La consommation en tant que phénomène social - Jean

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE
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LA CONSOMMATION EN TANT QUE PHÉNOMÈNE SOCIAL
Dans son acception la plus générale, la consommation des ménages se
définit, au sens de la comptabilité nationale (donc au niveau macroéconomique),
comme la valeur des biens et des services marchands utilisés pour la satisfaction
des besoins individuels. La consommation est à la fois plus large et plus étroite
que la dépense des ménages. Elle est en effet plus large car elle inclut
l’autoconsommation des produits alimentaires, les avantages en nature versés
par les entreprises, les loyers fictifs que paieraient les propriétaires s’ils étaient
locataires de leur logement et les dépenses de santé remboursées par la Sécurité
sociale à l’exception des frais d’hospitalisation. Elle est aussi plus restreinte car
la comptabilité nationale ne classe pas dans la consommation des ménages les
achats de logements, considérés comme investissements, ni les achats de
ménage à ménage (les voitures d’occasion par exemple).1 Les consommations
finales, celles des ménages, entraînent la destruction immédiate des biens
(alimentation) ou leur usure progressive (équipements électroménagers).
La consommation est, à côté de la production et de la répartition, l’un des
trois volets du domaine de l’économie. Elle est avant tout un acte économique
qui dépend des prix des biens et services ainsi que des revenus des
consommateurs. En faire un phénomène social ne suppose-t-il pas de
l’appréhender d’abord comme un produit de l’histoire qui varie selon les
époques considérées ? Cependant l’explication économique laissant apparaître
certains vides, la vocation de la sociologie ne reviendrait-elle pas à combler ces
interstices ? La société de consommation qui trouve son plein épanouissement
pendant les « trente glorieuses » a-t-elle permis l’uniformisation de la
consommation ?
L’objet du propos se déclinera en trois points. Tout d’abord, il conviendra
de prendre la mesure du caractère historique des besoins et donc de la
consommation (I). Ensuite, il nous faudra combiner l’approche économique et
sociologique de la consommation pour cerner au plus près le phénomène en
remarquant que l’approche sociologique permet de combler les vides de
l’analyse économique (II). Enfin, on se demandera dans quelle mesure la
société de consommation de masse a permis une uniformisation de la
consommation (III).
1 - Villieu (Patrick), Macroéconomie : consommation et épargne, Paris, La Découverte, 1997
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I/ LA CONSOMMATION COMME PRODUIT DE L’HISTOIRE
Au-delà de la finition de la comptabilité nationale, il s’agit de
s’intéresser ici à un processus, la genèse et le veloppement de la « société de
consommation ».2 L’expression évoque la diffusion, l’achat et l’usage d’un
nombre croissant de biens par une proportion croissante d’hommes et de
femmes.
A/ DE LA RÉVOLUTION DES CONSOMMATEURS À LA SOCIÉTÉ
DE CONSOMMATION DE MASSE
Le dix-huitième siècle semble marqué par un accès, modeste certes, à une
petite consommation de produits industriels de la plus grande partie de la
population même si les classes supérieures et moyennes consomment l’essentiel
de la production (ENCADRÉ 1). C’est la « révolution des consommateurs »
décrite par les historiens britanniques. Il faudra cependant attendre la deuxième
moitié du vingtième siècle pour parler de consommation de masse.
1/ La consommation au dix-huitième et au dix-neuvième siècle
Au dix-huitième siècle, les pratiques de consommation dépendent
fortement des situations sociales. Dans les milieux populaires, des stratégies de
survie prévalent et, dans les campagnes, la tendance est à l’autoconsommation
des produits de l’agriculture, ce qui n’interdit pas le recours au marché lors des
foires et des marchés locaux. À l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, les
familles aristocratiques urbaines vivent dans le luxe et la recherche permanente
de distinction (différenciation élégante).
Les pratiques de consommation opposent donc une logique de survie dans
les milieux populaires, incapables d’une prise de distance avec la cessité, à la
prodigalité aristocratique. Des transformations s’amorcent cependant : une plus
grande richesse se répand dans l’ensemble de la société. Une nouvelle pensée
économique, libérale et mercantiliste, met en valeur la demande intérieure et les
consommations de luxe. Les vices privés font les vertus publiques, le luxe
devient nécessaire pour enrichir l’ensemble de la société.3 Enfin les thodes de
production, de commercialisation se transforment. La publicité (almanachs,
cartes publicitaires) élargit les marchés des commerçants. Ces transformations
ne sont cependant pas à l’origine de la consommation de masse. Pour cette
dernière, il faudra attendre le vingtième siècle.
2 - La paternité de lexpression est généralement attribuée à Jean-Marie Domenach, le directeur de la
revue Esprit, dans les années 1960.
3 - Mandeville (Bernard), 1714, La fable des abeilles, Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1990
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Si le dix-neuvième siècle est celui de l’industrialisation et de la volution
des transports, il est aussi celui de l’apparition des grands magasins : le Bon
marché (1852), Le Printemps (1863), La Samaritaine (1865), les Galeries
Lafayette (1893). Véritables « cathédrales » de la consommation, ils allient prix
fixes et affichés, entrée libre, marge faible et volume de ventes importants. Dans
les campagnes cependant, les foires et les marchés restent le mode d’accès des
ruraux aux produits manufacturés.
ENCADRÉ 1
La « révolution des consommateurs » au dix-huitme siècle
Les recherches des historiens, dans une perspective plutôt anthropologique
qu’économique, ont prouvé qu’en Grande-Bretagne, qu’en France ou aux États-Unis, les
ménages populaires possédaient beaucoup plus de biens matériels en 1780 qu’en 1680.
Une nouvelle culture des objets se faisait jour dans laquelle la consommation devenait
un objectif plus désirable.
Une « révolution des consommateurs » ?
Les historiens britanniques n’hésitent pas à évoquer une « révolution des
consommateurs » pour marquer le changement d’attitude vis-à-vis de la consommation
au cours du dix-huitième. Cette expression signifie non un accès de tous à une large
consommation (la « consommation de masse » du vingtième siècle), mais un accès
modeste à une petite, mais régulière consommation de produits industriels pour la plus
grande partie de la population, même si l’essentiel de la production est consommé par
les classes supérieures ou moyennes.
En Angleterre, à la fin du dix-septième siècle, les paysans moyens achètent aux
colporteurs des tissus, des images, des rubans. Mais les progrès de la consommation sont
surtout le fait de la seconde moitdu dix-huitme siècle. Ils concernent largement les
classes populaires urbaines et rurales. Désormais, un réseau de boutiques permet de
distribuer une production diversifiée (tissus, quincaillerie, boutons, boucles) dans toutes
les petites villes qui maillent le territoire de l’Angleterre.
En France et dans les Treize colonies (les futurs Etats-Unis), le mouvement est
moins marqué, mais repérable néanmoins dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.
Les mécanismes de diffusion
Un mécanisme d’imitation par chacun de la consommation des catégories sociales
légèrement supérieures favorise la diffusion de la consommation. Des formes de
publicité l’encouragent déjà dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Pour fonctionner,
il suppose une société relativement continue, il existe des catégories sociales
intermédiaires entre une minorité de consommateurs très riches et une grande masse de
population pauvre n’achetant que très peu. Les domestiques, catégorie sociale très
nombreuse dans ces sociétés anciennes, ont joué un rôle dans la diffusion vers le bas de
la consommation aristocratique.
(Patrick Verley, La première révolution industrielle, Paris, Armand Colin, 2010)
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2/ La société de consommation de masse au vingtième siècle
La société de consommation de masse française voit le jour vers 1900,
mais ne prend son envol qu’à la fin des années 1950. Dans l’entre-deux-guerres,
de nombreux experts américains tentent d’exporter leur modèle fondé sur la
distribution de masse d’un produit à bon marché, mais se heurtent aux
résistances des consommateurs européens qui ne semblent pas prêts à s’équiper
en appareils électroménagers pendant que les patrons ne veulent pas mieux
payer les ouvriers.
En France, la société de consommation de masse se développe dans un
contexte de guerre froide et de lutte idéologique entre l’est et l’ouest. Le taux
d’équipement des ménages augmente entre 1953 et 1981. L’offre comporte aussi
des services marquant ainsi l’importance prise par le secteur tertiaire. La
consommation de masse repose sur de nouvelles formes de crédit. Les
réformateurs du dix-neuvième siècle condamnaient le crédit chez les ouvriers et
leur conseillaient d’épargner. Il est désormais encouragé et considé comme
une forme d’épargne, source de contraintes et d’efforts.
Les traits principaux de la société de consommation de masse sont, pour
Georges Katona, l’abondance des consommateurs, leur pouvoir sur l’économie
ainsi que leur psychologie du point de vue de la structure de la demande. Si,
autrefois, posséder des biens d’équipement était un signe de richesse, ne pas les
posséder aujourd’hui devient un signe de pauvreté. Dans les dernières
décennies, Georges Katona (1901-1977) écrit en 1964, à partir de travaux
commencés aux Etats-Unis à la fin de la deuxième guerre mondiale, que de
larges masses de consommateurs ont accéà une position d’abondance et de
sécurité relative.4
Une classe moyenne de consommateurs se forme et certains estiment que la
consommation de masse éradique la pauvreté (qui devient résiduelle) durant les
« trente glorieuses » en intégrant les classes populaires à la société. Dans la
deuxième moitdu vingtième siècle en France, l’État, par son action législative,
contribue à mettre en place une protection du consommateur : protection contre
la publicimensongère (1963), réglementation du marchage à domicile et de
la vente directe (1972), possibilité pour les associations de consommateurs
d’ester en justice, réglementation du crédit (1978), instauration d’un code de la
consommation (1993), réforme du crédit à la consommation (2010).
L’avènement d’une consommation de masse est souvent présenté comme
une américanisation du monde. Cette dernière n’est pourtant que relative. En
1930, un sociologue français de la mouvance durkheimienne Maurice
Halbwachs fait un voyage d’étude à Chicago, haut lieu de la sociologie
américaine. Dans une lettre à son épouse, il écrit avec étonnement : « La te me
4 - Katona (Georges), 1964, La société de consommation de masse, Paris, Éditions hommes et
techniques, 1966.
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tournait. Je suis entré dans une grande cafétéria. C’est inouï. J’ai été pris dans
une file de gens que j’ai imités machinalement (…) J’ai pris un plateau de
métal. J’y ai posé une serviette qui contenait deux cuillers, deux fourchettes et
un couteau ».5 Trente ans plus tard les premières cafétérias faisaient leur
apparition en France. L’Amérique ne ferait que nous montrer le visage de notre
avenir.
En 1986, The Economist propose une nouvelle mesure de parité de pouvoir
d’achat (PPA), l’indice Big Mac. Depuis, chaque année le journal dresse la liste
des prix, en monnaie locale et en dollars du hamburger dans différents pays tant
il est devenu un produit de consommation courante universel. Cet indice illustre
le rôle joué par l’exemple américain dans la construction de la société de
consommation. Les expressions ne manquent pas pour désigner cette
américanisation du monde : macdonalisation, cocacolonisation, macworld. Cette
américanisation doit être nuancée.
Dans le domaine de la consommation, les USA offrent un modèle qui n’est
pas repris tel quel. Les récepteurs jouent un rôle actif, l’appropriation est
sélective. Partout dans le monde, le consommateur est incité à manger des
hamburgers et à boire du Cocacola, mais il peut aussi, par esprit de résistance
boire du Pepsi-cola ou des colas alternatifs par choix politiques. En Iran, il peut
boire du Zam Zam-cola, en Europe du Mecca-cola, en Grande-Bretagne du
Qibla-Cola, autant de boissons « islamiques » par réaction anti-américaine. En
Turquie Cola Turka affiche son nationalisme. Les consommateurs résistent à
l’américanisation, on peut parler de métissage culturel, d’hybridation.
B/CROISSANCE ET DIVERSIFICATION DE LA CONSOMMATION
François Perroux (1903-1987) disait en substance que tout changeait en
augmentant. L’exemple de la consommation peut servir à illustrer cette
affirmation.
1/ L’histoire de la consommation est celle de sa croissance
L’histoire de la consommation est celle de sa croissance. L’examen des
taux d’équipement des ménages de 1953 à 1981 l’atteste. La part des ménages
équipés en réfrigérateurs, léviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile,
téléphone, téléviseurs couleur, congélateur et lave-vaisselle, n’a cessé
d’augmenter tout au long de la riode. En 1981, les courbes indiquent un
phénomène de saturation pour les équipements les plus anciens (réfrigérateurs,
téléviseurs noir et blanc, lave-linge, automobile). Cet essoufflement des taux
5 - Lettre du 4 octobre 1930, citée par Marcel (Jean-Christophe), « Maurice Halbwachs à Chicago ou
les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien » in Maurice Halbwachs et les ssciences humaines de
son temps, Revue dHistoire des Sciences Humaines, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires
Septentrion, 1999
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