«…dans la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien ». John Rawls, Théorie de la justice, p. 438 Philosophie politique – 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35) – 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36) – 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37) – 4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2 – 5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2 – 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3 – 7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 (é.41) – 8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3 – 9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43) – 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste – 11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45) – 12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité 6. Alasdair MacInt yr e et la moral e d’ Ar is tote 1/3 Le livre de John Rawls, Théorie de la justice paru en 1971, a suscité débats et controverses, notamment dans les universités américaines. À la recherche d’une alternative à la fois au capitalisme et au communisme, il sera jugé trop « communautariste » par les partisans du libéralisme — tel Robert Nozick — et trop « libéral » par les partisans du communautarisme. Nous avons donné un résumé du point de vue « libéral » de Nozick. Il restait à faire entendre l’autre réaction : celle des « communautariens ». Nous en trouvons un exemple développé par le philosophe américain Alasdair MacIntyre dans son livre Après la vertu qui paraîtra dix après l’ouvrage de Rawls (1981, traduction française parue en 1997) et n’est pas dénué d’intérêt, loin s’en faut. Il entend, en effet, faire porter davantage l’accent sur les rapports inévitables entre politique, Histoire et morale. Rawls, Nozick : « même combat » On ne trouvera pas chez MacIntyre l’ancrage de ses réflexions philosophico-politiques dans un « état originel » fictif ou réel, cher à la philosophie politique depuis Hobbes, encore présent chez Rawls sous la forme de ce qu’il appelle la « position originelle », et chez Nozick sous les traits d’un « état de nature » proche de la conception qu’en donnait John Locke. Un tel état-hypothèse conduit à s’interroger sur la naissance et la justification du Classement : 3Cc16 pouvoir politique. Centrés essentiellement sur le concept de justice sociale, Rawls et Nozick relèguent donc au second plan les exigences morales dont la philosophie politique peut difficilement faire l’économie. Quant à la fiction d’un nouveau point de départ, visant à renvoyer dos à dos les thèses capitalistes et marxistes, elle part sans doute d’une bonne intention, mais elle évacue un autre ingrédient central de la philosophie politique : le lourd lest de l’Histoire dont on ne peut pas davantage faire abstraction. ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 01/ 2012 1/5 MacIntyre va profiter de ces défaillances communes à Rawls et Nozick pour mettre les deux auteurs “dans le même sac” : il fait en deux partisans du « libéralisme ». Il y aurait beaucoup à dire — et nous en avons un peu dit précédemment — sur ce rapprochement dont on se demandera s’il est licite et qui rappelle, par certains côtés, un procédé fétiche de la dialectique marxiste : « l’amalgame ». Mais nous n’entrerons pas dans la polémique ; il nous paraît plus regrettable que MacIntyre soit tellement hanté par ses préoccupations « communautariennes ». La critique adressée à Rawls souligne tout d’abord que celui-ci présuppose les hommes comme seulement et entièrement rationnels, ce qui fausse son raisonnement — puisque tel n’est pas le cas. Là-dessus, MacIntyre est convaincant. Il l’est moins lorsqu’il reproche à Nozick de ne donner aucune justification des prémisses qui fondent sa théorie selon laquelle chaque individu a des droits inaliénables sur ce qu’il est « habilité » à posséder. Certes, la notion « d’habilitation » est relativement suspecte. Mais l’on sent poindre chez MacIntyre une volonté d’évacuer un peu rapidement et sans distinction toute justification de l’héritage de biens personnels ; la question est complexe : faut-il séparer par un gouffre insondable l’héritage culturel de l’héritage économique ? Fautil aliéner autoritairement toute volonté de transmettre les fruits d’une existence de labeur et de sacrifices à ses enfants ou à sa famille ? Vieux débat qui ne se règle pas d’un revers de main… Plus inattendue est la façon dont MacIntyre entend dépasser ce qui oppose Nozick à Rawls pour montrer en quoi ils sont finalement d’accord — à tort, selon notre auteur : « Il y a pourtant, entre Rawls et Nozick, un point commun Classement : 3Cc16 important même s’il est négatif. Ni l’un ni l’autre ne fait la moindre référence au mérite dans leur exposé de la justice, et il serait incohérent de le faire » (Après la vertu ; pp. 241-242). Du livre noir du communisme au livre blanc du marxisme Bien que partisan d’une société dans laquelle la politique doit veiller à bannir tout individualisme, MacIntyre ne peut décemment pas prôner le retour au communisme. Il a lu Soljenitsyne et nous le fait savoir : « il n’est pas étonnant que la politique des sociétés modernes oscille entre une liberté qui n’est qu’une absence de régulation du comportement individuel et des formes de contrôle collectiviste ne visant qu’à limiter l’anarchie des intérêts privés. Les conséquences de la victoire de l’un ou l’autre camp sont souvent de la plus haute importance dans l’immédiat mais, comme l’a bien compris Soljenitsyne, les deux modes de vie se révèlent intolérables à long terme » (loc. cit. ; p. 36). Pourtant, comme on pourra s’en apercevoir par la suite, les thèses de MacIntyre flirtent souvent avec un marxisme revisité. Certes, il cherche à prendre ouvertement ses distances ici ou là, prétextant que le marxisme, s’il prend le pouvoir politique, sera nécessairement “infecté” par l’individualisme moderne ; comme s’il y avait là une virginité à refaire et un crédit en sous-main pour laver le communisme de ses horreurs historiques. Dans la dialectique marxiste, le procédé ici à l’œuvre s’appelle le « transfert des responsabilités » : « Depuis l’origine, le marxisme est en son sein un individualisme radical […] d’après les prémisses de Trotsky, l’Union soviétique n’était pas socialiste et la théorie qui aurait dû illuminer la voie de la libération humaine avait en fait ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 01/ 2012 2/5 mené aux ténèbres » (p. 254). « En son sein » signifie « à l’insu » de Marx lui-même qu’on ne saurait, bien entendu, taxer de penseur « individualiste » ! MacIntyre est, il faut bien l’avouer, de mauvaise foi sur ce point important : il considère le marxisme comme « épuisé en tant que tradition politique », mais il voit cependant en lui « l’une des plus riches sources d’idées sur la société moderne » (p. 255). Reste à savoir si ces « idées » ne sont pas plutôt des idéologies meurtrières. Et l’on en vient à se demander si l’entreprise de l’auteur ne consiste pas à déplacer la théorie marxiste du plan de l’horreur spectaculaire historique à celui, plus séditieux, d’une inoculation indolore dans la « morale ». Au reste, il finit par avouer : « Pourtant, la conception de l’idéologie créée par Marx, brillamment reprise par des penseurs aussi divers que Karl Manheim et Lucien Goldmann, soustend en partie ma thèse centrale sur la morale » (p. 108). Un bon début Pourtant l’idée générale qui commande la réflexion de MacIntyre est plus que justifiée ; il s’agit d’un désenchantement de la politique moderne qui semble avoir perdu le sens des valeurs morales auxquelles elle devrait, normalement, rester subordonnée. Les derniers mots de la première édition de l’ouvrage sont impressionnants de réalisme : « Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis quelque temps. C’est notre inconscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît » (p. 255). Un saint Benoît « fort différent », certes, qui aurait reçu sa mission « apostolique » marxiste par l’intercession de Classement : 3Cc16 Trotsky, c’est-à-dire au fond d’un marxisme débarrassé de ses préoccupations politiques, véritable revanche des « révisionnistes » sur les bolcheviks. Notre « nouveau » saint Benoît révisionniste serait en quelque sorte chargé de redresser les errements historiques qui ont conduit au capitalisme et aux échecs du marxisme ; en un mot de « toutes les traditions politiques de notre culture » (Ibid.) Le constat d’échec est signalé, dès le départ, comme ayant atteint un point de non-retour que MacIntyre appelle « l’émotivisme » dans les domaines de la morale et de la politique — la première étant, à ses yeux, primordiale par rapport à la seconde. Cet « émotivisme » rend stérile toute position politique fondée sur les émotions ou le sentiment d’avoir raison, soit que l’on cherche une justice égalitaire, soit que l’on veuille respecter le droit individuel de la propriété. Et, dans le souci de refuser toute rupture entre le présent et le passé de notre culture, MacIntyre examine les raisons historiques pour lesquelles la morale et la politique modernes ont occulté l’importance capitale de la tradition. C’est la partie la plus longue — et par chance la plus intéressante — de l’ouvrage, en dépit de quelques raccourcis et de quelques simplifications historiques qu’il serait mesquin de trop lui reprocher. Les vertus selon Aristote La vertu aristotélicienne qui intéresse au plus haut point MacIntyre est, bien entendu, la justice. Les débats politiques contemporains portent en effet sur la justice sociale et la question de savoir si elle doit correspondre à l’égalité des biens, notamment. Voici que notre auteur veut donc remettre en selle l’autre sens du mot justice. Et il rappelle que dans l’Antiquité grecque on avait l’avantage de réfléchir moins sur l’homme « tel qu’il est » que sur « l’homme tel ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 01/ 2012 3/5 qu’il doit être ». Qu’est-ce donc qu’un homme « juste » selon Aristote ? Celui qui agit kata ton orqon logon, ainsi qu’il dit dans l’Éthique à Nicomaque (1138 b 25), c’est-à-dire selon la raison correcte. Et « seul celui qui possède la vertu de justice, commente MacIntyre, saura comment appliquer la loi » (Après la vertu ; p. 148). Le rapport est inversé dans le débat politique de nos sociétés modernes, puisqu’il faut appliquer la loi pour être considéré comme « juste ». Au contraire, être juste au sens aristotélicien, « c’est donner à chacun ce qu’il mérite, et pour que cette vertu fleurisse dans une communauté, il faut donc qu’existent des critères rationnels de mérite et un consensus socialement établi sur ces critères » (pp. 148-149). On soupçonne que l’auteur détecte chez Aristote un “communautarien” avant l’heure : « Cette idée de la communauté politique comme projet commun est étrangère au monde moderne individualiste et libéral » (p. 152). Et il est vrai que la liberté chez les anciens différait de ce qu’elle est chez les modernes, ainsi que l’a longuement souligné Benjamin Constant qui n’est, bien sûr, même pas évoqué par MacIntyre, sans doute en raison de ses accointances avec le libéralisme. Le citoyen grec ne peut envisager sa vie sans se replacer dans le contexte de la Cité à laquelle il a l’honneur d’appartenir. Voilà qui donne, pour notre auteur, un énorme avantage à Aristote. Il ne se perdrait donc pas dans l’inextricable et vain débat qui oppose Rawls à Nozick : « Les concepts de justice selon les règles récemment avancées par deux moralistes contemporains ne peuvent en rien nous aider ». Hélas le pauvre Aristote se serait fourvoyé, car il n’aurait pas compris le message de la tradition et de la morale homériques (dans l’esprit de MacIntyre), tant il était “aveuglé” par l’importance de « l’amitié ». On sait en effet quelle place centrale occupe la philia dans l’éthique Classement : 3Cc16 aristotélicienne. Certes MacIntyre souligne qu’il ne s’agit pas d’une « amitié » au sens moderne du mot : « pour Aristote, l’amitié implique bien sûr l’affection. Mais cette affection naît dans une relation définie par l’allégeance commune, par la recherche des mêmes biens » (Ibid.). Bref ce n’est pas une « amitié » au sens « émotiviste » moderne. Bien ; mais cela ne suffit pas aux yeux de notre auteur : elle vient quand même “perturber” les intuitions prémarxistes qu’aurait pu avoir Aristote ; mais personne n’est parfait ! Bien entendu, ces intuitions MacIntyre n’en parle pas aussi franchement : il fait un léger détour par Homère pour aboutir finalement à cette conclusion saugrenue : si les conflits de la tragédie peuvent en partie venir des défauts des personnages (Antigone, Créon, Ulysse…), « ce qui constitue l’opposition tragique de ces individus, c’est le conflit entre biens rivaux, conflit incarné dans leur rencontre indépendamment de toute caractéristique individuelle. C’est à cet aspect de la tragédie qu’Aristote est nécessairement aveugle dans sa Poétique. Privé de cette vision du rôle central du conflit dans la vie humaine, Aristote ne perçoit pas l’une des sources de l’éducation morale et l’un des milieux où l’homme pratique les vertus » ! (p. 159). Pas de conflits, pas de vertu, pas de morale, pas de politique possibles. Les vertus selon MacIntyre L’auteur commence par rejeter toute prétention de l’éthique à l’universalité. C’est, selon lui, l’erreur fondamentale de Kant que d’avoir pensé le contraire. Il donnait par là-même un coup fatal à la tradition ancrée chez Aristote d’une morale « communautaire ». C’est ainsi que la plupart des débats moraux contemporains ont en commun un caractère interminable et insoluble. Ils s’appuient sur des concepts hétérogènes et incommensurables. Il manque ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 01/ 2012 4/5 aujourd’hui un consensus clair sur les notions morales, donc sur les vertus. Le langage de la morale a survécu jusqu’à notre époque, mais sous une forme particulièrement confuse et qui juxtapose des fragments conceptuels de divers moments de notre passé. Ce désordre est le résultat d’une longue histoire, allant de la fin du Moyen Âge à nos jours, au cours de laquelle le catalogue des vertus s’est transformé, ainsi que le concept même de vertu. À l’époque des lumières, les philosophes rejetèrent la tradition aristotélicienne, tentant en vain de la remplacer par un exposé rationnel et laïque de la nature des vertus. Suivi par les existentialistes et les « émotivistes », Nietzsche crut pouvoir refuser tout l’héritage théorique du XVIIIe siècle. Mais sa position apparaît à notre auteur comme « une facette supplémentaire de cette culture morale dont Nietzsche se croyait le critique implacable. L’opposition morale essentielle se situe donc bien finalement entre l’individualisme libéral, dans une quelconque version, et la tradition aristotélicienne, sous une forme ou sous une autre » (p. 252). Mutatis mutandis, Marx, ne paraît pas plus à même, dans sa version prophétique, de fournir une solution au problème moral et politique : « le marxisme produit sa propre version du Surhomme : le prolétaire idéal de Lukacs, le révolutionnaire idéal de Lénine. Quand le marxisme ne devient pas une démocratie sociale wébérienne ou une tyrannie grossière, il tend à devenir une fantaisie nietzschéenne » (p. 255). Marx est mort et avec lui le marxisme. rerait avant tout l’individualisme comme le pire des vices. La vertu consisterait alors dans une « pratique » qui tiendrait compte de la tradition sociale et culturelle de l’époque. La définition que donne l’auteur de la vertu reste tout de même peu édifiante : « Une vertu est une qualité humaine acquise dont la possession et l’exercice tendent à permettre l’accomplissement des biens internes aux pratiques et dont le manque rend impossible cet accomplissement » (p. 186). Mais peut-on fonder une morale et surtout une politique sur une telle conception ? Et c’est peut-être la raison pour laquelle l’auteur veut situer son discours « après la vertu ». Au fond, MacIntyre propose, par une reformulation du message d’Aristote, de rendre à notre discours moral son intelligibilité perdue. Mais l’on reste tout de même quelque peu sur sa fin. Et c’est la raison pour laquelle MacIntyre publiera une suite à Après la vertu, réclamée par ses lecteurs : Quelle justice ? Quelle rationalité ? Jean-Louis Linas Au fond, le catalogue des vertus a bien changé au cours de l’Histoire culturelle occidentale. Celui de l’auteur reste tout de même assez flou. Il se veut essentiellement lié à une communauté morale et culturelle qui considé- Classement : 3Cc16 ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 01/ 2012 5/5