qu’il doit être ». Qu’est-ce donc qu’un homme
« juste » selon Aristote ? Celui qui agit kata ton
orqon logon, ainsi qu’il dit dans l’Éthique à Ni-
comaque (1138 b25), c’est-à-dire selon la rai-
son correcte. Et « seul celui qui possède la vertu
de justice, commente MacIntyre, saura com-
ment appliquer la loi » (Après la vertu ; p. 148).
Le rapport est inversé dans le débat politique de
nos sociétés modernes, puisqu’il faut appliquer
la loi pour être considéré comme « juste ». Au
contraire, être juste au sens aristotélicien, « c’est
donner à chacun ce qu’il mérite, et pour que
cette vertu fleurisse dans une communauté, il
faut donc qu’existent des critères rationnels de
mérite et un consensus socialement établi sur
ces critères » (pp. 148-149). On soupçonne que
l’auteur détecte chez Aristote un “communau-
tarien” avant l’heure : « Cette idée de la com-
munauté politique comme projet commun est
étrangère au monde moderne individualiste et
libéral » (p. 152). Et il est vrai que la liberté chez
les anciens différait de ce qu’elle est chez les
modernes, ainsi que l’a longuement souligné
Benjamin Constant qui n’est, bien sûr, même
pas évoqué par MacIntyre, sans doute en raison
de ses accointances avec le libéralisme. Le ci-
toyen grec ne peut envisager sa vie sans se re-
placer dans le contexte de la Cité à laquelle il a
l’honneur d’appartenir. Voilà qui donne, pour
notre auteur, un énorme avantage à Aristote. Il
ne se perdrait donc pas dans l’inextricable et
vain débat qui oppose Rawls à Nozick : « Les
concepts de justice selon les règles récemment
avancées par deux moralistes contemporains ne
peuvent en rien nous aider ».
Hélas le pauvre Aristote se serait fourvoyé,
car il n’aurait pas compris le message de la tra-
dition et de la morale homériques (dans l’esprit
de MacIntyre), tant il était “aveuglé” par l’im-
portance de « l’amitié ». On sait en effet quelle
place centrale occupe la philia dans l’éthique
aristotélicienne. Certes MacIntyre souligne qu’il
ne s’agit pas d’une « amitié » au sens moderne
du mot : « pour Aristote, l’amitié implique bien
sûr l’affection. Mais cette affection naît dans
une relation définie par l’allégeance commune,
par la recherche des mêmes biens » (Ibid.). Bref
ce n’est pas une « amitié » au sens « émoti-
viste » moderne. Bien ; mais cela ne suffit pas
aux yeux de notre auteur : elle vient quand
même “perturber” les intuitions prémarxistes
qu’aurait pu avoir Aristote ; mais personne n’est
parfait ! Bien entendu, ces intuitions MacIntyre
n’en parle pas aussi franchement : il fait un léger
détour par Homère pour aboutir finalement à
cette conclusion saugrenue : si les conflits de la
tragédie peuvent en partie venir des défauts des
personnages (Antigone, Créon, Ulysse…), « ce
qui constitue l’opposition tragique de ces indi-
vidus, c’est le conflit entre biens rivaux, conflit
incarné dans leur rencontre indépendamment
de toute caractéristique individuelle. C’est à cet
aspect de la tragédie qu’Aristote est nécessaire-
ment aveugle dans sa Poétique. Privé de cette
vision du rôle central du conflit dans la vie hu-
maine, Aristote ne perçoit pas l’une des sources
de l’éducation morale et l’un des milieux où
l’homme pratique les vertus » ! (p. 159). Pas de
conflits, pas de vertu, pas de morale, pas de po-
litique possibles.
Les vertus selon MacIntyre
L’auteur commence par rejeter toute préten-
tion de l’éthique à l’universalité. C’est, selon lui,
l’erreur fondamentale de Kant que d’avoir pensé
le contraire. Il donnait par là-même un coup
fatal à la tradition ancrée chez Aristote d’une
morale « communautaire ». C’est ainsi que la
plupart des débats moraux contemporains ont
en commun un caractère interminable et inso-
luble. Ils s’appuient sur des concepts hétéro-
gènes et incommensurables. Il manque
Classement : 3Cc16 ** cf. le glossaire PaTer version 1.1 •01/ 2012
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