Le chômage à 5% est un objectif raisonnable en France

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“Le chômage à 5% est un objectif raisonnable en
France”
PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL RICHÉ ET
CLAUDE SOULA
Prix du pétrole en baisse, ralentissement en Chine,
Brexit, 2016 s’annonce risquée, mais pas
catastrophique si les bonnes décisions sont prises,
assure celui qui fut chef économiste du FMI jusqu’en
août 2015
L’année 2015 a été décevante pour l’économie
française et pleine d’incertitudes pour la planète...
2016 se présente-t-elle mieux ?
Un peu mieux pour certains pays ; un peu moins bien
pour d’autres. Ce n’est ni très rose ni très noir. Aux
Etats-Unis, les cicatrices de la crise ont largement
disparu, les banques sont en bonne santé, les entreprises
ont du cash, les ménages sont moins endettés, le
chômage est à peu près à son niveau d’équilibre. On est
en vitesse de croisière. L’augmentation des inégalités
reste un énorme problème. Va-t-elle faire dérailler la
croissance américaine ? Je ne le pense pas. Sauf peutêtre par le canal politique, comme la campagne
présidentielle peut le faire craindre...
En Europe, le retour à l’équilibre est encore assez
lointain, les traces de la crise sont toujours là, le
chômage est trop élevé. Mais les freins à la croissance
se desserrent : la consolidation budgétaire est plus
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limitée, les banques ne se portent pas mal et prêtent à
taux bas. La demande devrait se maintenir et se
renforcer.
Les pays émergents subissent un ralentissement dû à la
forte baisse du prix des matières premières. Ils se
retrouvent avec trop d’investissement et des problèmes
budgétaires sérieux. Même les pays qui se sont « bien
conduits », comme le Chili ou le Mexique, souffrent.
Les producteurs de pétrole, comme la Russie ou le
Venezuela, sont dans une situation très difficile, ayant
bâti leurs prévisions sur un baril à 100 dollars ou plus
[alors qu’il s’échange autour de 37 dollars, NDLR].
Les risques sur la croissance mondiale paraissent
très nombreux. Quelle est l’ampleur du danger ?
Commençons par les prix des matières premières et
du pétrole...
Traditionnellement, l’Occident se réjouit des prix bas
des matières premières, mais il y a une limite. Une
poursuite de la baisse pourrait être dramatique,
entraînant des faillites d’entreprises ou même d’Etats.
Dans ces pays producteurs, les problèmes économiques
peuvent devenir des problèmes politiques, puis
géopolitiques.
Autre risque : le ralentissement de la Chine.
La probabilité pour que la croissance chinoise ralentisse
très fortement – passant de 7% à moins de 4% – dans un
avenir proche est faible car le gouvernement a la
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capacité d’agir. Mais, si cela survenait, les effets
seraient très graves pour le monde entier : cela
entraînerait une importante diminution du prix des
matières premières, dont celui du pétrole. On reviendrait
au risque précédent.
N’y a-t-il pas aussi un risque que de nouvelles bulles
financières éclatent ?
Vu les taux d’intérêt très bas, il est normal que les prix
des actifs soient élevés (lorsque le taux du livret A
approche de zéro, l’épargnant a tendance à acheter des
actifs, dont les prix montent). Des bulles se forment si
ces prix deviennent déraisonnables. Est-ce le cas ? Pas
de manière évidente. Il y a quelques bulles, en
particulier dans certains marchés d’actifs financiers à
risque. Le marché de l’art est peut-être surévalué. Mais
que des gens paient trop cher pour des tableaux ne me
traumatise pas.
Tout l’argent déversé par les banques centrales pour
soutenir l’économie n’a-t-il pas nourri des bulles
plus dangereuses que celle du marché de l’art ?
Dire qu’il a été « déversé » est une fausse image. On
parle en réalité d’un échange de titres, en vue de faire
baisser les taux d’intérêt. Quand une banque centrale
achète des obligations à long terme, par exemple, le but
est de diminuer le taux d’intérêt à long terme. Elle le fait
parce qu’elle ne peut plus baisser les taux d’intérêt à
court terme, qui sont déjà au plancher. Mais le résultat
n’est guère différent.
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Quatrième risque : le Brexit, la sortie possible de la
Grande-Bretagne de l’Union européenne...
Il est difficile à évaluer. Quel sera l’impact sur le
business de la City ? Je ne sais pas.
Il me semble qu’on s’achemine vers des concessions
offertes à la Grande- Bretagne. Pourquoi pas ? Que
certains pays ne partagent pas les mêmes ambitions que
les autres n’est pas forcément dramatique.
Une Europe unie serait tout de même mieux armée
pour traiter des grands problèmes, qu’ils soient liés à
la finance, à l’environnement ou aux migrations...
C’est une vision idéale, mais pas réaliste. Chaque pays
fait au mieux en fonction de son opinion publique et de
son histoire. Il faut l’accepter. L’Europe à plusieurs
vitesses me paraît viable et justifiée. Sur certains sujets,
il faut que tout le monde soit à bord. Sur d’autres,
comme la défense ou la sécurité, certains pays peuvent
avancer sans les autres... C’est moins élégant, mais plus
efficace. Les Anglais n’ont jamais été très enthousiastes
vis-à-vis de l’union politique, ce n’est pas la fin du
monde.
Une union monétaire déséquilibrée, avec une Banque
centrale européenne (BCE) puissante mais une
politique économique peu intégrée, n’entraîne-t-elle
pas forcément un mauvais pilotage ?
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Ces dernières années, l’erreur n’est pas venue de
l’absence d’un « gouvernement économique », mais
d’une mauvaise compréhension des effets de la
politique budgétaire, qui a conduit Bruxelles à
demander une austérité excessive.
A cause des banques centrales ?
Si la Commission européenne avait suggéré de rester
raisonnable en matière d’austérité, la BCE n’aurait pas
eu les moyens de s’y opposer. Même lorsque JeanClaude Trichet, qui défendait fortement cette rigueur, en
tenait les rênes.
L’austérité est-elle encore excessive aujourd’hui ?
Nous sommes revenus à une situation à peu près
équilibrée. Il manque encore un peu de flexibilité ici ou
là, mais c’est devenu un facteur mineur en termes de
demande. On peut encore agir sur l’investissement
public, qu’on a trop sacrifié. Avec les taux d’intérêt
actuels, on devrait lancer des programmes dont
bénéficieraient les économies. De ce point de vue, le
plan Juncker n’est pas du tout à la hauteur de ce qu’il
faudrait faire. Ces programmes pourraient être financés
par la dette, européenne ou nationale. Si la dette
augmente parce qu’on a décidé d’améliorer les systèmes
de transport ou l’éducation, ce n’est pas de l’argent
perdu : le taux de rendement de certains investissements
publics est très élevé. Ce serait très justifié.
Cela s’applique-t-il à la France ?
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Oui, à la France, à l’Allemagne... Certes, si l’on menait
ces politiques au niveau national, on ne respecterait pas
les règles européennes... Mais faut-il les respecter ? Ne
vaut-il pas mieux les modifier ?
Le niveau de la dette publique – et les crises qui vont
avec – reste un risque, pourtant.
On a stabilisé la dette à des niveaux élevés, mais
compatibles avec son financement. Il faut vivre avec
cette dette, comme on vit avec une tumeur. Sa
réduction, dans un environnement où la croissance est
faible, est très difficile. Il faudra le faire très doucement
et espérer qu’il n’y ait pas de gros chocs dans l’avenir
proche... Ce n’est pas réjouissant, mais c’est la réalité.
Historiquement, les problèmes d’endettement ont
toujours été résolus par l’effacement d’une partie de
la dette, que ce soit par l’inflation ou par des
restructurations.
Pas toujours : à la fin des guerres napoléoniennes,
l’Angleterre a mis un siècle à réduire sa dette sans «
tricher ».
Veut-on attendre un siècle ?
Il est clair qu’un peu d’inflation et des taux d’intérêt
nominaux bas peuvent aider. Si on arrivait à un stade où
le poids de la dette devenait insupportable, une inflation
limitée serait une méthode plus douce qu’une
restructuration. On n’en est pas là, sauf peut-être au
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Japon. Mais pour « faire de l’inflation », il faut que
l’économie « surchauffe ». On en est très loin.
Pourquoi la France va-t-elle plus mal que les pays du
nord de l’Europe ?
... Et pourquoi va-t-elle mieux que certains pays du Sud
? Parce qu’elle a moins souffert de la crise. Il y a un
effet de yoyo. Quand on descend très bas, comme
l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne, on remonte en
général plus vite. Le simple fait d’aller un peu mieux
redonne de l’optimisme. Et il est plus facile de faire des
réformes, ce que ces pays ont fait plus que la France.
Quand j’entends parler du « miracle » espagnol, il faut
relativiser : leur chômage atteint toujours 21%, mais
l’optimisme souffle.
En France, la descente a été moins brutale, et il y a eu
moins de réformes. Ce que j’ai du mal à comprendre,
c’est pourquoi le taux de croissance reste aussi bas dans
notre pays. Les banques ne se portent pas mal et
peuvent accorder des crédits ; les efforts de
consolidation budgétaire sont limités ; les taux d’intérêt
sont très bas...
Alors pourquoi ça ne marche pas mieux ? On sent de la
frilosité, une inquiétude générale chez les
consommateurs et les entreprises. Elle vient notamment
de l’absence de clarté de la politique économique et des
craintes sur la croissance à venir.
Cette panne tiendrait donc à une névrose française ?
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Oui, mais elle est partiellement justifiée, car les
perspectives de croissance à long terme, à la fois à cause
de la faible croissance de la productivité et du
vieillissement de la population, ne sont pas
enthousiasmantes... donc il y a plus qu’une névrose.
Vous dites que le gouvernement ne mène pas une
politique claire. On a pourtant le sentiment que
François Hollande assume depuis fin 2012 un cap
social-libéral, avec des réformes centrées sur la
compétitivité des entreprises.
Le cap n’est pas aussi clair que ça. Et les réformes
restent trop limitées, spécialement sur le marché du
travail.
Pourquoi le chômage continuet- il à augmenter alors
qu’il baisse ailleurs ?
Pour le moment, la priorité est d’augmenter la demande,
ce qui fera diminuer le chômage. Passer de 10% à 8%
peut se faire de cette manière. Mais, à moyen terme, il
faut descendre durablement sous la barre des 8%. On
peut le faire, et il me paraît parfaitement raisonnable de
se donner comme objectif un chômage à 5%. Mais pour
cela il faut réformer le marché du travail.
Le chômage des jeunes est de 25%, et beaucoup plus
dans certains groupes. C’est inacceptable. Il faut les
intégrer à la vie professionnelle, en revoyant le système
éducatif, bien sûr. Mais, en attendant, il faut aussi des
salaires plus bas pour que les entreprises engagent les
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jeunes sans qualification. Et compléter cette
rémunération par la « prime à l’emploi » [qui va
s’appeler « prime à l’activité »] pour leur permettre
d’avoir un niveau de vie décent. Ça coûtera cher, mais
c’est nécessaire.
Il faut ensuite faire en sorte que ces jeunes progressent.
Le système de formation professionnelle est loin d’être
idéal. Et il faut offrir une progression de carrière, pas
une succession de CDD sans avenir et sans formation,
entrecoupée de périodes de chômage. C’est l’idée du «
contrat unique », qui se substituerait au CDI et au CDD
et offrirait une protection croissante au fil du temps. Ce
n’est pas une utopie. Ce type de contrat vient d’être
introduit par Matteo Renzi en Italie.
Enfin, et bien que ce soit devenu un cliché, il faut
simplifier le droit du travail, diminuer l’incertitude
judiciaire. Si on adopte toutes ces mesures, on pourra
faire baisser le niveau de chômage. Pour moi, c’est le
chantier de réforme fondamental, et ça devrait être la
priorité du gouvernement, celui-ci ou le suivant.
Concevoir des politiques de réduction du chômage
via un partage du temps de travail ne vous semble
pas une piste à creuser ?
Non. Je refuse cette logique, c’est une hérésie. S’il y a
un million et demi de chômeurs de trop, rien n’interdit
de le résorber par la croissance de l’emploi. Après, la
réduction du temps de travail peut être désirable, mais
pour d’autres raisons...
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La crise actuelle a été causée par l’explosion
financière de 2008. Ce danger-là peut-il revenir en
2016 ou la finance est-elle domestiquée ?
On a progressé. La régulation est meilleure, mieux
informée, plus stricte. La situation est bien meilleure
aujourd’hui qu’en 2007. Mais le monde financier n’est
jamais vraiment domestiqué : dès que vous créez de
nouvelles contraintes, de nouvelles règles, il trouve des
échappatoires. C’est comme jouer au chat et à la souris.
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