulpice vers 1843, quand je commençai à connaître l’Allemagne par Goethe et Herder» (144). (141) La Réforme intellectuelle et morale (Michel Lévy, 6 novembre 1871), reproduit dans : Œuvres complètes d’Ernest Renan, t. I (Calmann-Lévy, 1947), p. 321; «La monarchie constitutionnelle en France», Revue des Deux-Mondes, 1er nov. 1869, reproduit dans : Œuvres complètes, t. I, p. 477. (142) Œuvres complètes, t. I, pp. 333, 334. (143) Œuvres complètes, t. I, pp. 392-393. (144) «Lettre à M. Strauss», Œuvres complètes, t. I, pp. 437-438. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 338 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Publiée durant la dernière année du Second Empire, La Monarchie constitutionnelle en France est un plaidoyer en faveur de ce régime politique, qui débute par un éloge de la monarchie capétienne dont est donnée une vue sacralisée par l’appareil religieux dont la royauté est entourée. Ainsi : «Le meurtre du 21 janvier est, au point de vue de l’idéaliste, l’acte de matérialisme le plus hideux, la plus honteuse profession qu’on ait jamais faite d’ingratitude et de bassesse, de roturière vilenie et d’oubli du passé» (145). Après la nostalgie de l’Ancien Régime, le principal regret de Renan est que la Monarchie de Juillet n’ait pu, à l’exemple de Guillaume III en Angleterre, enraciner la branche cadette de la Maison de Bourbon, bien que le passé de la famille d’Orléans inspire quelque réticence à l’auteur : «Ce fut un fait grave que le père du nouveau roi eût pris à la Révolution une part considérable» (146). Taine engendra Paul Bourget, plus connu par ses fades romans mondains que par son mépris de la démocratie. Il écrivit une préface à l’ouvrage d’Ernest Psichari, Le voyage du centurion (147), dans lequel sont glorifiées l’association de l’Evangile et de l’épée, la diffusion de la religion à la faveur de la conquête coloniale. Le représentant le plus notable du courant des «anti-Lumières» à cette époque est Maurice Barrès (1862-1923), qui fut député boulangiste de Nancy (1889) et est l’auteur de romans dans lesquels il expose les principes de son nationalisme. Il fut, avec Renan, l’un des ins(145) Œuvres complètes, t. I, p. 488. (146) Ibid., p. 492. Part, il est vrai, plus symbolique que réelle : le père de LouisPhilippe, qui siégeait à la Convention sous le nom de Philippe-Egalité, avait voté la mort du roi. (147) Trois ouvrages de Psichari conjuguent la foi chrétienne avec un nationalisme exalté : L’appel des armes (1912); Le voyage du centurion (1915), préfacé par Bourget, et Les voix qui crient dans le désert, souvenirs d’Afrique, avec préface du Général Mangin. Les deux derniers ouvrages ont reçu une publication posthume, Psichari étant tombé au combat le 12 août 1914 à Rossignol (Belgique). «La colonisation de la Mauritanie est une oeuvre civilisatrice justifiée par la supériorité des Français sur les Maures» (Le voyage …, pp. 56, 87-88, 167; Les voix …, pp. 80-81, 92, 275). Paul Bourget tient pour bienfaisants l’impérialisme anglais en Inde et celui de la France au Maroc : «les Anglais et les Français sont supérieurs aux Hindous et aux Marocains, parce qu’ils représentent en face du Boudhisme et de l’Islam, tout simplement la Chrétienté» («Impérialisme» dans Nouvelles pages de Critique et de Doctrine (Plon), t. II, pp. 15-164, 158-159. Le texte est daté de 1920. Barrès, Bourget et Psichari ne sont pas les seuls exemples d’une philosophie politique hostile aux Lumières. Voir : Henri Guillemin, Nationalistes et «nationaux» (1870-1940), (Idées, Gallimard, 1974). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 339 pirateurs de Charles Maurras (1868-1952), qui lança un mouvement politique monarchiste appuyé par un quotidien, L’Action française. Maurras avait soutenu Mussolini et Franco mais non Hitler car il était hostile à l’Allemagne. La pensée d’extrême-droite qui vilipendait la doctrine des droits de l’homme apporta son soutien au gouvernement de Vichy présidé par le maréchal Pétain. Qualifié par Maurras de «divine surprise» (148), ce gouvernement conduisit une politique réactionnaire et antisémite répondant aux attentes de la pensée anti-libérale. En Allemagne, l’un des principaux critiques du libéralisme de la République de Weimar, Carl Schmitt, qui ne devint, le même jour que Heidegger, membre du parti nationalsocialiste qu’après la prise de pouvoir par Hitler, appartenait à ce qu’on a appelé la «révolution conservatrice», dont un autre membre notable fut Ernst Jünger, celui-ci moins compromis que ceux-là avec la dictature (149). Que des penseurs notables de la France, «patrie des droits de l’homme», aient pu, durant deux siècles, alimenter une pensée très hostile aux Lumières, ne saurait étonner si l’on rappelle que les Etats-Unis ont connu et, sans doute, connaissent encore, une semblable dérive. L’esclavage jusqu’à la Guerre de Sécession et les discriminations raciales et sexuelles jusqu’au milieu du XXe siècle (148) Selon Frédéric Mégret, «‘War’? Legal Semantics and the Move to Violence», 13 European Journal of International Law (2002), 361-399, p. 368, note 45. (149) Pour un rapprochement entre ces trois membres de l’intelligentsia anti-libérale, voir : Christian Graf von Krockow, Die Entscheidung. Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt, Martin Heidegger (Göttinger Abhandlungen zur Soziologie, 3. Band, 1958, Ferdinand Emke Verlag, Stuttgart). Les œuvres de Schmitt comme la pensée de Heidegger suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt qui s’explique sans doute par le succès du néo-conservatisme. Dans le domaine de langue anglaise voir : «Carl Schmitt : Legacy and Respect : An International Conference in New York City», 21 Cardozo Law Review (2000), 1409; D.A. Jenny Telman, «Should we Read Carl Schmitt Today?», 19 Berkeley Journal of International Law (2001), 127-160; Ellen Kennedy, «‘Hostis non Inimicus’, Towards a Theory of the Public in the Works of Carl Schmitt», 10 Canadian Journal of Law and Jurisprudence (1997), 35-47; Gabriel L. Negretto and Joe Antonio Aguilar Rivera, «Liberalism and Emergency Powers in Latin America : Reflections on Carl Schmitt and a Theory of Constitutional Democracy», 21 Cardozo Law Review (2000), 1797-1823; Martti Koskenniemi, «Carl Schmitt, Hans Morgenthau, and the Image of Law in International Relations», in M. Byers (ed.), The Role of Law in International Politics : Essays in International Law and International Relations (2000), pp. 17-34; Anthony Carty, «Carl Schmitt’s Critique of Liberal International Legal Order Between 1933 and 1945», 14 Leiden Journal of International Law (2001), 25-76; Mark Lilla, «The Enemy of Liberalism», The New York Review of Books, May 15, 1997, 38-44. Ont une approche nettement plus critique : Yves Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt (PUF, 2005); Raphael Gross, Carl Schmitt et les Juifs (PUF, 2005). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 340 Rev. trim. dr. h. (70/2007) furent justifiés par la religion et par des considérations à prétention scientifique. La différence des races et celle des sexes, l’attribution de fonctions propres aux hommes et aux femmes furent longtemps justifiées par la volonté divine. C’est Dieu qui a réparti les races dans des pays différents, souvent éloignés les uns des autres, et pour respecter le plan divin il faut maintenir la séparation des races, notamment par l’interdiction des mariages interraciaux. Entre la race et le sexe il existe un parallèle troublant : loin d’être imputables à une volonté divine, les discriminations ont été créées par l’homme (de même que les migrations, souvent imposées aux plus faibles, ont troublé l’apparente harmonie de peuplements distincts), et elles favorisent les détenteurs du pouvoir, les blancs contre les personnes de couleur, les hommes contre les femmes. Aussi la femme de couleur est-elle victime d’une double discrimination. En Amérique comme dans l’Allemagne nazie la femme de race supérieure était protégée contre les entreprises d’un homme de race inférieure, en revanche les femmes de race inférieure étaient soumises au bon vouloir des hommes de la race dominante. Pareille idéologie inégalitaire se laisse encore observer lors du traitement des poursuites du chef de viol : les accusations portées par une femme de condition inférieure sont jugées peu crédibles, une tendance à la promiscuité lui est aisément imputée, l’idée qu’une femme est gratifiée par les attentions masculines est une survivance de stéréotypes dépassés (150). L’étiolement des convictions religieuses a été relayé par une forme de racisme scientifique. L’une des critiques les plus radicales de la doctrine des droits de l’homme n’est pas issue des milieux conservateurs : «Que les droits de l’homme ne délivrent pas l’homme de la religion, mais lui offrent la liberté religieuse; qu’il ne le délivrent pas de la propriété, mais lui offrent la libre propriété; qu’ils ne le délivrent pas du sordide gagne-pain, mais lui accordent au contraire la liberté de la profession» (151). Le néoconservatisme américain (Neocon), qui restitue à Burke le rôle de penseur politique majeur, est aussi une remise à jour du combat contre les Lumières. Outre l’ouvrage déjà un peu ancien de Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man (New York, Avon Books, 1993), il faut citer le livre de Gertrude Himmel(150) Voir notamment : F. Rigaux, Plaisir, interdits et pouvoir (Kluwer, 2000), 81-83, 271-277. (151) Friedrich Engels et Karl Marx, La sainte famille, Œuvres (Bibl. de la Pléiade), t. III, p. 550. nos this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 341 farb, The Road to Modernity : The British, French, and American Elightenments (New York, Knopf, 2004). Les Lumières anglaises et américaines y sont mises en contraste avec les Lumières françaises, destructrices de la morale et de la société. L’époux de Himmelfarb, Irving Kristol, est l’auteur d’un ouvrage intitulé : Neoconservatism : The Autobiography of an Idea (Chicago, Elephant Paperbacks, 1999, 1st ed., 1995) (152). Conclusion La source philosophique de la doctrine des droits de l’homme est la découverte du sujet. Descartes a eu un rôle essentiel en recherchant le sujet du Cogito : la conscience de sa pensée conduit le sujet à l’être. Toutefois, Descartes n’a pas été retenu parmi les sources immédiates de la protection des droits fondamentaux parce qu’il a été victime d’un double blocage : d’une part son adhésion inconditionnelle aux dogmes essentiels de l’Eglise catholique, existence d’un Dieu créateur dont l’essence est toute spirituelle, distinction rigide entre l’âme et le corps, jugée indispensable à la croyance en une survie individuelle et, d’autre part, affirmation d’un loyalisme monarchique hostile à toute évaluation critique des institutions alors en vigueur en France. L’homme est, selon Descartes, «maître et possesseur» de la Nature (153), dont les lois ont été posées par Dieu à l’instar des décrets émanant d’un roi tout-puissant (154). La construction cartésienne s’enferme dans une logique imparable, non sans présenter les failles qui ont permis la réflexion critique menée par Hobbes et par Spinoza. Les successeurs immédiats de Descartes, Malebranche et Leibniz, ont maintenu le dualisme de l’âme et du corps sans réussir à démonter les relations unissant l’une à l’autre ces deux substances. (152) Voir aussi : The Neocon Reader (Irwin Stelzer, dir.), New York, Grove Press, 2004; Gertrude Himmelfarb, The Moral Imagination : from Edmund Burke to Lionel Trilling (Chicago, Ivan R. Dee, 2006). (153) Descartes, Discours de la méthode, 6e partie, Œuvres et Lettres (Ed. de la Pléiade, 1992), p. 168. Idée que Descartes partage avec Bacon : Novum Organum, Aphorismi de interpretatione naturae et regno hominis, I, vol. I, p. 157; CXXI, I, p. 122. (154) «Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume» (Lettre du 15 avril 1630 au Père Mersenne, Œuvres et Lettres, p. 933). La même analogie est faite par Bossuet : «On obéit; on obéit à Dieu; au obéit au Roi, qui est le représentant de Dieu sur la terre» : Hazard (note 52), t. Ier, p. 268. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 342 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Kant a lui-même recueilli une partie du legs de la tradition jusnaturaliste objectiviste. Il reste fidèle aux discriminations usuelles à son époque, entre l’homme et la femme, par exemple, ainsi qu’aux interdits sexuels les plus traditionnels. «La communauté sexuelle (commercium sexuale) est l’usage réciproque que les hommes font des organes et des facultés sexuelles des autres (usus membrorum et facultatum sexualium alterius) et cet usage est ou naturel (celui par lequel on peut procréer son semblable) ou contre nature, et ce dernier est ou tourné vers une personne de même sexe ou vers un animal d’une autre espèce que l’homme; ces transgressions des lois, ces crimes contre nature (crimina carnis contra naturam) que l’on qualifie aussi d’innommables, en tant que lésion faite à l’humanité en notre propre personne, aucune restriction ni aucune exception ne saurait les soustraire à une totale réprobation» (155). Le langage est celui des ouvrages de théologie morale hérités de la scolastique, tandis que les conceptions plus libérales de l’Antiquité païenne ont été totalement oblitérées. En dépit de ces restrictions qui s’adressent à certaines applications de la doctrine des droits de l’homme faites par Kant lui-même, la philosophie kantienne reste le fondement théorique le plus sûr de la protection des droits individuels et de leur lien avec l’intangibilité de la dignité humaine. Hobbes et Rousseau raisonnent au départ d’un présupposé, l’existence d’un état de nature ayant précédé la constitution de la première société civile. Ils s’accordent aussi sur le modèle contractuel du premier engagement social, mais ils divergent l’un de l’autre à propos de ce qu’était l’état naturel préexistant. Sur le terrain ouvert par Machiavel, Hobbes y discerne une lutte féroce pour l’acquisition de moyens d’existence misérables. La guerre civile est perçue comme un retour à un état irrémédiable de belligérance. Le pessimisme de Pascal s’explique par le désastre du péché originel, qui aurait été précédé d’une vie édénique (156). Rousseau a une vision toute différente : au commencement, les hommes vivaient dans la paix et la concorde, c’est la société qui les a corrompus en (155) La métaphysique des mœurs et le conflit des facultés (1791), I, Doctrine universelle du droit, §24, (Œuvres) t. III, pp. 535-536. Dans le même sens, la nature et la systématisation de l’union des sexes chez Locke, Second Treatise, chap. VII., pp. 78-83. (156) Comp. Locke, Second Treatise, Chap. VI, §56 : Adam was created a perfect Man. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 343 instituant l’esprit de compétition qui prévaut dans la société policée du XVIIIe siècle. Bien qu’ils aient écrit à une époque de conquêtes coloniales, ni Hobbes ni Rousseau ne tirent argument des sociétés réellement existantes parmi les populations «sauvages». Qu’il soit cruel ou idyllique, l’état de nature auquel se réfère la philosophie politique européenne ne se réfère à aucune réalité historique. Il s’agit d’une fiction soutenant une construction théorique (157). Le silence de Hobbes est d’autant plus étonnant que son protecteur, William Lord Cavendish, l’avait introduit comme partenaire (partner) de la Virginia Company et qu’un voyageur contemporain a décrit l’organisation des peuples indiens de la Virginie (158). Hobbes défend une conception assez éclairée de la colonisation, y voyant un moyen de remédier à la surpopulation des Iles britanniques, pourvu que les indigènes soient traités humainement (159). En revanche, van den Enden et Plockoy soutiennent des vues radicales concernant les Indiens de la Nouvelle Hollande, «un peuple noble et qui était sans artifice» (160). Montaigne décrit longuement les mœurs et coutumes des «Indiens du Brésil» rapportées par des voyageurs français y ayant débarqué en 1557 (161). Le silence de Hobbes et de Rousseau est d’autant plus regrettable. La raisonnement économique de Locke lui fait attribuer à la force de travail 99% des biens de la nature acquis par l’homme, ce qui lui permet de déprécier le niveau de vie des nations américaines, «Who are rich in land and poor in all the comforts of life» (162). Dès le XVIe siècle, de nombreux récits de voyage ont décrit les peuples colonisés, avec plus de souci de pittoresque ou de prosélytisme que de vérité. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’une science nouvelle est née, l’ethnologie, laquelle s’efforce de décrire et d’analyser les institutions des «peuples premiers». On n’oserait dire que l’hypothèse de «l’état de nature» y a trouvé une confirmation. Telles (157) Goyard-Fabre (note 62), pp. 58-62; Polin (note 68), pp. 86-88; Strauss (note 63), p. 104; Zarka (note 61), p. 128; Rangeon (note 62), pp. 62-63. Comp. la reconstitution, également fictive et d’inspiration pessimiste, proposée par Lucrèce, De rerum naturae, V, 925 et s. (158) Malcolm (note 53), pp. 53-79. L’ouvrage cité par cet auteur est : Samuel Purchas, Purchas, his Pelgrimage, or Relations of the World and the Religious Observance in the Ages and Places Discovered from the Creation until this Present, (3d ed., London, 1617, p. 948). Voir aussi : Rogow (note 58), p. 75, p. 141. (159) Malcolm (note 53), pp. 441-442. Voir Leviathan, XIII, XXX. (160) Israel (note 53), p. 218. (161) Montaigne, Essais, L. I, ch. XXXI. (162) Locke, The Second Treatise, chap. V, §§40-41. Voir aussi chap. VIII, §108. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 344 Rev. trim. dr. h. (70/2007) qu’elles se présentent à l’époque tardive où elles ont pu être observées, les sociétés premières offrent un degré déjà élevé de sophistication (163). L’enquête d’ethnologie de la parenté occupe une place de choix dans le système constitutif des sociétés les plus anciennes (164) et l’ouvrage de Claude Lévi-Straus sur Les structures élémentaires de la parenté (165) est particulièrement notable à cet égard. La réduction des peuples soumis à la colonisation à un état d’anarchie et d’inorganisation correspondant au mythique état de nature de Hobbes a favorisé les entreprises des conquérants, qui ont mis en œuvre une notion juridique du droit privé romain, celle de la terra nullius, que l’agresseur acquérait par la seule occupation (166). Une phraséologie qui perdurait encore lors du cinquième centenaire de l’agression coloniale contre les Indiens d’Amérique qualifie celle-ci de «découverte» et non de «conquête». La doctrine de la découverte (discovery) traite les territoires des peuples colonisés comme privés d’existence avant la colonisation (167). Selon le Chief Justice Marshall, les Indiens étaient des «sauvages» (savages), que les colonisateurs ont la tâche de conduire à la religion chrétienne et à la civilisation (168). Faut-il retourner à la doctrine aristotélicienne de «l’homme animal politique» (politikon zoon) (169) écartée par Hobbes (170)? (163) Voir notamment : Jean Poirier, «Histoire de la pensée ethnologique», Ethnologie générale (Encycl. de la Pléiade, 1968), pp. 3-179. (164) Jean Guiart, «L’enquête d’ethnologie de la parenté», Ethnologie générale, pp. 200-213. (165) 1ère éd., 1947, 2e éd., 1967 (Mouton, La Haye, et Maison des Sciences de l’Homme). (166) La Cour suprême des Etats-Unis eut recours à cette théorie pour motiver l’occupation des territoires indiens par les colons européens : F. Rigaux, «L’autorité du juge constitutionnel : le droit fédéral des Indiens à la cour suprême des EtatsUnis» in Le Juge : une figure d’autorité (L’Harmattan, 1996), pp. 409-458. (167) Tee-Hit-Ton Indians v. United States, 348 US 272, 279-280 (1955). Sur «la doctrine de la terra nullius», voir : Michael Asch, «Les structures élémentaires de la parenté et la pensée politique occidentale», 59 Les Temps modernes, n° 628 (2004), pp. 201-231. (168) Johnson v. M’Intosh, 21 US (8 Wheat) 543, at 590 (1823). (169) Aristote, Politique, I, 1253 a. (170) L’introduction au Leviathan qualifie l’Etat (ou Commonwealth) d’Artificial Man. Pour une critique d’Aristote sur ce point, voir : Leviathan, XV, 77; XVII, 86. Dans ce dernier passage Hobbes évoque l’opinion d’Aristote sur les animalia politica, les abeilles et les fourmis, pour les opposer aux sociétés humaines : les premières sont naturelles, les secondes naissent d’un contrat (Covenant) et sont, par conséquent, artificielles. Sur l’origine des sociétés, comp. Polybe, Histoire, L. VI, 5-6 (Ed. de la Pléiade, 1988), p. 472. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 345 L’enseignement des recherches et des réflexions ethnologiques contemporaines indiquerait que le processus d’hominisation fut nécessairement accompagné, puis accéléré, par la formation d’institutions, d’une organisation de la vie en commun dont ne sont pas dépourvus les primates supérieurs ni même les grands mammifères vivant en liberté, ce qui est tout différent des animalia politica décrits par Aristote. Les sociétés animales se constituent autour des signaux qui y sont échangés et qui se sont diversifiés par sélection naturelle. Les singes sont les exemples les plus souvent cités ainsi que les oiseaux migrateurs (171). Les cétacés se placent au premier rang parmi les mammifères en raison de leur cerveau six fois plus développé que celui des humains et dont le néocortex contient plus de circonvolutions : «Whales speak to other whales in a language that appears to include also abstract mathematical poetry. They have also developed interspace communications with dolphins. Whales are the most socialized of all mammals» (172). La coupure radicale tracée par Descartes entre l’homme et l’animal et le dualisme corps-esprit apparaissent encore à Malebranche et à Leibniz comme des exigences de la croyance en l’immortalité de l’âme. Pour survivre à la dissolution du composé corps-âme, il fallait supposer la nature spirituelle d’un des deux éléments constitutifs de l’être humain; c’est en vertu de son immatérialité que l’âme avait accès à l’immortalité. Commun à Descartes et à Malebranche, la théorie de l’animal-machine fermait aux animaux toute vie au-delà de la mort. La logique interne des grands systèmes philosophiques est souvent le vêtement d’une croyance indémontrable. Bibliographie Albiac Gabriel, Les sources marranes du spinozisme (PUF, 1994). Appuhn Ch., Spinoza (Paris, André Delpeuch, 1927). Beccaria Cesare, Des délits et des peines, trad. fr. de Dei delitti e delle pene, 1764 (Paris, Cujas, 1966). Bloch Ernst, Droit naturel et dignité humaine (trad. de l’allemand par Denis Authier et Jean Lacoste, Paris, Payot, 1976). Brunschvicg Léon, Spinoza et ses contemporains (PUF, 1951). (171) Jonathan Kingdom, Lowly Origin, When, Where and Why our Ancestors First Stood Up (Princeton, Univ. Press, 2003), p. 214, p. 251. (172) Anthony D’Amato and Sasker M. Chopa, «Whales : Their Emerging Rights to Life», 85 Am. J. of International Law (1991), 21-62, p. 21. this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 346 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Cassirer Ernst, La philosophie des Lumières (traduit de l’allemand et présenté par Pierre Quillet, Fayard, 1966). Citton Yves, L’envers de la liberté, L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Paris, Ed. Amsterdam, 2006). Coing Helmut, Grundzüge der Rechtphilosophie (2. Aufl. Walter de Gruyter, Berlin, 1969), pp. 18-22, 31-36, 198-210. Confucianism and Human Rights, Ed. by Wm. Theodore de Bary and Ty Weiming (Columbia Univ. Press, New York, 1988). Chronicon Spinozarum (1921-1927, Curis Societatis Spinozae, La Haye). Daria Paolo Mattia, Idea di una perfetta Repubblica (brûlé sur ordre du roi Charles III, en 1753). de Bechillon Denys, «Retour sur la nature. Critique d’une idée classique du droit naturel», Images, 1993, pp. 563-587. de la Chapelle Philippe, La Déclaration universelle des droits de l’homme et le catholicisme (Paris, LGDJ, 1967), pp. 205-442. de Lagarde Georges, La naissance de l’esprit laïque au déclin au moyen âge (6 vol. Paris, Droz, 1934-1946). Delbos Victor, Le spinozisme (1re éd., 1916, rééd. Vrin, 2005). Deleuze Gilles, Spinoza et le problème de l‘expression (Les Ed. de Minuit, 1968). Deleuze Gilles, Spinoza, Philosophie politique (Ed. de Minuit, 1981). Filangieri Gaetano, La scienza della legislazione (à partir de 1785), Istituto italiano per gli studi filosofici), Ed. Generoso Procaccini (Napoli, 1998). Finnis John, Natural Law and Natural Rights (Clarendon Law Series, Clarendon Press, Oxford, 1980). France Madeleine, Spinoza dans les pays néerlandais de la seconde moitié du XVIIe siècle (Alcan, 1937). Freudenthal J., Spinoza. Leben und Lehre, 1er Teil, Das Leben Spinozas; 2er Teil, Die Lehre Spinozas (Heidelberg, Carl Winter, 1927). Friedmann Georges, Leibniz et Spinoza (nouvelle éd. revue et augmentée, Gallimard, 1962). Glaziou Yves, Hobbes en France au XVIIIe siècle (PUF, 1993). Goyard-Fabre Simone, Le droit et la loi dans la philosophie de Thomas Hobbes (Klincksieck, 1975). Gueroult Martin, Spinoza, I, Dieu (1968); II, L’âme (1974), Georg Olms, Hildesheim, Aubier-Montaigne. Hampshire Stuart, Spinoza and Spinozism (Clarendon Press, Oxford, 2005). Hazard Paul, La crise de conscience européenne (1680-1716), 3 vol. (Boivin et Cie, 1935). Hazard Paul, La pensée européenne au XVIIIe siècle, De Montesquieu à Lessing, 2 vol. (Boivin et Cie, 1946). Hobbes on Law (ed. by Claire Finkelstein, Ashgate, 2005). Human Rights and Chinese Values, Legal, Philosophical and Political Perspectives, ed. by Michael C. Davos (Hong Kong, Oxford Univ. Press, 1995). Israel Jonathan I., Les Lumières radicales, La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), traduit de l’anglais par Paulina Hugues, Charlotte Nordmann et Jérome Rosanvallon (Editions Amsterdam, Paris, 2005). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 347 Le fondement des droits de l’homme, Institut international de philosophie, Actes des entretiens d’Aquila, 14-19 septembre 1964 (Firenze, La Nuova Italia, 1966). Lefort Claude, «Droit de l’homme et politique», Libre, 1980, 3-42. Lefort Claude, «Les droits de l’homme en question», 13 Rev. interdisciplinaire des sciences juridiques (1984), 11-48. Le Fur Louis Erasme, «La théorie du droit naturel depuis le XVIIIe siècle et la doctrine moderne», Recueil des cours de l’Académie de droit international, vol. 18 (1927), pp. 259-442. Lilla Marc, G.B. Vico, The Making of an Anti-Modern (Harvard Univ. Press, 1993), pp. 70-103. Malcolm Noel, Aspects of Hobbes (Clarendon Press, Oxford, 2002). Martinich A.P., Hobbes (Routlegde, New York and London, 2005). Marx Karl, La Question juive (1844), Œuvres (Bibl. de la Pléiade), t. III, 1982, p. 347. Nickel James W., Making Sense of Human Rights : Philosophical Reflections on the Universal Declaration of Human Rights (California, Univ. of California Press, 1987). Pelluchon Corine, Leo Strauss, une autre raison d’autres lumières, Essai sur la crise de la rationalité contemporaine (Libr. Philos. J. Vrin, 2005). Polin Raymond, Politique et philosophie chez Thomas Hobbes (PUF, 1953). Popkin Richard H., Spinoza (Oneworld, Oxford, 2004). Rangeon François, Hobbes, Etat et droit (Albin Michel, 1982). Rentely Alison D., International Human Rights : Universalism Versus Relativism (Newburg Park, California : Sage Publication, 1990). Ritter, Gerhard, «Ursprung und Wesen der Menschenrechte», 169 Historische Zeitschrift (1949), 233-263. Rogow Arnold, Thomas Hobbes, Un radical au siècle de la Restauration, traduit de l’anglais par Eddy Trèves avec la collaboration de Jacques Brun (PUF, 1990). Schlatter Richard, Private Property, The History of an Idea (Rutgers Univ. Press, New Brunswick, NJ, 1951), pp. 124-125. Schmitt Carl, Théologie politique, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Louis Schlegel (NrF, 1988). Serres Michel, Le contrat naturel (François Bourin, Paris, 1990), p. 63. Stammler Rudolf, Die Lehre von dem richtigen Rechte (neu bearbeitete Auflage, Halle, Saale, 1926), pp. 87-91. Sternhell Zeev, Les anti-Lumières, Du XVIIIe siècle à la grande guerre (Fayard, 2006). Stewart Matthew, The Courtier and the Heretic, Leibniz, Spinoza and the Fate of God in the Modern World (Yale Univ. Press, New Haven and London, 2005). Stoyanovitch K., Le domaine du droit (Paris, LGDJ, 1967), pp. 77-112. Strauss Leo, The Political Philosophy of Hobbes, translation by Else M. Sinclair (Univ. of Chicago Press, 1963, 1st. ed. 1936). Strauss Leo, Droit naturel et histoire (traduit de l’anglais par Monique Nathan et Eric de Dampierre, Plon, 1954). Strauss Leo, Thoughts on Machiavelli (The Univ. of Chicago Press, Chicago and London, 1958). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 348 Rev. trim. dr. h. (70/2007) Strauss Leo, La critique de la religion chez Spinoza ou Les fondements de la science spinoziste de la Bible, traduit de l’allemand par Gérard Almaleh, Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum (Les éditions du Cerf, Paris, 1996). Strauss Leo, Le testament de Spinoza, Textes traduits et annotés par Gérard Almaleh, Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum (La nuit surveillée, Cerf, 2004). Strauss Leo, La critique de la religion chez Hobbes, Une contribution à la compréhension des Lumières (1933-1934), traduit de l’allemand et présenté par Corine Pelluchon (PUF, 2005). The Philosophy of Human Rights : International Perspectives, ed. by Alan S. Rosenbaum (London, Aldwych Press, 1980). Tuck Richard, Hobbes, A Very Short Introduction (Oxford Univ. Press, 1989). Verniere Paul, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, (PUF, 1954), 1re partie, 17e siècle, 1663-1713; 2e partie, 18e siècle. Vico Giambattista, La Scienza Nuova (Napoli, 1730, Torino UTEP, 1952), Libro 1°, pp. 247-302. Villey Michel, «Sources et portée du droit naturel chez Grotius», Chapitre IX de Leçons d’histoire de la philosophie du droit (nouv. éd. Dalloz, 1962), pp. 189-201. Von Dunin-Borkowski Stanislaus, S.J., Der junge Spinoza (2. Aufl., 1933), Aus den Tagen Spinozas (II, 1933; III, 1935); Münster i.W. Druck und Verlag des Aschendorffschen Verlagsbuchhandlung. Warrander Howard, Il pensiero politico di Hobbes (Laterza, 1974). Watkins J.W.N., Hobbe’s System of Ideas (Hutchinson Univ. Libr., London, 1965). Wolfson Henry Austyn, La philosophie de Spinoza, traduit de l’américain par Anne-Dominique Balmès (Gallimard, 1999). Zac Sylvain, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza (PUF, 1963). Zac Sylvain, Spinoza et l’interprétation de l’Ecriture (PUF, 1965). Zarka Yves Charles, Hobbes et la pensée politique moderne (PUF, 1995). Zarka Yves Charles, La décision métaphysique de Hobbes, Condition de la politique (Urier, 2e éd., 1999). Zarka Yves Charles et Bernhardt Jean-Marie (éd.), Thomas Hobbes (PUF, 1990). Œuvres de Hobbes Voir J.C.A. Gaskin, «Introduction to Hobbes», The Elements of Law Natural and Politic (Oxford Univ. Press, 1999), pp. xvii-xviii. 1. First philosophy, body or body natural : De Corpore (Latin, 1654; English, 1656). 2. Man : Human Nature, The first part of The Elements of Law (1st print in English, 1650). 3. Leviathan, Part I, (Engl. 1651; Latin, 1668). 4. De Homine (latin, 1657). 5. Commonwealth of body politic : De Corpore politico (the second part of the English manuscript of 1640 of The Elements of Law). 6. De Cive (Latin, 1642; English, 1651). 7. Behemoth, The History of the Causes of the Civil Wars of England, and the Counsels and Artifices by which they were Carried on from the Year 1640 to the Year 1660 (English Works, VI, pp. 161-418). this jurisquare copy is licenced to RTDH [[email protected]] d0c101a524dc96800124df0039772291 François Rigaux 349 8. Leviathan, parts II and III (English 1656; Latin, 1668). Œuvres de Spinoza Œuvres complètes (Bibl. de la Pléiade, 1954). 1. Korte Verhandeling (Court Traité), notes recueillies par les auditeurs d’exposés oraux faits en latin entre 1650 et 1660. 2. Traité de la réforme de l’entendement (1651, publié pour la première fois dans les Opera posthuma en latin et en néerlandais). 3. Les principes de la philosophie de Descartes et Appendice contenant les pensées métaphysiques, seule œuvre publiée du vivant de Spinoza et sous son nom. 4. Traité des autorités théologiques et politiques (Tractatus theologico-politicus), publié en 1670. 5. L’Ethique, publication posthume de l’original latin en 1677 sous les initiales B. de S. 6. Traité de l’autorité politique (Tractatus politicus), publié en 1677 dans les Oeuvres posthumes. ✩