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Arrêtons-nous sur ce dernier point : le phénomène de différenciation. Ce phénomène af-
fecte la connaissance d’une double façon ou sous un double aspect :
1) Au niveau de nos représentations communes de la réalité
Par exemple, on a coutume de dire que la pensée moderne a fortement différencié deux as-
pects du monde ambiant : la nature d'un côté, la culture de l'autre. Cela est surtout vrai, lors-
que l'on compare les sociétés modernes aux sociétés dites « de tradition orale », et plus en-
core, parmi ces dernières, aux communautés tribales, dites naguère « archaïques », « primiti-
ves » ou « sauvages », qui ne connaissent pas de division sociale (classes, castes, ordres) ni de
division politique (État / société civile) ; qui n'ont pas d'économie monétaire, et dont l'« image
du monde » n'est pas « scientifique » (au sens des Modernes) mais « magique » ou encore
« magico-animiste ».
Explication
Dans ces sociétés, en effet, le rapport de l'homme à la nature est très peu technicisé : la nature est
plutôt considérée comme un monde d'êtres avec qui une forme de communication est possible.
Dans les sociétés animistes, l'homme s'adresse aux plantes, aux animaux ou à l'esprit qui les ha-
bite. Dans ce cas, il s'adresse à la nature à la deuxième personne (tu), plutôt qu'à la troisième per-
sonne (un il neutre, objectivé, réifié, chosifié). Dans ces contextes culturels différents des nôtres,
l'attitude dominante à l'égard de la nature n'est pas « objectivante » mais « performative » (on
s'adresse à la nature comme à une autre personne que l'on peut invoquer, interpeller, etc.).
En revanche, dans nos sociétés marqués par une image scientifique du monde, le rapport dominant
de l'homme à l'égard de la nature est, en revanche, instrumental, technique : on ne communique
pas avec la nature (sauf le poète), on la travaille comme une matière. Pour les Modernes, le monde
physique, la nature, est un monde de choses et seul le monde social, la culture au sens large, est un
monde de personnes. Dans le contexte moderne, l'attitude à l'égard du monde physique (la nature)
est « objectivante » et non « performative », tandis que cette dernière (l'attitude performative) est
réservée au monde social.
Donc, au niveau des attitudes de base, les Modernes différencient fortement le monde phy-
sique du monde social, la nature de la culture (au sens large), tandis que les sociétés tribales
de croyance animiste n'ont pas fortement différencié les attitudes de base : même s'ils savent
distinguer ce qui est naturel de ce qui est culturel ou social, ils se rapportent au monde naturel
plutôt comme à un monde de personnes (attitude performative, communicationnelle) que
comme à un monde de choses (attitude objectivante, instrumentale).
Ajoutons que les Modernes poursuivent le processus de différenciation à l'intérieur, cette
fois, de ces deux grands domaines distingués ou séparés (pour eux) que sont la nature et la
culture. D'ailleurs, les premiers sociologues, les « pères fondateurs » de la sociologie, comme
Émile Durkheim et Max Weber, caractérisent la modernisation comme un processus de diffé-
renciation des fonctions, des activités, des régions de sens, des ordres de validité, dans les
différents domaines du travail et de l'économie, de l'Etat et de l'administration publique, mais
aussi de la morale, du droit, de l'art, de la critique, de la science, de la technique, et encore, du
vrai, du beau, du bien – qu'à la différence des Classiques (Platon, Aristote), les Modernes
« autonomisent » : une chose peut être belle et fausse, bonne et laide, etc. (cf. de Charles Bau-
delaire, l'ensemble au titre suggestif : Les Fleurs du Mal).