contribution a l`explication de la souffrance au travail

« CONTRIBUTION A
L’EXPLICATION DE LA
SOUFFRANCE AU TRAVAIL :
LORSQUE L’INTIMITE DU
TRAVAILLEUR N’EST PLUS
RESPECTEE »
Stéphanie ARNAUD
Professeur Associée
ICN Business School
Université Nancy 2
CEREFIGE
Cahier de Recherche n°2011-02
CEREFIGE
Université Nancy 2
13 rue Maréchal Ney
54000 Nancy
France
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n° ISSN 1960-2782
« Contribution à l’explication de la souffrance au travail :
lorsque l’intimité du travailleur n’est plus respectée »
Résumé : L’organisation scientifique du travail évacuait l’intime – expression de la
subjectivité et personnalité du travailleur. A l’inverse, les organisations actuelles du
travail (délégation, savoir-être et compétences relationnelles), sollicitent fortement les
dimensions intimes de la personnalité du travailleur, désormais exposées à des risques
de non-respect, sources de nouvelles formes de souffrances au travail. Nous étudions les
problèmes de délimitation de la force de travail et ceux posés par la recherche
d’implication pouvant glisser vers un risque de mobilisation totale. Enfin, nous
analysons les risques d’intrusion dans l’intimité liés à l’usage des NTIC comme
dispositifs de surveillance et de collectes de données.
Mots clefs :
Mobilisation totale / NTIC / non-respect de la vie privée / intimité du travailleur /
souffrance au travail.
Abstract: Scientific management eluded the worker’s intimacy – the expression of
worker’s subjectivity and personality. Conversely, contemporary organizations of work,
based on delegation, behavioural and relational competences, seriously call into
question the private dimensions of the worker’s personality, exposed to the risks of non-
respect. Violations of intimacy can be studied as sources of new forms of suffering at
work. We study the problems of the workforce delimitation and those caused by the
demand for very high levels of involvement and commitment at work, which may give
rise to a total mobilisation of the person. Finally, we analyse the risks of violation of
privacy and intimacy at work, linked to the use of NTICs as tools of monitoring and
data-collection.
Keys words:
Total mobilisation/ NTICs/ Non-respect of privacy/ worker’s intimacy / suffering at
work
1
Introduction1 :
L’intimité (souvent associée aux concepts de « vie personnelle » ou de « vie
privée ») semble être une sphère oubliée dans la plupart des théories du management,
alors qu’elle fait l’objet d’une demande de respect de la part des salariés, de plus en plus
vive depuis l’introduction des nouvelles formes de surveillance par les NTIC dans les
entreprises.
Cette éviction de l’intimité dans les théories managériales n’est pas le fruit du hasard ;
tout comme cette demande sociale de ‘respect’ récemment ravivée. La jurisprudence de
ces vingt dernières années comporte de nombreux cas liés au thème du « respect de la
vie personnelle du salarié dans la relation de travail » (Arnaud, 2006, 2007), tandis
qu’un nouveau thème se développe pour les chercheurs en gestion : celui de l’équilibre
« vie professionnelle / vie privée » (Pras, 2001 ; Dumas, 2008), ou « work life balance »
du côté des anglo-saxons (Ollier-Malaterre, 2008), et de manière plus étroite, celui de la
conciliation entre travail et vie de famille (St-Onge, Renaud, Guérin, & Caussignac,
2002 ; Rhnima & Guérin, 2002). Il semblerait que cet engouement récent des recherches
en sciences de gestion pour les questions d’équilibre entre les sphères de vie ne soit pas
sans lien avec les nouvelles formes de souffrance au travail et de risques psychosociaux.
Cet article se propose donc d’étudier l’évolution des formes d’organisation du travail, à
travers une de leurs caractéristiques majeures – à savoir, la disparition progressive des
frontières qui distinguent le sujet de son travail et de son organisation – pour
comprendre l’émergence d’une nouvelle forme de souffrance au travail lorsque
l’intimité du travailleur, toujours plus sollicitée, est de moins en moins respectée.
Avant d’envisager ses liens avec l’activité et l’organisation du travail, il est donc
incontournable de préciser au préalable ce que signifie pour nous le concept
d’« intimité ». Nous verrons qu’il comporte deux dimensions ouvrant sur deux types
d’atteintes possibles dans le milieu professionnel. Puis nous allons voir que
l’organisation scientifique du travail pensée par Taylor a pour conséquence l’évacuation
de l’intime au sens de « expression de la subjectivité et de la personnalité du
travailleur ». Le travailleur est effectivement censé exécuter une procédure stricte,
rationnelle et objective, élaborée en dehors de toute référence à son identité. L’intimité
n’est donc pas une ‘catégorie pensable’ dans l’organisation scientifique du travail.
A l’inverse, les organisations actuelles du travail, basées sur la délégation, la
stimulation des talents et l’empowerment, sollicitent fortement les dimensions les plus
intimes de la personnalité du travailleur, en exigeant de lui une forte implication dans
son travail et dans les missions qui lui sont confiées. L’intimité, désormais présente et
sollicitée au sein de la relation de travail, se retrouve alors exposée à de nouveaux
risques de non-respect et de violation. Nous étudierons dans un premier temps, les
risques de violation de l’intimité liés aux nouvelles formes de management, autour des
questions du savoir-être, des compétences relationnelles, de l’autonomie et de la
délégation. Puis, dans un deuxième temps, nous évoquerons les risques d’intrusion dans
l’intimité liés à l’usage des NTIC comme dispositifs de surveillance et de collectes de
données.
1 Je remercie vivement les rapporteurs du congrès AGRH 2010, pour leurs commentaires qui ont permis
d’enrichir cet article.
2
1. Les deux dimensions de l’intimité : le « secret » et le « profond ».
Nos dictionnaires actuels proposent deux acceptions du terme « intimité » :
d’une part, ce terme définit ce qui est « tout à fait privé et généralement tenu caché aux
autres » ; d’autre part, il désigne « la réalité profonde, l’essence d’un être conscient, ce
qui est contenu au plus profond d’un être ». Il y a donc « le secret », et « le profond ».
Nous retrouvons ces deux dimensions dans la définition qu’en donne Lalande (2002,
pp.533-535) : « Intime : intimus est le superlatif dont interior est le comparatif. L’idée
générale est donc : ce qui est le plus intérieur aux différents sens de ce mot. 1. Intérieur
(au sens où ce mot s’oppose à public, extérieur, manifesté). Est intime ce qui est fermé,
inaccessible à la foule, réservé ; par suite, ce qui est individuel, connu du sujet seul, soit
accidentellement, soit essentiellement et par nature. (…) 2. Intérieur (au sens où ce mot
s’oppose à superficiel) ; profond ; qui tient à l’essence de l’être dont il s’agit ; qui en
pénètre toutes les parties ; ‘connaissance intime d’une question, d’un auteur’ – ‘union
intime de deux corps, de deux qualités’ – ‘conviction intime’. (…). Intimité s’applique
aussi bien au caractère propre d’un petit cercle fermé qu’à la pénétration réelle et à
l’union intérieure des esprits. Une ‘lettre intime’ est d’abord ce qui s’oppose, même
légalement, à un écrit public ; et, comme telle, peu importe qu’elle consiste en propos
insignifiants, ou même en plaisanteries. Mais on peut entendre aussi par là une lettre qui
exprime le sentiment ou la pensée ‘intimes’ de son auteur, c’est à dire le fond de son
caractère ou de son opinion. Aussi ce terme favorise-t-il grandement la confusion de ce
qui est subjectif, individuel, privé, avec ce qui est solide, profond, essentiel. (…).
[L’équivoque] se rencontre surtout dans les jugements d’appréciation par lesquels on
attribue à ce qui est intime au sens 1, c’est à dire individuel, l’importance morale et la
valeur métaphysique qui appartiennent à ce qui est intime au sens 2, c’est à dire
essentiel et fondamental » (Lalande, 2002, pp.533-535). Afin de montrer que le
deuxième sens d’intime peut éventuellement n’avoir rien en commun avec le premier
(le secret), l’auteur donne en exemple « une personnalité profonde qui développe ce
qu’elle a de plus ‘intime’, ce qui la constitue le plus essentiellement, par le fait de se
communiquer à plusieurs esprits et de s’élargir à son tour par leurs actions » (Lalande,
2002, p.535).
Dans sa dimension « secrète », la vie intime est composée des éléments que
l’individu peut désirer tenir secrets face aux personnes qui l’entourent. Ce qui en fait
une dimension « relative, contextuelle, relationnelle » puisque par exemple, face à notre
employeur et nos collègues de bureau, nos conversations téléphoniques avec nos amis
appartiennent à notre vie privée ; tandis que face à nos amis, ce sont d’autres tranches
de notre vécu que nous voulons tenir secrètes. Il s’agit d’une logique de monopole
informationnel sur les données personnelles : l’intime renvoie à cet ensemble
d’éléments et d’informations personnelles dont nous désirons avoir la maîtrise en termes
de secret ou de diffusion informationnelle (Arnaud, 2006, 2007).
Dans sa dimension « profonde », la vie intime est composée des éléments qui ont
trait à l’identité de la personne, à sa personnalité, à l’essence de son être, à ce qui fait
d’elle une personne unique. Tous les éléments qui caractérisent un individu et qui
composent sa personnalité profonde, font partie de ce champ de l’intime (opinions
politiques, convictions idéologiques, croyances religieuses, etc., mais aussi les traits de
personnalité du sujet, son caractère, ses pensées et ses émotions). Dans la lignée de
Lalande (2002, p.535) qui évoque « une personnalité profonde qui développe ce qu’elle
a de plus intime (…) par le fait de se communiquer à plusieurs esprits et de s’élargir à
son tour par leurs actions », cette dimension de l’intimité nous semble être dynamique,
3
caractérisée par l’évolution et le développement. Nous attribuons donc à cette deuxième
dimension de l’intimité une logique d’autodétermination que nous définissons comme
une dynamique de construction et de développement de la personnalité, tandis que nous
faisons correspondre à la première dimension une logique de maîtrise informationnelle
(Arnaud, 2006, 2007).2
En résumé, si l’on considère ses deux dimensions, ‘l’intimité’ d’une personne
désigne à la fois tout ce qu’elle désire garder secret (à un moment donné) et tout ce qui
constitue et exprime sa personnalité, son identité, le plus profond de son être ; Ces deux
dimensions pouvant, du reste, ne se recouper que partiellement. Les risques d’atteintes
et de non respect de l’intimité du travailleur peuvent donc concerner ses deux
dimensions et consister en :
- une tentative d’investigation et / ou une divulgation de ce que l’individu
entend tenir secret,
- un non respect de sa personnalité, de ce qui l’exprime, la compose et la
développe.
Quelles sont les raisons de l’absence de ce concept « d’intimité » dans les théories des
organisations ?
2. Quand l’intimité était exclue du travail.
Avec le développement du salariat, le travail est sorti de la sphère domestique
qui l’abritait pour entrer dans la sphère sociale régie par de nouvelles normes. Jusque là,
il appartenait au privé de la famille et se confondait avec lui. Dès lors, la vie privée –
généralement associée à l’intimité – se démarqua de la vie professionnelle censée se
dérouler non plus au domicile, mais à l’usine. Il semblerait que les premières théories
des organisations et du management se soient construites sur l’hypothèse d’une scission
étanche entre les sphères de vie privée et de vie professionnelle, ainsi que sur la
conception traditionnelle de la vie privée circonscrite à l’espace du domicile (Ariès et
Duby, 1985 ; Arnaud, 2006). En outre, les méthodes d’organisation scientifique du
travail de Taylor et Fayol étaient censées ne laisser aucune place à la dimension intime
et à l’expression personnelle des travailleurs. Ce type d’organisation du travail avait
pour but, notamment, d’évacuer toute trace de subjectivité du travailleur dans
l’exécution de sa tâche pour que celle-ci se déroule de la manière la plus rationnelle
possible. L’organisation scientifique du travail repose en effet sur la maîtrise des temps
opératoires (division horizontale du travail) et sur la séparation des tâches de conception
et d’exécution (division verticale du travail) (Pouget, 1998). Le travail à la chaîne,
instauré par Henry Ford en 1913 dans son usine de Highlan-Park, en est la parfaite
illustration. La conception des tâches, leur mode d’exécution et leur vitesse de
réalisation sont imposés à l’ouvrier, à qui il ne reste donc aucune marge d’autonomie.
Ce type d’organisation du travail est encore fort présent dans certaines de nos
industries (automobiles, agroalimentaires, etc.) et tend à se développer dans le secteur
des services (restauration rapide, centres d’appels) où l’employé est considéré comme
2 Pour de plus amples développements et démonstrations concernant cette définition en terme de
« logique d’autodétermination » et de « logique de maîtrise informationnelle », simplement énoncée ici et
non détaillée et justifiée – par manque d’espace – nous conseillons au lecteur de se référer aux travaux de
Arnaud (2006).
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