montre finement Nozick. La valeur du produit
final de la force productive (le travail) « est pro-
portionnelle au nombre d’heures de travail sim-
ple non différencié socialement nécessaire,
exigées par sa production » (p. 317, où Nozick
cite Marx). Analysant la restriction qu’il souligne
(« socialement nécessaire »), Nozick attaque de
plein fouet le point central de l’économie
marxienne. Car, au fond, un objet ne s’avère
« socialement nécessaire » que s’il fait l’objet
d’une forte demande (ce qui est une règle de
l’économie mercantile et capitaliste) : « suppo-
sons qu’il [l’objet produit] soit d’une certaine
utilité, mais que personne ne le demande » (p.
318). Au fond, Marx s’enferre dans un piège qui
étaye à son insu ce qu’il entendait réfuter ouver-
tement. Nozick souligne ce fait : « Ce qui est so-
cialement nécessaire, et dans quelle mesure, va
être déterminé par ce qui se passe sur le mar-
ché ! Il n’existe plus aucune théorie de valeur-
travail ; la notion centrale de temps de travail
socialement nécessaire se définit en termes de
processus et de rapports d’échange d’un marché
concurrentiel ! » (p. 319). Même dans le cadre
d’une philosophie dialectique, une telle contra-
diction reste insurmontable. Les arguments de
Marx viennent, à la manière d’un boomerang,
confirmer les positions libérales de Nozick… Ils
militent, indirectement, en faveur de ce que l’au-
teur appelle « l’État minimal ».
Égalité et envie
La théorie marxiste avait centré son concept
de « justice » sur la nécessité de supprimer toute
différence d’avoirs entre les individus. John
Rawls avait commencé à saper cette idée
conduisant à mettre toutes les richesses entre les
mains de l’État chargé de les répartir de manière
strictement égalitaire. Rawls veut opposer ce
qu’il appelle le « principe de différence ». Ro-
bert Nozick ne se satisfait pas de cette réponse
qui laissait cependant à l’État un devoir de re-
distribution équitable (« justice distributive »).
L’État restait chargé de compenser les inégalités
de possessions en faveur des moins favorisés,
considérant que les plus favorisés seraient d’ac-
cord, sans pour autant aboutir à une égalité par-
faite, ainsi que le suggère l’idée rawlsienne
d’égalité proportionnelle. Pas assez libéral,
pense Nozick : « Pourquoi les avoirs devraient-
ils être égaux ; à moins d’une raison morale par-
ticulière justifiant une entorse à l’égalité ?»
(Anarchie, État et utopie ; p. 275). Et il lui sem-
ble que le propre d’une société libre réside dans
le fait que la majeure partie de la distribution
échappe aux actions des pouvoirs publics. Dans
une telle société, « on voit mal pourquoi on de-
vrait penser que la maxime suivant laquelle les
différences de traitement demandent à être jus-
tifiées doit s’appliquer systématiquement »
(p. 276). En fait, aucune raison d’ordre moral ne
justifie davantage l’égalité que l’inégalité des
« avoirs » : « car jouer le jeu de la coopération
sociale, au bénéfice des moins biens lotis, ag-
graverait sérieusement la position du groupe pri-
vilégié en créant des relations d’égalité
présomptive entre celui-ci et le groupe des
moins bien lotis » (Ibid.). C’est la thèse de Rawls
qui est ici directement visée.
On pressent que Nozick s’apprête à rappro-
cher le désir égalitaire des avoirs d’une manifes-
tation de l’envie ; Freud n’a-t-il pas écrit : « le
désir de justice exprime la jalousie des déshéri-
tés » ? Aux yeux de Nozick, qui ne mentionne
que furtivement l’ouvrage essentiel de Helmut
Schoeck : L’envie (sur lequel Michel Masson a
attiré plusieurs fois l’attention dans l’escritoire),
la question est de savoir si l’atteinte à l’amour-
propre peut justifier l’envie, en cas d’inégalités :
« L’envieux préfère, si un autre possède quelque
chose et que lui en est dépourvu, que ni l’un ni
l’autre n’en profitent » (p. 294). Mentionnant
qu’il n’y a aucun argument en faveur de l’inéga-
lité en tant que « valeur en soi », l’auteur montre
que l’inégalité est plutôt un stimulant de
l’amour-propre, par comparaison : « Rappelez-
vous maintenant comment Trotsky pensait que,
Classement : 3Cc14 ** cf. le glossaire PaTer version 1.1 •11/ 2011
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