LES LANGAGES DE LA RUE
SOUS LE REVERBERE, LES LANGAGES DU PAVE DE LA RUE
Florence Pizzorni, Sylvia Ostrowetsky
Appel à articles pour : Pizzorni Florence et Ostrovietski Sylvia,
1998, les langages de la rue, Espace et sociétés, l’Harmattan,
300p.
Les questions posées entre autres:
La rue est-elle une forme princeps de l’urbanité ?
La rue est elle une forme dépassée ?
Les avatars contemporains de la rue
Enjeux politiques et sociaux de la rue
Usages et pratiques de la rue
(détournements et réappropriation)
La rue lieu de l’intimité socialisée.
Non seulement la rue a toujours été un lieu de la visibilité mais
plus encore de l’échange, de la discussion, de la formation de
l’opinion, un espace public disait Habermas. La rue est le lieu de la
quotidienneté, prolongement civil de la vie privée.
Si l’on suit Richard Sennett[1] et bien d’autres, la ville du XVIIIème
siècle constitue en son entier un espace théâtral. Les citadins se
vêtent dans la rue comme sur la scène de la même manière. Cela
ne signifie pas qu’ils ont opté pour la modestie du vêtement
quotidien. Bien au contraire, la rue est une scène: chapeaux
gigantesques, mouches sur le nez, tout est bon pour faire signe.
Les émigrés arrivent par paquets des campagnes et gare à qui ne
sait pas faire bonne figure. Rappelez-vous de Marianne[2]
l’héroïne du roman usant de ses avantages pour faire sa fortune
avec une astuce, disait Marivaux qui était féministe, que pourraient
lui envier bien des ministres.
Le XIXème siècle devient plus muet et sombre, le théâtre
s’enferme et les « bourgeois » deviennent discrets (protestants
dirait M.Weber) tandis que les marchandises étalent leurs
frivolités[3] dans la rue, que la lumière abonde.
La première moitié de notre siècle voit se prolonger une
civilité de la proximité dans les rues des arrondissements et
banlieues populaires. On sort les chaises sur les trottoirs les jours
d’été, on y saute à la corde et on y joue au ballon. Les gamins
dévalent les pentes sur des petites planches à quatre roues, sport
de glisse ancêtre de l’actuel skate et des rollers. On parle, on crie,
la femme trompée y joue sa scène, la péripatéticienne aguiche le
client. ! Peut-on croire qu’aujourd’hui le passage ne soit
devenu que circulation. Le théâtre soit devenu affiche. La parole et
l’échange soient réduits à l’état de l’excuse: « pardon ! » si l’on
frôle seulement un passant enfermé dans sa bulle à l’aide d’un
baladeur. Il n’y aurait plus de badaud, ce serait la machine qui se
balladerait.
Faut-il entièrement adhérer à cette suite de stéréotypes
d’historiens et de sociologues de la ville ? Faut-il croire Goffman
qui réduit la civilité urbaine à la logique minimale de « l’unité
véhiculaire »?
Quelles traces matérielles, quels espaces publics physiques font
fonctionner la rue au quotidien comme l’un des lieux où la sphère
privée s’articule sur la sphère publique?
Une affiche 4x4 montre une jeune fille en grande
conversation avec sa bouteille comme s’il s’agissait d’un enfant ou
d’un chien[4]. Une autre étale une poitrine opulente couverte d’une
dentelle affriolante[5]. Ce que l’on conserve ici de la rue c’est son
caractère quotidien, plus intime mais froid que public, c’est la
« publicisation de la vie privée »[6].
La rue est le medium d’un affichage qui n’est plus tant au service
de l’opinion que du matraquage publicitaire mais sur fond simulé
de vie urbaine du passé, quand chacun y exposait un versant de
son intimité brûlante[7] par la parole, le geste et l’acte.
*les façades, rapport au végétal (pots de fleurs), les rideaux (ce
qu’on donne à voir à l’extérieur de l’intimité de son intérieur)
*les seuils, portes gardées et infranchissables sans code, les
espaces surveillés par caméra
*l’évolution du mobilier et de la signalétique urbaine (sécuritaire,
laïcisée...)
*pratiques vestimentaires spécifiques pour descendre dans la rue
(ne pas sortir en cheveux...)
Mais la rue est aussi le refuge où se lisent les liens sociaux et
culturels de la marge et de l’exceptionnel :
-La rue comme scène de la pauvreté
Comme au moyen-âge, les mendiants se donnent la
permission d’une adresse directe au chaland; mais alors qu’on
n’avait le droit de mendier que dans son seul quartier, on a intérêt
désormais à ne pas se faire reconnaître du voisinage quand on
mendie ou pratique un métier public.
Alors que la discrétion absolue est de mise de nos jours,
que la parole est quasi interdite, celui qu’on nomme le SDF[8]
étale sa défaite sans pudeur, sa saleté, sa quotidienneté, son
humiliation. Il incarne en négatif ce qu’est devenue la rue comme
espace de circulation et de monstration silencieuse. Dans ce lieu
du regard latéral et furtif, le SDF est frontalement installé alors que
l’on passe; il tend la main d’en bas alors que l’on se tient debout.
En réinvestissant la rue dans son rôle d’échange, de sociabilité
même agressive, il nous interroge : sommes-nous encore des
êtres publics ? Que signifie cette parole qui ne peut plus
s’échanger, qui n’a plus de lieu sinon clos pour les associations ?
Les vendeurs de journaux : Macadam, Le Réverbère, La Rue[9]
sont nos mendiants-agresseurs et recréateurs du sens premier de
la rue. Ils s’adressent à chacun alors que nous sommes muets, ils
nous approchent alors que nous protégeons notre intimité. Les
films des années 30 nous montrent des vendeurs de journaux qui
hurlent les titres de la Une en passant tandis que les citadins
attendent, bavardent, s’arrêtent pour entendre et acheter. C’est
désormais l’inverse, nous sommes comme nos affiches, comme
nos bagnoles..... Nos Tee-shirts portent des slogans comme
faisaient les hommes sandwich.
- La rue comme lieu du spectacle et de la fête
Les artistes de rue, comme les vendeurs de journaux renouent
avec une conception dépassée de la vie civile.
Certains continuent une tradition : les géants du nord et
son avatar moderne , le gigantisme de Royal de Luxe, avec clins
d’œil au livre (le géant tombé du ciel), au cinéma (Peplum), les
clowns, les saltimbanques, les petits groupes à trois comme ceux
qui miment des animaux, chauve-souris des coins de porte[10] .
Ils ont transformé les manifestations politiques elles-mêmes qui
désormais déambulent comme s’il s’agissait d’un carnaval,
renouant ainsi avec la tradition du monde à l’envers, faisant de la
rue le théâtre du jeu dramatisé pouvoir/contre-pouvoir.
La biographie d’un des dirigeants de D.A.L.[11] est
particulièrement intéressante. Chanteur de rue avec un
compagnon et un limonaire, des années durant sur le pont qui relie
Notre Dame à l’Ile St Louis, tous les dimanches il a ameuté grâce
à sa fière allure et une belle voix toutes les vieilles dames de ce
quartier anciennement populaire. Devenu Président du D.A.L., il a
fait des manifestations de rue un déploiement de rhétorique
vivante, ainsi la création et la monstration emblématique de ce
dragon qui parcoure la rue mouvante comme une onde,
commémorant la première «occupation » de ces militants, rue du
Dragon.
Mais le travail le plus important peut-être est réalisé par
une deuxième génération d’artistes de rue qui s’inscrit dans les
formes actuelles marquées par le cinéma, la vitesse,
l’effleurement, la lumière, l’évocation furtive ou au contraire la prise
de possession, l’interpellation. On pense à Ilotopie, Generik
Vapeur...
Ces artistes là font plus qu’animer la rue. le contenu de leurs
propos comme le mode d’expression: travelling, minimalisme,
rhétorique de la séquence...interpelle non pas tant le politique que
la vie sociale elle-même et notre individualisme.
La rue est-elle morte ? Vive la rue !
[1] Richard Sennett-Fall of public man, traduit de l’américain sous
le titre Les tyrannies del’intimité, ed.du Seuil, Paris 1979
[2] La vie de Marianne, Marivaux , roman 1731-1741
[3] E.Zola - Au Bonheur des dames
[4] publicité pour une eau minérale
[5] publicité pour les sous-vêtements Triumph
[6] Sylvia Ostrowetsky
[7] Outre les paroles et les cris, on déversait sur la rue son linge à
sécher, ses ordures à évacuer, ses eaux usées...
[8] Sans Domicile Fixe, terme impropre dans les faits.
[9] tous noms qui évoquent la ville classique et ce qu’elle laissait
voir de tension sociale mais aussi de vie sociale
[10] Spectacle de rue , été 1995, Aurillac
[11] D.A.L. = association pour le Droit Au Logement
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