La consommation en tant que phénomène social - Jean

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Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
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LA CONSOMMATION EN TANT QUE PHÉNOMÈNE SOCIAL
Dans son acception la plus générale, la consommation des ménages se
définit, au sens de la comptabilité nationale (donc au niveau macroéconomique),
comme la valeur des biens et des services marchands utilisés pour la satisfaction
des besoins individuels. La consommation est à la fois plus large et plus étroite
que la dépense des ménages. Elle est en effet plus large car elle inclut
l’autoconsommation des produits alimentaires, les avantages en nature versés
par les entreprises, les loyers fictifs que paieraient les propriétaires s’ils étaient
locataires de leur logement et les dépenses de santé remboursées par la Sécurité
sociale à l’exception des frais d’hospitalisation. Elle est aussi plus restreinte car
la comptabilité nationale ne classe pas dans la consommation des ménages les
achats de logements, considérés comme investissements, ni les achats de
ménage à ménage (les voitures d’occasion par exemple).1 Les consommations
finales, celles des ménages, entraînent la destruction immédiate des biens
(alimentation) ou leur usure progressive (équipements électroménagers).
La consommation est, à côté de la production et de la répartition, l’un des
trois volets du domaine de l’économie. Elle est avant tout un acte économique
qui dépend des prix des biens et services ainsi que des revenus des
consommateurs. En faire un phénomène social ne suppose-t-il pas de
l’appréhender d’abord comme un produit de l’histoire qui varie selon les
époques considérées ? Cependant l’explication économique laissant apparaître
certains vides, la vocation de la sociologie ne reviendrait-elle pas à combler ces
interstices ? La société de consommation qui trouve son plein épanouissement
pendant les « trente glorieuses » a-t-elle permis l’uniformisation de la
consommation ?
L’objet du propos se déclinera en trois points. Tout d’abord, il conviendra
de prendre la mesure du caractère historique des besoins et donc de la
consommation (I). Ensuite, il nous faudra combiner l’approche économique et
sociologique de la consommation pour cerner au plus près le phénomène en
remarquant que l’approche sociologique permet de combler les vides de
l’analyse économique (II). Enfin, on se demandera dans quelle mesure la
société de consommation de masse a permis une uniformisation de la
consommation (III).
1
- Villieu (Patrick), Macroéconomie : consommation et épargne, Paris, La Découverte, 1997
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I/ LA CONSOMMATION COMME PRODUIT DE L’HISTOIRE
Au-delà de la définition de la comptabilité nationale, il s’agit de
s’intéresser ici à un processus, la genèse et le développement de la « société de
consommation ».2 L’expression évoque la diffusion, l’achat et l’usage d’un
nombre croissant de biens par une proportion croissante d’hommes et de
femmes.
A/ DE LA RÉVOLUTION DES CONSOMMATEURS À LA SOCIÉTÉ
DE CONSOMMATION DE MASSE
Le dix-huitième siècle semble marqué par un accès, modeste certes, à une
petite consommation de produits industriels de la plus grande partie de la
population même si les classes supérieures et moyennes consomment l’essentiel
de la production (ENCADRÉ 1). C’est la « révolution des consommateurs »
décrite par les historiens britanniques. Il faudra cependant attendre la deuxième
moitié du vingtième siècle pour parler de consommation de masse.
1/ La consommation au dix-huitième et au dix-neuvième siècle
Au dix-huitième siècle, les pratiques de consommation dépendent
fortement des situations sociales. Dans les milieux populaires, des stratégies de
survie prévalent et, dans les campagnes, la tendance est à l’autoconsommation
des produits de l’agriculture, ce qui n’interdit pas le recours au marché lors des
foires et des marchés locaux. À l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, les
familles aristocratiques urbaines vivent dans le luxe et la recherche permanente
de distinction (différenciation élégante).
Les pratiques de consommation opposent donc une logique de survie dans
les milieux populaires, incapables d’une prise de distance avec la nécessité, à la
prodigalité aristocratique. Des transformations s’amorcent cependant : une plus
grande richesse se répand dans l’ensemble de la société. Une nouvelle pensée
économique, libérale et mercantiliste, met en valeur la demande intérieure et les
consommations de luxe. Les vices privés font les vertus publiques, le luxe
devient nécessaire pour enrichir l’ensemble de la société.3 Enfin les méthodes de
production, de commercialisation se transforment. La publicité (almanachs,
cartes publicitaires) élargit les marchés des commerçants. Ces transformations
ne sont cependant pas à l’origine de la consommation de masse. Pour cette
dernière, il faudra attendre le vingtième siècle.
2
- La paternité de l’expression est généralement attribuée à Jean-Marie Domenach, le directeur de la
revue Esprit, dans les années 1960.
3
- Mandeville (Bernard), 1714, La fable des abeilles, Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1990
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Si le dix-neuvième siècle est celui de l’industrialisation et de la révolution
des transports, il est aussi celui de l’apparition des grands magasins : le Bon
marché (1852), Le Printemps (1863), La Samaritaine (1865), les Galeries
Lafayette (1893). Véritables « cathédrales » de la consommation, ils allient prix
fixes et affichés, entrée libre, marge faible et volume de ventes importants. Dans
les campagnes cependant, les foires et les marchés restent le mode d’accès des
ruraux aux produits manufacturés.
ENCADRÉ 1
La « révolution des consommateurs » au dix-huitième siècle
Les recherches des historiens, dans une perspective plutôt anthropologique
qu’économique, ont prouvé qu’en Grande-Bretagne, qu’en France ou aux États-Unis, les
ménages populaires possédaient beaucoup plus de biens matériels en 1780 qu’en 1680.
Une nouvelle culture des objets se faisait jour dans laquelle la consommation devenait
un objectif plus désirable.
Une « révolution des consommateurs » ?
Les historiens britanniques n’hésitent pas à évoquer une « révolution des
consommateurs » pour marquer le changement d’attitude vis-à-vis de la consommation
au cours du dix-huitième. Cette expression signifie non un accès de tous à une large
consommation (la « consommation de masse » du vingtième siècle), mais un accès
modeste à une petite, mais régulière consommation de produits industriels pour la plus
grande partie de la population, même si l’essentiel de la production est consommé par
les classes supérieures ou moyennes.
En Angleterre, à la fin du dix-septième siècle, les paysans moyens achètent aux
colporteurs des tissus, des images, des rubans. Mais les progrès de la consommation sont
surtout le fait de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ils concernent largement les
classes populaires urbaines et rurales. Désormais, un réseau de boutiques permet de
distribuer une production diversifiée (tissus, quincaillerie, boutons, boucles) dans toutes
les petites villes qui maillent le territoire de l’Angleterre.
En France et dans les Treize colonies (les futurs Etats-Unis), le mouvement est
moins marqué, mais repérable néanmoins dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.
Les mécanismes de diffusion
Un mécanisme d’imitation par chacun de la consommation des catégories sociales
légèrement supérieures favorise la diffusion de la consommation. Des formes de
publicité l’encouragent déjà dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Pour fonctionner,
il suppose une société relativement continue, où il existe des catégories sociales
intermédiaires entre une minorité de consommateurs très riches et une grande masse de
population pauvre n’achetant que très peu. Les domestiques, catégorie sociale très
nombreuse dans ces sociétés anciennes, ont joué un rôle dans la diffusion vers le bas de
la consommation aristocratique.
(Patrick Verley, La première révolution industrielle, Paris, Armand Colin, 2010)
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2/ La société de consommation de masse au vingtième siècle
La société de consommation de masse française voit le jour vers 1900,
mais ne prend son envol qu’à la fin des années 1950. Dans l’entre-deux-guerres,
de nombreux experts américains tentent d’exporter leur modèle fondé sur la
distribution de masse d’un produit à bon marché, mais se heurtent aux
résistances des consommateurs européens qui ne semblent pas prêts à s’équiper
en appareils électroménagers pendant que les patrons ne veulent pas mieux
payer les ouvriers.
En France, la société de consommation de masse se développe dans un
contexte de guerre froide et de lutte idéologique entre l’est et l’ouest. Le taux
d’équipement des ménages augmente entre 1953 et 1981. L’offre comporte aussi
des services marquant ainsi l’importance prise par le secteur tertiaire. La
consommation de masse repose sur de nouvelles formes de crédit. Les
réformateurs du dix-neuvième siècle condamnaient le crédit chez les ouvriers et
leur conseillaient d’épargner. Il est désormais encouragé et considéré comme
une forme d’épargne, source de contraintes et d’efforts.
Les traits principaux de la société de consommation de masse sont, pour
Georges Katona, l’abondance des consommateurs, leur pouvoir sur l’économie
ainsi que leur psychologie du point de vue de la structure de la demande. Si,
autrefois, posséder des biens d’équipement était un signe de richesse, ne pas les
posséder aujourd’hui devient un signe de pauvreté. Dans les dernières
décennies, Georges Katona (1901-1977) écrit en 1964, à partir de travaux
commencés aux Etats-Unis à la fin de la deuxième guerre mondiale, que de
larges masses de consommateurs ont accédé à une position d’abondance et de
sécurité relative.4
Une classe moyenne de consommateurs se forme et certains estiment que la
consommation de masse éradique la pauvreté (qui devient résiduelle) durant les
« trente glorieuses » en intégrant les classes populaires à la société. Dans la
deuxième moitié du vingtième siècle en France, l’État, par son action législative,
contribue à mettre en place une protection du consommateur : protection contre
la publicité mensongère (1963), réglementation du démarchage à domicile et de
la vente directe (1972), possibilité pour les associations de consommateurs
d’ester en justice, réglementation du crédit (1978), instauration d’un code de la
consommation (1993), réforme du crédit à la consommation (2010).
L’avènement d’une consommation de masse est souvent présenté comme
une américanisation du monde. Cette dernière n’est pourtant que relative. En
1930, un sociologue français de la mouvance durkheimienne Maurice
Halbwachs fait un voyage d’étude à Chicago, haut lieu de la sociologie
américaine. Dans une lettre à son épouse, il écrit avec étonnement : « La tête me
4
- Katona (Georges), 1964, La société de consommation de masse, Paris, Éditions hommes et
techniques, 1966.
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tournait. Je suis entré dans une grande cafétéria. C’est inouï. J’ai été pris dans
une file de gens que j’ai imités machinalement (…) J’ai pris un plateau de
métal. J’y ai posé une serviette qui contenait deux cuillers, deux fourchettes et
un couteau ».5 Trente ans plus tard les premières cafétérias faisaient leur
apparition en France. L’Amérique ne ferait que nous montrer le visage de notre
avenir.
En 1986, The Economist propose une nouvelle mesure de parité de pouvoir
d’achat (PPA), l’indice Big Mac. Depuis, chaque année le journal dresse la liste
des prix, en monnaie locale et en dollars du hamburger dans différents pays tant
il est devenu un produit de consommation courante universel. Cet indice illustre
le rôle joué par l’exemple américain dans la construction de la société de
consommation. Les expressions ne manquent pas pour désigner cette
américanisation du monde : macdonalisation, cocacolonisation, macworld. Cette
américanisation doit être nuancée.
Dans le domaine de la consommation, les USA offrent un modèle qui n’est
pas repris tel quel. Les récepteurs jouent un rôle actif, l’appropriation est
sélective. Partout dans le monde, le consommateur est incité à manger des
hamburgers et à boire du Cocacola, mais il peut aussi, par esprit de résistance
boire du Pepsi-cola ou des colas alternatifs par choix politiques. En Iran, il peut
boire du Zam Zam-cola, en Europe du Mecca-cola, en Grande-Bretagne du
Qibla-Cola, autant de boissons « islamiques » par réaction anti-américaine. En
Turquie Cola Turka affiche son nationalisme. Les consommateurs résistent à
l’américanisation, on peut parler de métissage culturel, d’hybridation.
B/CROISSANCE ET DIVERSIFICATION DE LA CONSOMMATION
François Perroux (1903-1987) disait en substance que tout changeait en
augmentant. L’exemple de la consommation peut servir à illustrer cette
affirmation.
1/ L’histoire de la consommation est celle de sa croissance
L’histoire de la consommation est celle de sa croissance. L’examen des
taux d’équipement des ménages de 1953 à 1981 l’atteste. La part des ménages
équipés en réfrigérateurs, téléviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile,
téléphone, téléviseurs couleur, congélateur et lave-vaisselle, n’a cessé
d’augmenter tout au long de la période. En 1981, les courbes indiquent un
phénomène de saturation pour les équipements les plus anciens (réfrigérateurs,
téléviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile). Cet essoufflement des taux
5
- Lettre du 4 octobre 1930, citée par Marcel (Jean-Christophe), « Maurice Halbwachs à Chicago ou
les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien » in Maurice Halbwachs et les ssciences humaines de
son temps, Revue d’Histoire des Sciences Humaines, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires
Septentrion, 1999
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d’équipement est relayé par l’apparition d’équipements nouveaux dès le début
des années 1970.
La croissance économique des « trente glorieuses » est portée par cette
demande de biens durables. Comment l’expliquer ? Du côté de l’offre des
innovations de produits dont les prix finissent par baisser du fait de la
production en série. Du côté de la demande, des augmentations de salaires qui
suivent les gains de productivité, la montée des revenus de transfert qui
diminuent les risques sociaux (chômage, maladie, retraite) de baisse de revenus,
le développement du crédit. On a pu parler, au niveau macroéconomique, de
cercle vertueux du fordisme qui articule production de masse, productivité et
consommation de masse.
2/ En augmentant, la consommation se diversifie
Il est possible de prendre la mesure de cette diversification en observant
l’évolution de la dépense des ménages par poste de consommation
(alimentation, logement transport etc.…). La part (en %) d’une dépense
particulière dans la dépense totale porte le nom de coefficient budgétaire. De
1960 à 2007, certains coefficients budgétaires ont diminué : alimentation et
habillement. D’autres ont augmenté : logement, transport, santé,
communication, loisirs (TABLEAU 1). Durant la même période, les dépenses
totales de consommation (en volume par habitant) ont progressé de 2,5 % par
an. On retrouve les enseignements des travaux d’Ernst ENGEl, économiste et
statisticien allemand (1821-1896). Il énonce, dans une étude du budget des
familles publiée en 1857 et complétée en 1895, une première loi : « Plus un
individu, une famille, un peuple sont pauvres, plus grand est le % de leur revenu
qu’ils doivent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente
la part la plus importante ». 6
Quand les revenus d’un ménage ou d’un pays augmentent, les dépenses
d’alimentation augmentent moins rapidement que les dépenses totales.
L’alimentation est en effet le premier besoin que l’on cherche à satisfaire et il
n’est donc pas surprenant que la part de l’alimentation dans la dépense totale
soit importante. Quand le revenu augmente et avec lui les possibilités de
consommation, la part de l’alimentation dans la dépense totale diminue et la
consommation peut s’orienter vers la satisfaction de besoins secondaires (santé,
6
On attribue parfois abusivement à Engel la paternité de plusieurs autres lois :
- deuxième loi : la part des dépenses consacrées aux vêtements est approximativement la même quel
que soit le revenu
- troisième loi : la part des dépenses consacrées à l’habitation, au chauffage et à l’éclairage est
invariable quel que soit le revenu
- quatrième loi : la part des dépenses diverses (éducation, santé, loisir) s’accroît avec le revenu
Engel ne les a pas présentées comme des lois, à la différence de la première parce que le résultat de ses
enquêtes ne l’autorisait pas à affirmer la constance et la généralité des relations sous-jacentes.
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culture, loisirs). En coupe instantanée, les ouvriers dont les revenus sont
inférieurs à ceux des cadres supérieurs, ont un coefficient budgétaire pour
l’alimentation moins élevé : par exemple, en 1989, il est de 23,2% contre 15, 8%
pour les cadres supérieurs.
TABLEAU 1
Évolution de la dépense des ménages en France (1960-2007) à travers les coefficients
budgétaires
Coefficients budgétaires
ALIMENTATION
LOGEMENT
TRANSPORTS
HABILLEEMENT
SANTÉ
COMMUNICATION,
LOISIRS ET CULTURE
SERVICES DIVERS
TOTAL
1960
38
16
11
14
2
10
1975
30
20
15
13
2
12
1990
27
18
18
11
3
13
2007
25
19
18
9
4
16
7
100
8
100
9
100
11
100
Source : INSEE, comptes nationaux, base 2000.
C/ L’AVÉNEMENT DES CONSOMMATIONS COLLECTIVES
En définissant la consommation finale comme une dépense d’acquisition
d’un bien ou d’un service destiné à satisfaire un besoin, la comptabilité nationale
exclut du champ de la définition des services qui contribuent néanmoins au
bien-être des ménages. De façon similaire en définissant les consommations
intermédiaires comme des dépenses d’acquisition de biens et de services
destinés à être transformés dans le processus de production, la comptabilité
nationale exclut des consommations intermédiaires les services non-marchands
utilisés par le producteur.
1/ La consommation effective
Les services non-marchands fournis par les administrations publiques (État,
collectivités territoriales et Sécurité sociale) et consommés par les entreprises et
les ménages ne sont pas comptabilisés. La plupart de ces consommations sont
gratuites (utilisation des routes), certaines sont néanmoins fournies contre un
paiement symbolique compte tenu du coût réel du service rendu. Les services
rendus par les hôpitaux publics relèvent également des consommations
collectives. Les patients ne paient pas intégralement les frais occasionnés par les
soins qui sont couverts par les cotisations sociales versées à la Sécurité sociale.
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La dépense de consommation des ménages est égale à la valeur de leurs
dépenses en biens et services de consommation. Elle comprend la part qu’ils
supportent des dépenses de santé ou d’éducation par exemple. La consommation
effective des ménages recouvre l’ensemble de leur consommation et on l’obtient
en ajoutant aux dépenses de consommation supportées par les ménages celles
que supporte la collectivité, mais qui sont individualisables, c’est-à-dire celles
dont le bénéficiaire peut être clairement identifié. C’est le cas pour la santé et
l’éducation.
En revanche, les dépenses pour l’administration générale, la défense
nationale, la sécurité ne font pas partie de la consommation effective des
ménages. Elles sont retracées dans un poste intitulé consommation collective.
L’INSEE calcule un agrégat qui permet de mesurer les consommations
collectives : c’est la « dépense collective de consommation des administrations
publiques ».
2/ Il existe une contrepartie aux consommations collectives
Ce sont les prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales qui
permettent de les financer. Le financement par l’impôt introduit une rupture
entre celui qui utilise le service correspondant à cette consommation collective
et celui qui finance et supporte le prélèvement. Les ménages qui n’ont pas
d’enfants scolarisés financent cependant la consommation collective de service
d’éducation. Les consommations collectives mettent donc en évidence les choix
faits par une Nation. Ces choix relèvent plus de principes éthiques et de
décisions politiques que de contraintes économiques. La santé pourrait très bien
relever du secteur marchand, mais alors tout le monde ne pourrait pas se payer
ces services.
Les consommations collectives se sont beaucoup développées dans la
plupart des pays dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Cette
augmentation s’accompagne d’un accroissement des prélèvements obligatoires
puisqu’il faut financer ces dépenses publiques croissantes. Cependant, le poids
relatif des consommations collectives reste très variable d’un pays à l’autre.
Dans un pays comme la France, le taux de prélèvements obligatoires a
augmenté depuis 1970. Cette augmentation globale du taux de prélèvements
obligatoires résulte principalement de la hausse des prélèvements destinés aux
administrations de sécurité Sociale passées de 13,1% du PIB en 1970 à 21,4 %
en 2000. Elle est à mettre sur le compte de l’aggravation du chômage (entrée
dans un chômage de masse dans la deuxième moitié des années 1970), de
l’augmentation structurelle des dépenses de santé (médecine de plus en plus
technologique) et du vieillissement de la population (augmentation du poids
des retraités). La progression du taux des prélèvements obligatoires provient,
dans une moindre mesure de l’augmentation de prélèvements obligatoires
destinés aux collectivités territoriales, passés de 3, 4% du PIB en 1970 à 5,2%
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en 2000. Quant à la part des prélèvements obligatoires destinés à l’État, aux
administrations centrales et à l’Union Européenne, elle est restée stable (1 8,
6% en 1970, 18, 5% en 2000).
Le taux des prélèvements obligatoires apparaît plus élevé en France que
dans les principaux pays développés. Cependant, au Danemark le taux de
prélèvements obligatoires est plus élevé qu’en France (48,6 % contre 45 % en
2014). Le taux élevé de ces prélèvements exprime le degré de solidarité (via la
protection sociale) pour lequel un pays s’est prononcé, par choix collectif. Ce
taux est plus faible dans un pays comme les États-Unis où l’assurance maladie
et les régimes de retraite sont très largement privés. Les cotisations sont alors
versées à des mutuelles, des assurances ou des fonds de retraite privés et ne
constituent pas des prélèvements obligatoires
Il s’avère instructif de s’intéresser à la structure des prélèvements
obligatoires. La France est, en effet, un pays qui, de ce point de vue, se
singularise. La part des cotisations sociales dans le PIB y est la plus élevée (16,
3 % en 2006 contre 13, 7% pour l’Allemagne, 6,9% pour le Royaume-Uni, 6,7
% pour les USA). En revanche la part des impôts sur le revenu y est
relativement faible (en 2006 10,7% du PIB contre 10,8% en Allemagne, 19,4%
en Suède et 29,5 % au Danemark). Le travail apparaît donc plus taxé en France
par le biais des cotisations sociales. On voit donc que la baisse des
prélèvements obligatoires, souhaités par certains, ne peut se réaliser qu’en
réduisant le niveau de protection sociale et des consommations collectives.
II/ L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE DE LA CONSOMMATION
PERMET
DE
COMBLER
LES
VIDES DE
L’ANALYSE
ÉCONOMIQUE.
L’analyse économique fait de la consommation un acte qui dépend des
prix et des revenus. Ce faisant, elle laisse comme un vide explicatif dans la
mesure où la consommation serait sous l’influence d’autres variables que les
prix et les revenus et dépendrait également de variables sociales. De plus, les
théories sociologiques vont mettre en avant diverses fonctions de la
consommation.
A/ LES VIDES DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE
Que l’on adopte une perspective microéconomique ou macroéconomique,
la consommation apparaît sous la dépendance des prix et des revenus.
1/ Le consommateur de la microéconomie
Le consommateur est, à côté du producteur, le deuxième personnage
central de la microéconomie. Cette dernière a pour ambition d’étudier le
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comportement économique d’agents individuels, producteurs et consommateurs, dont les interactions se déroulent essentiellement sur des marchés.
Un postulat essentiel de la microéconomie pose comme principe celui de
la rationalité des agents économiques en général et du consommateur en
particulier. L’hypothèse de rationalité implique que les individus recherchent la
satisfaction maximale. Le consommateur exploite toujours la possibilité
d’améliorer sa situation.
Dans cette perspective, les besoins (un besoin est un manque) et les désirs
sont illimités. Seuls font défaut les moyens pour satisfaire l’ensemble des
besoins et des désirs. Le comportement du consommateur relève d’un choix
sous contrainte. En effet, comme les moyens du consommateur (son revenu)
sont limités, il est conduit à faire des choix. Il arbitre entre les différentes
possibilités que lui permet son revenu et il est amené à substituer entre eux les
différents biens et services marchands.
Le consommateur rationnel, souverain et autonome, fait toujours le choix
qui lui procure le maximum de satisfaction. Pour desserrer la contrainte
budgétaire, il peut arbitrer entre travail et loisirs. En « choisissant » de
travailler davantage, il augmentera son revenu. Libre de toute détermination
sociale, le consommateur utilise au mieux l’ensemble de ses ressources. Il a un
comportement maximisateur d’utilité.
Comment se satisfaire d’une telle vision de la consommation ? Le
consommateur n’est pas un personnage sans passé, sans famille, sans classe
sociale. Comment parler de choix pour certaines catégories populaires qui ne
mangent peut-être pas à leur faim ou qui renoncent aux soins médicaux, faute
de pouvoir avancer le prix de la consultation ou celui des médicaments ?
Comment mettre en avant la rationalité du consommateur quand certaines
décisions d’achat relève de la toquade ou de la contagion ?
2/ La fonction de consommation de la macroéconomie
L’analyse macroéconomique s’intéresse à l’interaction entre des variables
économiques considérées au niveau global. Exemples de ces grandeurs
significatives au niveau de l’économie nationale : produit intérieur brut (PIB),
chômage, consommation des ménages.
Dans ces conditions, la consommation au niveau global dépend, au-delà
d’une consommation dite incompressible et qui correspond au minimum vital,
du revenu de la collectivité. Tel est le sens de la fonction de consommation
chez Keynes (1883-1945). Elle dépend essentiellement du montant du revenu
national et du comportement des individus face à l’alternative : consommer ou
épargner.
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La fonction de consommation keynésienne a subi des critiques et des
extensions. Dans sa reformulation de la fonction keynésienne de
consommation, James Duesenberry (1818-2009) essaie d’introduire, en 1949,
l’effet de démonstration et d’imitation exercé par les catégories supérieures
(généralement, la catégorie immédiatement supérieure). De son côté, Franco
Modigliani (1963) relie consommation et cycle de vie.
Avec Duesenberry et Modigliani, on assiste à une tentative, certes timide,
de faire intervenir des facteurs sociaux (démonstration, imitation, cycle de vie)
à côté du revenu. La prise en compte de l’imitation et de la démonstration
montre que l’influence de variables sociales vient combler les vides de
l’analyse économique.
B/ LES VARIABLES SOCIALES DE LA CONSOMMATION
Les variables sociales qui agissent sur la consommation sont l’âge, la
génération, le diplôme, le genre et la catégorie sociale. Bien entendu, il faut
neutraliser l’effet du revenu en raisonnant à revenu constant.
1/ Âge, génération et diplôme
L’effet d’âge renvoie à l’explication d’un phénomène social, ici la
consommation, par l’âge des individus concernés. Il faut le distinguer de l’effet
de génération, la génération désignant l’ensemble des individus nés la même
année. L’effet de génération suppose que l’on n'a pas eu le même âge à la
même époque. Il est parfois difficile de distinguer la part respective des deux
effets.
Les études sur la consommation suggèrent qu’elle diminue avec l’âge, et
de fortes incertitudes pèsent sur la consommation dans les décennies à venir du
fait du vieillissement de la population si, l’âge venant, la consommation
diminue. Ces études comparant des générations différentes à une même date,
l’effet du vieillissement sera plus faible dans la mesure où ce sont les
générations du « baby boom » qui arrivent à la retraite et qui ne renonceront
pas forcément à leur niveau de vie. Ces générations ont en effet toujours vécu
dans la société de consommation.
À revenu et taille du ménage donnés, la consommation diminue avec
l’avancée en âge. La consommation, maximale à 49 ans, décroît par la suite : à
70-74 ans, elle représente 89 % de celle d’un ménage de 40-44 ans de même
niveau de vie. À 80-84 ans, elle n’en représente plus que 74 %. L’explication
tiendrait à la décroissance des besoins avec l’âge.7 À revenu, taille du ménage
et âge égaux, la consommation des ménages est d’autant plus élevée que les
7
- Bodier (Marcelline), « Les effets d’âge et de génération sur le niveau et la structure de la
consommation », Économie et statistiques n° 324-325, 1999.
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ménages sont plus diplômés. Cela traduit le fait que le niveau de
consommation dépend moins du niveau de revenu perçu au cours de la période
que d’un « revenu permanent », entendu comme le niveau de revenu anticipé
par les individus sur l’ensemble de leur vie
Dans les années 1990, on remarque que les retraités, qui ont le même
niveau de vie que l’ensemble de la population, consomment moins (effets
d’âge et de génération), mais qu’ils aident financièrement leurs descendants et
qu’ils poursuivent leur effort d’épargne. Comment actualiser ce portrait ?
L’ensemble des retraités a un niveau de vie moyen qui s’élève à environ
102 % de celui de l’ensemble de la population. L’écart est plus marqué pour les
hommes alors que les femmes ont un niveau de vie à peu près égal à celui de
l’ensemble de la population. En 2011, la consommation totale par ménage
(hors santé et hors loyer) s’élève à 96,8 % de leur revenu disponible. Cette part
est en augmentation par rapport à 2001.
La structure de la consommation des retraités est différente de celle de la
population et semble indiquer un repli sur la sphère domestique. Les
coefficients budgétaires concernant l’habitation (hors loyer), les produits
alimentaires et les dépenses de santé sont relativement élevés. Les coefficients
budgétaires relativement faibles concernent l’habillement, les transports et
communications, la culture et les loisirs ainsi que l’hôtellerie et la restauration.
Les dépenses de santé à la charge des ménages augmentent avec l’âge dès 50
ans et ne montrent pas de rupture avec le passage à la retraite.
Au total, on peut dresser les caractéristiques du comportement des
retraités dans les années 2000/2010 :
- même niveau de vie que l’ensemble de la population
- une sous-consommation moins marquée liée à des besoins de
consommation différents et expliquée par des effets d’âge et de
génération
- aide financière aux descendants et poursuite de l’épargne mais avec un
taux équivalent à celui de l’ensemble de la population
- ils disposent d’un moindre équipement (automobiles, nouvelles
technologies), ne sont pas plus souvent à l’aise que le reste de la
population, mais ont moins souvent des difficultés financières.8
2/ Le genre
La notion de genre, née dans les années 1970 aux États-Unis, a
profondément fait évoluer, à travers les « gender studies », l’étude des rapports
entre hommes et femmes. Les études sur le « genre », en mettant l’accent sur
8
- « Consommation et épargne des retraités », Conseil d’orientation des retraites, séance
plénière du 24 septembre 2014.
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SOCIOLOGIE
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les aspects sociaux et culturels des rapports hommes/femmes, postulent que la
différence de sexe résulte d’abord d’une construction sociale. Aujourd’hui, les
hommes et les femmes consomment de manière différente, ils ne consomment
pas les mêmes produits, n’ont pas les mêmes critères de choix ni les mêmes
priorités.
Plus présentes dans la sphère de la consommation, les femmes ont une
consommation plus « engagée ». En 2013, elles font preuve d’une plus grande
attention aux critères de fabrication locale, aux labels de qualité, au soutien des
causes humanitaires. Par exemple, en 2013, 80 % des femmes sont beaucoup
(ou assez) incitées à acheter un produit fabriqué en France contre 68 % des
hommes. On trouve un même écart hommes/femmes (en points) pour les
produits portant un label de qualité, pour ceux qui sont fabriqués dans sa région
ou encore pour ceux dont le fabricant soutient financièrement une cause
humanitaire.9
Les femmes indiquent une préférence pour l’habillement. L’achat de
vêtement apparaît comme un loisir prioritairement féminin, moment de plaisir
hors des impératifs de temps. Les hommes vivent ces achats comme des
actions utilitaires et il s’agit donc, pour eux, de passer le moins de temps
possible dans les magasins. Les dépenses des femmes seules sont plus
importantes en habillement-chaussures que celles des hommes (1813 € contre
1010 en 2006).10 L’image sociale de la femme autour du « paraître » s’impose
encore avec force. La présence de filles dans les ménages de plus d’une
personne a conduit à dépenser plus pour ce poste.
En revanche, que ce soit pour les dépenses en boissons alcoolisées ou en
tabac, les dépenses sont nettement plus importantes, pour les hommes vivant
seuls ou les ménages comprenant plus d’hommes, que dans les ménages
fortement féminisés. Les jeunes générations de femmes consomment plus de
tabac, mais en ce qui concerne l’alcool, de nombreuses femmes des jeunes
générations sont abstinentes. La transmission de ce comportement de genre
perdure : l’alcool est associé à l’homme.
La présence d’hommes dans un ménage induit des dépenses en transport :
l’objet automobile et l’image de la vitesse sont plus investis par les hommes.
Dans les ménages masculins, le poids des dépenses en Hôtels-restaurants est
beaucoup plus important en 1979 que dans les ménages plus féminins.
Cependant, l’écart est moins significatif en 2006.11
Un trait masculin consiste à expérimenter les nouveaux outils de
communication, au côté ludique desquels les hommes sont sensibles. Sans
9
- Source : CRÉDOC, Enquête consommation 2013. La relation entre consommation et genre
s’appuie sur Mathe (Thierry), Hebel (Pascal), « Comment consomment les hommes et les
femmes ? », CRÉDOC : cahier de recherche, décembre 2013.
10
- Source : Enquête BDF, 2006, INSEE, traitements CRÉDOC
11
- Source : Enquêtes BDF, 1979 et 2006, INSEE traitements CRÉDOC
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SOCIOLOGIE
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surprise, ce sont les hommes les plus jeunes qui sont attirés par la nouveauté.
Dans la tranche d’âge des 18-34 ans, les produits comportant une innovation
technologique incitent à l’achat 52 % des hommes contre seulement 28 % des
femmes. L’écart est encore important dans la tranche 55 ans et plus, bien que
plus resserré : 41 % pour les hommes, 26 % pour les femmes.
Les courses pour l’alimentation sont encore majoritairement effectuées
par des femmes dans les ménages avec enfants. C’est, le plus souvent en tant
que mère que la femme prend en charge cette activité, une mère qui est censée
mieux connaître les besoins de ses enfants que le père. Il arrive que le père soit
accompagnateur. En tout état de cause, la part des conjoints effectuant les
courses ne cesse d’augmenter alors, qu’à l’inverse, la part de ceux qui ne les
font jamais baisse.
L'intérêt des femmes pour l'art et la culture est aujourd'hui supérieur à
celui des hommes : plus nombreuses à privilégier le contenu culturel des
émissions de télévision ou des articles de presse, elles lisent plus de livres,
surtout quand il s'agit de fiction, ont une fréquentation des équipements
culturels à la fois plus diversifiée et plus assidue. Cette situation n’a rien de
naturel. Pour s'en convaincre, il faut comparer les comportements et les
consommations culturelles des femmes et des hommes à quarante ans de
distance. Les femmes ont dépassé les hommes dans la plupart des domaines
culturels. Les générations nées à partir des années 1960 sont plus diplômées
que leurs homologues masculins, ont une formation plus souvent littéraire ou
artistique, sont plus nombreuses à occuper des emplois induisant un rapport
privilégié aux loisirs culturels. Dans l’espace domestique, elles sont en charge
de la production ou la reproduction du « désir de culture ».12 Cette féminisation
des pratiques culturelles a toutes les chances de se poursuivre.13
3/ La catégorie sociale
Maurice Halbwachs a mis à l’épreuve, par deux fois, en 1912 et 1933, les
conclusions d’Engel (ENCADRÉ 2). Si la première loi, à savoir la diminution
du coefficient budgétaire de l’alimentation avec l’augmentation du revenu, et la
quatrième qui indique que les dépenses diverses (éducation, santé, loisirs) sont
12
- Donnat (Olivier), « La féminisation des pratiques culturelles » in Développement culturel,
Ministère de la culture, direction de l’administration générale, Paris, France (1969-2006)
13
On entend par pratiques culturelles les activités individuelles en relation avec les
différentes formes d’expression artistique. Elles sont regroupées en six domaines :
- l’information : presse écrite et audiovisuelle
- télévision
- musique : supports et genres musicaux
- livre et lecture
- sorties et visites : cinéma, théâtre, concerts, musées
- pratiques amateurs : participation aux associations artistiques et culturelles
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SOCIOLOGIE
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confirmées, la deuxième (constance du coefficient budgétaire de l’habillement)
et la troisième (constance du coefficient budgétaire de l’habitation, de
l’éclairage et du chauffage) ne le sont guère. Il est vrai cependant qu’Engel ne
considérait que la première relation entre le coefficient budgétaire de
l’alimentation et le revenu comme une loi.
En 1912, Maurice Halbwachs est conduit à une première comparaison
entre employés et ouvriers.14 À niveau de revenu identique, la proportion de la
dépense pour la nourriture (le coefficient budgétaire de l’alimentation) est
nettement plus faible chez les employés que chez les ouvriers. On ne peut donc
voir dans cette faiblesse l’effet d’un revenu plus élevé puisqu’il raisonne à
revenu constant. Alors qu’ils disposent du même revenu, les employés et les
ouvriers ne le dépensent pas de la même façon.
On pourrait penser que le besoin de nourriture est primitif alors que les
autres besoins (culture, distraction) s’avéreraient sociaux. Les préoccupations
sociales ne sont pourtant pas absentes des dépenses de nourriture. Halbwachs ne
croit pas que la structure de la consommation résulte mécaniquement de
l’augmentation du revenu. L’organisation du budget familial est un fait social
qui renvoie, certes, à l’influence du revenu, mais jamais directement. Son action
s’exerce à travers les goûts et les préférences que les individus se sont forgés
dans leur milieu. Les goûts y ont été modelés par les conditions sociales du
travail, les traditions familiales, la culture locale. Ces dispositions qu’Halbwachs
nomme « représentations sociales » parce qu’elles correspondent à « l’opinion
que chaque groupe social a de lui-même », d’autres plus tard (Pierre Bourdieu)
utiliseront le terme d’ « habitus » pour les désigner.15
En 1956, Paul-Henry Chombard de Lauwe précisera la nature des goûts
ouvriers pour l’alimentation, poste prédominant dans leur structure de la
consommation.16 Ayant à effectuer un travail physique durant de longues
journées de travail, les ouvriers optent pour des plats copieux et des aliments
nourrissants. Il s’agit de donner des forces au corps à travers la nourriture et la
boisson (le vin ou l’alcool).17
De 1956 à 1979, le coefficient budgétaire de l’alimentation est passé de 51
% à 29 % dans le budget ouvrier. Malgré cette baisse qui traduit une
augmentation de leur revenu, l’alimentation est aux yeux de Pierre Bourdieu un
poste budgétaire à part pour les ouvriers, à la différence des autres dépenses
pour lesquelles la consommation ouvrière est peu spécifique et s’analyse comme
14
- Halbwachs (Maurice), 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Gordon &
Breach, 1970.
15
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Maurice Halbwachs : consommation et société,
Paris, PUF, 1994.
16
- Chombart de Lauwe (Pierre), La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS,
1956
17
- Herpin (Nicolas), Verger (Nicolas), La consommation des Français, Paris, La Découverte,
1988.
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l’effet de la modestie de leur revenu : « l’art de boire et de manger reste sans
doute un des seuls terrains sur lesquels les classes populaires s’opposent
explicitement à l’art de vivre légitime ». 18
À la recherche de la sobriété et de la minceur caractéristique du haut de la
hiérarchie sociale, les ouvriers « opposent une morale de la bonne vie ».19 Le
bon vivant renvoie à celui qui aime boire, manger et entrer dans une relation
simple et libre permise par le « manger en commun ».20
ENCADRÉ 2
Maurice Halbwachs et l’expérience américaine (1933)
En 1912, dans La classe ouvrière et les niveaux de vie, lors d’une enquête menée
à partir de statistiques allemandes, Maurice Halbwachs avait remarqué, outre le fait
que le coefficient budgétaire de l’alimentation était plus faible chez les employés que
chez les ouvriers alors que les uns et les autres disposent d’un même niveau de revenu,
que ce qui est frappant chez les ouvriers tient à la modération de la dépense de
logement. Il en concluait que, de tous les besoins économiques ressentis par les
ouvriers, c’est le besoin de logement qui s’avérait le moins développé, ce qui
contribuait à isoler la classe ouvrière de la classe supérieure. Le logement apparaît
chez les ouvriers comme une dépendance et un prolongement de la rue.
Quelque vingt années plus tard, en 1930, alors qu’il est invité, en tant que
Visiting Professor, au Département de sociologie de Chicago, il s’aperçoit que les
conditions d’existence des ouvriers américains n’ont plus rien à voir avec celles qui
ont cours en Europe. De ce côté de l’Atlantique, une fois payé la nourriture,
l’habillement, un maigre loyer pour un pauvre logement, il ne reste dans la poche de
l’ouvrier que « la part du glaneur ». Aux États-Unis, au contraire, du fait de
l’augmentation des salaires et de la diminution de leur consommation alimentaire, les
ouvriers américains ont pu orienter le surplus de revenu ainsi dégagé vers des
consommations nouvelles dans leur classe sociale.
La découverte de tels ouvriers aux Etats-Unis s’avère incompatible avec
certaines conclusions de 1912. Maurice Halbwachs y indiquait que les conditions de
travail des ouvriers ne leur permettraient jamais de ressentir, d’exprimer et de
satisfaire des besoins « civilisés », ceux de logement en particulier. L’exemple
américain prouve, au contraire, qu’une classe ouvrière peut être intégrée et n’est pas
condamnée à camper sur les marges de la société du fait de la nature de son travail
(seul groupe social à se trouver au contact de la matière inanimée).
D’après Maurice Halbwachs, 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Gordon &
Breach, 1970 ; Christian Baudelot et Roger Establet, Maurice Halbwachs :
consommation et société, Paris, PUF, 1994.
18
- Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979
- Bourdieu (Pierre), op cit
20
- ibid
19
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C/ THÉORIES SOCIOLOGIQUES DE LA CONSOMMATION
Les biens ne sont pas seulement consommés en raison de leur utilité
directe, mais aussi pour leur effet de signe. Ce signe peut-être l’indice d’une
participation sociale ou, dans les théories critiques de la consommation, celui
d’une manipulation et d’une domination.
1/ L’effet de signe de la consommation
Dès 1905, Georg Simmel (1858-1918), un des grands noms de la
sociologie allemande, le montre à travers l’exemple de la mode.21
La mode satisfait un besoin de différence et en ce sens elle est une
tendance à la différenciation, à la distinction. Dans le même temps, elle repose
sur l’imitation d’un modèle social, celui de la couche supérieure. Les modes
sont donc « toujours des modes de classe » : les modes des couches supérieures
se distinguent de celles de la couche inférieure et sont abandonnées dès que
cette dernière commence à se l’approprier.
Tendance à la différenciation et à la variation individuelle, la mode relève
également d’une tendance à l’égalisation sociale. Elle est à la fois rattachement
à ceux qui partagent la même position et détachement par rapport à ceux qui
sont inférieurs. En bas de la hiérarchie sociale, c’est la chasse à l’imitation, au
sommet de la hiérarchie sociale, c’est la fuite vers le nouveau.
Au total, on comprend pourquoi parler d’effet de signe pour la
consommation, de langage social, dans la mesure où elle est une manière de
parler aux autres, une façon de tenir son rang et de l’afficher.
Un économiste américain d’origine norvégienne, Thorstein Veblen (18571929), a magistralement développé la dimension ostentatoire de la
consommation. Autrefois, travailler était une marque d’infériorité tandis que le
loisir entendu, ni comme repos, ni comme paresse, mais comme consommation
improductive du temps, était un signe de distinction et d’honorabilité. La
tendance actuelle est à valoriser la consommation plus que le loisir, et
notamment la consommation du superflu, pour améliorer sa réputation.
Le motif conscient d’un homme qui s’habille « c’est le besoin de se
conformer honorablement à l’usage établi et au modèle du goût » (ENCADRÉ
4). Il s’agit également d’acheter un vêtement de prix dans la mesure où il faut
« consommer pour la montre » (ENCADRÉ 3).22 Dans ces conditions, le bon
marché est sans valeur. Ses travaux ont fortement influencé un sociologue
contemporain comme Pierre Bourdieu, même si ce dernier n’a pas toujours
reconnu la dette intellectuelle qu’il avait contractée à l’égard de Veblen.
21
22
- Simmel (Georg), 1905, « La mode » in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989.
- Veblen (Thorstein), 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970
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ENCADRÉ 3
Dans toute société industrielle, l’assise la plus fondamentale du bon renom, c’est
la puissance pécuniaire ; le moyen de briller en ce domaine, et par là de se faire ou de
se garder une réputation, c’est d’avoir du loisir et de consommer pour la montre. Ces
deux méthodes sont en faveur du haut de l’échelle jusqu’au plus bas échelon possible ;
et dans la plus humble des strates où les deux méthodes sont conjointement
employées, ces soins sont pour l’essentiel délégués à l’épouse et aux enfants.
Plus bas encore, là où la femme ne dispose plus d’aucune espèce de loisir, même
en apparence, reste la consommation ostensible, dont la femme et les enfants sont
chargés. L’homme de la maison peut faire et fait ordinairement quelque effort en ce
sens. Enfin quand on s abaisse aux divers niveaux de l’indigence, aux confins des
taudis, l’homme et les enfants eux-mêmes cessent pratiquement de rien consommer de
coûteux qui pourrait sauver les apparences, et la femme demeure seule à représenter la
décence pécuniaire des siens. Aucune classe de la société, même si elle se trouve dans
la pauvreté la plus abjecte, ne s’interdit toute habitude de consommation ostentatoire.
On ne renonce aux tous derniers articles de cette catégorie que sous l’empire de
la plus implacable nécessité.
(Thorstein Veblen, 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970)
2/ La consommation comme participation sociale
La consommation est une forme de participation sociale. Les différences
de revenus n’expliquent pas tout en matière de consommation et la société
modèle les besoins dont la hiérarchie est lisible dans la structure des budgets.
La théorie sociologique de la consommation développée par Halbwachs se
concentre dans la notion de niveau de vie.
Ce dernier ne désigne pas, comme aujourd’hui, une aisance matérielle
plus ou moins grande, mais prend une autre signification chez Halbwachs, plus
qualitative, qui indique le degré d’intégration et de participation des individus à
la vie sociale. Les différentes classes sociales ne participent pas de la même
façon à la vie sociale. Elles expriment « la situation de l’homme dans la
société, c’est-à-dire le degré auquel il participe à la vie collective sous ses
formes les plus appréciées ».23
La société se présente comme un ensemble de cercles concentriques
emboîtés les uns dans les autres, chaque cercle se définissant par la distance qui
23
- Halbwachs (Maurice), Les classes sociales, Paris, PUF, 2008. Il s’agit d’une édition à
partir des cours donnés à Paris, à la Sorbonne, par Maurice Halbwachs. Ces cours avaient fait
l’objet de trois éditions ronéotypées en 1937, 1942 et 1946.
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SOCIOLOGIE
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le sépare du « feu de camp ».24 Près de ce dernier, les classes les plus instruites,
les plus riches, les plus intégrées, c’est-à-dire, prises dans un réseau de
relations sociales. À la périphérie, les classes ouvrières, seules déléguées au
contact avec la matière inanimée alors que les autres classes sont en relation
permanente avec d’autres hommes. Ces distances plus ou moins grandes au
« feu de camp » engendrent des niveaux de vie, des degrés inégaux de
participation sociale. Ces derniers peuvent se mesurer et indiquent comment les
besoins se hiérarchisent dans les différentes classes sociales et comment un
groupe d’individus s’intègre dans la société dans laquelle il vit.
L’apport d’Halbwachs a donc consisté à souligner le rôle de la
consommation dans ce qui fonde une classe sociale. La consommation, plus
que le travail, différencie classes supérieures et ouvriers dans la mesure où les
uns et les autres ne sont pas obligés aux mêmes sacrifices.25
3/ La critique de la société de consommation
Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973), deux
représentants de l’École de Francfort pensaient que l’offre massive de produits,
plus particulièrement de produits culturels « bas de gamme» contribuerait à
démobiliser la classe ouvrière. La consommation tendrait alors à uniformiser
valeurs et pratiques dans une culture de masse. Cette dernière apparaît comme
une entreprise de duperie du consommateur, privé de son libre-arbitre par le
marketing, les sondages d’opinion, la publicité. Herbert Marcuse (1898-1979),
un autre représentant de l’École de Francfort, reprend l’argument de la
manipulation du consommateur par la publicité qui a pour fonction de
maintenir les classes populaires dans une situation de dépendance à l’égard des
produits de consommation de masse.26
Jean Baudrillard (1929-2007), analysant la logique sociale de la
consommation, reprend l’idée que les objets de consommation ont tendance à
n’exister que comme signes et qu’ils auraient perdu ainsi tout rapport avec leur
valeur d’usage (leur utilité). La consommation apparaît comme l’équivalent
d’un langage qui affilie à un groupe ou démarque d’un autre.27 Pour les basses
classes, l’aspiration « surconsommative » ne ferait que compenser l’échec vécu
du non accomplissement sur l’échelle sociale de leur condition. La société de
croissance, parce qu’elle est une société de production de privilèges avant
24
- Baudelot (Christian), Establet (Roger), Maurice Halbwachs : consommation et société,
Paris, PUF,1994.
25
- Dubuisson-Quellier (Sophie), « La consommation comme pratique sociale » in Traité de
sociologie économique (sous la direction de Philippe Steiner et François Vatin), Paris, PUF,
2013.
26
- Marcuse (Herbert), L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société
industrielle avancée, Paris, Minuit, 1968.
27
- Baudrillard (Jean), 1970, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1979.
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20
d’être une société de production de biens, apparaît comme le contraire d’une
société d’abondance car le privilège suppose la pénurie.
ENCADRÉ 4
Nul ne fait de difficulté pour accorder ceci, qui est d’ailleurs un lieu commun :
dans toutes les classes de la société, la plus grande partie de la dépense que l’on
engage dans le vêtement va aux apparences respectables et non au souci de couvrir le
corps. Il est rare que l’on se sente aussi miteux qu’aux moments où l’on est au-dessous
du niveau prescrit par l’usage en fait d’habillement. Une chose est plus vraie encore
dans ce domaine que dans tous les autres, c’est que les gens s’imposeront des
privations sévères afin de conserver les moyens d’une dépense considérée comme
décente, qui est un gaspillage ostensible. Il arrive souvent, sous un climat rude, que les
gens sortent mal vêtus pour paraître bien habillés. Quant aux marchandises qui entrent
dans la fabrication des vêtements, leur valeur commerciale se divise en deux
parties :l’une, de beaucoup la plus importante, est consacrée à l’élégance, à
l’honorabilité de ces marchandises ; l’autre, plus modeste, va aux services pratiques et
à la fonction de vêtir. Le besoin de s’habiller est par excellence un besoin
« supérieur », un besoin spirituel.
Ce besoin n’est pas entièrement ni même principalement une propension naïve à
dépenser pour briller. Si la loi du gaspillage ostentatoire oriente la consommation,
vestimentaire ou autre, c’est surtout au second degré, en formulant les canons du goût
et de la décence. Dans la plupart des cas, le motif conscient d’un homme qui se vêt ou
fait l’emplette d’un vêtement ostensiblement coûteux, c’est le besoin de se conformer
honorablement à l’usage établi et au modèle du goût. Il ne s’agit pas seulement
d’observer la bienséance vestimentaire par souci d’éviter les commentaires
défavorables et mortifiants, bien que ce motif ait sa grande importance ; il s’agit en
outre d’obéir aux exigences de cherté, car elles imprègnent si bien nos idées en
matière d’habillement que d’instinct nous trouvons tout accoutrement odieux qui n’a
pas coûté un bon prix. Nous ne réfléchissons pas, nous n’analysons pas, nous sentons
que le bon marché est sans valeur.
(Thorstein Veblen, 1899, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970)
Pour Pierre Bourdieu, la consommation et le goût des individus
s’expliqueraient par la position qu’ils occupent dans l’espace social ainsi que
par le volume et la structure du capital détenu, qu’il soit économique, culturel
ou social. Les classes sociales se définiraient donc par la spécificité de leur
style de vie. Le mode de consommation réunirait donc les individus qui sont le
produit de conditions d’existence semblables et les distinguerait des autres. Le
goût est d’abord un « dégoût du goût des autres ». La classe moyenne accepte
les goûts culturels de la bourgeoisie comme légitimes et la domination de la
bourgeoisie s’exerce à travers cette acceptation. L’individu devient la cible de
Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
21
cette domination qui s’exerce par la diffusion descendante des normes de
consommation.28
III/ UNIFORMISATION DE LA CONSOMMATION ?
Poser une telle question implique nécessairement de se livrer à une
discussion. Il faut examiner la thèse de l’uniformisation de la consommation
« à charge et à décharge » comme le ferait un juge d’instruction pour décider
de l’inculpation ou non d’un justiciable. Après avoir examiné la portée de la
thèse, il conviendra d’en faire apparaître les limites.
A/ LES ÉLÉMENTS QUI MILITENT EN
UNIFORMISATION DE LA CONSOMMATION
FAVEUR
D’UNE
Les éléments qui donnent à penser que la consommation s’uniformise ou
s’homogénéise tiennent à la prise en compte de la progression des taux
d’équipement des ménages qui permet un rapprochement des modes de vie des
différentes catégories sociales.29
1/ La progression des taux d’équipement
On assiste depuis le milieu des années 1950 à une progression des taux
d’équipement des ménages (% des ménages équipés) en biens durables pour
atteindre, en ce qui concerne certains biens, le seuil de saturation dans les
années 1980. Les premiers équipements portaient sur le réfrigérateur, le
téléviseur noir et blanc, le lave-linge. Le relais a été pris dans les années 1970
par le téléviseur couleur, l’autoradio, le congélateur et le lave-vaisselle.
Les appareils électroniques ont tiré la croissance de la consommation à la
hausse depuis cinquante ans, avec des phases cycliques, qui correspondent aux
grandes phases d’équipement des ménages : téléviseurs en noir et blanc puis en
couleurs dans les années 1960 et 1970, appareils photos dans les années 1970,
magnétoscopes et caméscopes dans les années 1980, ordinateurs et téléphones
mobiles depuis la fin des années 1990, enfin, tout récemment, télévisions à
écran plat.
Le seuil de saturation étant atteint pour certains équipements, les achats se
limitent désormais à leur renouvellement (demande de renouvellement).
Certains produits récents comme le téléphone portable ont très rapidement
28
- Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
- La notion de mode de vie ou de genre de vie est, contrairement à celle de niveau de vie
qui est d’ordre quantitatif, une notion qualitative. Elle renvoie à l’ensemble des manières de
vivre d’un groupe humain : par exemple, les formes d’habitat, les façons de consommer, le
type de loisirs.
29
Jean-Serge ELOI
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SOCIOLOGIE
22
conquis un très grand nombre de ménages tandis que d’autres produits comme
l’automobile ou le lave-vaisselle se sont diffusés plus lentement, mais
continûment. Par ailleurs, la très grande sensibilité des achats de ces biens à la
variation de leur prix d’une part, à celle du pouvoir d’achat d’autre part, illustre
le caractère généralement non indispensable de ces produits.
Les biens apparus au cours de ces années, achetés au départ par une
minorité de ménages (généralement les catégories les plus aisées), se sont par la
suite diffusés à l’ensemble de la population. On peut expliquer cette diffusion
par un mécanisme de prix : la production en série permet, en faisant baisser les
prix, d’accéder à des catégories de consommateurs jusque-là découragés par le
niveau élevé des prix. On comprend alors que la diffusion de l’équipement
s’effectue des ménages à hauts revenus vers les ménages aux revenus plus
modestes.
Le sens de la diffusion s’explique également par des facteurs d’ordre
sociologiques : la contagion et l’imitation. Si la contagion relève d’une
conception holiste, on ne peut rien contre elle, elle paraît peu appropriée pour
rendre compte de l’équipement des ménages qui est le fruit d’une décision
individuelle. Elle indique, cependant, que le consommateur obéit à une norme
de consommation qui exerce une contrainte sur lui. L’imitation renverrait à une
conception plus individualiste qui voit dans la décision de s’équiper le
comportement d’un consommateur souverain à défaut d’être autonome puisqu’il
cherche à imiter les catégories supérieures. Gabriel Tarde (1843-1904), qui
faisait de l’imitation le fondement du social, pensait que l’imitation se
propageait du haut en bas de la hiérarchie sociale.30
2/ Le rapprochement des modes de vie
On peut parler d’homogénéisation des modes de vie dans la mesure où
celui des agriculteurs et des ouvriers se rapproche du mode de vie des classes
moyennes. Le mode de vie urbain a gagné les campagnes (équipement du foyer,
automobile, consommation) alors que « jusqu’à la fin des années soixante,
l’acquisition d’un poste de télévision, d’un réfrigérateur, d’un aspirateur ou
d’une machine à laver n’était pas chose courante pour le paysan ». 31 Ce dernier
ne consommait pas de biens culturels ou de loisirs, et ne partait que rarement en
week-end ou en vacances.
À la fin des années 1980, les agriculteurs partent quatre fois plus en
vacances que par le passé, ils montrent certes un goût plus affirmé pour
l’épargne que les autres catégories sociales, mais l’équipement ménager de leur
foyer et son agencement interne prouvent leur très large accès à la société du
30
- Tarde (Gabriel), 1895, Les lois de l’imitation, Paris-Genève, Ressources, 1979.
- Mann (Patrice), « Exploitants agricoles : les nouveaux modes de vie » in Encyclopaedia
Universalis, Universalia, 1993.
31
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confort. L’achat d’un congélateur renvoie au maintien d’une tradition ancienne
d’autoconsommation. La diminution des petits commerces de village a contraint
les agriculteurs à s’approvisionner dans les grandes surfaces périurbaines,
comme les autres catégories sociales. L’approvisionnement dans les mêmes
lieux constitue un puissant facteur d’homogénéisation et d’uniformisation de la
consommation. De plus, de nombreux jeunes exploitants adoptent aujourd’hui le
rythme et la composition des repas citadins.
Les ouvriers ont accédé à la consommation de masse, la logique des
barrières (quand les modes de vie séparent les groupes sociaux) s’est
estompée.32 La consommation ne distingue plus autant que par le passé les
ouvriers et les cadres. Dans les années 1970, l’alimentation des ouvriers
soulignait leur enracinement rural. Dans les années 1980, l’approvisionnement
alimentaire des familles ouvrières perd de sa ruralité, les disparités se réduisent
pour les produits alimentaires de luxe (alcool, plats préparés, pâtisserie). Les
ouvriers ont rapproché leur alimentation de celle des cadres. Leur mode de vie
qui en faisait un milieu social à part a perdu sa spécificité.
Depuis quarante ans, l’argument de l’homogénéisation des structures de
consommation et de l’amoindrissement des différences de modes de vie entre
cadres et ouvriers est central pour asseoir l’hypothèse selon laquelle les classes
sociales ont perdu de leur pertinence. Raymond Aron (1905-1983) écrivait, en
son temps, que « Les distinctions de classes sont affaiblies à la fois par
l’hétérogénéité croissante à l’intérieur des vastes ensembles (ouvriers de
l’industrie), qui seuls méritent le nom de classes, et par l’homogénéité d’un
mode de vie ou de consommation, caractéristique de la bourgeoisie, petite ou
moyenne, auquel accèdent un nombre croissant de familles ». 33
De plus, un aspect important de l’homogénéisation de la consommation
concerne l’aspect géographique. Autrefois le cloisonnement régional impliquait
des habitudes culturelles nettement différentes d’un lieu à un autre.
L’homogénéisation s’inscrit dans un mouvement plus large d’unification
culturelle, lui-même dû à de nombreux facteurs : décloisonnement des régions,
école pour tous, diffusion des médias, mobilité géographique, publicité.
Durant les « trente glorieuses », les différences de consommation entre les
PCS se sont aussi fortement amoindries. Cette homogénéisation est
particulièrement marquée pour l’équipement des ménages en biens durables.
Elle est aussi due à la diminution des disparités de revenus jusqu’au milieu des
années 1970. Les salaires ont fortement augmenté, l’État providence (au sens
strict de protection sociale autour de l’assurance-maladie, de l’indemnisation du
32
- Je fais référence ici à l’ouvrage d’Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Paris, Alcan,
1925.
33
- Aron (Raymond), Les désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité,
Paris, Calmann-Lévy, 1969.
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chômage et de la retraite par répartition) a largement redistribué la richesse
produite et l’extension du crédit a permis à de nombreux ménages de se procurer
des biens durables qui jusqu’alors leur étaient inaccessibles.
B/ DES DISPARITÉS SE MAINTIENNENT
L’homogénéisation des modes de vie ne signifie cependant pas la fin des
inégalités intellectuelles et économiques. Les disparités se maintiennent et les
inégalités n’ont pas disparu.
1/ La logique des niveaux s’est substituée à celle des barrières
La consommation demeure hétérogène et la crise a ravivé les inégalités. Si
la possession d’une automobile ou d’un téléviseur s’est banalisée, force est de
constater que les biens sont souvent de qualité différente : ce n’est plus la
possession d’une automobile, mais la marque ou le type de l’automobile qui
distingue les catégories.
La logique des niveaux s’est substituée à celle des barrières.34 Alors
qu’autrefois, une barrière se dressait entre ceux qui consommaient (cadres) et
ceux qui ne consommaient pas (ouvriers), aujourd’hui les ouvriers consomment
le même type de bien mais ni du même prix, ni de la même qualité. La
consommation ne sépare plus radicalement les individus ou les groupes sociaux,
mais elle les classe selon un certain nombre de niveaux.
2/ Différences dans la structure de la consommation
Les dépenses Restauration et hôtel occupent une part plus importante de
la dépense chez les cadres que chez les ouvriers (9,8 % contre 5,2 % en 2011).
Les dépenses de culture, de loisirs, d’éducation demeurent très différentes. Le
coefficient budgétaire de la santé est sensiblement le même chez les cadres et
chez les ouvriers. (1,7 % pour les cadres, 1,6 % pour les ouvriers). Le coefficient
budgétaire Loisirs et culture des agriculteurs exploitants, 8 % en 2011, est à peu
près le même que celui des ouvriers (7,9 %), mais reste notablement inférieur à
celui des cadres (11,8 %) et des professions intermédiaires (9,8 %) ainsi qu’à
celui des employés bien que dans une moindre mesure (8,5 %). 35
Les sorties au cinéma au théâtre ou au concert conservent, en revanche, un
caractère exceptionnel. Les agriculteurs ont la possibilité de se déplacer plus vite
et plus loin dans l’espace géographique, mais l’offre locale de loisirs ne leur
procure pas l’occasion de se distraire ou de se cultiver. « Le handicap culturel
dont souffre l’agriculture de montagne et, plus généralement, les zones rurales
34
35
- Référence à Edmond Goblot, op cit.
- Source : INSEE, enquête budget de famille 2011.
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en voie de désertification ne doit pas être négligé ». 36 Ainsi, en 2000, la part des
agriculteurs exploitants qui sont allés, au moins une fois, au cinéma, au musée,
au théâtre ou au concert, est la plus faible comparée à l’ensemble des catégories
socioprofessionnelles (TABLEAU 2).
TABLEAU 2
Quelques pratiques culturelles (cinéma, Musée, théâtre ou concert) à l’âge adulte
au cours des douze derniers mois.
PCS
Agriculteurs
exploitants
Cinéma
Musée,
exposition,
monument
historique
Théâtre ou
concert
12
24
12
40
41
24
Cadre et
professions libérales
71
76
60
Professions
intermédiaires
62
61
41
49
44
25
29
27
14
94
53
44
34
29
16
Artisans,
commerçants, chefs
d’entreprise
Employé
Ouvrier
Étudiant
Chômeurs et
inactifs
(Source : D’après Enquête Permanente sur les conditions de vie d’octobre
2000, INSEE in Chloé Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes
prises dans l’enfance » in INSEE Première, n° 883, février 2003).
36
- Mann (Patrice), « Exploitants agricoles : les nouveaux modes de vie » in Encyclopaedia
Universalis, Universalia, 1993.
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La consommation s’homogénéise, mais elle reste loin d’être homogène.
Depuis le milieu des années 1970 et l’entrée dans la croissance molle, la
consommation continue de progresser, mais à un rythme inférieur à celui des
« trente glorieuses ». Avec la crise, une société à deux vitesses se développe
(dualisme)). Ainsi, alors qu’une partie de la population peut maintenir des
dépenses élevées de consommation, de nombreuses personnes touchées par la
pauvreté sont exclues de la consommation " normale " (pauvreté relative). Elles
ne peuvent plus suivre la norme de consommation. En 2012, selon l’INSEE, le
nombre de pauvres varie de 5 millions à 8,6 millions selon que l’on utilise le
seuil de pauvreté à 50 % ou à 60 % du revenu médian.37 Dans le premier cas, le
taux de pauvreté est de 8,2 %, alors que dans le second, il s’élève à 14 %. Pour
une personne seule, il est de 828 € mensuels avec le seuil à 50 % et de 993 €
avec le seuil à 60 %.
CONCLUSION
La consommation est donc un produit de l’histoire dans la mesure où elle
change selon les époques et révèle le caractère historique des besoins. On a
coutume de dire que l’homme satisfait d’abord des besoins primaires comme la
nourriture avant de passer à la satisfaction de besoins secondaires (santé, loisirs,
culture) qui seraient des besoins sociaux. Cette distinction présente un caractère
artificiel. En effet l’alimentation est également un besoin social et la réflexion de
sociologues comme Halbwachs et Bourdieu l’a bien montré. La logique sociale
de la consommation s’est construite sur les vides de l’analyse économique : on
ne peut guère se satisfaire du modèle de comportement du consommateur,
rationnel, souverain et autonome capable de procéder à un choix sous contrainte
qui débouche toujours sur la satisfaction maximale. La macro économie avait
cependant commencé à prendre en compte des facteurs sociaux dans la
reformulation de la fonction keynésienne de consommation par la référence à
l’effet de démonstration (Duesenberri) ou de l’influence du cycle de vie
(Modigliani). La consommation est donc soumise à des variables sociales (âge,
genre, génération, catégorie sociale). Passée au crible de la critique menée par
certaines théories, la consommation apparaît comme un fait social et le
consommateur comme un être déterminé par les besoins de sa classe sociale,
voire manipulé par la société de consommation.
On aurait pu, une fois encore, indiquer que le « nouveau consommateur »,
celui des temps de crise et de la croissance molle, savait se montrer plus
rationnel dans ses choix même si sa rationalité pouvait apparaître « limitée »
37
- Le revenu médian d’une population est tel que la moitié de la population gagne moins et
l’autre moitié plus.
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sans remettre en cause l’intentionnalité de l’acteur. Il aurait été possible
d’indiquer que le consommateur, loin d’être réduit à l’image d’un acteur isolé
sur un marché concurrentiel, s’est organisé et que les mouvements de
consommateurs, sur le modèle des syndicats sur le marché du travail, avaient pu
l’aider dans sa recherche d’informations ou dans les recours juridiques qu’il est
en droit, parfois, d’intenter. On aurait dû enfin s’interroger sur les conditions
d’émergence d’une consommation « éthique». Une consommation « citoyenne »
est-elle possible ? Est-elle l’indice d’un retour des préoccupations « holistes »
dans la consommation ?
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