Faire médiation culturelle

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Études
POLITIQUES CULTURELLES
n°2
NOVEMBRE 2013
HISTOIRE DES POLITIQUES CULTURELLES
Faire médiation culturelle Évolution et orientations
des métiers de l’animation
en centres culturels
(Communauté française de Belgique)
Damien Vanneste et Philippe Scieur
Jean-Gilles Lowies (coord.)
OBSERVATOIRE DES POLITIQUES CULTURELLES
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Faire médiation culturelle Évolution et orientations
des métiers de l’animation
en centres culturels
(Communauté française de Belgique)
Damien Vanneste et Philippe Scieur
Jean-Gilles Lowies (coord.)
OBSERVATOIRE DES POLITIQUES CULTURELLES
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Dépôt légal : 2013/8651/8
Observatoire des Politiques Culturelles (OPC)
68A, rue du Commerce - 1040 Bruxelles – Belgique
Ed. Resp : Michel Guérin – 68A, rue du Commerce - 1040 Bruxelles
Graphisme et mise en page : Kaos Films – Étienne Mommaerts
Illustration de couverture : © Luftbildfotograf - Fotoliacom
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Cette publication présente une partie des recherches menées par l’Université Catholique de Louvain – Mons portant sur l’histoire des métiers
de la médiation artistique et culturelle, dans les centres culturels reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles (1965-2010). Ces recherches
sociologiques s’inscrivent dans le cadre du chantier “Histoire des politiques culturelles en Communauté française : Acteurs, organisations &
systèmes des politiques publiques de la culture(s) de 1965 à 2015”. Les
travaux effectués par l’UCL ont été réalisés via un marché public à la
demande de l’Observatoire des politiques culturelles de la Fédération
Wallonie-Bruxelles. L’équipe de recherche était composée de Gérard
Derèze, François Lambotte, Philippe Scieur (responsable scientifique) et
Damien Vanneste. Les analyses produites lors de ces recherches aboutissent à la publication de cette étude et permettront l’édition de deux
autres publications : la première discutera théoriquement la notion de
médiation artistique et culturelle et la seconde dressera un portrait socioéconomique du secteur des centres culturels.
Les recherches de l’UCL ont été accompagnées par un Comité de suivi,
composé de Nouzha Bensalah et Eric Frère que nous remercions pour
leur disponibilité et leur investissement. Nous exprimons notre plus
grande gratitude à Sophie Levêque, directrice du Service des centres
culturels de la FWB, et à Roland de Bodt, directeur de recherches à
l’OPC, qui ont tous deux enrichi les travaux par leur disposition attentive.
Enfin, nous tenons à marquer nos plus vifs remerciements à l’équipe de
recherche, et particulièrement à Damien Vanneste, pour leur investissement considérable.
Nous ne prescrirons pas dans cette préface une interprétation univoque
de la publication et nous éviterons soigneusement d’en extraire quelque
partie marquante car cela irait à l’encontre de l’ouverture de sens émaillant le texte tout du long. Cette étude retrace une réalité complexe et
en mouvement, sans céder aux charmes aisés de quelque raccourci déterministe. Il s’agit d’une approche compréhensive dont les différents
faisceaux entrent en relations diverses, subtiles, parfois contradictoires,
profondément humaines. Ni un plaidoyer laudatif et pro domo, ni une
critique des institutions, cette étude nous invite à un voyage, une immersion sensible et théorique au cœur des centres culturels en prenant soin
des parcours tant individuels que collectifs. Elle n’est pour autant pas
exempte de questionnements, formulés le plus souvent par les professionnels mêmes du secteur des centres culturels. Une voix parmi d’autres,
elle offrira au professionnel averti une reformulation de son expérience
personnelle au sein d’une pensée originale, et au néophyte, de saisir un
panorama d’enjeux existant dans le secteur selon plusieurs dimensions,
notamment les institutions, les organisations et leur environnement, les
métiers d’animateur, les référentiels d’action et les territoires multiples.
PHILIPPE SCIEUR
Philippe Scieur, sociologue, est professeur
à l’UCL (Université
Catholique de Louvain)
à Mons et chercheur
au CriDIS (Centre de
recherches interdisciplinaires Démocratie,
Institutions, Subjectivité). Ses travaux de
recherche et ses publications portent sur l’action collective organisée,
plus particulièrement les
organisations et les professions du secteur non
marchand et du secteur
artistique et culturel.
Étudesn°2
Préface
DAMIEN VANNESTE
Damien Vanneste, sociologue, est chercheur
au CriDIS (Centre de
recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité) et
maître de conférences
invité à l’UCL (Université
Catholique de Louvain)
et à l’ULB (Université
Libre de Bruxelles). Ses
travaux croisent des
questionnements relatifs
à l’action organisée,
au travail et à l’espace,
à partir de terrains
d’études relevant de
l’urbain, des mondes de
la culture et de la santé.
Pourquoi réaliser une telle étude ? Tout d’abord, il importe de souligner
que les centres culturels occupent une place prépondérante dans la
genèse et le développement d’une politique culturelle publique qui
dépasse une politique de soutien artistique au sens strict. La finalité
de l’intervention étatique devient alors partiellement extrinsèque, ne se
limitant plus au seul rôle de mécène artistique. Les objectifs des politiques culturelles se diversifient et se basent sur la rhétorique démocra-
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tique, entretenant par là une certaine légitimité : la démocratisation de
la culture vise à rendre les œuvres majeures de l’humanité accessibles
au plus grand nombre et la démocratie culturelle va “hisser” les pratiques du plus grand nombre au rang de culture “légitime”. Ces deux
référentiels continuent à faire l’objet de nombreuses interprétations qui
s’avèrent rarement consensuelles. Se référant à la France, certains ont
noté que les centres culturels étaient les fruits du processus de sécularisation de la culture et incarnaient les “cathédrales de la République”. Le
parallèle avec la Belgique francophone apparait évidemment imparfait,
son processus de sécularisation est en effet distinct et sa structuration
institutionnelle diffère fortement. Nous pourrions davantage parler des
“cathédrales de la Communauté française” reposant sur les fondations
du pluralisme idéologique et philosophique.
Autour des centres culturels gravite une multiplicité d’enjeux tant culturels que démocratiques, notamment via les questions de décentralisation
culturelle et de participation citoyenne. Ils représentent également un
agencement original d’enjeux à niveaux multiples : communes et communauté sont convoquées autour d’une table que l’on veut politiquement
pluralisée et les autorités provinciales, régionales ou fédérales peuvent
tenir un rôle non négligeable, notamment en matière d’emploi. Enfin,
ces organisations solidement ancrées géographiquement se révèlent
un carrefour de rencontres, un lieu de pratiques, un croisement d’individus, d’idées et aussi d’évènements artistiques et créatifs. La question
du territoire, qui préside aux origines du projet de décentralisation, est
à présent diffractée dans un monde où la culture s’affranchit des frontières naturelles par sa dématérialisation, et offre une nouvelle source
d’introspections.
Ensuite, il convient de relever qu’une caractéristique fondamentale des
politiques culturelles réside dans leur faculté à questionner régulièrement leurs fondations et à actualiser sinon leurs finalités du moins leur
registre de justifications. Le secteur des centres culturels en Belgique
francophone n’échappe pas à la règle. Les discours développés en
ce sens touchent aux fondements des régimes démocratiques en ce
qu’ils convoquent l’idée d’un bien commun, d’un bien qui bénéficie à
l’ensemble du corps souverain, d’un service qui est destiné à tous les
citoyens. La réalité de la vie culturelle nous offre cependant de multiples
visages et des portraits indéniablement bigarrés, classant au rang des
mythologies les idéaux chargés d’ordonnancer l’action publique. Pour
autant, force est de constater que ces mythologies ne sont pas dépourvues d’effets et de pouvoir d’action, alimentant les représentations de
celles et ceux qui dédient leurs journées – et bien souvent leurs soirées
– à leur concrétisation. Le monde des idées trouve son incarnation dans
les actions individuelles, les organisations ou encore dans des métiers
particuliers – tel que celui d’animateur -, autant d’aspects qui jamais ne
restent figés.
L’idée de médiation des arts et de la culture fait partie de ce panel d’arguments propres à l’intervention culturelle étatique en régime démocratique. Encourager, susciter, créer, approfondir, élargir, diversifier et renforcer les liens entre artistes, œuvres ou pratiques artistiques et culture
constituent en ce sens autant de services aux publics. Si la médiation
artistique et culturelle est une notion nettement plus usitée outre-Quiévrain qu’en nos contrées, sa substance et ses ambitions ne nous sont
guère étrangères, loin s’en faut, et les centres culturels représentent des
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Alors, bien sûr, il est impossible de passer sous silence que la médiation
artistique et culturelle à grande échelle est de nos jours l’affaire des nouveaux médias et des nouvelles technologies, Internet en tête, qu’ils se
déploient sur Pc, tablettes, smartphones, montres ou lunettes. Les projets
publics visant à créer quelque identité – nationale, régionale ou encore
politique – ne peuvent que contempler la marche accélérée des interventions culturelles privées et leur indéniable impact. Il reste que de nombreux acteurs culturels, de plus ou moins grande proximité, demeurent
financés pour être investis de missions relevant de l’univers sémantique
de la médiation, au rang desquels nous retrouvons les centres culturels.
Qu’est-ce que la médiation des arts et de la culture ? Un outil théorique
pour (re) penser et analyser les relations et les interactions dont sont
parties prenantes les objets artistiques et culturels ? Un concept fumeux
et abstrait destiné à masquer l’indéfinition ou l’impécuniosité des politiques culturelles ? Un premier pas vers une refondation des politiques
culturelles, intégrant la question de l’apport de l’action publique pour
l’ensemble des citoyens, voire quelque évaluation de l’action publique ?
Un aggiornamento des ambitions de démocratisation de la culture orientées cette fois non pas négativement – en combattant les obstacles à
l’accessibilité de la culture – mais positivement : en créant du lien entre
artistes, œuvres et individus ? Quelles que soient les réponses apportées
par le lecteur, il reste important d’apprécier plus précisément cette notion
en regard d’un secteur qui marque une articulation, voire un passage à
double sens, aisé ou non, entre une politique des arts et une politique
de la culture.
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exemples notoires d’une volonté d’animer la vie culturelle par mille et
une voies typiques et singulières.
Comme pour toute notion construite avec le terme de culture, nous
faisons face à un océan d’interprétations parfois solidement chevillées
au corps. Car l’espace des significations suit alors celui de la culture et
prend incontestablement des horizons parsemés de positionnements
axiologiques, de credo politiques indéfectibles et de destins individuels
remarquables. Qu’elle soit nommée ainsi ou non, la médiation artistique
et culturelle se trouve au cœur du projet de reliance/déliance entre démocraties et culture dont les développements trouvent sans conteste
un écho dans le secteur des centres culturels. Voilà sans doute où situer
l’importance et la nécessité de s’interroger sur les métiers qui actent une
médiation des arts et de la culture dans les centres culturels. Si l’objectif
de médiation semble aujourd’hui sensiblement partagé, contrairement
au terme même de médiation, celle-ci a connu divers développements
ces dernières décennies qui questionnent sa substance et ses mises en
forme. Les frottements issus de la rencontre entre le cadre politico-légal,
les diverses organisations environnantes, les contraintes et opportunités
économiques, et les trajectoires individuelles sont autant de défis posés
à la notion de médiation artistique et culturelle pour pouvoir in fine
apprécier plus finement sa part d’ambition prométhéenne.
Jean-Gilles Lowies
Chargé de recherches à l’OPC
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1. Introduction
On évoque la Maison de la Culture ici, le Foyer culturel là-bas ; ailleurs, on convoquera un
nom spécifique et local, comme “le Marius Staquet” à Mouscron ou “le Jacques Franck”
à Saint-Gilles : toutes ces organisations renvoient à une figure centrale des politiques
culturelles en Communauté française de Belgique1, à savoir les “centres culturels”. Nés
au tournant des années 1970, ces centres ont progressivement structuré et densifié le
paysage culturel. À côté d’autres associations, telles celles relatives à l’éducation permanente ou les mouvements de jeunesse, ils ont constitué un des principaux véhicules
d’une certaine définition de la culture, à la fois extensive et participative. Aussi, à travers
un objectif de décentralisation suscité par l’État, mais porté et fondé par les initiatives
locales, d’une part, et une finalité en termes de démocratie culturelle, d’autre part, les
centres culturels allaient représenter, à travers des pratiques d’animation socioculturelle,
les lieux culturels de proximité, bref, des lieux ouverts à l’action culturelle de tous et
pour tous. L’histoire de la fondation de ces centres, des débuts de leur institutionnalisation et des tensions dynamiques entre démocratie culturelle et d’autres finalités (en
particulier, celle de démocratisation de la culture) a été réalisée au milieu des années
1980 par de Coorebyter.2 Depuis lors, plusieurs transformations, internes ou externes
au secteur, ont eu lieu, questionnant ou modifiant le travail d’action culturelle, son
organisation et les formes d’engagements qu’il suscite. Parmi celles-ci, il en est une
dont de Coorebyter avait vu les premiers contours et souligné l’importance, à savoir
la professionnalisation des structures que sont les centres culturels. Dans les années
1970, se développe un métier, celui d’“animateur socioculturel”, qui a comme mission
de s’autonomiser par rapport à toute tentative d’hégémonie des élites (politiques)
locales, en restant dans l’ombre des participants de l’action culturelle. Ainsi, l’animateur
doit susciter et accompagner l’éclosion d’orientations et de modalités locales d’actions
culturelles produites collectivement.3 Pourtant, au fur et à mesure des années, la place
des professionnels devient centrale et ce, pour de multiples raisons qui seront évoquées
au fil de cette étude. Ce constat de transformation professionnelle posé dès le milieu
des années 1980 se confirme au cours des 25 années écoulées depuis lors. L’approfondissement de la division du travail d’action culturelle entraîne la reconfiguration
des finalités et des modalités, explicites ou implicites, de cette action. Il ne trahit pas
nécessairement l’ambition initiale de démocratie culturelle ; selon les structures locales,
il peut tout autant la réinventer. Mais dans tous les cas, cependant, le destin de l’action
culturelle locale dépend largement des professionnels. Ainsi, se dessine l’opportunité
de focaliser notre attention sur l’évolution du travail de ces animateurs, c’est-à-dire
d’observer ce travail, d’en comprendre le sens et d’en expliquer les orientations.
Si les centres culturels représentent un secteur qui a continué à grandir de manière
constante4 et des organisations qui, à l’interne, ont connu des changements impor1
’expression “Communauté française” a été retenue ici dans la mesure où elle demeure la désignation juridique de
L
cette institution politique reconnue par la Constitution belge. Il importe de souligner que, suite à une décision du
Gouvernement de la Communauté adoptée en 2011, l’ensemble de la communication politique et institutionnelle de
cette entité fédérée utilise dorénavant l’expression de “Fédération Wallonie-Bruxelles”.
2
e Coorebyter V. (1988), Les centres culturels dans la Communauté française de Belgique, Bruxelles : CRISP. Le lecteur
d
intéressé trouvera cette étude, en version numérisée et en libre accès, sur le site de l’Observatoire des politiques
culturelles.
3
a composition pluraliste et paritaire des Conseils d’administration et la constitution d’un Conseil culturel ouvert à
L
tout citoyen (nommé par le Conseil d’administration) sont des dispositions et dispositifs concrets qui visaient dès
le départ à réaliser ces objectifs. Ces éléments existent encore.
4
ur la longue durée, on observe une augmentation régulière du nombre de centres culturels agréés : environ 25 tous
S
les 10 ans. En 2011, on dénombrait 115 centres culturels. Ce nombre est stabilisé pour le moment puisqu’un moratoire,
arrêtant momentanément la reconnaissance de nouveaux centres, existe depuis 2006. Parmi ces 115 centres, 11 se
situent à Bruxelles tandis que 104 se trouvent en Wallonie. Nous ne pourrons pas traiter spécifiquement ces données quantitatives (nombre de centres, poids budgétaire…) dans le cadre de cette publication. Cet état des lieux
socioéconomiques, assorti d’une analyse morphologique du secteur, sera l’objet d’une diffusion à part entière. Quoi
qu’il en soit, le lecteur intéressé d’obtenir davantage d’informations de ce type pourra utilement consulter le site de
la Direction des centres culturels de la Communauté française de Belgique : http://www.centresculturels.cfwb.be/
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tants, les manières dont on en parle ont, cependant, peu changé. Les professionnels se
qualifient encore régulièrement d’“animateurs socioculturels” alors qu’une bonne part
de leur activité de travail ne relève plus véritablement du registre de l’“animation”.
Les habitants de certaines communes vont encore “à la Maison de la Culture” ou
“au foyer” alors que, depuis le décret de 1992 et son annexe de 1996 précisant les
catégories de reconnaissance des centres, on ne reconnaît que des “Centres culturels
régionaux” et des “Centres culturels locaux”.5 Dans le même temps, au niveau local,
les structures ou initiatives culturelles de tout type se sont bien souvent multipliées
et étoffées : création de musées, de centres d’expression et de créativité, de festivals,… ; ce sont des formes d’organisation qui, d’ailleurs, sont parfois lancées par un
centre culturel, avant d’acquérir un fonctionnement autonome. D’un point de vue plus
global, le champ des politiques culturelles a, quant à lui, continué de s’étendre : augmentation des dépenses budgétaires6, création de nouveaux domaines d’intervention
des politiques culturelles et spécialisation des domaines existants en sous-secteurs.
Tous ces changements s’accompagnent de l’émergence d’une nouvelle catégorie
d’appréhension des finalités de politiques culturelles, autour de l’idée de médiation
culturelle. S’inscrivant depuis près de 15 ans dans la manière de penser l’action culturelle (en France, mais aussi au Québec ou dans certains pays non francophones),
elle apparaît progressivement dans l’espace de discussion en Belgique francophone,
sans pour autant devenir une catégorie dominante. Il n’est pas possible de réaliser
ici l’histoire et l’analyse systématique d’un tel concept.7 Néanmoins, on peut émettre
l’hypothèse que l’adoption tardive et hésitante de cette expression par les acteurs des
centres culturels, d’une part témoigne d’un faible sentiment collectif de repenser les
termes de l’action culturelle menée, d’autre part résulte du caractère peu innovant,
du point de vue des acteurs de terrain, de la médiation culturelle comme catégorie
fondamentale d’interprétation de la réalité culturelle et d’action avec ou sur celle-ci.
En effet, si on observe d’abord les derniers débats tenus par les acteurs des centres
culturels en vue de la formulation de ce qui devrait prochainement constituer un
nouveau décret orientant le secteur, on remarquera une grande continuité, en termes
de finalités d’action, avec l’esprit des origines.8 Ensuite, à l’observation de la manière
dont les auteurs ayant le plus travaillé sur l’idée et les dispositifs de médiation culturelle positionnent leur questionnement et leur démarche, on s’étonnera qu’une large
part de leurs ambitions résonne avec celles posées il y a plus de 40 ans autour de
l’idée de démocratie culturelle. À titre d’exemple, on peut citer le projet d’un auteur
comme Jean Caune :
“[F]ixer de nouvelles ambitions aux processus artistiques et culturels.
Le changement de perspective qui, au-delà de la diffusion des œuvres
dans l’espace clos de l’institution artistique, envisage le développement
5
ans son décret de 1992 relatif aux conditions de reconnaissance des centres culturels, le Conseil de la Communauté
D
française précise en son article 2 que ne sont reconnues comme centres culturels que des associations “qui assurent,
dans un souci de démocratie culturelle, le développement socioculturel d’un territoire déterminé.” Plus loin, dans
l’article 3, il précise que : “[…] par développement socioculturel, il faut entendre l’ensemble des activités destinées à
réaliser des projets culturels et de développement communautaire fondés sur la participation active du plus grand
nombre, avec une attention particulière aux personnes les plus défavorisées. Ces activités doivent, notamment, tendre
à : 1° offrir des possibilités de création, d’expression et de communication ; 2° fournir des informations, formations et
documentations qui concourent à une démarche d’éducation permanente ; 3° organiser des manifestations mettant
en valeur les œuvres du patrimoine culturel local, régional, communautaire, européen, international et francophone ;
4° organiser des services destinés aux personnes et aux associations et qui favorisent la réalisation des objectifs
du centre.” Même si nous proposerons par ailleurs une analyse des interprétations locales de la législation et de la
manière dont celles-ci produisent une évolution sectorielle inattendue, à ce stade-ci, nous encourageons à nouveau
le lecteur soucieux d’acquérir davantage d’informations descriptives à visiter le site de la Direction des centres culturels précédemment cité. Par ailleurs, pour une analyse de type juridique de cette législation et une mise en parallèle
avec les droits culturels, nous renvoyons à : Romainville C. (2012), “Le droit à la culture & la législation relative aux
centres culturels”, in de Bodt R., Lowies J.-G. (coord.), Repères, n°1. Cette étude est téléchargeable sur le site de
l’Observatoire des politiques culturelles.
6
Cf., par exemple, pour la courte période : Fédération Wallonie-Bruxelles (2012), “Focus Culture. Faits & Tendances”.
7
Ce travail de problématisation historique et théorique sera également l’objet d’une publication à part entière.
8
irection générale de la Culture – Fédération Wallonie-Bruxelles (2013), “Centres culturels et territoires d’actions.
D
Une partition symphonique. Des actions partagées”, Cahier 1.
7
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des pratiques expressives comme mode d’échanges et de relations, peut
alors dépasser les objectifs de la démocratisation culturelle pour ouvrir
les voies d’une démocratie culturelle attentive à répondre aux aspirations
de chacun.”9
Il n’y a pas lieu de prétendre ici que les hérauts de la démocratie culturelle à la belge
avaient tout inventé il y a près d’un demi-siècle. Il y a bien sûr plusieurs dimensions
qui apparaissent aujourd’hui incontournables pour fonder l’action culturelle qu’ils
n’avaient pas ou peu anticipée, parmi lesquelles on pourrait citer : l’importance des
phénomènes ethniques, les exigences accrues de mobilité quotidienne ou encore la
place de l’art contemporain dans l’espace public. Pourtant, il serait tout aussi trompeur de ne pas reconnaître l’originalité historique des centres culturels. Certes, les
résonnances d’utopie communautaire présente à l’origine des centres culturels se sont
depuis largement confrontées à une réalité sociétaire rétive à ce mode de relation
sociale.10 Cela n’empêche : les manières souhaitées et mises en œuvre d’engager des
rapports sociaux – égalitaires et participatifs – et des rapports à la culture – fondés
dans l’expression subjective et dans la communication – structuraient tout autant les
prémisses des centres culturels qu’elles sont convoquées au cœur des réflexions et
pratiques contemporaines de médiation culturelle.
Si les pratiques de médiation culturelle, définies par l’analyste comme des activités
sociales qui visent à la mise en relation d’objets, d’individus et de groupes autour de
formes sensibles et/ou symboliques, sont présentes en centres culturels, elle ne sont
pas nommées comme telles par les acteurs. Inversement, il n’est pas rare de trouver
des lieux artistiques ou culturels où le vocable de la médiation est utilisé alors que
le souci de médiation, définie par nos soins de manière extensive, est secondaire
dans l’ambition et l’organisation générale de ce lieu. Autrement dit, les termes sont
trompeurs. Si l’on suit Jean Caune, les termes “médiation culturelle” et “démocratie
culturelle” avanceraient main dans la main. Si l’on suit certains acteurs de centres
culturels, par contre, ces termes s’opposent : pour les uns, la médiation imposerait
une conception descendante du rapport à la culture11 ; pour les autres, la démocratie culturelle serait vouée à un relativisme culturel dont les apories pratiques sont
énormes. Aussi, les dissensions apparaissent une fois qu’on relie les concepts à leurs
traductions pratiques (traductions largement sédimentées par les expériences passées individuelles et collectives de ces pratiques). Concordances et décalages entre
mobilisation de concepts et pratiques effectives indiquent l’opportunité de proposer
une analyse sociologique de l’évolution d’un secteur, comme celui des centres culturels, dans ses ambitions, ses manières de se nommer et surtout dans sa manière de
susciter un ensemble diversifié de pratiques de médiation culturelle. Cette démarche
concentrée sur les réalités organisationnelles et culturelles locales et concrètes est un
regard, qui s’ajoute à d’autres types de regards (juridiques, philosophiques, relatifs à
l’histoire des idées,…) déjà portés ou en cours d’élaboration au sujet de la médiation
culturelle, des droits culturels et des centres culturels.
Faire médiation culturelle représente une question qu’il convient de resituer dans
sa dimension diachronique* et sa diversité contextuelle, dans ses dimensions pratiques et ses soubassements cognitifs et institutionnels.12 Comprendre les activités
9
Caune J. (2006), La démocratisation culturelle. Une médiation à bout de souffle, Grenoble : PUG, p. 19.
10 W
eber distingue la “communalisation” de la “sociation”, dans la mesure où la première est une relation sociale largement fondée sur des fondements affectifs, émotionnels ou traditionnels, tandis que la seconde naît de la concordance
d’intérêts partagés. (Cf. Weber M. (1995 – 1ère éd. allemande 1921), Economie et société (Tome 1). Les catégories de
la sociologie, Paris : Presses Pocket, pp 78-82.)
11
n serait alors proche de ce que Caune appelle “médiation artistique” et définit comme “les actions autour de
O
l’œuvre artistique, qu’elles soient de l’ordre de la sensibilisation, de la présentation ou encore de la pédagogie”.
Caune distingue cela de la “médiation esthétique” qui “se réalise par le biais de relations sensibles qui trouvent leur
source dans des expressions et des langages artistiques” et “en appelle à un sens partagé”. Cf. Caune J., op. cit., p.
134.
12 Les mots suivis d’une “*” reçoivent une définition sommaire dans le lexique, pp. 96-97.
8
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de médiation artistique et culturelle implique, selon nous, de ne pas les regarder
comme des expériences isolées et autonomes comme pourrait le faire un recueil
d’analyses de dispositifs de médiation culturelle (réalisation utile par ailleurs, tant
la circulation d’idées innovantes est un moteur à l’action).13 Outre que ces activités
s’inscrivent dans une profondeur historique, elles reposent sur une certaine épaisseur sociale, qu’elle soit institutionnelle (des décrets, des modes de financement,…),
organisationnelle (la composition d’un conseil d’administration, un mode de division
du travail,…) ou interpersonnelle (des affinités entre deux collègues, l’engagement
dans des activités militantes,…). L’enjeu de l’analyse ici est alors de rendre compte
de la manière dont, de façon dynamique, activité de médiation culturelle et épaisseur sociale se rencontrent, et les configurations qu’elles adoptent. Cela implique un
double point de vue théorique. D’abord, dans la mesure où on reconnaît le caractère
dynamique de toute configuration, il convient d’accorder de l’importance à l’action.
Malgré un large ensemble de contraintes, mais aussi de possibilités, qui dépendent
peu de l’initiative individuelle, les réalités locales sont à un moment donné produites
à travers les interactions d’individus qui coopèrent avec plus ou moins de bonheur.
On suivra là les propositions théoriques développées à partir des mondes de l’art
par Becker14 et autour de l’idée d’action organisée par Friedberg.15 Ensuite, même
si, avec la plupart des acteurs de terrain, on serait tenté de dire qu’il y a autant de
manières de faire de la médiation culturelle ou de l’animation socioculturelle qu’il y
a de centres culturels, on ne peut s’empêcher de rappeler que, malgré le caractère
localisé de toute action, l’espace dans lequel celle-ci se déploie n’est jamais tout à fait
irréductible. Il renvoie à des éléments que rencontrent peu ou prou d’autres centres.
Ainsi, sans pour autant vouloir rechercher des ensembles cohérents de centres culturels, ensembles qui se distingueraient nettement les uns des autres, il est possible
de dégager des questionnements communs qui traversent bon nombre d’individus
travaillant en centres culturels : quel rapport avoir à l’égard du politique ? ; est-il possible d’allier engagement subjectif de l’animateur et séparation sphère de travail/
vie privée ? ; etc. Aussi, pour mieux prendre en considération et analyser l’épaisseur
sociale dans laquelle se déroule toute action, nous nous appuierons sur la sociologie
de l’intermonde développée par Martuccelli.16 Ce point de vue théorique permet de
rendre compte d’épreuves communes malgré la diversité des contextes dans lesquels
se déroule l’action.
Rendre compte du passé comme du présent des centres culturels, de la diversité
comme du commun, de ce qui est au cœur de situations concrètes de médiation
culturelle comme des contextes qui permettent de comprendre les raisons et le sens
des contours adoptés par ces métiers : ces différentes oscillations impliquent de réaliser un travail d’enquête qui permet, non seulement d’accumuler des données, mais
aussi de multiplier les points de vue. Cette entreprise de triangulation des données
et de saturation du matériau empirique* s’est déroulée à deux niveaux. Tout d’abord,
nous avons été amenés à récolter différents types de données relatives à l’histoire
des centres culturels et des métiers de la médiation/animation culturelle17 : le cadre
législatif des centres, des textes programmatiques parus dans des revues sectorielles
ou professionnelles18, des études relatives au secteur, des données quantitatives
13 Cf., par exemple : Bardin C., Lahuerta C., Méon J.-M. (2011), Dispositifs artistiques et culturels. Création, institution,
public, Lormont : Le bord de l’eau.
14 Becker H. S. (2006 – 1ère éd. américaine 1982), Les mondes de l’art, Paris : Flammarion.
15 Friedberg E. (1993), Le pouvoir et la règle, Paris : Le Seuil.
16 M
artuccelli D. (2005), La consistance du social. Une sociologie pour la modernité, Rennes : Presses Universitaires de
Rennes.
17 P
our l’instant, nous utiliserons principalement le terme d’“animation” qui est le plus usité dans le secteur. Nous
reviendrons plus loin sur cette question de définition et d’usage des termes avant d’employer ensuite, dans un sens
plus générique, le terme de “médiation”.
18 N
ous remercions l’équipe de l’Observatoire des politiques culturelles, et en particulier Béatrice Reynaerts, pour
l’accueil et l’aide dans le dépouillement de cette littérature, majoritairement composée de textes publiés entre 1965
et 1985, période de débats intenses et de fondation des centres culturels.
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produites par la Direction des centres culturels, ainsi que des entretiens semi-directifs avec des acteurs de terrain. Le deuxième niveau de diversification des données
concerne spécifiquement la campagne d’entretiens que nous avons menée, qui a
d’ailleurs constitué la partie la plus importante du travail empirique. Outre la réalisation de plusieurs entretiens exploratoires avec des personnes de l’administration
et d’organismes professionnels en vue d’avoir un panorama élargi et informé sur le
secteur, il importait de rencontrer un nombre suffisamment important de personnes
qui ne devaient cette fois plus nécessairement être bien informées sur l’évolution du
secteur mais qui devaient par contre avoir un rapport quotidien avec des activités
de médiation culturelle. Ceci étant, il était nécessaire de diversifier a priori toutes
ces personnes selon le type de travail qu’elles réalisaient, afin de varier les contextes
et les expériences de travail. Ce souci de diversification s’est porté sur plusieurs
dimensions dont les principales sont : la catégorie de centre culturel ; la localisation
du centre (répartition entre Bruxelles et les 5 provinces wallonnes) ; la fonction de la
personne rencontrée ; l’âge et l’ancienneté19 ; le sexe. Concrètement, outre les 5 entretiens exploratoires parmi lesquels 3 se sont tenus avec des animateurs-directeurs de
centres culturels, nous avons rencontré 26 animateurs (14) ou animateurs-directeurs
(12) de centres culturels dans 21 centres culturels différents. Au total, nous avons
donc interviewé 31 personnes (que nous remercions pour leur disponibilité) et nous
nous sommes rendus dans 24 centres culturels. Ces interviews ont en moyenne duré
1h30. Elles ont été, dans la plupart des cas, précédées d’un échange de données
descriptives (historique, composition de l’équipe, missions principales, ventilation
budgétaire…) sur le centre culturel. L’équipe de recherche (UCL) qui a mis en place
ce dispositif d’enquête et réalisé cette récolte de données était composée de : Gérard
Derèze, François Lambotte, Philippe Scieur – responsable scientifique de cette étude
– et Damien Vanneste. L’ensemble de ce travail empirique a été réalisé de mars à
décembre 2012. Cette démarche, à travers différents états d’avancement, a par ailleurs été validée par un comité d’accompagnement composé de Nouzha Bensalah,
Eric Frère et Jean-Gilles Lowies.
Ce travail empirique ne peut être rendu à l’état brut dans le cadre d’une telle publication. Tout d’abord, pour des raisons de confidentialité, et étant donné le degré
important d’interconnaissance des personnes au sein du secteur, nous pouvons seulement rendre compte de manière anonyme et parcellaire, à travers de courts extraits
d’interviews, des profils des professionnels rencontrés. D’ailleurs, l’usage des interviews vise moins à décrire des profils (compétences, formation antérieure,…) que
des expériences de travail qu’impliquent l’organisation et la réalisation d’activités
de médiation culturelle. Ensuite, les contraintes liées au format de publication nous
invitent à passer rapidement sur le registre descriptif pour arriver à un mode d’exposition des faits qui se situe sur un plan analytique.20 Nous avons choisi de partager
cette étude en trois moments, chacun d’entre eux plaçant la focale sur une dimension
particulière des métiers, à savoir : la dynamique historique (2), le contexte socio-spatial (3), l’interaction entre professionnels et usagers (4). Le chapitre 2 vise, en effet, à
retracer de manière diachronique* les modes d’organisation du travail d’action culturelle. Sans chercher pour autant à produire une périodisation, tant les temporalités
diffèrent d’un contexte à l’autre, on veillera à dégager un mouvement commun qui est
celui de l’approfondissement de la division du travail à partir des questionnements
transversaux qu’un tel processus de changement pose (à des moments différents,
19 N
ous avons rencontré exclusivement des personnes encore en activités. C’est sur cette base que nous avons pu aussi
bien rencontrer des personnes qui travaillent en centre culturel depuis la fin des années 1970 que des personnes qui
avaient débuté depuis 6 mois. Cette démarche permet de donner une dimension rétrospective et dynamique, tout
en témoignant du présent. Etant donné la reconstruction biographique qu’implique toute interview, cette démarche
ne permet pas toutefois de raconter les situations passées telles qu’elles ont été vécues à ce moment. À ce niveau-là,
la triangulation de ces entretiens avec des sources écrites de l’époque acquiert toute sa pertinence.
20 N
ous encourageons à nouveau le lecteur qui connaîtrait peu le secteur des centres culturels à suivre les quelques
suggestions de lecture que nous proposons dans certaines notes de bas de page de cette introduction.
10
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selon les contextes). Ce travail nous permettra de montrer qu’actuellement, derrière
le terme d’“animateur”, se cache une diversité de pratiques et une spécialisation des
fonctions. Ces phénomènes amènent d’ailleurs à sous-traiter auprès d’intervenants
externes les tâches d’animation en contact direct avec des publics ou des participants. Après avoir tenté de comprendre les lignes de changement communes et
leurs ressorts, nous chercherons dans le chapitre 3 à rendre justice à la diversité
du secteur et des pratiques de médiation culturelle qui s’y déroulent. Tout centre
culturel est ancré localement. Ce n’est pas juste une question de décentralisation
des politiques culturelles. La composition des organes décisionnels, de même que
les orientations de l’action menée, émanent largement des spécificités endogènes*
de l’espace social et physique dans lequel le centre est implanté. De plus, dans une
logique d’ouverture du centre à l’égard de son environnement, le centre s’inscrit dans
un réseau d’acteurs locaux qu’il contribue à développer. Sur la base de cette idée,
nous développerons ainsi une analyse en termes de “mondes urbains de la médiation
culturelle” et montrerons qu’il y a différentes manières d’y contribuer pour un centre
culturel. Cela permettra de pointer les principales lignes de segmentation interne
au secteur, partiellement corrélées aux catégories de centres culturels. Enfin, dans
le chapitre 4, après avoir questionné la place donnée à la médiation culturelle dans
les différents contextes urbains, nous nous concentrerons sur les activités concrètes
de médiation à partir des aspirations qui les motivent (du point de vue des professionnels21), des préoccupations qui se posent à elles (liées notamment au caractère
souvent insaisissable du public ou des participants) et des résolutions pratiques
proposées. Ce développement permettra in fine d’interroger le cheminement de la
démocratie culturelle, non seulement à partir du sens qui en est donné aujourd’hui,
mais surtout à partir de l’espace de contraintes et de potentialités qui transforme peu
ou prou les formes concrètes dans lesquelles ce projet d’émancipation individuelle
et collective peut s’incarner.22
21 N
ous ne développons pas le point de vue des publics ou participants à l’action culturelle. Cela aurait exigé un travail
empirique à part entière. Néanmoins, nous aborderons dans le texte la manière dont les professionnels prennent ou
non en compte ce point de vue (en termes d’évaluation de leur action, notamment).
22 N
ous remercions toutes les personnes qui ont effectué un regard critique sur les versions antérieures de ce texte.
Un merci particulier à Jean-Gilles Lowies pour les échanges réguliers et soutenus au cours de la réalisation de ce
travail.
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2. Évolution des métiers de la médiation
culturelle en centre culturel –
approfondissement de la division
du travail d’action culturelle
Les centres culturels représentent les espaces pluriels de la démocratie culturelle. Ces
espaces sont fortement territorialisés. Telle est en tout cas la principale ligne directrice du référentiel impulsé au niveau institutionnel depuis plus de 40 ans. Malgré les
diverses reformulations, cette ligne touche intimement l’horizon actuel des centres.23
Leurs contours locaux sont cependant multiples. Cette diversité est dès le départ
encouragée par l’ancrage territorial qui forge l’esprit même des centres. Pourtant,
elle émane également d’origines plus indirectes ou d’aspects moins maîtrisables : il
s’agit en l’occurrence de la plasticité du cadre réglementaire, des effets propres des
instruments de reconnaissance des centres et des éléments de contingence locale.
Cette diversité s’est vue reconfigurée au cours de ces quatre décennies. Ce travail
n’est pourtant pas l’œuvre unique de cadres réglementaires, de structures locales,
ou d’évolutions sociétales. Il relève aussi de l’engagement d’hommes et de femmes
dans ces contextes d’action. Ces personnes sont nombreuses et opèrent à différents
niveaux : membres de conseils culturels, inspecteurs, fonctionnaires,… Parmi elles,
existe une catégorie spécifique, celle des personnes sur lesquelles repose une grande
part des attentes relatives au bon fonctionnement du secteur : les professionnels
actifs dans les structures locales. Chez ces derniers, un métier est considéré comme
moteur, dans les textes normatifs* et sur le terrain, celui des animateurs.
Analyser la profession d’animateur en centre culturel pour ensuite comprendre en
quoi elle “fait” médiation artistique et culturelle nous amène à observer la manière
dont elle s’est inscrite dans une division du travail d’action culturelle. Pour reprendre
le questionnement proposé par Becker au sujet des mondes de l’art, il convient de se
demander “comment les participants se répartissent-ils les tâches”24 de l’action culturelle et de rendre compte de quelle place occupent les animateurs dans la réalisation
de ce faisceau de tâches. Pour ce faire, il convient de revenir à la figure originelle de
l’animateur socioculturel, de rendre compte de la manière dont elle s’est effectivement incarnée, et donc inscrite, dans des configurations relationnelles particulières.
De là, nous pourrons alors mieux comprendre comment un approfondissement de la
division du travail s’est opéré au cœur de la plupart des centres culturels, en même
temps qu’ils prenaient de l’ampleur et se transformaient. Cette dynamique, synonyme de professionnalisation et de spécialisation, a donné une place nouvelle aux
métiers de l’animation dans les centres culturels. Alors que leur appellation demeurait
inchangée, leurs pratiques évoluaient considérablement. Aussi, au final, ces transformations nous amènent à revenir au questionnement initial en nous demandant non
seulement ce que recouvre ce métier dit d’“animateur”, mais aussi plus largement en
nous demandant comment se déroule la division du travail de médiation artistique
et culturelle et qui y participe, à considérer que toutes ces personnes ne sont pas
nécessairement membres de ce qu’on qualifie comme “l’équipe” du centre culturel.
23 Direction générale de la Culture – Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit.
24 Becker H. S., op. cit., p. 33.
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La dynamique de création des centres culturels vise, dès son origine, à instituer une
fonction sociale à part entière, celle d’animation socioculturelle. De là découle le projet de
constitution d’un groupe professionnel susceptible de remplir et garantir cette mission.
Il convient de revenir d’abord sur les lignes de force intellectuelles de ce projet avant de
voir, ensuite, les conditions institutionnelles posées pour le réaliser. Cela nous amènera
dans un troisième temps à mieux comprendre comment ces projet et dispositifs se sont
traduits véritablement en pratiques professionnelles quotidiennes. Ce parcours nous
permettra de pointer quel type de groupe professionnel est visé à l’origine des centres
et comment ce groupe se définit autour d’un rapport particulier à la société, largement
fondé sur l’idée d’égalité plus que sur celle de hiérarchisation des expertises.
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2.1. RETOUR SUR UN RÉFÉRENTIEL DE MÉTIER – “L’ANIMATEUR
SOCIOCULTUREL” COMME CATÉGORIE FONDATRICE
2.1.1.INSTITUER LA DÉMOCRATIE CULTURELLE – POUR UNE CONCEPTION
MAÏEUTIQUE* DE L’ACTION CULTURELLE
L’expression de “démocratie culturelle” mériterait à elle seule une étude spécifique,
tant il conviendrait de se pencher sur ses origines, ses rapports avec la “démocratie
sociale” belge, sa manière de renouveler une réflexion relative à un espace démocratique autonome par rapport au champ politique… Il conviendrait tout autant de
cerner les concrétisations et les lignes de fuite actuelles de cette “démocratie culturelle”. En reparler ici25 a pour but de comprendre le sens des activités menées par les
animateurs socioculturels au nom de ce référentiel. Éclaircir cela devrait nous aider à
emprunter une perspective diachronique* pour approfondir ensuite la question des
modalités d’existence (métier, organisation,…) de la médiation artistique et culturelle.
La démocratie culturelle, telle qu’incarnée par les fondateurs des centres culturels,
ou telle que promue de manière déterminée par Marcel Hicter, doit être comprise
comme un projet de transformation de la société. Une erreur serait de la considérer comme l’importation de processus démocratiques à un secteur d’activités déjà
constitué que serait la culture.26 Il s’agit fondamentalement de bien plus que cela
puisque l’enjeu n’est ni plus ni moins de produire par l’action culturelle une nouvelle
société, plus consciente d’elle-même. Ce projet s’appuie donc sur l’action culturelle
mais sa finalité déborde le champ culturel stricto sensu. Prenant acte des tendances
sociologiques de fond (liées à l’avènement de la civilisation des loisirs, de la société
postindustrielle*,…), cette démocratie culturelle vise à produire l’autonomisation de
l’action culturelle afin de renforcer la capacité de la société à agir sur elle-même,
à renforcer son “historicité” dirait Touraine.27 Pour comprendre très concrètement
l’implication et l’objectif des hérauts de la démocratie culturelle, on peut reprendre
un hommage rendu lors du décès de Thérèse Mangot qui, après avoir été “chargée
de mission” pour le Ministère de la Culture française, a dirigé le service des centres
culturels au sein de la Communauté française.
25 L
e fait de s’attarder davantage sur le référentiel de démocratie culturelle plutôt que sur celui de démocratisation de
la culture résulte du fait que le premier a été considéré comme une finalité première par la plupart des précurseurs
des centres culturels à leurs débuts. Le référentiel de démocratisation n’était certes pas absent – il était d’ailleurs
présent dans le plan Wigny qui a en partie guidé l’orientation des centres culturels. Cependant, même s’il a été traduit dans de multiples activités concrètes organisées par les centres, pour les acteurs de la fondation des centres
culturels, il représentait surtout une finalité envers laquelle il convenait de prendre ses distances.
26 À
cet égard, il n’est pas inutile de rappeler qu’à l’époque, au sein du Ministère de la Culture française, les Maisons de
la Culture étaient gérées par la Direction générale des Arts et des Lettres, tandis que les Foyers culturels l’étaient par
la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs. Marcel Hicter était responsable de cette dernière. Cela témoigne
qu’au départ d’une politique de la jeunesse qui pourrait apparaître strictement sectorielle, c’est bien une vision
d’ensemble qui est portée.
27 Touraine A. (1993 – 1ère éd. 1973), Production de la société, Paris : Le Seuil.
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“[…] elle a joué un rôle décisif dans la mise sur pied et dans la pensée critique et instauratrice des centres culturels de la Communauté française.
Tout s’origine pour elle et avec ses amis dans la notion et l’activation de
la démocratie culturelle. “Il s’agit, précise-t-elle, d’autonomiser la culture
par rapport aux piliers sociaux-philosophiques comme les Eglises et le
mouvement ouvrier organisé, mais aussi de marquer la distance par rapport aux lieux artistiques habituels, principalement fréquentés par une
bourgeoisie très cultivée”.
Elle y voit l’occasion et la pérennisation de la singularité affirmative de
soi et de son potentiel créatif, et de la solidarité active, condition indispensable de toute vie collective et individuelle.”28
À travers ce court extrait, on remarque aisément que la démocratie culturelle est
un projet de production d’un espace démocratique autonome subjectif et collectif
d’émancipation par rapport aux appartenances sociales, et même par rapport à l’État.
Dans ce cadre, l’“animation socioculturelle” doit moins être considérée comme un
projet que comme une pratique, voire un ensemble de techniques, qui vise à susciter
cette démocratie culturelle.29 Le milieu de vie apparaît par ailleurs important puisque
c’est à partir de là que peut émerger le “développement communautaire”, le principal
objectif de la démocratie culturelle. L’animation socioculturelle vise ainsi à soutenir un
processus, individuel et collectif, d’expression de soi et d’une communauté. Comme
l’indique (dans les années 1970 également) Jousselin à propos des politiques pour
la jeunesse, c’est le passage d’une pédagogie à une maïeutique* que consacre cette
idée d’animation socioculturelle.
“La première est toujours marquée par son origine : le pédagogue qui,
esclave, doit protéger l’enfant et le conduit au gymnase où des maîtres,
en lui imposant une discipline, en feront leur disciple et, par cette dépendance, le conduiront, à son tour, vers l’état d’homme libre… l’intégrant
pour cela à la société et à son ordre.
Quant à la maïeutique, elle est cet art, réaliste et vital, par laquelle des
hommes sont accouchés de tout ce qu’ils possèdent à leur insu […].”30
On retrouve là le même type de critique de la relation pédagogique que propose,
de manière approfondie, Rancière à partir de la figure du “maître ignorant”.31 Pour
Rancière, la relation pédagogique n’est que reproduction de l’inégalité intellectuelle
entre le maître et l’élève puisque le maître est toujours le seul à savoir ce que l’élève
doit savoir, et, de la sorte, est le seul à maîtriser la distance qui sépare l’élève de sa
position de maître. Le “maître ignorant” emprunte un chemin inverse puisqu’il part
d’une égalité intellectuelle entre le maître et l’élève ; si inégalité il y a entre les deux,
elle est uniquement situationnelle, le contexte permettant à celui qui endosse le statut de “maître” de donner une injonction à celui qui endosse le statut d’“élève”. On
retrouve là un point de départ proche de celui de la figure de l’animateur telle qu’elle
est projetée dans le cadre du projet de démocratie culturelle. S’il y a différenciation
de rôle, il n’y a pas d’inégalité intellectuelle première. Ce qui importe est plutôt de
déplacer les lignes, de mettre en mouvement.
28 D
ans cet hommage, Pierre Ansay cite l’extrait d’une communication de Thérèse Mangot réalisée en 2000 pour le
Conseil de l’Europe. Cf. Ansay P. (2006), “Thérèse Mangot. Quand une Juste nous quitte”, La Revue Nouvelle, n° 7-8,
p. 8.
29 Ingberg H. (1975), “Former des animateurs socio-culturels en milieu populaire”, JEB points 1, pp. 27-28.
30 J
ousselin J. (1974), “Renouveau du mouvement de la jeunesse et fin des mouvements de jeunesse ?”, Cahiers JEB,
18ème année, n° 1-2, p. 21.
31 Rancière J. (2004 – 1ère éd. 1987), Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris : 10/18.
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Moi aussi, c’est peut-être finalement la seule chose qui me rassure. Ce
n’est pas énorme, mais voilà qu’on se met à payer des gens qui ont pour
tâche de mettre en mouvement. On ne les enferme plus dans des tâches
concrètes, on permet socialement d’animer. Et puis, il y a la première
phrase de l’arrêté. Il est quand même écrit officiellement qu’on considère que “l’éducation permanente constitue l’essentiel d’une politique
culturelle.” À partir de tout cela, il appartient aux animateurs de faire que
les gens se battent sur ces termes, qu’ils remplissent d’un contenu ces
mots qui, jusqu’à présent ne sont pas trop prédéfinis. Il devient possible,
il devient inévitable de se mettre en mouvement face à ces termes de
diffusion, d’animation, d’éducation permanente. On peut se mettre à
définir les contenus. [Thérèse Mangot]”32
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“- […] Maintenant, l’animateur culturel existera… Ces institutions nouvelles
vont secréter toute une nouvelle catégorie de personnes, cela deviendra
un groupe, un statut, une fonction dans la société. C’est un pas important
qui influencera l’avenir. [Pierre Weisgerber]
Le projet institutionnel33 de démocratie culturelle s’accompagne ainsi de l’idée, finalement assez fonctionnaliste*, qu’il pourra exister grâce au développement d’un groupe
professionnel dont le geste fondamental est celui de l’animation socioculturelle porté
dans des contextes socio-spatiaux multiples et toujours marqués par leur singularité
relative. Comme le souligne Henry Ingberg, “[l]’animateur culturel doit agir dans
son domaine propre comme facteur de développement et de changement de et par
une communauté.”34 Le souffle idéologique de la démocratie culturelle associe ainsi
une finalité sociétale et son incarnation dans des personnes dotées d’une vocation
professionnelle, cette combinatoire étant idéalement propre à de nombreux groupes
professionnels35. Pour se concrétiser durablement, cette configuration idéologique a
dû s’appuyer sur des dispositifs organisationnels. Aussi, avant de voir comment les
individus ont traduit ses ambitions sur le terrain, il importe de voir comment s’est
pensée la structuration professionnelle de l’animation socioculturelle à ses débuts.
2.1.2.
V ERS UNE STRUCTURATION PROFESSIONNELLE – FORMATIONS,
RÉFÉRENTIEL DE MÉTIER ET RÉSERVE DE RECRUTEMENT
Les porteurs du projet de la démocratie culturelle se sont très vite posé les questions
organisationnelles nécessaires pour concrétiser leur ambition. L’institutionnalisation
des centres culturels (alors maisons de la culture et foyers culturels) en est certainement une des premières étapes marquantes. D’ailleurs, elle s’est accompagnée de
nombreux débats sur les modalités organisationnelles et financières de ces structures
locales. Parallèlement à ces questions, se sont développées des réflexions visant à
produire et garantir à la fois l’autonomie* des centres et celle des professionnels
dans l’exercice de leur métier. La produire signifie, notamment, en assurer les ressorts cognitifs. La garantir signifie éviter, tant que possible, les multiples tentatives
d’ingérence externe dans l’exercice de l’animation socioculturelle, pour des motifs
autres que ceux qui lui sont propres.
32 E
xtraits d’échanges tenus à l’occasion d’une “table ronde d’animateurs et fonctionnaires autour de la signification
de l’arrêté royal du 5 août 1970” parus dans : Cahiers JEB (1971), “Foyers culturels et Maisons de la Culture”, 15ème
année, n° 1-2, pp. 35-36.
33 “ Institutionnel” doit ici être compris au sens fort du terme, en opposition à “organisationnel”. L’institutionnel est
le lieu qui institue, fait exister, une dimension fondamentale de la vie collective, alors que l’organisationnel est un
territoire d’action défini prioritairement par ses exigences de pérennisation et d’adaptation à son environnement.
34 Ingberg H. (1971), “L’animation culturelle : quelques approches”, Cahiers JEB, 15ème année, n° 3, p. 143.
35 Dubar C., Tripier P., Boussard V. (2011), Sociologie des professions, Paris : Armand Colin.
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En termes cognitifs, la période qui s’étend du milieu des années 1960 à la fin des
années 1970 a été à la fois agitée et productive. Sans revenir sur les événements
sociétaux de la période et les bouleversements culturels y afférents, on doit noter le
foisonnement des débats, mais aussi des expérimentations propres au champ de la
démocratie culturelle. Ces discussions et controverses se donnent à voir notamment
dans des revues, comme les Cahiers JEB, où les dimensions analytiques et normatives sur et pour l’action culturelle ne cessent de se côtoyer, de se confronter, et de
s’enrichir mutuellement. S’y juxtaposent en effet des comptes-rendus d’études ou
d’ouvrages sociologiques, des témoignages d’animateurs, des débats ou encore des
analyses prospectives débouchant sur des pistes opérationnelles. Cette revue pose
de plus la nécessaire question des formations aux métiers de l’animation culturelle
en proposant le cas échéant des pistes d’action. Présente régulièrement depuis le
premier numéro de la revue en 1957 (notamment, à travers la problématique des
moyens d’action pour l’éducation populaire), la question des formations est l’objet
de numéros spécifiques dans le courant de la première décennie d’existence des
centres culturels. Le “JEB points 1”, rédigé par Henry Ingberg en 1975, s’intitule “Former des animateurs socio-culturels en milieu populaire”, tandis que le “JEB points
5” (non daté, mais vraisemblablement publié en 1978 ou 1979), qui est une contribution collective36, s’intitule “La formation des animateurs et des administrateurs
culturels”. Il s’agit à chaque fois de comptes-rendus prospectifs d’études réalisées
avec le concours de l’UNESCO, d’une part, du Conseil de l’Europe, d’autre part. Y
sont posés des constats mais aussi de nombreuses questions stratégiques : quelles
valeurs promouvoir ? Quel cadre institutionnel ? Quelles modalités pédagogiques ?….
Malgré le caractère substantiel de ces réflexions et dispositifs d’apprentissage, il est
difficile d’en évaluer la portée directe auprès des individus engagés dans le secteur
et la pérennité historique. Quoi qu’il en soit, ce travail cognitif collectif et organisé
conduit au tournant des années 1970-1980 à l’adoption de mesures relatives aux
compétences requises en vue d’entrer dans la profession.
Le numéro 7-8 de la revue “Pointillés”37 consacré au “Recrutement d’animateurs pour
les centres culturels” amène de nombreuses précisions sur différentes modalités
choisies non seulement pour promouvoir le métier d’animateur mais aussi pour en
garantir l’exercice et sa qualité. Il y est notamment présenté un référentiel de métier
intitulé “Compétences requises de la part d’un animateur de maison de la culture
ou de foyer culturel dans le cadre de la réserve nationale de recrutement” (p. 8). Ce
référentiel de 1978 met prioritairement en évidence les compétences attendues en
matière d’animation (5 compétences sur 7 sont explicitement de ce ressort38). Ce
référentiel est produit en parallèle à la réorganisation des modalités de recrutement
des animateurs. Sans entrer dans des considérations techniques sur la composition
des jurys ou les détails de la procédure d’examen, il importe de relever deux phénomènes. D’abord, il convient de souligner l’absence de liaison automatique entre la
détention d’un diplôme et l’accès à cette réserve de recrutement. Malgré l’importance
d’un tel lien dans la définition fonctionnaliste* des professions, son absence permet
de préserver une indépendance entre un secteur d’activités et des exigences propres
au monde de la formation. Ensuite, il faut tout simplement souligner l’existence même
de cette réserve de recrutement et ce, jusqu’au début des années 1990. Sa raison
d’être est bel et bien professionnelle, au sens fort du terme, puisque “l’objectif à court
terme reste d’échapper à l’arbitraire personnel ou politique dans les désignations, ainsi
que d’assurer aux animateurs une force suffisante dans leurs relations avec l’organe
36 Les auteurs sont : Pierre Gordinne, Étienne Grosjean, Henry Ingberg, Paule Manigart, Pierre Weisgerber.
37 Il s’agissait de la revue du Ministère de la Culture française.
38 Q
ui plus est, pour ce qui est de la compétence de type gestionnaire, il est indiqué qu’il convient de “démontrer sa
capacité […] de chiffrer les actions programmées, de comprendre et de superviser l’établissement d’un budget et
d’un bilan comptable (sans devoir soi-même tenir une comptabilité complète).” Ce type de précision indique indirectement que la priorité demeure bien l’animation socioculturelle et non pas la gestion d’une structure culturelle.
16
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Progressivement, cette question de la professionnalisation apparaît moins clairement. À tout le moins, avec le décret de 1992, elle n’est plus portée par l’État (la
Communauté française, en l’occurrence). Dans le même temps, il est possible qu’elle
devienne davantage portée par les professionnels eux-mêmes plutôt que par des
garants extérieurs à eux. C’est en effet en 1992 qu’est créée l’ASTRAC.40 Reste à voir
si ses enjeux sont de ce type-là ou sont plutôt d’ordre organisationnel ou d’emploi.
En tous les cas, le mouvement de la Communauté française sur les centres culturels
semble être de cet ordre. La question de l’autonomie* des structures locales demeure
présente dans le décret de 1992. Néanmoins, en même temps que les dynamiques
qui sont induites par ce décret renforcent les contours (politiques, gestionnaires et
financiers) de l’organisation locale, la question de la professionnalisation n’apparaît
plus véritablement comme enjeu primordial pour mener à bien les finalités de cette
politique culturelle. Avant d’en venir à l’évolution des métiers de l’animation dans
ce contexte-là, il importe de s’intéresser aux représentations des pratiques professionnelles au cours des années de fondation des centres culturels et d’ambition de
professionnalisation.
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de gestion : ce qui ne peut se faire que par la reconnaissance, par l’appartenance à
la réserve de recrutement, d’une compétence professionnelle minimale.”39 Malgré
la confiance réitérée dans ces différentes revues aux expérimentations locales et
au suivi d’observations de celles-ci, s’exprime à nouveau bien l’idée que l’existence
même d’une autonomie* professionnelle de l’animation passe par des garanties, en
particulier celles que peut poser l’État (face aux pouvoirs locaux).
2.1.3. L’INSCRIPTION PRIORITAIRE DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE
DANS LES PRATIQUES PROFESSIONNELLES
Les cadres idéologique et institutionnel qui visent à faire advenir la démocratie culturelle inscrivent tous deux la question de la professionnalisation de l’animation socioculturelle comme enjeu. Celle-ci n’est pas à considérer comme la formulation d’une
expertise culturelle qui se distinguerait de pratiques et jugements profanes. Il s’agit
plutôt de produire un espace d’action suffisamment autonome par rapport à toute
forme d’ingérence. C’est seulement au cœur d’un tel espace d’action que pourra,
grâce au travail d’animateurs compétents et adhérant aux objectifs de démocratie
culturelle, se pratiquer l’expérience maïeutique*, individuelle et collective, des mouvements socioculturels, c’est-à-dire des dynamiques subjectives, à la fois sensibles,
critiques et créatrices. Le cadre institutionnel paraît parfois éloigné de la réalité de
terrain, tant les pratiques professionnelles s’appuient davantage sur un apprentissage
sur le tas que sur un parcours de formation bien précis. Néanmoins, il est rarement
absent, tant la présence des chargés de mission (du Ministère de la Culture française
de l’époque) est régulièrement évoquée, tant les idées et ambitions circulent largement dans le secteur (ce qui in fine est quand même largement supporté par un dispositif institutionnel propice à cela). Qui plus est, au niveau institutionnel, la prudence
est toujours de mise pour rappeler que les avancées dans l’institutionnalisation du
secteur ne peuvent s’opérer qu’à partir des observations régulières des pratiques de
terrain. Il s’agit là d’une dynamique propre à l’innovation puisque le cadre idéologique
original et programmatique ne cesse de se confronter aux pratiques concrètes, et
réciproquement. Cet enjeu de confrontation s’avère d’ailleurs reconnu, et par les
acteurs de terrain, et par les acteurs du Ministère de la Culture française. La pratique
concrète de l’animation socioculturelle semble enrichir cette dynamique de trois
phénomènes spécifiques, qui sont congruents par rapport à l’ambition idéologique
39 Ingberg H. (1977), Pointillés, n° 2, cité in Pointillés, n° 7-8, 1978, p. 4.
40 Association des Travailleurs en Centres culturels.
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et institutionnelle de démocratie culturelle : une conception des centres culturels
comme espaces singuliers et, corrélativement, une représentation vocationnelle du
métier d’animation socioculturelle ; une dynamique d’apprentissage non formalisé,
“sur le tas” ; et enfin une conception globale et unitaire de l’action socioculturelle.
Les centres culturels sont, à plus d’un titre, considérés comme singuliers. Dans le
champ large du culturel, ils s’affirment clairement comme alternative à l’hégémonie
des industries culturelles et à la logique marchande. Cette prise de distance est
double. Elle porte d’abord sur les contenus du culturel, valorisant plutôt les cultures
populaires dans leur dimension endogène* ou la culture au sens artistique et patrimonial du terme, que les productions culturelles largement valorisées par les canaux
médiatiques de diffusion (en particulier la télévision et la publicité). Elle se pose
ensuite sur le rapport à la culture, valorisant, comme on l’a dit, une approche maïeutique* ou participative, posant un regard critique sur les attitudes de consommation
culturelle, par définition aliénées, que formate la “société du spectacle”.41 Dans le
champ plus restreint des politiques culturelles, les centres se distinguent d’autres
opérateurs subventionnés en valorisant l’adoption d’un caractère pluriel, kaléidoscopique, face à la logique de spécialisation disciplinaire, et en soutenant, évidemment,
des finalités d’action basées sur les ressorts de la démocratie culturelle autant que
sur ceux de la démocratisation de la culture ou du soutien aux artistes professionnels.
Productions culturelles marchandes, culture “institutionnelle” et culture strictement
artistique constituent donc des contre-projets, repoussoirs plus ou moins forts, à
partir desquels l’originalité du projet “centres culturels” est susceptible de s’affirmer
d’autant mieux. Ce projet contient un rapport à la culture qu’il convient de construire
et soutenir. C’est dans cette dynamique que va s’inscrire la vocation “socioculturelle”
de nombreux animateurs des années 1970-1980 qui aujourd’hui s’amusent à se qualifier de “dinosaures” des centres culturels.
“[J]e pense en tout cas pour ma propre part qu’on n’atterrit jamais dans
un centre culturel par hasard. Je crois que c’est le fruit d’une évolution
d’une personne autant que de ses valeurs, que de sa formation mais je
pense que ça a toujours à voir avec un idéal. […] Pour moi, l’animation
d’abord et avant tout, c’est souffler sur la braise qui est là. Je crois que
c’est ça le sens d’“animer” et donc ce n’est pas venir avec la proposition
de quelque chose à consommer, que ce soit même un spectacle et qu’il
soit aussi magnifique, humain, profond. Donc l’animation, c’est vraiment
ce qui suscite le cheminement, d’une personne ou de plusieurs personnes
ensemble.” (Animateur-directeur, a)
Parmi les plus anciens animateurs rencontrés, nombreux sont ceux dont le parcours
professionnel s’est presqu’entièrement déroulé dans le secteur des centres culturels.
Parfois, certains ont travaillé antérieurement dans un autre secteur d’activités ; dans
ce cas, ils ont généralement été assistant social, enseignant ou animateur dans un
mouvement d’éducation permanente. En regardant en arrière, au-delà de la diversité
de l’attachement idéologique qu’ils peuvent avoir conservé ou non à l’égard de l’idée
d’“animation socioculturelle”, ils soulignent tous le fait que leur vocation professionnelle se traduisait dans des pratiques de travail concret assumées positivement : une
priorité donnée au “terrain”, une démarche de “sollicitation des citoyens”, un contact
direct avec les associations, une co-construction des actions culturelles menées,
des moments d’“animation” directe,… Non pas que ces dimensions n’existent plus
aujourd’hui. Ce qui importe est de reconnaître qu’à l’époque, le travail était prioritairement composé de ces différentes dimensions, voire s’y résumait.
41 Debord G. (1992 – 1ère édition originale 1967), La Société du Spectacle, Paris : Gallimard.
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Hormis dans les situations marquées par l’hégémonie du pouvoir local dans le fonctionnement du centre culturel, ces animateurs soulignent régulièrement la chance
et le bonheur qu’ils ont eu de pouvoir travailler dans ce secteur au moment de son
émergence (et ce, sans pour autant développer un discours de type nostalgique).
Revient régulièrement cette idée que “tout (ou presque) était possible”. L’inventivité
et l’implication semblaient être les maîtres-mots. Ces remarques informent du rapport
entre profession et formation. Même si des formations ont été suivies par certains, la
plupart d’entre elles ne relevaient pas directement de l’“animation socioculturelle”.
Sont surtout valorisées les idées d’“apprentissage sur le tas” et de “droit à l’erreur”.
Pourtant, rares sont les personnes qui étaient tout à fait des néophytes de l’animation, comprise au sens large. Certains avaient été militants dans des mouvements
d’éducation permanente, d’autres pratiquaient le travail social, d’autres encore avaient
fait leurs armes dans les mouvements de jeunesse.
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“C’était vraiment un travail d’animateur, c’était vraiment un travail de terrain. La structure n’existait pas. C’était vraiment un travail de rencontres.
Aller à la rencontre des citoyens, essayer de mettre sur pied des projets,
avec les associations, avec les gens. Par exemple, un des premiers projets,
en 1981, le premier gros projet qu’on a fait, c’était d’acheter un autobus,
un vieil autobus, qu’on a équipé en petite salle itinérante et avec lequel
on a été dans 14 quartiers faire des animations. Et donc 40 ans après, il
y a des gens qui se souviennent encore du bus où il était inscrit “Foyer
culturel”. Ça a fait l’image du Foyer. Et puis, il y a eu les fameux cours
d’informatique etc. etc.” (Animateur-directeur, b)
“J’ai fait des humanités musicales, j’ai travaillé la flûte traversière, j’ai fait
le Conservatoire Royal à Mons, je n’ai pas été jusqu’au bout parce que j’ai
fait mon service civil et juste après j’ai été engagé. Voilà. Et je viens d’une
famille de musiciens aussi. […] Donc effectivement je n’ai aucun diplôme
valable. Si je venais ici maintenant, je ne pourrais pas être engagé dans
un centre culturel comme celui-ci parce que je n’ai pas les diplômes. […]
Et alors l’animation je l’ai plus acquise dans, j’étais très investi dans les
mouvements scouts et quand je suis arrivé dans mon village c’est un
moment où les scouts catholiques ont viré un peu à droite et on a créé
une maison de jeunes. C’est dans cette dynamique-là qu’on faisait des
cinéclubs dans le village et [l’ancien directeur] faisait des projections de
cinéma 16mm et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés.” (Animateur, a)
Plus ou moins politisée, l’expérience des animateurs de cette période combine engagement dans la vie collective et usages ordinaires et convaincus de l’animation
comme acte de médiation entre l’individu et le collectif. Cette expérience initiale était
généralement considérée comme une compétence susceptible d’être transférée au
sein du centre culturel et ce, de manière peu procédurière.
Cette continuité des parcours individuels (entre expériences de jeunesse et entrées
dans la vie active) va de paire avec une continuité de l’action et une conception globale de celle-ci. Autant, nous le verrons, la division du travail apparaît à un moment
donné comme une nécessité, qui a posteriori est souvent perçue de manière positive,
autant il importe ici de resituer quelques raisons de cette première modalité d’action,
globale et unitaire. La première réside dans la taille de la structure. Cette dernière,
souvent composée exclusivement d’animateurs, est de petite taille et concourt à
une interconnaissance réciproque très grande du travail de chacun. La deuxième
réside dans la primauté accordée à la logique d’animation socioculturelle. L’action
culturelle y est nécessairement perçue comme un acte global. En effet, il s’agit moins
de produire une action pour un public que de considérer l’action culturelle comme
un processus collaboratif de co-production. Enfin, la troisième raison réside dans la
vocation professionnelle des animateurs qui se traduit par un engagement personnel
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très fort. En d’autres termes, si l’action culturelle est un processus plus qu’un moment
précis, elle est également une dynamique qui englobe l’ensemble des dimensions
de la vie de l’animateur.
“Je vais prendre une activité qui dure depuis toujours et que j’ai vraiment
commencée. En fait je suis parti de l’idée du loisir actif pour permettre aux
gens d’être créatifs et de ne pas être un consommateur mais un acteur
donc je suis parti de l’idée d’apprendre un instrument sans solfège. L’idée
c’était donc : moi-même je joue de la guitare et j’ai appris sans solfège.
Je voulais donner ça aux autres tout en faisant des groupes parce que
évidemment dans le travail socioculturel, c’est le tissu entre les gens
qui est intéressant et je me suis dit “tiens, si on pouvait faire une autre
manière d’apprendre la musique avec un côté convivial, ça serait bien”.
Donc je me suis lancé à donner des cours dont l’idée était d’apprendre
la technique – ça c’était sous-jacent évidemment – mais c’était aussi de
créer du lien entre les gens. Donc les premiers cours qu’on a donnés
c’était directement assez festif. On terminait, on fêtait les anniversaires,
on allait au café après, on allait au restaurant une fois l’année, etc. Donc
c’était le but du jeu, ça a très bien marché mais j’ai remarqué vite que
j’étais dépassé puisque, malin comme je suis, j’ai été lancer quelque chose
où j’étais à la fois l’organisateur et l’animateur.” (Animateur, b)
Les trois dimensions qui permettent de considérer le travail d’action culturelle de
manière globale et unitaire se sont généralement transformées. En tous les cas, elles
ne se présentent plus que très rarement ensemble au cœur des pratiques professionnelles.
Dès la fondation des centres culturels, d’autres configurations et d’autres conceptions
du métier d’animateur ont également existé. Nous avons mentionné les craintes régulièrement réitérées de voir les centres culturels colonisés par des intérêts localistes.
Ces craintes n’étaient pas de l’ordre du fantasme. Si de nombreux centres culturels
sont nés de mobilisations associatives locales, d’autres émanaient de services culturels communaux. Ces différences semblent être demeurées consistantes jusqu’au
milieu des années 1980. Par la suite les évolutions des centres sous l’impulsion de leurs
directeurs ont rendu moins pertinent ce “déterminisme” de l’origine. Nous n’avons
pas vraiment pu nous confronter directement aux conceptions du travail élaborées
dans de tels contextes car la plupart des personnes ayant travaillé à ce moment-là,
d’une part, ne travaillent plus dans le secteur ou sont retraitées et, d’autre part, n’ont
pas construit leur identité professionnelle autour d’une spécificité “centres culturels”
(ce qui réduit très fort les chances d’avoir de tels représentants dans notre échantillon empirique). Quoi qu’il en soit, des comptes-rendus indirects (interviews, écrits,
analyses,…) témoignent encore de la manière dont certains centres culturels étaient
au départ inféodés au pouvoir local en place. Il apparaît que, du coup, les personnes
qui travaillaient pour ces organes qui ressemblaient davantage à des “services communaux de la culture” aient joué des rôles d’organisateurs, soit de spectacles (dans
le cas de certaines Maisons de la Culture), soit de fêtes populaires (dans le cas de
foyers culturels).
Cette déviation des buts rend patente la difficulté de promouvoir la démocratie
culturelle, entendue notamment comme espace d’expression de toutes les formes
culturelles. Ouvrant la voie à une certaine forme de relativisme42, elle peut laisser
entrer des formes culturelles, inscrites dans les pratiques populaires, qui pourtant
s’avèrent éloignées du caractère endogène* attendu de ces pratiques tant louées.
42 P
asseron J.-C. (2006 – 1ère éd. originale 1991), “Figures et contestations de la culture. Légitimité et relativisme
culturel”, in Passeron J.-C., Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris : Albin
Michel, pp. 445-508.
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“La notion de développement communautaire a fait son chemin, ne fût-ce
que comme référence. Un peu partout, se sont développées des activités
qui peuvent se situer dans cette perspective. Dans la plupart des cas,
c’est à la faveur d’événements régionaux ou nationaux que les Centres
Culturels ont pu trouver un ancrage pour agir en ce sens : l’aménagement
du territoire, la fusion des communes, la fermeture d’écoles rurales, le
chômage, la présence d’immigrés, etc.
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Hoggart43, en étudiant l’évolution de la culture populaire en Angleterre, l’avait suggéré en pointant déjà que le rapport entre mass-media et culture populaire n’était ni
un conditionnement de la seconde par les premiers ni deux logiques irréductibles.
Or, il semble que les fondateurs des centres culturels aient postulé une dissociation
implicite entre pouvoir local et culture populaire locale44, et qu’ils aient développé
une grande inquiétude à l’égard des rapports à l’œuvre entre culture médiatique et
culture populaire. Dix ans après la mise sur pied des centres culturels, leur valorisation
d’un populisme communautaire est amenée à être réévaluée.
Par ailleurs, depuis 1973, un étrange glissement s’est opéré dans le style
des activités. On assiste à un délaissement progressif du travail dans
le sens d’une démocratisation de la culture (accès aux œuvres, créativité,…) pour l’organisation d’activités de loisirs plus “populistes” (fêtes,
kermesse) et “passéistes” (exposition d’objets divers anciens).
C’est comme si le slogan : “il faut partir de la vie quotidienne des gens”
avait stoppé toute tentative relevant de l’approche artistique au bénéfice
d’activités “accessibles”, de festivités. Il n’est pas évident que ce soit
réellement un gain.”45
Cette problématique des contradictions de la démocratie culturelle, entre populisme encouragé et critique des pratiques culturelles populaires “trop localistes” ou
“trop formatées” par les mass-media, revient à divers moments comme une question
pratique à régler au sein des centres culturels. Si elle continue à être structurante
aujourd’hui, elle ne semble pas être le point cardinal des changements opérés dans
les centres culturels. Le changement qui apparaît davantage, au regard des 40 années d’évolution des centres culturels, relève plutôt du passage d’une conception
des centres entièrement organisés autour de l’idée d’animation socioculturelle et
des pratiques collaboratives ouvertes que cela impliquait vers des centres culturels
conçus comme des espaces professionnalisés d’action culturelle pluridisciplinaire.
2.2. C
ROISSANCE DES CENTRES CULTURELS ET DIVERSIFICATION PROGRESSIVE DES MÉTIERS
Hormis dans les cas substantiels d’inféodation au pouvoir communal, les métiers
de l’animation socioculturelle dans les centres culturels de la première décennie se
caractérisent par une conception unitaire de l’action à mener et une ouverture vers
des membres associatifs bénévoles dans la réalisation de certaines tâches. Les textes
normatifs* allaient dans ce sens, ainsi que la plupart des témoignages de l’époque.
Les témoignages contemporains sur cette période insistent également sur ce point
43 H
oggart R. (1970 – 1ère éd. anglaise 1957), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en
Angleterre, Paris : Éditions de Minuit.
44 F
rancq et Lapeyronnie ont bien montré comment, à la différence de la conscience ouvrière construite autour d’un
conflit de classes, une culture populaire pouvait s’ancrer dans un rapport de proximité très grand à l’égard d’un
pouvoir politique local, perçu notamment comme un prestataire de services bienveillant. Cf. Francq B., Lapeyronnie
D. (1990), Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles : CIACO.
45 Mangot T., Pointillés, n° 7-8, 1978, p. 50.
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et ce, pour d’autant mieux pointer les changements qui ont cours depuis lors : les
structures ont évolué, de même que l’engagement bénévole, voire la société tout
simplement. Les années 1980 apparaissent véritablement comme un moment de
basculement pour bon nombre de centres culturels. Il est néanmoins difficile d’en
faire une généralité. D’autres centres pointeront les années 1990, voire le début des
années 2000. Ce qui importe cependant est de spécifier les modalités de cette transformation, modalités très largement partagées, malgré les différences de contexte et
de chronologie. Cette évolution est encouragée à la fois : par la professionnalisation
des structures, par le déploiement d’une logique “emploi” (notamment, avec des
subventionnements publics), et enfin par une division du travail accrue, se déclinant particulièrement selon un principe d’approfondissement de la spécialisation
des métiers à l’œuvre.
2.2.1. ACCROISSEMENT DES STRUCTURES ET ÉVOLUTION DE L’ENGAGEMENT
BÉNÉVOLE (MILITANTISME, VOLONTARIAT…)
L’esprit des centres culturels et la réalité de départ de la plupart d’entre eux s’appuient
sur une dyade* “animateurs socioculturels-groupements associatifs”. Sur cette base,
le travail de l’animateur socioculturel se conçoit de manière globale et unitaire, ouvert
aux apports des groupements associatifs. Ces apports relèvent du registre de la
coproduction de l’action culturelle, les “participants” étant à la fois concepteurs et
destinataires de l’action culturelle. Ils ne relèvent pourtant pas uniquement des contenus et modalités de l’action. Ils se traduisent également en engagements bénévoles
sur des tâches de support à l’action. Ainsi, de nombreuses tâches a priori subalternes
nécessaires au fonctionnement du centre et au déroulement de ses activités sont très
largement effectuées par des individus non employés par la structure. Ces tâches
concernent les aides lors du déroulement d’événements – accueil, intendance… – mais
aussi les préparatifs de nombreuses activités – support logistique, entretien des lieux,
communication des activités,…
De nombreuses tâches initialement réalisées par des bénévoles ont par la suite été
professionnalisées et internalisées. Il n’est pas aisé de déterminer l’origine de ce
basculement. Les raisons en sont multiples. De nombreuses études ont souligné
la transformation des modalités des engagements militant et bénévole, soulignant
leur individualisation et le déclin de leur caractère pérenne et structurant.46 Corrélativement, il existe de multiples raisons internes au secteur lui-même. Le secteur
n’a cessé de grandir. Les structures existantes ont toutes adopté une dynamique de
croissance (même si elle s’est ralentie ou arrêtée depuis) qui a généré l’accroissement et la diversification des équipes. La réalisation des tâches de support à l’action
culturelle a été intégrée dans des fonctions et des profils de poste ; ces fonctions
se sont traduites dans des emplois et de l’engagement de personnel. Cette dynamique de recrutement s’est notamment appuyée sur l’apparition de dispositifs d’aide
à l’emploi qui ont permis aux structures locales de supporter financièrement ces
engagements. Cause ou conséquence, quoi qu’il en soit, l’engagement de personnel
pour des fonctions de support à l’animation rend le travail bénévole, si pas moins
indispensable (notamment pour les plus petites structures), moins centrale dans le
fonctionnement du centre culturel.
46 S
cieur P. (2011 – 1ère éd. originale 2005), Sociologie des organisations. Introduction à l’analyse de l’action collective
organisée, Paris : Armand Colin
22
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Début 2003, la Communauté française publiait le compte-rendu d’une étude sur l’économie et l’emploi dans les centres culturels.47 De manière condensée, elle relevait une
quantité d’informations chiffrées qui soulèvent de nombreuses questions d’analyse.
On y apprend que 67 % des dépenses sont consacrés aux salaires ; que cette proportion diffère très fortement entre Centres culturels locaux (CCL) et Centres culturels
régionaux (CCR). Une même différence apparaît au niveau du poids de l’animation
par rapport à l’ensemble de la masse salariale. Les CCL dépassent généralement la
barre des 50 % exigée par le décret alors que les CCR ne parviennent que rarement
à l’atteindre. On y découvre également une information significative qui, pourtant,
n’apparaît que très rarement dans les textes (décrétaux ou professionnels) sur le
secteur. Analysant les sources de financement des emplois au sein du secteur, l’étude
révèle que 38 % des ETP48 proviennent de programmes de résorption du chômage.49
“Au total, 57¨ % des emplois bénéficient d’un financement de pouvoirs publics tiers,
c’est-à-dire n’intervenant pas dans les subventions prévues par le décret, comme les
Régions, l’État fédéral, l’Union Européenne.”50 Autant les lignes directrices du secteur
émanent de la Communauté française, autant son assise économique repose sur
une multiplicité de sources de financement. Certaines d’entre elles sont devenues
structurantes ; ce faisant, elles induisent implicitement des modes d’action à part
entière, voire des finalités d’action renouvelées. Les apports de l’Union européenne
ont certainement participé au déploiement d’une logique de travail par projet. En
permettant l’engagement de nouvelles personnes, les Régions wallonne et bruxelloise, ainsi que l’État fédéral, ont quant à eux participé à l’accroissement des centres
culturels, tout en y faisant entrer de nouveaux métiers, qui allaient, substantiellement,
interroger celui de l’animation.
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2.2.2. L ES DISPOSITIFS D’AIDE À L’EMPLOI COMME SUPPORTS
DE DÉVELOPPEMENT DES MÉTIERS
La plupart de ces dispositifs d’aide à l’emploi apparaissent à partir des années 1980
en même temps que le chômage prend de plus en plus d’ampleur comme problème
social. S’ensuivent le développement et la mise en œuvre de politiques publiques
visant sa résorption. Ces politiques se sont poursuivies depuis lors, avec cependant
des changements dans les appellations, des modifications dans les mécanismes de
financement ou encore certaines restrictions au niveau des “secteurs-cibles” bénéficiaires de ces politiques (restrictions qui concernent notamment le secteur culturel).
Sans pouvoir réaliser ici l’histoire de ces dispositifs, il convient d’en souligner la multiplicité. Il convient aussi de souligner qu’ils ont constitué une véritable opportunité
pour les centres culturels alors en plein essor. Consécutivement à cela, l’ensemble
des acteurs du secteur reconnaît pleinement son actuelle dépendance à l’égard de
ces dispositifs. Sans ces derniers, le secteur ne pourrait fonctionner, compte tenu de
ses objectifs et ambitions présentes. Les acquis sont trop précieux pour en faire un
objet de mobilisation sectorielle ; néanmoins, tout le monde reconnaît le caractère
peu cohérent de l’importance, pour la survie du secteur, de niveaux institutionnels qui,
en réalité, n’ont presque aucune compétence en matière de politiques culturelles.51
47 “Les Centres culturels : poids économique et emplois”, Faits et gestes, n° 8, janvier/février/mars 2003.
48 Equivalent Temps Plein.
49 À
côté de cela, les pouvoirs locaux interviennent en tout ou en partie pour 25 % des ETP, tandis que 37 % des ETP
sont entièrement payés par les centres culturels.
50 Ibid., p. 4.
51 Il est intéressant de noter que le récent et riche cahier prospectif publié au sujet des ambitions du futur décret ne
mentionne nullement ces questions de configuration de l’action publique, communautaire et locale. Même s’il faut
reconnaître qu’il ne s’agit pas de l’objectif affiché par ses rédacteurs, ce cahier pose l’ensemble des enjeux en termes
de référentiel d’action sans les mettre en rapport avec des questions, trop pragmatiques peut-être, de configuration
et de financement de l’action. (Cf. Direction générale de la Culture – Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit.).
23
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En permettant d’intégrer des fonctions de support au sein des structures locales,
ces dispositifs ont participé à la professionnalisation de ces dernières. En effet, la
plupart des tâches nécessaires deviennent ainsi réalisées par des gens directement
employés par le centre culturel. C’est une forme de professionnalisation, si on définit
cette notion par opposition aux pratiques bénévoles. Néanmoins, cette dynamique
ne concerne encore en rien la professionnalisation de l’animation socioculturelle
telle qu’abordée dans le point précédent. En effet, c’est une logique d’“emploi” qui
a constitué ce qu’on appelle couramment la “professionnalisation des structures”
bien plus qu’une logique de “politiques culturelles”. L’importance qu’a pu revêtir la
logique “emploi” en lieu et place de l’unique logique de développement et d’animation
socioculturels a participé au changement d’identité des centres culturels. Ils ne sont
plus uniquement des espaces carrefours ouverts. Sans renier cet esprit, ils s’avèrent
dans les faits (et à travers les attentes du public) être tout autant des structures
gérées professionnellement en vue de l’organisation d’activités culturelles. Avec le
déploiement de cette logique “emploi”, le risque a pu apparaître de proposer des
collections désarticulées d’activités, sans guère de questionnements sur les finalités
de l’action culturelle. Sur cette base, il faut d’autant plus souligner le travail local
qui a été nécessaire pour “refonder une politique culturelle” alors que des logiques
exogènes* importantes (qui n’étaient plus uniquement liées au pouvoir local) permettaient d’adopter une attitude relativement indifférente à l’égard de cette question.
À côté du renouvellement du questionnement sur les finalités, la logique “emploi”, car
elle a permis la professionnalisation des structures, a amené des questions nouvelles
en termes de gestion de personnel. Sans entrer dans le détail des problématiques
liées à la gestion de ressources humaines dotées de peu de qualification, soulignons
plutôt le fait qu’avec ces dispositifs s’est instauré un décalage progressif entre financement de l’emploi et fonction assumée dans l’organisation. Au moins deux cas de
figure permettent d’exprimer concrètement ce décalage. Premier cas : une subvention
à l’emploi peut concerner une partie du financement de l’emploi en question (par
exemple, dans le cas des points APE). Aussi, le centre culturel financera un poste
avec un dispositif mais également en partie sur fonds propres ou grâce à un autre
dispositif. Deuxième cas : l’obtention d’un emploi peut être temporaire (par exemple,
dans le cas des plans Rosetta), liée à la période nécessaire au déclenchement d’une
dynamique d’insertion professionnelle. Dans ce cas, le centre culturel, s’il souhaite
engager des personnes à durée indéterminée se doit de penser à l’enchaînement possible de dispositifs (ou d’autres types de recettes) pour maintenir dans la durée une
personne à une fonction. Bien entendu, le centre culturel peut mettre en équivalence,
dispositif précis, personne bénéficiaire et fonction dans l’organisation. Néanmoins,
dans un souci de pérenniser une organisation stable, cette logique, a priori la plus
évidente, est au fil du temps évitée ; les centres culturels fabriquent de la cohérence à
partir de dispositifs disparates de subvention de l’emploi. Ainsi, les logiques “emploi”
et “projet” sont devenues incontournables pour les centres culturels. Néanmoins,
un enjeu permanent consiste à ne pas se retrouver entièrement débordé par elles. Il
s’agit tout autant de construire et de stabiliser une organisation efficace. Il importe
maintenant de mettre en évidence les ressorts de cette division du travail que nous
avons évoquée à plusieurs reprises.
2.2.3. S PÉCIALISATION ET DIVISION DU TRAVAIL AU SEIN DE
L’ORGANISATION
De multiples raisons ont encouragé le développement des structures : ambition d’étoffer l’action culturelle locale, possibilités d’engagement grâce aux dispositifs d’aide
à l’emploi, nécessité d’internaliser certaines fonctions en raison d’une progressive
défection associative bénévole,… Ces raisons se sont déclinées différemment selon
24
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les contextes locaux. Néanmoins, à de rares exceptions près, une dynamique de division du travail (fondée sur une solidarité plus “organique*” que “mécanique*”, pour
reprendre la distinction classique proposée par Durkheim52) s’est inscrite au cœur
de l’ensemble des centres culturels. Évidemment, cette division qui, en fait, en vient
à spécialiser différentes fonctions, s’opère de manière plus ou moins poussée selon
les centres. La taille du centre culturel continue souvent à constituer un élément
déterminant à ce propos. Division du travail s’alterne régulièrement avec valorisation
de la polyvalence et ce, certainement bien plus dans les centres culturels que dans
d’autres secteurs d’activités. Ces nuances ne remettent toutefois nullement en question un mouvement qui consiste à préciser des fonctions et à attribuer aux personnes
engagées telles fonctions plutôt que d’autres. Cette dynamique, rendue nécessaire
(ou, à tout le moins, perçue comme telle), ne se déroule pas pour autant automatiquement. Elle implique un travail d’organisation, partiellement décidé, coûteux en temps
(notamment, d’administration et de gestion) et en implication subjective (puisqu’il
implique toujours de convaincre un ensemble de personnes).53
“On est passé du stade artisanal au stade industriel mais sans modifier
nos structures. Et quand moi j’ai repris la direction il y a 20 ans ça a été
un de mes défis, c’est d’essayer de basculer tout ça et de ne plus faire en
sorte que ça soit l’animateur qui soit omnipotent et qui gère l’ensemble
de son animation mais progressivement d’engager des compétences pour
qu’elles viennent en complémentarité à l’action de l’animateur qui pour
moi reste le concepteur du projet, le coordinateur du projet, mais qui
doit pouvoir déléguer toute une série de fonctions et de tâches, que ce
soit l’accueil du public, la communication, la gestion administrative des
dossiers qui sont devenus aussi de plus en plus complexes. Nous, on a
deux personnes qui ne font que de la gestion au quotidien, un comptable
et une responsable qui gère les dossiers de subventions, les financements
européens… C’est devenu beaucoup plus complexe que ça ne l’était. En
communication, il n’y a pas 10 ans, on n’avait pas de personne spécialisée en communication. Aujourd’hui l’équipe de communication, relations
publiques, accueil, c’est 5 personnes au quotidien. On a dû effectivement
évoluer dans nos métiers, l’animateur reste, je pense, la fonction un peu
pivot mais elle… il peut aujourd’hui s’appuyer sur des compétences dans
des domaines où il faut quand même avoir des aptitudes et des compétences assez pointues. […]
En fait, c’est la difficulté que j’ai eue en vingt ans de direction, c’est de
faire des glissements de la fonction d’animateur vers des fonctions plus
administratives, techniques. Glisser vraiment vers des fonctions de support, de travailler de manière beaucoup plus horizontale. J’ai eu d’ailleurs
beaucoup de résistance en interne dans l’équipe parce que certains animateurs ne voulaient pas ça, parce qu’ils perdaient de leur pouvoir. Ils
devaient déléguer une partie de leurs responsabilités, de leur travail et
certains n’acceptaient que très difficilement.” (Animateur-directeur, d)
La croissance des structures n’a donc pas produit automatiquement une organisation du travail plus spécialisée, plus divisée. Néanmoins, elle a rendu de plus en
plus évident cet horizon. Même dans les petites structures (de 5 à 8 personnes, par
exemple), se sont développés les métiers du secrétariat – il s’agit souvent d’une priorité, tant la place de l’administratif est considérée comme démesurément croissante
–, de la comptabilité et de la communication (métier dont l’essor et la généralisation
52 Durkheim E. (2004 – 1ère éd. originale 1893), De la division du travail social, Paris : PUF.
53 V
anneste D. (2011), L’espace politique des villes. Étude sociologique du travail de mise en œuvre de politiques urbaines
dans trois petites villes wallonnes (Belgique), Thèse de doctorat, Louvain-la-Neuve/Mons : Université catholique de
Louvain/UCL-Mons.
25
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Étudesn°2
ont également été considérables au cours des vingt dernières années). De plus, la
plupart des centres culturels ayant également adopté une mission de diffusion, il
est devenu nécessaire d’engager au moins un technicien (régisseur sons-lumières,
à tout le moins). Les équilibres “animation”/ “fonctions support” se sont déplacés,
même si souvent, dans l’esprit du décret, la fonction d’animation est restée centrale.
Dans de nombreux centres, cette division du travail s’est opérée au cœur de la
fonction d’animation également. La division la plus courante est celle par spécialité
disciplinaire. Il n’est pas difficile de chercher ici un “animateur jeunes publics”, là-bas
un “animateur théâtre-danse”. Ces découpages ne sont pas neufs. Même durant les
15 premières années des centres culturels, période dont nous parlions en termes de
conception unitaire du travail, ces modalités de répartition pouvaient exister. Toutefois, elles l’étaient de manière informelle, sur la base des affinités personnelles (ou des
affinités du moment de tel ou tel animateur) à l’égard d’une spécialité disciplinaire.
Ces découpages n’étaient pas inscrits dans des fonctions et des profils de postes.
Aujourd’hui, par contre, il est attendu que la personne en charge, par exemple du
secteur “musique”, soit véritablement spécialisée dans ce domaine, se tienne informée
en conséquence et soit capable de mettre en œuvre des critères de jugement sur la
qualité des productions de ce domaine. À côté de cela, est apparu, dans quelques
centres, un autre axe de division du travail au sein de la fonction d’animation, division qui marque un tournant plus net encore par rapport à la conception originelle
du métier. Derrière l’unique vocable de l’“animation” se retrouvent les découpages
fonctionnels suivants : “diffusion” ou “programmation”, versus “éducation permanente” ou “médiation”. Ainsi, la dynamique conflictuelle qui existait entre centres
partisans d’une action en termes de démocratisation de la culture et ceux en faveur
d’une action de démocratie culturelle a été intégrée de manière consensuelle au
sein de la plupart des centres grâce simplement à une traduction de ces finalités en
termes de fonctions et à un découplage de ces dernières. Cette intégration pacifique
se combine parfois à une hiérarchisation qui, si elle existe en pratique, se situe généralement en faveur de la diffusion-programmation. Elle se marque dans la taille des
équipes, leurs poids en matière décisionnelle mais aussi dans les lieux dans lesquels
travaillent ces équipes. Cette hiérarchisation ne s’observe pas partout. Néanmoins,
cette différenciation, avec ou sans hiérarchisation, dit quelque chose d’important :
l’“éducation permanente”, l’“animation socioculturelle”, la “médiation culturelle”, ou
la “médiation des publics” peuvent être considérées comme des fonctions ; elles ne
sont pas nécessairement des référentiels qui traversent l’ensemble de l’action culturelle des centres ; elles peuvent s’inscrire dans des activités à part entière ou être des
moments ponctuels d’une activité précise.
Ces mutations dans l’organisation du travail d’action culturelle s’appuient sur des
modifications de structure en même temps qu’elles bouleversent partiellement le
sens de cette action et permettent des rapports subjectifs au travail et aux métiers
différents. Nous schématisons cette transformation de la manière suivante :
26
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Schéma 1 – Évolution de l’action culturelle dans les centres culturels depuis leur
création
Étudesn°2
FINALITÉ
Processus collaboratif
ouvert
CONCEPTION
ENGLOBANTE ET
UNIFIÉE DE L’ACTION
CULTURELLE
STRUCTURE
Petite structure composée
d’animateur(s)
SUJET
Fusion entre vie
professionnelle/vie personnelle
FINALITÉ
Programme ou événement
destiné à un public
DIVISION DU TRAVAIL
D’ACTION CULTURELLE
STRUCTURE
Structure en croissance
composée de métiers divers
SUJET
Distinction entre vie
professionnelle/vie personnelle
Cette schématisation impose au moins trois précisions. Sur son statut d’abord. Elle
vise à rendre intelligibles un ensemble de transformations importantes de l’action
culturelle, transformations largement interdépendantes qui bouleversent la manière
de penser et de réaliser l’action culturelle. Elle postule un mouvement historique d’un
premier type de situation vers un second et ce, pour de multiples raisons évoquées
précédemment. Néanmoins, elle ne prétend nullement une “nécessité historique”
dans ce mouvement ; elle s’appuie simplement sur l’ensemble de nos observations.
De plus, tous les contextes locaux ne peuvent se résumer à ce mouvement, de même
qu’il n’y pas de lien de nécessité entre types de “structure-finalité-sujet”. On notera
seulement une certaine cohérence au sein de chacun de ces deux triangles. La réalité
empirique rappelle le caractère souvent plus hybride des situations locales. Néanmoins, de tels cas concrets témoignent des tensions qu’implique, par exemple, le
fait de travailler dans une petite structure avec une conception de l’action culturelle
très ouverte aux dynamiques associatives locales, tout en voulant, personnellement
comme animateur, maintenir une coupure entre vie professionnelle et vie personnelle.
27
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Étudesn°2
Des exemples, presque opposés, sont tout aussi légion. Une deuxième précision
concerne les conclusions à tirer d’un tel schéma. De notre point de vue, il n’y a à ce
stade-ci aucun horizon normatif* qui se dégage sur cette base. Certains développeront une lecture nostalgique ; d’autres auront un point de vue évolutionniste. Notre
ambition consiste juste à montrer qu’un ensemble de contraintes structurelles et
culturelles encourage les acteurs à produire de la cohérence dans l’organisation de
leur action. Les termes de cette action changent donc historiquement. Enfin, une
troisième précision concerne le rapport au métier. Le fait qu’une distinction entre
vie professionnelle et vie personnelle existe ne signifie ni coupure nette entre les
deux, ni absence d’engagement subjectif dans le travail. Simplement, il est devenu
légitime, et même valorisé, de poser certaines limites à l’égard de son implication
professionnelle. En réalité, l’implication personnelle des animateurs, même les plus
jeunes, est souvent très grande – le cas des petites structures composées d’un ou
deux animateur(s) le rappelle régulièrement – ; simplement, les buts de l’individu ne
se confondent plus nécessairement avec ceux de l’organisation – les individus, même
plus âgés, ont conscience de cette distinction nouvelle.
2.3. A
NIMATEURS, MÉDIATEURS ET ANIMATEURSDIRECTEURS DANS LA DIVISION DU TRAVAIL
L’approfondissement de la division du travail au cœur des organisations que représentent les centres culturels induit de nouvelles pratiques pour des professionnels
dont l’appellation a, pourtant, dans la plupart des cas, peu ou pas changé – il s’agit
aujourd’hui comme hier d’“animateurs”. Fruits de la division du travail interne aux
centres culturels, ces métiers de l’animation se conçoivent pourtant différemment
aujourd’hui. Pour préciser cela, il convient, dans un premier temps, de réaliser une
courte digression sur la question des catégorisations professionnelles. Elle visera à
justifier pourquoi, de manière prudente, nous continuons pour le moment à utiliser
des termes issus de l’animation plutôt que de la médiation. Ensuite, nous tenterons
de décrire la fonction d’“animateur-directeur”. Nous verrons que le deuxième terme
de cette expression a pris une importance considérable ces dernières années. Ceci
nous amènera à traiter séparément, dans un troisième temps, le métier d’animateur
tel qu’il se développe dans les structures. Cette précision est importante car, à l’observation, notre attention est amenée à se porter sur le rôle devenu prépondérant de
professionnels externes à la structure dans la réalisation de la fonction d’animation.
Ce phénomène consacre une autre forme d’ouverture du centre culturel à l’égard de
son environnement, qui n’est plus uniquement liée à l’implication bénévole, à l’engagement associatif ou à la constitution d’un public. Il s’agit ici de pointer l’existence
d’un marché du travail d’animation, externe à la structure et partiellement structuré.
Cette prise de recul sera intégrée dans le chapitre suivant.
2.3.1.
L ES CATÉGORISATIONS DE MÉTIER – DIFFÉRENCES
D’APPELLATION, DIFFÉRENCES DE REGISTRES
Parler du monde social amène toujours un questionnement par rapport aux mots
utilisés. Doit-on préférer le rapport le plus fidèle à la réalité telle qu’elle se vit et se dit
ou, au contraire, doit-on veiller à adopter une posture scientifique radicale, critique
et méfiante à l’égard des prénotions véhiculées au sein du monde social ? Ce vaste
débat se pose de manière aiguë dans l’analyse du travail et des professions, dans la
mesure où ces dernières sont toujours l’objet de catégories dont les logiques sont
28
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Pour dire les choses de manière caricaturale, certains rejettent le vocable de la médiation alors qu’ils en font, certains continuent à parler d’animation alors qu’ils n’en font
plus. Il y a dans cette affirmation deux registres de définition différents. Le premier
est celui des gens de terrain. Le second est celui de l’analyste. Il n’y a pas de raison
d’opter nécessairement pour le premier, en affirmant que les gens de terrain doivent
avoir le dernier mot. D’ailleurs, nombre d’entre eux reconnaissent réaliser une multitude d’activités culturelles tout en étant mal à l’aise avec les exercices de définition
de ce que sont la culture, l’animation, ainsi que – et d’autant plus, il faut le reconnaître
– l’art et la médiation. L’analyste, quant à lui, même s’il est amené à réaliser cet effort
de clarification théorique des concepts et des catégories, ne peut s’en tenir à cela
pour analyser des pratiques et un monde social, au risque, sinon, de compartimenter
la réalité en fonction de catégories exogènes*, de la juger par rapport à un idéal ou
encore d’en dévoiler les illusions à travers la mise à jour des décalages entre pratiques
de domination et discours de légitimation. L’option retenue ici consiste plutôt à
s’interroger sur l’origine des catégories utilisées dans le monde étudié, sur les raisons
de leur pérennité et sur les usages différenciés dont ils jouissent. Éclairer ainsi le sens
d’un langage consiste à retracer les liens et histoires de ce langage et des catégories
qu’il véhicule. L’analyste peut réaliser cela non pas parce que, par essence, il détient un
savoir supérieur (ou moins corrompu) que les acteurs eux-mêmes, mais parce qu’on
lui met à disposition du temps pour retracer ce parcours, exercice moins aisé quand
on est pleinement occupé à la mise en place d’actions culturelles au niveau local. Au
final, il n’y donc pas de foi absolue dans l’un ou l’autre registre évoqué. Il convient
ainsi de repartir des catégories endogènes* pour en resituer les spécificités, le sens et
les déclinaisons. Ensuite, à partir de l’observation des différences de pratiques et de
formes sociales, il devient possible, de manière plus distanciée, de nommer la réalité
à partir de catégories propres à l’analyse, l’important étant alors de relier celles-ci à
des ensembles de faits (ou d’activités, ou de pratiques,…) suffisamment congruents
entre eux. À ce moment-là, l’effort théorique préalable acquiert toute sa pertinence
puisqu’il a permis de dégager certaines catégories auxquelles des ensembles de faits
pourront être reliés.
Étudesn°2
parfois irréductibles, parfois concurrentes.54 Sans reprendre ici l’ensemble des tenants
et aboutissants de ce débat, il convient toutefois de repartir de cette question pour
réaliser une brève précision de notre usage des termes animation et médiation.
Dans le cas de l’étude de l’évolution des centres culturels de la Communauté française, on ne peut se passer de la catégorie d’animation, pas uniquement parce que les
personnes rencontrées se disent “animateurs”, mais aussi parce qu’elle a constitué un
véritable référentiel d’action dont l’histoire est largement propre au contexte belge
francophone. En reprenant les dimensions heuristiques* développées par Urfalino à
partir de l’étude de la politique des Maisons de la Culture en France55, nous pouvons
considérer que construite idéologiquement, supportée au niveau organisationnel
(en particulier, par la création des centres culturels) et redéfinissant des contours
institutionnels (notamment par le rapprochement opéré entre la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs et la Direction générale des Arts et des Lettres),
l’animation socioculturelle a constitué un référentiel suffisamment fort et spécifique
pour faire exister la démocratie culturelle à la belge. Et il demeure pertinent de la
mobiliser dans la mesure où sa charge persiste, ne fût-ce que partiellement, à travers
sa reprise dans les textes décrétaux ultérieurs à la période de fondation des centres
culturels. Aussi, avant d’aller chercher des catégories de compréhension exogènes*
à la réalité étudiée, il semble qu’il faille pouvoir démontrer la pertinence qu’il y a à
sortir du référentiel de l’animation socioculturelle pour comprendre l’évolution des
métiers d’un secteur tel que celui des centres culturels. Il faut arriver à démontrer son
54 Dubar et al., op. cit.
55 Urfalino P. (2004 – 1e éd. originale 1996), L’invention de la politique culturelle, Paris : La Documentation française.
29
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Étudesn°2
éventuel manque de consistance sociologique, c’est-à-dire l’érosion de sa cohérence,
de sa fonction identificatoire et de son caractère suffisamment partagé, avant de
mobiliser d’autres catégories de compréhension. Ce pas pourra être fait au terme de
cette deuxième partie. Dans les sections suivantes, à vocation plus synchronique*,
nous verrons que les lieux de l’action culturelle se différencient. Ainsi, dans certains
d’entre eux, la catégorie d’animation perd de sa pertinence, pas seulement parce
qu’elle ne sert plus de modèle (ce qui est parfois assumé, parfois revendiqué également), mais tout autant parce qu’elle ne représente pas pour autant un anti-modèle
de référence. C’est à l’aune de l’indifférence qui la guette dans certains cas qu’il est
possible d’évaluer la pérennité de sa pertinence.
2.3.2.L’ANIMATEUR-DIRECTEUR – VERS LA GESTION D’UNE STRUCTURE
CULTURELLE
L’a priori qui consiste à continuer à parler de l’animation socioculturelle émane en
partie – on l’a rappelé – de sa présence étymologique dans la dénomination des
métiers des centres culturels. Néanmoins, il devient utile de dégager comment chacune des principales fonctions dites de l’“animation” ont été définies et nommées
et ainsi, derrière cela, rendre compte de l’évolution de métiers. Le premier, celui qui
bénéficie de la plus grande assise institutionnelle, est celui d’animateur-directeur.
Si la fonction d’animation est reconnue dans le décret de 1992 (puisqu’il y est mentionné que 50 % de la masse salariale doit y être consacré), seul le métier d’“animateurdirecteur” est explicitement défini. D’ailleurs, sa présence au sein de tout centre
culturel est exigée sous forme d’un poste occupé par une personne à temps-plein.
De même que le terme “centre culturel” est consacré en 1992 et permet d’atténuer
l’ancienne distinction de 1970 entre maisons de la culture et foyers culturels, cette
nouvelle dénomination du poste de direction quotidienne du centre remplace celles,
respectivement, de “dirigeant” et d’“animateur-principal”. L’usage du terme de “dirigeant” pour les maisons de la culture, par rapport à celui d’“animateur principal”
dans les foyers culturels, peut laisser sous-entendre à nouveau un renforcement des
différences de philosophie entre ces deux types de structures. Néanmoins, il faut
souligner que l’arrêté royal de 1970 prévoit une intervention, par maison de la culture,
de deux dirigeants “agréés” par le Ministre à la Culture française, dont un des deux est
“chargé spécifiquement des problèmes d’animation”. Ainsi, hier comme aujourd’hui,
au-delà de certaines différences de modalités et de termes, animation et direction ont
été largement combinées au niveau des postes reconnus institutionnellement. Certes,
dans les premières maisons de la culture, elles peuvent en théorie être dissociées.
Néanmoins, dans tous les autres cas (anciens foyers et centres culturels d’après 1992),
elles sont explicitement associées, le terme d’animateur prenant d’ailleurs une place
première. Pourtant, l’évolution de cette combinaison est importante et interroge les
acteurs de terrain eux-mêmes. Quelles que soient les différences de taille des centres
culturels, quelle que soit la manière de vivre ces évolutions (avec regret, comme très
positivement), la plupart des animateurs-directeurs concèdent que la part dévolue à
la direction est devenue première, voire, dans certains cas, unique au niveau du poste
qu’ils occupent. Il s’agit d’un constat factuel largement partagé, à partir duquel les
interprétations historiques diffèrent évidemment selon les expériences de chacun.
Ce mouvement est de portée générale. Au moins trois éléments y concourent :
d’abord, l’accroissement des structures et la division du travail précédemment évoqués renforcent la nécessité (à l’interne) de fonctions dirigeantes (de gestion comme
de coordination) ; ensuite, dans la lignée de l’attendu du décret, l’animateur-directeur
doit assurer un nombre important de représentations qui l’ouvrent vers l’environnement du centre culturel en même temps qu’elles l’éloignent de l’animation au sens
30
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Le premier élément concourant à la substitution des tâches de direction à celles
d’animation s’ancre dans l’accroissement des structures et l’approfondissement de
leur division du travail. Analysée dans le précédent point, cette dynamique génère
une différenciation croissante entre les fonctions réalisées au sein de l’organisation.
Comme l’ont souligné certains théoriciens des organisations56, cette logique de différenciation se combine généralement à celle d’intégration afin que l’organisation
ne devienne pas un ensemble d’îlots incapables de communiquer et de s’ajuster
entre eux. Or, cela exige un travail de coordination à part entière. Dans le cas des
centres culturels, cette tâche est apparue de manière de plus en plus forte et a été,
la plupart du temps, prise en charge par l’animateur-directeur. Elle consiste non seulement à définir les fonctions, opérer aux recrutements, assurer une communication
interne formelle et informelle, mettre en place ensuite des dispositifs de rencontres
ou d’échanges entre professionnels, parvenir à valoriser le travail de ces derniers et
à les mobiliser en conséquence,… En d’autres termes, la place accordée à la gestion
de l’équipe et du projet culturel dans le travail de l’animateur-directeur croît en même
temps que la structure grandit et que se spécialisent les différents membres de
l’équipe. Le développement du temps à consacrer aux fonctions de direction au sein
des centres culturels crée une distance à l’égard de la pratique de l’animation. Dans
la très grande majorité des structures, les animateurs-directeurs continuent néanmoins à garder un rôle important dans la définition de la programmation annuelle.
Et dans quelques cas, plus rares, certains font en sorte de préserver quelques plages
horaires pour pouvoir encore se consacrer à des pratiques plus directes d’animation
(par exemple, en organisant un atelier théâtre, musique,…).57
Étudesn°2
strict ; enfin, les animateurs-directeurs relèvent tous un élément qui apparaît souvent
secondaire mais dont l’importance demeure centrale – et ne peut donc pas sérieusement être interprétée sur le registre exclusif de la plainte –, à savoir leur charge
de travail administratif et institutionnel. Après avoir analysé ces éléments un par un,
nous verrons enfin comment les différents contours de ce métier amènent des formes
d’expériences subjectives particulières, caractérisées par un balancement entre des
signes d’épuisement et des arbitrages visant à se préserver personnellement.
Le fait qu’un individu ait précisément comme mission de gérer l’organisation du
centre culturel et d’assurer la coordination de l’ensemble a pour effet potentiel
d’augmenter la distance entre cette préoccupation organisationnelle (pour l’interne,
mais aussi envers l’externe) et la plupart des professionnels. Cette distance accroît
la légitimité de l’attribution du rôle de “représentant du centre culturel” accordé
au directeur. Qui plus est, le fait que ce dernier prend effectivement en charge ce
rôle renforce cette position, puisqu’il est amené à connaître le mieux de nombreux
partenaires extérieurs. Consécutivement à cela, la plupart des attentes de ces partenaires se reportent sur lui et, ce faisant, augmentent sa crédibilité. Cela concerne
tout aussi bien l’ancrage au niveau associatif local, les relations entretenues avec
le personnel politique de la commune, que les contacts au niveau des fédérations
professionnelles (ASTRAC, ACC58, AssProPro59…) ou au niveau institutionnel (Com-
56 L
awrence P. R., Lorsch, J. W. (1967). Organization and Environment : Managing Differentiation and Integration. Boston :
Harvard Business School Press.
57 Il existe des centres culturels où les tâches de direction sont assumées par un binôme (même si l’une des deux
personnes est officiellement reconnue comme “animateur-directeur”). Nous avons d’ailleurs rencontré un tel cas.
Au-delà du partage des responsabilités de direction, s’y opère à nouveau une division du travail puisque l’un assume
davantage les missions de gestion et de représentation de l’organisation quand l’autre se consacre plutôt à la direction proprement culturelle et artistique. “[Mon collègue ci-présent est membre] par exemple de la commission des
centres culturels… du groupe de cabinet également, le groupe de réflexion du cabinet pour les centres culturels. Moi
je m’occupe plus de la diffusion, du cinéma, du suivi d’article 27, de l’associatif [ici]. On bascule alors dans l’équipe
d’animation. Dans l’équipe d’animation, chacun a ses territoires […].” (Animateur, c)
58 A
lors que l’ASTRAC constitue le réseau des professionnels en centres culturels, l’ACC (Association des Centres
culturels) fédère les structures organisationnelles que sont les centres culturels.
59 Association des programmateurs professionnels de la Communauté française.
31
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Étudesn°2
mission 3 C60, par exemple). Il s’agit là d’une dynamique de spécialisation du travail
de représentation ou de “relais”61 entre l’organisation et son environnement. Cet
élément, somme toute attendu, est aussi intéressant à souligner pour ses éventuelles
implications au niveau des animateurs eux-mêmes : en effet, il renforce la distinction
entre missions propres à leurs fonctions et mission générale de l’organisation62 ; et
il remet en question leur légitimité à représenter l’organisation. Autrement dit, bien
que la prise en compte de la diversité des centres culturels rappelle que ce rôle de
représentant peut parfois être réparti en fonction des projets et que la distance entre
représentation et animation est variable, se dégagent des questions communes relatives à la construction de la légitimité d’être “porte-parole” du centre culturel à l’égard
de partenaires extérieurs et à la gestion de la distance entre représentation de l’organisation et connaissance du travail de terrain mené par l’ensemble de l’organisation.
Enfin, un troisième élément semble entériner définitivement le passage du pôle “animateur” au pôle “directeur” ; il s’agit de la recrudescence des exigences de gestion
et de qualité formulées par les autorités publiques. Ce mouvement n’est pas propre
au secteur des centres culturels et n’émane pas spécifiquement de la Communauté
française. Il est bien plus large mais traverse de part en part les centres culturels.
Il serait inexact d’affirmer, de manière péremptoire, que les centres culturels sont
submergés par la vague du Nouveau Management Public et de ses indicateurs quantitatifs.63 Au contraire, la plupart des animateurs-directeurs rencontrés ont généralement souligné le fait que cela ne les touchait guère et que, généralement, leur travail
était évalué, discuté et jugé à partir d’arguments qualitatifs. Grille de reconnaissance
et contrat-programme64 restent les deux instruments propres à l’action culturelle
publique, instruments qui sont justement mobilisés pour confronter les réalités de
l’action menée aux perspectives attendues. La manière dont l’action publique inonde
(voire, pour certains, étouffe) le secteur est moins liée à l’accroissement d’exigences
de performance (telles qu’on les retrouve dans d’autres domaines, comme celui de
la santé) qu’à l’omniprésence de plus en plus patente de cette action publique. Il
n’y a plus ni de moments ni d’actions où les contraintes des politiques publiques ne
traversent pas les centres culturels.
60 L
a “Commission des Centres culturels” ou “3 C” est l’instance d’avis du secteur. Même si les décisions relatives à la
reconnaissance des centres culturels, à l’accord quant à leurs contrats-programmes, à l’octroi de subventions extraordinaires,…, reviennent en final au ministre en charge de la culture, le décret de 1992 institue cette instance dont la
mission consiste à traiter de telles questions. Sa composition vise à assurer une représentativité élargie des parties
prenantes concernées par le secteur. Outre les représentants des pouvoirs publics (hors Communauté française, dont
ses représentants, de l’administration et du cabinet de la ministre, sont uniquement invités à titre d’observateurs), s’y
retrouvent des professionnels (animateurs-directeurs de centres culturels, experts dans les domaines des politiques
culturelles de Communauté française,…) qui représentent près de la moitié des membres.
61 C
rozier M., Friedberg E. (1992 – 1ère éd. originale 1977), L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective,
Paris : Le Seuil, pp. 166-167.
62 P
ar exemple, il est frappant de constater que de nombreux animateurs, n’ayant aucune responsabilité de direction,
ont une connaissance parfois très lacunaire de l’histoire du centre culturel dans lequel ils travaillent et, plus encore,
du secteur des centres culturels dans son ensemble.
63 L
e Nouveau Management Public (NPM) est un mouvement idéologique et opérationnel qui apparaît au début des
années 1980 et encourage l’adoption, au cœur des administrations publiques, des modes de gestion issus du secteur
privé. Pour une présentation synthétique du NPM, voir : Peters G. (2006), “Nouveau management public (New Public
Management)”, in Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P., Dictionnaire des politiques publiques, Paris : Les Presses de
Sciences Po, pp. 306-312.
64 A
ctuellement, deux textes légaux constituent le socle sur la base duquel s’organisent les centres culturels reconnus
par la Communauté française de Belgique : le “décret fixant les conditions de reconnaissance et de subvention des
centres culturels” (1992) et l’“arrêté du Gouvernement de la Communauté française relatif aux conditions de reconnaissance et de subvention des Centres culturels” (1996). Le décret de 1992 comporte un premier volet programmatique à la suite duquel sont développées des dispositions plus techniques relatives aux critères et modalités de
reconnaissance des centres culturels, à la composition de leurs organes décisionnels et consultatifs, à leurs modalités
de financement,… L’arrêté de 1996 précise ces dispositions techniques, en particulier en développant une “grille de
critères pour le classement des centres culturels”, plus couramment appelée “grille Mangot”. Cette grille met en
relation des catégories de centres culturels (Centres culturels locaux de catégorie 4 à 1 ; centres culturels régionaux
de catégorie 3 à 1), des missions attendues et des niveaux de financements octroyés par la Communauté française.
Chaque centre culturel, en fonction de sa catégorie, développe des activités en écho avec ses missions attendues.
L’ensemble de ces activités, leurs objectifs et perspectives d’opérationnalisation sont réunis dans le contrat-programme du centre culturel. Ce document représente une projection du centre dans les quatre années qui suivent,
en même temps qu’il sert de convention entre le centre et la Communauté française.
32
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Étudesn°2
D’abord, à différentes périodes de l’année, les centres culturels sont amenés à rendre
des comptes sur leurs actions. Cette nécessité est généralement considérée comme
légitime par les acteurs de terrain étant donné qu’ils bénéficient largement de subventions publiques pour mener à bien leurs actions. Toutefois, la diversité des opportunités qui se sont dessinées (en termes de montages de projets artistiques ou
culturels, mais aussi d’emplois) pour les centres culturels, grâce à l’essor des politiques
régionales ou européennes, en plus de l’impulsion structurelle de la Communauté
française, va de paire avec une multiplication des rapports d’activités (annuels ou
ponctuels) ou autres dossiers à réaliser et à transmettre à ces différents niveaux
institutionnels. La démultiplication de ces exigences est vécue comme une fatalité
à subir. Celle-ci naît avec l’accroissement des jeux d’échelles institutionnels dans
lesquels sont engagés les centres mais aussi avec le changement des modalités de
financement. L’importance de la logique “projet” concourt à substituer le conjoncturel au structurel. Si ceci constitue un facteur augmentant les rapports d’activités ou
d’évaluation à remettre, il provoque en outre une augmentation du temps consacré au
montage de dossiers. Bref, multiplication des niveaux institutionnels impliqués dans
l’action (même indirectement), passage du financement structurel au conjoncturel et
mise en récit des activités en amont tout autant qu’en aval : tout ceci semble profiter
à l’action culturelle. Néanmoins, la conjonction de ces éléments amène les acteurs à
régulièrement douter du sens global de ce travail de gestion de dossiers. Vu la charge
qui en découle, certains parlent de “dérive bureaucratique”. Pourtant, ils trouvent
difficilement une cause unique et claire à cela. Ce qui est à réaliser pour chaque
projet ou chaque niveau de pouvoir semble être normal. C’est la démultiplication
qui crée cette impression générale de “dérive” et ce sentiment subjectif de malaise
ou de surcharge. Le travail d’anticipation, de mise en cohérence et d’évaluation des
projets, des financements et des emplois est devenu une mission à part entière, qui
s’ajoute de manière considérable à celles plus classiquement reconnues.
En plus de cette entrée dans les différents moments de l’année d’un centre culturel,
les politiques publiques, de toutes sortes cette fois-ci, s’insèrent également au cœur
des activités qui y sont réalisées. Au-delà de ses objectifs spécifiques, chaque activité doit répondre à un ensemble de normes non spécifiques au champ artistique
et culturel. Les animateurs-directeurs considèrent qu’ils doivent faire face à une
recrudescence de ces normes à respecter dans la mise en place de toute activité
publique organisée. À la différence des contraintes évoquées précédemment, cellesci, dans les contours qu’elles prennent, ne sont pas considérées comme opportunes.
Les centres culturels se sentent assaillis par ces normes inadaptées à la philosophie
de l’action culturelle et à ses pratiques concrètes. Elles émanent de l’AFSCA65 et
remettent en question le rôle des bénévoles dans l’intendance d’événements locaux.
Elles proviennent de la législation sociale ou encore d’une commission paritaire qui
impose des canevas horaires en inadéquation avec les pratiques habituelles du travail
en soirée et en week-end et de leurs récupérations.66 Sans allonger davantage cette
liste, soulignons que ces préoccupations sont partout venues se rajouter aux tâches
à accomplir par l’animateur-directeur. Face à l’importance progressive de ces tâches,
certains en viennent à les déléguer partiellement.
Au bout du compte, ces changements émanent moins de transformations idéologiques de l’action culturelle que d’un bouleversement réel des contraintes sociologiques qui se posent à tout responsable de l’action culturelle locale ou régionale.
En d’autres termes, la plupart des animateurs-directeurs ne se définissent pas plus
aujourd’hui qu’hier comme des “gestionnaires de structures culturelles”. À une ou
deux exceptions près, ils se présentent prioritairement à partir de la vision qu’ils ont
du rôle d’un centre culturel au niveau local ou, de manière plus générale, au niveau
65 Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire.
66 Cf. Sous-commission paritaire pour le secteur socioculturel SCP 329.02.
33
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de la société. Ainsi, en termes culturels, les animateurs-directeurs ont peu changé. Ils
considèrent qu’ils ont quelque chose à dire sur le sens de l’action menée ou, encore
plus fermement, que cette action a une visée citoyenne ou artistique mais non marchande67… Or, dans la pratique, être animateur-directeur semble avoir véritablement
changé par rapport aux récits passés. Le quotidien est largement tourné vers des préoccupations gestionnaires : au niveau de l’équipe – ce qui permet de faire lien avec la
mission d’animation –, mais aussi au niveau administratif et financier. Au final apparaît
un décalage net entre la culture et la pratique de l’animateur-directeur. On en veut
pour preuve le fait que nombre d’entre eux tentent de le combler. Certains gardent
dans leurs compétences un domaine de la diffusion. D’autres continuent à animer
un ou deux atelier(s) par semaine. Il est possible que d’autres encore s’occupent de
résidences d’artistes. Il est rare qu’un animateur-directeur ne s’occupe plus du tout
de la programmation d’ensemble du centre culturel. Toutefois, tous ces exemples
sont souvent plus présentés comme des îlots préservés que comme une illustration
représentative du temps de travail quotidien.68
Ce décalage entre culture et pratiques quotidiennes amène au moins deux interrogations sur ses origines et sur ses effets. La première question est complexe à
traiter mais il est possible d’initier un premier élément de réponse à titre d’hypothèse. Parmi les différents éléments soulevés pour appréhender la transformation
du métier d’animateur-directeur, étaient mises en évidence les reconfigurations de
l’action publique consacrée à la culture. Quand on dit “centres culturels”, on pense
rapidement “Communauté française” ou “Fédération Wallonie-Bruxelles”, car c’est
bien par ce niveau-là qu’ils sont institués. Pourtant, à l’observation, les centres culturels apparaissent de plus en plus comme des organisations qui composent avec la
Communauté française, tout comme ils composent avec l’Union européenne ou avec
les normes de sécurité alimentaire imposées par l’autorité fédérale. Dès lors, la Communauté française n’est plus que la source d’un référentiel cognitif dont la consistance
sociologique est faible. Ce référentiel demeure important pour les acteurs de terrain,
en témoigne leur engagement dans la définition d’un nouveau décret. Néanmoins, ce
référentiel s’affaiblit au fur et à mesure qu’il n’est pas articulé à la prise en charge de
questions pratiques liées à l’emploi, à la formation et, plus généralement, à l’organisation du travail quotidien. Le rôle de la Communauté française demeure donc mais
est circonscrit ; il consiste à participer à la production de la dimension cognitive du
cadre d’action des centres. Néanmoins, d’autres logiques, d’autres registres d’appréhension de la réalité traversent tout autant le quotidien des centres culturels. Cette
dynamique est tellement importante qu’elle permet de comprendre pourquoi l’écart
ne cesse de se creuser entre les aspirations culturelles des animateurs-directeurs et
leur travail au quotidien. Un exemple pris quelque peu a contrario devrait pouvoir
illustrer notre propos. À l’exception, à nouveau, d’un ou deux centres très critiques à
l’égard de l’esprit de la démocratie culturelle véhiculé par la Communauté française,
la plupart des animateurs rencontrés émettent un autre type de critique envers la
Communauté. Ce n’est pas la philosophie défendue qui est vilipendée mais bien plutôt
la naïveté sociologique avec laquelle elle est défendue. Pour le dire simplement, la
Communauté française encourage à certains types d’action, notamment en matière
d’éducation permanente, auxquels la plupart des animateurs adhèrent sans pour
autant être pleinement en mesure de satisfaire aux objectifs visés. Chez certains, cela
génère un sentiment de frustration. Chez bien d’autres, cela crée de la colère. Ces
animateurs-directeurs ont l’impression d’entendre un discours leur disant “puisque
nous sommes d’accord sur les objectifs, même si les moyens sont un peu limités,
votre volontarisme permettra de quand même réaliser l’objectif visé”.
67 Cf. notamment : Direction générale de la Culture-Fédération Wallonie-Bruxelles, op. cit., pp. 12-15.
68 C
ertains en viennent d’ailleurs à préférer le terme de “directeur” à celui d’“animateur-directeur”, qui ne reflète plus
leur réalité.
34
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De là, il devient possible de rendre compte des effets de ces décalages. Nous avons
évoqué la frustration, la colère. Cette dernière est sporadique car, finalement, les
animateurs-directeurs se rendent bien compte que les inspecteurs ou fonctionnaires
de la Communauté française ne sont pas responsables de la surcharge de travail
administratif. Ils sont juste responsables de parfois donner l’impression de ne pas
s’en rendre compte. Il n’y pas là raison à quelque conflit durable, d’autant que les
aspirations des uns et des autres sont souvent proches. La frustration, par contre,
se traduit souvent en un sentiment d’épuisement. Ceci constitue une épreuve bien
plus diffuse. C’est une épreuve sans ennemi, si ce n’est la complexité qu’il faut gérer.
Beaucoup d’animateurs-directeurs sont passés par là ; d’autres le redoutent. Certains
ont pris des mesures, en engageant un adjoint à la direction, en étoffant l’équipe
administrative ou en aménageant leurs horaires et en faisant preuve de sagesse quant
à leur incapacité à tout contrôler et à être présents pour tout événement. D’autres,
sentant l’étau se resserrer, tentent maintenant d’anticiper.
“Souvent je me dis, parce que je donne beaucoup de moi physiquement,
au niveau du temps, énormément : “est-ce que je vais pouvoir continuer
à donner cette énergie-là ?” Parce qu’à un moment il faut pouvoir être en
capacité physique d’assumer tout ça, et parfois je reviens crevée déjà,
et puis je me dis : “est-ce que, est-ce que je vais bien vieillir ?” Tu vois ?
C’est con ! Est-ce que je vais vieillir de la manière dont on me demande
de vieillir, est-ce que je vais toujours pouvoir avoir cet état d’esprit
qui me permette d’absorber tout ce qu’on me dit, tout ce qu’on me
demande de faire ? Des compétences, des formations etc., par exemple,
de remuer toujours un petit peu mes neurones et d’être toujours attentive à ce qui se passe, pour moi, pour la gestion administrative, pour la
gestion financière, pour la gestion humaine, pour la gestion avec mes
collègues, est-ce que je ne vais pas devenir aigrie ? J’ai peur de ça, j’ai
peur à certain moment de, de me dire “voilà c’est trop, je ne peux plus”…
mais alors qu’est-ce que je peux faire d’autre dans ma vie ? J’y ai déjà
pensé.” (Animateur-directeur, e)
Même si certains animateurs témoignent d’une charge de travail importante, ces
membres des équipes d’animation semblent quand même plus protégés des “burnouts” que les animateurs-directeurs. Aucun animateur ne nous a d’ailleurs parlé dans
ces termes, alors que la grande majorité des animateurs-directeurs l’ont fait. Autre
indice : fait rare dans de nombreux secteurs professionnels, car symboliquement et
financièrement coûteux, plusieurs animateurs-directeurs ont fait le choix au cours
de ces dernières années de céder leur fonction de direction afin de retourner à un
poste d’animateur.
2.3.3.L’ANIMATEUR – CARRIÈRES VARIÉES ET DÉVELOPPEMENT DE
COMPÉTENCES DE COORDINATION
Si une tendance quant à l’évolution du rôle d’animateur-directeur a pu être dégagée
autour de la place croissante de la dimension gestionnaire (souvent d’autant plus
importante que l’on monte de catégorie de reconnaissance), les profils d’animateurs69
gardent une apparente diversité. Même si elle est aussi interne aux organisations
elles-mêmes, celle-ci se fonde surtout sur les différences de priorités d’action et
de finalités entre centres culturels. Néanmoins, une facette commune se dégage,
en l’occurrence celle du travail de coordination. Même si le travail de coordination
semble prendre de plus en plus d’importance et éloigner certains “animateurs” d’une
69 P
our rappel, nous parlons dans ce point-ci des animateurs qui font partie de l’équipe du centre culturel. Ce sont des
employés de la structure.
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pratique d’animation socioculturelle comprise au sens strict, c’est-à-dire d’un rapport
direct avec une population, il convient de comprendre ce qu’implique cette idée de
coordination, comment l’animation et la médiation s’y articulent, et enfin quelles en
sont les implications en termes de collaborations avec l’externe pour le centre culturel.
Malgré la diversité des profils d’animateurs, tous sont peu ou prou amenés à réaliser
de la coordination de projet. Il s’agit d’une compétence que beaucoup acquièrent à
travers l’expérience professionnelle. Le recrutement des animateurs est dans la plupart des cas du ressort de l’animateur-directeur du centre culturel (même s’il peut
bien sûr être amené à s’entourer au cours de ce processus). Les profils recherchés et
parcours attendus sont variés. À la différence de ceux pour les animateurs-directeurs,
pour les postes d’animateurs il n’y a pas véritablement de référentiel du métier qui
est mobilisé. Bien sûr, comme on l’a vu, un tel référentiel a pu exister par le passé.
D’une certaine manière, on en produit encore aujourd’hui puisque des formations à
l’animation culturelle sont encore organisées. Cela se réalise cependant de manière
disparate. Mais surtout, le recrutement d’animateurs en centres culturels ne s’inscrit
pas en continuité directe par rapport à de tels cursus. Chaque animateur-directeur
développe ses propres critères de recrutement et met plus ou moins en priorité les
dimensions d’animation ou de médiation. Chacun peut préférer la polyvalence ou
la spécialisation, des capacités d’animation ou une expertise artistique. Souvent, les
profils attendus sont hybrides. Néanmoins, dans tous les cas, il importe de mettre
en priorité tel ou tel aspect du profil recherché.
“Dans un premier temps, j’avais tendance à faire confiance à des gens
avec lesquels on avait déjà travaillé, des stagiaires […]. Mais aujourd’hui,
j’impose comme exigence dans le recrutement d’un animateur […] d’avoir
une compétence artistique parce que je me suis rendu compte que les
animateurs qui avaient la compétence artistique dans ce lieu avaient
vraiment un atout que les autres n’auront jamais, d’une part, pour leur
compréhension du monde artistique en général et, surtout, pour leur
capacité à intervenir dans le cadre de notre travail d’aide à la création.”
(Animateur-directeur, f)
Dans certains centres culturels, le discours est à l’opposé de celui-ci. Sur des postes
qui seront aussi qualifiés comme relevant de l’animation, certains animateurs-directeurs préfèreront engager des personnes qui ont développé des pratiques d’animation de groupes, que ce soit à titre professionnel ou à travers un engagement dans
le milieu associatif. Dans ce cas de figure-là, le candidat doté d’une formation et
d’une expérience artistique sera rencontré avec un peu plus de frilosité. En effet, on
craindra que, si elle est engagée, cette personne ne s’épanouisse jamais vraiment
dans le métier, tant ce qu’on considèrera comme un “emploi” serait censé l’amener à
délaisser les projets créatifs qui lui tiennent à cœur. Assez étonnamment, ce cas de
figure dont témoignent de nombreux animateurs-directeurs nous a été peu relaté par
des animateurs eux-mêmes. Même s’ils sont minoritaires dans notre échantillon de
personnes rencontrées, ces animateurs, dotés d’une formation artistique et développant leur propre pratique, nous ont rarement évoqué cette tension entre animation
et pratique artistique personnelle comme un problème central. Ils en parlent plutôt
en termes de complémentarité. En tous les cas, cette question de l’emploi chez les
artistes mériterait d’être approfondie, tant les centres culturels apparaissent comme
des employeurs importants, pas seulement pour les animateurs intégrés à l’équipe,
mais aussi pour les personnes externes engagées pour des prestations d’animation
plus circonscrites. Qu’ils aient une sensibilité davantage portée sur l’“ animation” ou
sur l’“expertise artistique”, qu’ils animent effectivement des ateliers et des débats
ou qu’ils consacrent une part importante de leur temps à aller voir des spectacles,
rencontrer et soutenir des artistes en vue d’assurer un programme de diffusion, les
animateurs sont tous à un moment donné amenés à mettre sur pied des projets, à
36
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Cette dimension de coordination, si elle est une évolution du métier d’animateur70,
n’induit nullement l’adoption d’un type particulier de finalité du centre culturel. Elle
se retrouve, par exemple, dans le cadre d’une focale portée sur les actions d’initiation
artistique.
“Et quand vous vous présentez à des amis, ou des amis d’amis, qui vous
demandent ce que vous faites ou “qu’est-ce que tu fais dans la vie ?”,
vous dites que vous êtes animatrice, vous dites que vous travaillez dans
un centre culturel, vous dites que vous êtes médiatrice ?
Je dis que je coordonne un projet “culture/école” dans un centre culturel.
Les gens font “c’est chouette, génial, super, excellent” [rires].
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mettre en contact des personnes, à définir un programme d’activités et à prévoir une
organisation horaire, bref, à réaliser un travail de coordination.
[…]
Alors, vous, vous êtes sur la coordination de l’ensemble [des activités
artistiques réalisées à destination des écoles] et [les trois autres animateurs dont vous me parliez] sont sur un travail plus d’animation…
[…] On pense ensemble au projet global. Ma manière de travailler est
de les intégrer de manière horizontale. Moi, je me considère comme la
petite main qui organise, les transports, les trucs pratiques, qu’eux ne
font pas, de manière à anticiper quand même le programme. Parce que
c’est moi qui le propose aux écoles, qui met le fil conducteur, etc. Mais
ma manière de travailler, c’est toujours de mettre sur la table tout ça et
de voir comment eux se sentent par rapport à ça, ce qu’ils veulent en
faire, est-ce que ça leur parle. Mais c’est eux les spécialistes de l’animation et ils ont cette capacité à partir, entre guillemets, de n’importe quel
support, en faire quelque chose qui va dans le sens de l’éducation, de
l’appropriation de l’art…” (Animateur d)
Cette dimension de coordination dans le travail de l’animateur se retrouve toutefois
tout autant dans le cadre d’actions d’éducation permanente, développant une problématique sociopolitique, par exemple.
“Par exemple, la semaine du commerce équitable qu’on organise tous les
ans en partenariat avec la commune. Donc là je travaille principalement
avec une échevine qui est chargée des actions de commerce équitable
dans la commune et une éco conseillère et donc là, à chaque fois, on
envoie un dossier à la CTB71 qui organise la semaine du commerce équitable, jusqu’ici à chaque fois on est accepté donc on organise pas mal
d’activités autour du commerce équitable avec beaucoup de partenaires
qui sont toujours au rendez-vous d’ailleurs. […] Et donc, c’est sur l’espace
de 10 jours et on organise des spectacles ou des projections de films,
des animations avec des associations […], les animateurs viennent dans
les classes expliquer le principe, etc. Donc on organise tout ça à trois.
Et votre rôle dans ce cadre-là c’est d’aller…
Encore une fois c’est un travail d’équipe donc chacune vise ses propres
compétences pour telle chose ou telle chose. En général, je suis plutôt
dans la rédaction du dossier de demande et puis quand il s’agit d’orga70 À
nouveau, il n’est pas question de dire qu’auparavant être animateur n’impliquait pas de travail de coordination.
Simplement, aujourd’hui, avec l’approfondissement de la division du travail, cette dimension peut constituer la part
la plus importante des tâches réalisées par un animateur. On peut affirmer que ce n’était pas le cas précédemment ;
elle était tout au plus une nécessité pratique et secondaire.
71 La Coopération Technique Belge (CTB) est l’Agence belge de développement.
37
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niser mes collègues qui sont à la commune savent comment faire des
bons de commande, etc. pour que ça passe en collège pour faire les
demandes. Moi, je suis plutôt dans ce qui est : coups de fil, contacter les
organisations pour voir comment on pourrait s’organiser pour faire les
animations, etc. Mais on se partage vraiment le travail.” (Animateur, e)
Ces extraits invitent à au moins trois remarques sur cette dimension de coordination :
elle s’inscrit toujours dans une logique de projet, elle-même ancrée dans des dispositifs circonscrits ; elle consiste, ensuite, en une délégation partielle des compétences
culturelles et artistiques à des personnes extérieures à la structure, ces personnes
étant le plus souvent des professionnels et non plus des bénévoles ; cette dynamique
induit, enfin, l’extension des ramifications du centre culturel à l’extérieur.
Affirmer que la coordination s’inscrit dans une logique de projet signifie qu’elle s’incarne
dans des actions concrètes, circonscrites dans l’espace et dans le temps, mais aussi
qu’elle se développe à travers des dispositifs à part entière. Comme on l’a vu précédemment, le travail d’assemblage de l’ensemble de ces dispositifs donne consistance au
centre culturel et en assure les orientations spécifiques. Concrètement, ces dispositifs
peuvent être un Centre d’expression et de créativité (CEC), une démarche “CultureEcole”72, un projet organisé de manière récurrente avec un partenaire spécifique
(comme une commune, dans l’exemple précédent), etc. Ces dispositifs constituent
toujours des formes d’actions collectives organisées qui débordent une organisation
au sens strict (c’est-à-dire une organisation délimitée d’un point de vue juridique).73
Ils s’inscrivent généralement dans une perspective contractuelle entre des organisations et des institutions autour d’objectifs spécifiques. Ces dispositifs peuvent ne pas
survivre à l’organisation d’ailleurs. Se dégage ainsi l’hypothèse d’une évolution des
centres culturels, de l’incarnation d’une politique culturelle à celle d’un assemblage
local de dispositifs d’action socioculturelle et/ou artistique. Cette transformation a
des implications pour le métier d’animateur : il ne s’agit plus seulement de développer
des actions culturelles au départ du centre, il convient tout autant d’inscrire le centre
dans des dispositifs d’action culturelle et d’assurer la coordination de cette dynamique.
Cela signifie : monter des dossiers, obtenir des financements, prendre les contacts
nécessaires à la réalisation des objectifs soutenus par le dispositif, assurer des réunions
d’échanges et de coordination entre partenaires, veiller à la bonne communication
autour du projet, voire in fine à son évaluation et à ses réajustements… Comme le dispositif octroie des moyens pour l’action, l’animateur représente souvent le levier qui
va diffuser ces moyens en vue d’obtenir un résultat concret.
La pratique professionnelle de l’animateur-coordinateur se développe ainsi davantage dans le travail d’organisation que dans celui d’animation. Pourtant, il y a là un
travail de médiation culturelle et artistique. Certes, il se tient davantage en coulisses
que face au public. Par exemple, dans les derniers extraits cités, l’animateur joue
un double rôle d’interface. D’un côté, il contacte des écoles et des enseignants ;
de l’autre côté, il rencontre, sélectionne et recrute des artistes-animateurs (ou du
moins, si ces animateurs collaborent de longue date avec le centre, s’informe sur
leur travail). Ainsi, la coordination est précédée d’un travail de sollicitation, voire de
mobilisation, d’un côté, et de discussion et de cadrage éventuel, de l’autre. Même si
la pratique de l’animation réalisée par les animateurs s’éloigne et même si la dimension de coordination opérationnelle augmente sous diverses formes, ne se dissout
pas pour autant une vision déterminée du projet socioculturel et/ou artistique.74
72 C
es démarches sont soutenues par un décret de 2006 relatif “à la mise en œuvre, la promotion et le renforcement
des collaborations entre la Culture et l’Enseignement.”
73 Friedberg E., op. cit.
74 S
ignalons quand même que certains se désolent de cette situation. “Des coordinateurs, ça il y en a tant qu’on veut,
mais animer vraiment – et souvent on fait la confusion – ce n’est pas la même chose. […] pour moi, l’animation… d’abord
et avant tout, c’est souffler sur la braise qui est là. Je crois que c’est ça, le sens d’“animer” et donc ce n’est pas venir
avec la proposition de quelque chose à consommer, que ce soit même un spectacle et qu’il soit aussi magnifique,
38
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“Chez nous, le métier, c’est d’être sensible à un moment donné. Je ne
sais pas comment définir les métiers comme ça si ce n’est la fonction
d’animateur, d’être à l’écoute là où on est, en quoi la société se transforme et, à un moment donné, aller chercher les éléments à combiner…”
(Animateur-directeur, g)
Ce travail de coordination élargit nécessairement les relations avec l’environnement
du centre culturel. Nous verrons plus loin (4) que demeure souvent problématique
la question de l’ancrage du centre dans la population, tel que cela est encouragé
par le décret de 1992. Ici, l’environnement se conçoit plutôt comme l’ensemble des
organisations et des relais artistiques présents sur un territoire. Le travail de l’animateur consiste souvent, à travers des projets concrets (plus qu’à travers la représentation institutionnelle à laquelle se consacre l’animateur-directeur), à inscrire le centre
culturel dans un maillage territorial. C’est dans ce cadre-là que se développe notamment son rôle de médiation. Il s’agit de convaincre des acteurs collectifs aussi divers
qu’une école, un home, un organisme d’insertion socioprofessionnelle ou encore un
établissement de santé76, du bien-fondé de s’intégrer dans une démarche d’action
culturelle ; il revient aussi de traduire auprès de certains artistes prestataires des
canevas, des préoccupations d’organisations diverses. Aussi, le degré de crédibilité
d’un “animateur-coordinateur” en centre culturel – utilisons cette expression pour
le moment – se construit à travers sa capacité à assurer des liaisons entre toute une
série d’institutions, des publics et des “animateurs-intervenants”. D’ailleurs, l’épanouissement dans son travail est tout autant lié à la possibilité de nouer de tels liens
et à leur richesse qu’à la qualité des relations internes à l’équipe. Cette analyse du
métier d’animateur débouche sur la nécessité d’évoquer cette autre figure, à savoir
celle de l’“animateur-intervenant” extérieur à la structure.
Étudesn°2
À ce sujet, les cas varient bien sûr.75 On n’observe pourtant pas de rapport nécessaire
entre l’augmentation de la division du travail entre coordination/animation et une
perte d’initiative artistique ou socioculturelle de la part de l’équipe d’animateurs du
centre culturel. S’il y a délégation d’une partie de la mise sur pied du projet et de
son animation, il n’y a pas à chaque fois délégation des lignes directrices du projet.
2.3.4.U NE CATÉGORIE MOINS VISIBLE – LES ANIMATEURS “EXTERNES” À
LA STRUCTURE
Bien que la dimension de coordination prise en charge par les animateurs internes
aux centres culturels puisse comporter une dimension de médiation, s’observe une
externalisation partielle du rapport au “public”77. D’un côté, une part importante de
ce public est d’une certaine manière captif, dans la mesure où il est constitué par
les organisations partenaires – des écoliers, des malades, des prisonniers,… – plus
que par le centre culturel lui-même. D’un autre côté, l’“animateur-coordinateur” ne
se confronte guère au public, si ce n’est pour des aspects pratiques ou logistiques,
humain, profond qu’il soit. Donc l’animation, c’est vraiment… ce qui suscite le cheminement, d’une personne ou de
plusieurs personnes ensemble, au-delà de ça, je pense qu’il y a une urgence de donner aux personnes qui sont dans
une action collective quelques trucs et astuces pour vérifier le bien-fondé des décisions qui sont prises collectivement.” (Animateur-directeur, a)
75 À
titre d’exemple, un centre culturel peut décider d’organiser une exposition d’arts plastiques une fois par an. Ceci
étant, le choix de l’artiste, l’agencement des œuvres dans le lieu d’exposition ou encore la rédaction du catalogue
de l’exposition peuvent être entièrement délégués à quelqu’un d’extérieur au centre culturel, qui est reconnu dans
ce domaine.
76 L
e monde des entreprises (privées et publiques) demeure quant à lui plus distant des actions menées en centres
culturels. Pour un aperçu du type de liens qui peuvent pourtant se développer entre ces deux “mondes”, voir, par
exemple, le compte-rendu des démarches menées à Courtrai par le centre des arts BUDA : Devos F. (2010), “Les
rapports entre l’art et l’économie. Quatre manières de s’aimer et de se détester”, in Smart. be, L’artiste et ses intermédiaires, Bruxelles : Mardaga, pp. 183-191.
77 Le caractère problématique de cette notion sera abordé plus tard.
39
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puisque ce public est plutôt accompagné dans le projet même par un animateur
différent, régulièrement externe à la structure. Nous n’avons pas rencontré personnellement ce type d’animateurs. N’incarnant pas des métiers développés à l’interne
des centres culturels, ils ne faisaient pas partie de notre objet d’étude. Il demeure
toutefois possible de préciser certaines choses à leur propos en évoquant : les raisons
de leur engagement, leur statut et l’interdépendance réciproque qui se crée entre
eux et le centre culturel.
La nécessité d’engager ponctuellement des intervenants est le résultat de l’extension et de la diversification des activités du centre culturel, ainsi que des processus
de division du travail d’action culturelle qui ont été mis en œuvre. L’issue du cas de
lancement d’un atelier d’initiation à la guitare évoqué en début de chapitre illustre
bien cette dynamique.
“Donc ça a très vite coincé parce que la deuxième année, de mes 7
élèves, j’en ai eu une quinzaine, parce que j’avais mes anciens élèves
et des nouveaux qui s’étaient inscrits. Je me suis dit : “si je continue
comme ça, je n’ai plus la technique pour les suivre”. Donc j’ai engagé un
deuxième animateur puis un troisième animateur puis un quatrième et
pour l’instant nous sommes à 62 animateurs et il y a 1200 élèves. On est
à 1200 ce qui fait de nous donc le plus grand CEC, centre d’expression
et de créativité. Oui, entre temps, il y a une petite dizaine d’années de
ça, comme je ne m’en sortais pas au niveau de l’organisation, je l’ai fait
reconnaitre par la Communauté française comme Centre d’expression et
de créativité […]. Evidemment on ne faisait plus que la guitare mais ça a
complètement débordé et maintenant on fait des ateliers qui vont aussi
bien de la musique […] à tout ce qui est danse […]. On est parti aussi dans
les arts plastiques […] On a aussi lancé du théâtre, théâtre d’impro et
puis alors des activités un peu plus nouvelles qui sont des trucs comme
de la création styliste avec des choses de récupération, de la photographie, etc. Donc voilà, c’était devenu un gros machin qui a fait que mon
statut d’animateur est devenu d’organisateur et puis pour finir directeur
de ce CEC et maintenant, sur la fin, je viens de passer évidemment la
main – puisque je ne suis plus responsable – à un collègue qui a repris
tout ça en main.” (Animateur, b)
La croissance et la spécialisation des activités ne sont pas toujours aussi grandes.
Néanmoins, le fait que l’équipe soit débordée par les activités qu’elle met en place
est récurrent. Les raisons d’engager des animateurs externes sont alors de deux
ordres. D’un point de vue quantitatif, il n’est ni possible de continuer à étendre les
horaires de travail des animateurs internes (au risque de voir exploser les demandes
de récupération), ni d’étoffer cette équipe de manière structurelle. Du point de vue
qualitatif ensuite, il apparaît assez vite que les membres de cette équipe n’ont pas
les compétences pour mener à bien toutes les initiatives lancées. Ainsi, la recherche
de flexibilité, d’un côté, et de compétences spécialisées, de l’autre, encouragent à la
sollicitation de multiples animateurs externes mobilisés sur des projets précis et ce,
de manière plus ou moins temporaire.
Ces supports externes n’ont pas toujours été aussi massivement des professionnels.
Les bénévoles, en plus de s’occuper de tâches d’intendance ou de communication, pouvaient dans certains cas réaliser des animations, que ce soit en s’occupant
d’ateliers, en co-organisant un événement ou en réalisant des visites guidées. Même
quand ce cas de figure continue d’exister (dans des centres culturels de catégorie 3
ou 4, généralement), le centre culturel s’adjoint toujours parallèlement les services
d’animateurs professionnels plus spécialisés. Non seulement, l’appel aux intervenants
externes s’est étendu, mais la professionnalisation est devenue la norme. Dans ce
cadre-là, une pluralité d’engagements contractuels s’avère possible. Souvent, il s’agit
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Plus le centre culturel grandit et développe de nouvelles activités, plus son carnet
d’adresses se déploie et s’enrichit de multiples contacts auprès d’“animateurs-intervenants” qui, en réalité, sont la plupart du temps des “artistes-intervenants”. Si
les centres culturels sont des structures de diffusion au maillage resserré qui soutiennent fortement la viabilité de certains projets artistiques, ils doivent également
être considérés comme des employeurs de ces artistes, non plus uniquement sous
le volet de la prestation, mais aussi sous celui de l’animation et de la médiation. C’est
l’organisation de l’animation en centre culturel qui s’en trouve modifiée, c’est aussi le
métier d’artiste et son rapport au public. Ainsi, cette figure actuelle de l’artiste ne se
situe plus dans un rapport d’extériorité radicale par rapport au public et à la société
“conventionnelle”, comme cela a pu être le cas dans de nombreux mondes de l’art.78
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d’artistes qui disposent d’un statut spécifique ; d’autres réalisent cela comme indépendants complémentaires. Certains animateurs-directeurs tentent de trouver une
solution qui vise à stabiliser davantage ce type d’engagement, en l’“internalisant”
partiellement. Ils créent alors des petits temps partiels (de 4 heures/semaine, par
exemple) “dans la mesure du possible budgétaire de manière à pérenniser les emplois
et puis à garantir aussi une couverture sociale un peu plus correcte aux gens qui
bossent avec nous” (Animateur-directeur, c).
2.4. AU-DELÀ DES LIMITES DE L’ORGANISATION, LA DIVISION
DU TRAVAIL DE MÉDIATION CULTURELLE
“[Q]uand on a besoin de personnes qui vont au contact, généralement,
on sous-traite.
À une association ?
Soit une association, soit des artistes parce que beaucoup d’artistes pour
vivre un peu, ont développé des compétences dans l’animation. Soit à des
animateurs effectivement qu’on connait avec lesquels on a maintenant
des contacts réguliers évidemment. En 15 ans, on s’est fait un peu son
staff d’animateurs en qui on a confiance etc. etc. Mais c’est généralement
alors de la sous-traitance […]. Mais dans l’équipe ici, je n’ai personne, je
vais chercher à deux fois, je n’ai personne qui a vraiment un profil d’animateur et une formation.” (Animateur-directeur, h)
Au cours des quarante années d’histoire des centres culturels, plusieurs évolutions relatives aux métiers qui s’y développent s’avèrent partagées. L’accroissement du nombre
de centres culturels et de leur taille est allé de pair avec une professionnalisation des
équipes et une diversification des métiers qui les constituent. Cette dynamique a permis
un renforcement de l’action culturelle locale tout en constituant une réinterprétation
du référentiel fondateur de la démocratie culturelle, qui était ancré sur une non-hiérarchisation des compétences d’orientations de l’action culturelle et une conception
unitaire et globale de celle-ci. Cet approfondissement de la division du travail interne à
chaque centre culturel déborde en réalité les limites de l’organisation. Il se traduit par
l’essor des collaborations ponctuelles entre les centres et des intervenants externes
(artistes ou autres professionnels de l’animation), outre la pérennisation de certains
soutiens bénévoles et de dynamiques associatives. Ainsi, diversification interne et soustraitance partielle de l’animation à l’externe constituent deux éléments concourant à
la réorganisation du paysage et des pratiques de médiation culturelle.
Aussi, la médiation, qu’elle soit qualifiée d’artistique ou de culturelle, apparaît de
78 Becker H., op. cit. ; Heinich N. (2005), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard.
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plus en plus comme une catégorie générique du travail global mené. Elle ne se traduit pas véritablement en un métier. Il s’agit bien d’une catégorie générique dont
la consistance repose sur différents métiers ou compétences combinées : ceux de
l’animation, de la coordination, de la mobilisation et de la programmation. Dérouler
de manière diachronique* les pratiques que recouvre la catégorie toujours usitée
d’“animateur” met en évidence le déploiement de ses différences de sens et de statuts. Autour d’une seule action concrète menée dans un centre culturel, le rôle de
l’animateur interne ne sera sans doute pas le même que celui de l’animateur-directeur
ou de l’animateur externe engagé spécifiquement pour cela. Sans compter que sur
cette action pourraient aussi intervenir, en supports, d’autres employés du centre
culturel ou, le jour J, quelques bénévoles. Ces découpages apparents n’impliquent
pourtant pas la disparition d’un sens global à cette action. Est-ce pour autant une
action compréhensible en termes d’animation socioculturelle ? Cela pourrait l’être,
mais cela supposerait déjà que l’on s’en tienne à une définition assez souple de cette
expression, définition qui minimiserait l’importance de l’unité de l’action culturelle
et qui laisserait éventuellement place à l’existence d’un “public”. Même dans ce cas
de figure, le fait que cette action soit du ressort de l’animation socioculturelle n’est
qu’une possibilité parmi d’autres. Ces autres possibilités sont multiples et hybrides.
Il n’est plus concevable d’envisager l’action concrète des centres culturels à partir
d’un ensemble d’acteurs engagés autour d’un référentiel fort et transversal de l’animation socioculturelle, d’un côté, et quelques rebuts empêtrés dans une démarche
de programmation/diffusion, de l’autre79. L’animation ou la programmation sont des
moments ou des types d’action mis en place à peu près partout et qui d’ailleurs, parfois, s’entrecroisent. Ce qui est transversal est le souci de médiation culturelle et/ou
artistique. Le caractère partagé de cette préoccupation n’en fait pas pour autant un
objet consensuel : les définitions et orientations pratiques à ce sujet sont diverses et
partiellement contradictoires. Ceci permet de voir ce qui est commun entre centres
culturels, tout en ne permettant pas de les distinguer radicalement d’autres types
d’organisations ou d’institutions. Si, en leur sein, il n’y a pas de traduction unique de
la médiation artistique et culturelle, les centres culturels n’en ont pas pour autant
le monopole. Cette dernière, qu’elle soit culturelle, artistique ou “esthétique”80 (cf.
Introduction), peut malgré tout être définie a minima comme une activité sociale qui
vise à la mise en relation de formes sensibles entre des objets, des individus et des
groupes. Cette définition n’induit nullement les finalités recherchées et modalités à
l’œuvre dans ce travail de mise en relation. Ainsi, plus elle s’affine et s’opérationnalise,
plus elle peut être objet de divergences. Cette définition large tente toutefois d’éviter
le piège qui consiste à affirmer que “tout est médiation”. L’art pour l’art, par exemple,
n’est pas nécessairement intelligible à partir de cette catégorie.81 Ainsi, la médiation
est une catégorie plus précise que celles d’action culturelle ou d’action artistique.
Pour prendre une illustration concrète, dans bien des cas, le travail d’aide à la création, s’il n’a pas d’autre finalité que la création artistique, n’est pas une activité de
médiation. Il implique une relation entre un objet – une œuvre – et un créateur. Il vise
à soutenir, notamment d’un point de vue matériel et organisationnel, cette relation.
Dans ce cas, s’il n’y a ni intervention de l’“aidant” sur les formes sensibles élaborées,
ni visée de confrontation de l’œuvre créée ou du créateur au travail avec d’autres
individus ou groupes, il n’y a pas d’objectif de médiation artistique ou esthétique.82
79 de Coorebyter V., op cit.
80 Caune J., op. cit., p. 134.
81 L
e travail artistique peut se réaliser sans référence à un public. Il peut aussi se réaliser à son encontre. Néanmoins,
il convient de souligner que la démarche artistique, dans bien des cas, est aussi et directement une démarche de
médiation. Les deux vont alors de pair dans la mesure où la création est alimentée par un public, même abstrait. Le
langage théâtral, même s’il n’en a pas le monopole, constitue un bon exemple de cette double logique de création
et de médiation.
82 On verra pourtant qu’en centre culturel, l’aide à la création est souvent aussi médiation artistique ou esthétique.
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Sur la base de cette analyse des pratiques professionnelles à l’œuvre dans les centres
culturels et de l’évolution du métier d’“animateur”, il est possible de dégager plusieurs
types d’activités qui composent ce champ de la médiation artistique et culturelle. Les
principales sont celles de l’animation, de la coordination, de la mobilisation (ou de
l’interface) et de la programmation (dont la diffusion et la conception). L’animation
renvoie à l’activité première des centres culturels. Elle consiste en cette immersion
dans un groupe en vue d’y initier certaines pratiques socioculturelles ou artistiques
ou de susciter et d’accompagner le mouvement des schèmes* cognitifs ou des perceptions sensibles d’individus ou d’une population. La coordination consiste à mettre
en place des projets culturels, à distribuer des responsabilités à différents collègues
et partenaires et à assurer le suivi de ces projets. La mobilisation, quant à elle, revient
à jouer un rôle d’interface entre diverses parties prenantes et à traduire auprès de
celles-ci les enjeux culturels ou artistiques potentiels du projet commun à élaborer
ou à mettre en œuvre. Enfin, la programmation est à la fois une sélection avertie de
propositions artistiques, une anticipation des publics que visent ces propositions et
l’inscription de celles-ci dans des programmes de diffusion concrets (c’est-à-dire,
spécifiés dans le temps et dans l’espace). Elle peut éventuellement se décliner dans
un travail de production ou de conception (par exemple, d’un spectacle ou d’une
exposition). Ces quatre types d’activités se combinent parfois autour d’un seul et
même projet. Il est pourtant rare, hormis parfois dans certaines très petites structures, qu’un tel projet soit porté par un seul professionnel (même accompagné de
“participants”). Dans bien des cas, ces types d’activités, qui renvoient à des profils
de compétences, sont en réalité devenus des métiers à part entière et ce, même si
on utilisera bien souvent le seul terme d’“animateur” pour les nommer. Nous pouvons
rendre compte de manière synthétique des quatre types d’activités que nous avons
pointés sur la base de deux dimensions qui sont, cette fois : la focale portée sur la
définition de l’action culturelle ou sur la gestion du projet culturel ; la prédominance
d’un travail en contact direct avec des partenaires ou des publics ou d’un travail de
mise en co-présence d’acteurs divers (cf. schéma 2).
Schéma 2 – Les activités de travail de médiation artistique et culturelle (en centres
culturels)
Contact direct avec les
participants et/ou les publics
Mobilisation
Animation
Focus “Contenus de l’action
culturelle ou artistique”
Focus
“Gestion de projet”
Programmation
Coordination
Travail de mise en co-présence
(participants, publics, artistes, …)
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Cette schématisation, d’une part, prend en compte la dimension de “gestion de
projet” qu’assument les animateurs et, d’autre part, ne considère pas comme une
évidence la notion de “publics” – elle existe et est utilisée mais certains diront plutôt
qu’ils sont “participants”, “partenaires”, “citoyens engagés”,… La prise en compte
de ces éléments est directement liée à l’objet d’étude et dès lors à son contexte
sociohistorique. En étudiant les centres culturels, c’est-à-dire des organisations qui
ont, dans de nombreux cas, l’ambition de participer à la démocratie culturelle, voire
de l’incarner, il n’est pas possible de prendre pour acquis le partage professionnels/
publics (même si la tendance sociohistorique nous y pousse). Qui plus est, l’idée
même de démocratie culturelle convoque aussi la remise en question d’un autre
partage, celui entre art et culture. Dès lors, cette ambition portée par les centres se
construit, dès le départ et encore aujourd’hui, à partir d’une grande ouverture à l’égard
de l’environnement. Aussi, le travail de médiation artistique et culturel doit être pris
en compte à travers la dynamique de composition locale qu’il implique, dynamique
que nous abordons dans le chapitre qui suit.
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Les contours de l’action publique pour la culture ont encouragé un développement
global du secteur des centres culturels et la diversification des orientations adoptées
par ces derniers. Parallèlement, la plupart de ces centres se sont professionnalisés,
en même temps que s’approfondissait une division interne du travail d’action et de
médiation culturelle. Organisations et activités de travail constituent des actions,
c’est-à-dire que, tout en se déployant à partir de contraintes ou d’horizons de possibilités spécifiques, elles ne répondent pas à quelque déterminisme unilatéral. L’espace
dans lequel se déroulent ces actions gagne à être compris. Ce souci permet de mieux
appréhender les freins, la portée ou encore les enjeux de toute action. À côté des
déterminations largement produites par les politiques publiques, de nombreuses
autres, qu’elles soient d’ordre culturel, technologique ou économique, se déploient à
partir de logiques relativement indépendantes. Ces évolutions macro-sociologiques
se diffractent toujours selon les contextes. Du coup, une question essentielle devient
celle de la manière dont les individus et groupes rencontrent, de manière différenciée,
ces dynamiques.83 Dans le cadre de notre analyse des pratiques de médiation artistique et culturelle, la focale analytique retenue consiste à s’intéresser aux spécificités
des contextes sociaux et spatiaux dans lesquels évoluent les centres culturels, et à
comprendre comment ces contextes sont, d’une part, interprétés et, d’autre part,
objet (ou sujet) d’action. L’objectif n’est pas de revenir à une analyse des dynamiques
considérées comme particulièrement locales et largement endogènes*, mais plutôt
de repartir de la manière dont les centres culturels sont amenés localement à se
confronter à des évolutions sociétales qui les dépassent, mais qui se dessinent toujours de manière différenciée.
Étudesn°2
3. Les mondes urbains de la médiation
artistique et culturelle
Les centres culturels représentent ainsi des acteurs de mondes urbains de la médiation artistique et culturelle. Ces mondes sont des espaces d’interactions (relativement perméables) au cœur desquels se posent particulièrement certaines problématiques générales, qui acquièrent une résonnance spécifique dans ces mondes, comme
celles de l’interculturalisme, de l’individualisation des modes de vie ou encore de la
technologisation et de l’hybridation des formes artistiques. Dans cette partie, nous
préciserons, dans un premier temps, ce cadrage théorique pour, ensuite, présenter, sur la base de notre interprétation du matériau empirique*, quatre orientations
différentes que les centres culturels adoptent dans le travail d’élaboration (plus ou
moins conscientisé) de ces mondes urbains de la médiation artistique et culturelle.
Cette analyse typologique* sera, dans un troisième temps, discutée pour montrer
que la dynamique de certains centres culturels est diverse, ces derniers s’inscrivant
dans plusieurs mondes, ce qui n’est pas sans poser quelques contradictions internes
(normales, malgré les difficultés interpersonnelles qu’elles génèrent).
3.1. L ES CENTRES CULTURELS – PROBLÉMATISATION
EN TERMES D’ACTEURS DE MONDES URBAINS DE
LA MÉDIATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE
Les personnes engagées dans les centres culturels ne cessent de rappeler les spécificités contextuelles de leurs actions et de présenter les projets et coopérations
qu’elles mettent en place. D’ailleurs, les perspectives programmatiques du secteur
83 Martuccelli D. (2006), Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris : Armand Colin.
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ne cessent de souligner la dimension territoriale de leur action. Malgré ce consensus
apparent, cette dimension soulève des postures différentes, en termes de modalités
d’analyse de contexte et d’action. Pour rendre compte de ces postures à travers un
souci de neutralité axiologique*, mais aussi de clarification conceptuelle, il importe de
prendre distance par rapport à certains référentiels (notamment, celui du développement territorial) chargés d’un point de vue normatif* et flous quant à leur contenu
idéologique et pragmatique. Cela implique de réaliser un effort d’abstraction pour in
fine rendre compte différemment des ressorts de la réalité empirique.
Ces raisons nous amènent à mettre temporairement de côté le vocabulaire propre
au secteur pour tenter de rendre compte de l’action produite à partir de la catégorie de “monde urbain de la médiation artistique et culturelle”. Avant d’éprouver
cette catégorie d’analyse à partir du matériau empirique*, il convient de la préciser.
Nous procéderons en trois temps. D’abord, nous préciserons, à partir de la notion
de “monde de l’art” développée par Becker84, ce que nous entendons par “monde
urbain”. Nous pourrons ensuite préciser en quoi la médiation artistique et culturelle,
en tant qu’activité sociale, fait monde urbain. Cela nous amènera à considérer que
cette activité associe deux dimensions : le contexte urbain, dans sa dimension objective, d’une part, et l’interprétation de ce contexte et de l’action à y porter, d’autre
part. Dans le troisième temps, nous préciserons ainsi ces deux dimensions et les
contours qu’elles adoptent.
3.1.1.
L ES MONDES URBAINS COMME CONFIGURATIONS SOCIALES ET
SPATIALES
Analysant l’activité artistique, le sociologue américain Howard Becker considère que,
de sa création à sa consécration, l’art est une activité éminemment sociale. L’intérêt
du point de vue de Becker n’est pas de dénier la qualité esthétique d’œuvres ou de
génies consacrés, il est de justement déplacer cette question. Il consiste à inscrire
tout travail artistique (du film, qui, avec son générique de fin, se trahit de toute façon
sur cette question-là, au roman) dans une chaîne de coopérations et d’interactions.
“Tout travail artistique, de même que toute activité humaine, fait intervenir les activités conjuguées d’un certain nombre, et souvent d’un grand
nombre, de personnes. L’œuvre d’art que nous voyons ou que nous entendons au bout du compte commence et continue à exister grâce à leur
coopération. L’œuvre porte toujours des traces de cette coopération.
Celle-ci peut revêtir une forme éphémère, mais devient souvent plus ou
moins systématique, engendrant des structures d’activité collective que
l’on peut appeler mondes de l’art.” 85
En se sédimentant et en s’étoffant, cette chaîne de coopérations (qui, à travers des
interactions, relie des individus, des objets, des textes,…) se structure en une configuration sociale que Becker appelle “monde de l’art”. Il s’agit là de formes d’action
collective organisée.86 Le raisonnement de Becker permet d’appréhender les contours
qu’adopte une configuration particulière et de déceler comment un acteur ou une
activité s’y inscrivent. Au-delà du cas des activités artistiques, la notion de “monde”
semble pertinente pour analyser de nombreux types de configurations sociales.
Avant de discuter de l’opportunité de parler de la médiation artistique et culturelle
comme activité sédimentant possiblement un monde, rajoutons l’idée que ces confi-
84 Becker H., op cit.
85 Ibid., p. 27
86 Friedberg E., op. cit. ; Scieur P., op. cit.
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gurations ne se construisent pas dans une abstraction spatiale. Sans privilégier un
déterminisme géographique, il importe de considérer cette dimension comme élément structurant l’horizon de contraintes et de possibilités d’action de ces mondes.
Aussi, nous proposons d’utiliser l’expression générique de “monde urbain”. Ceci a
le mérite de mettre l’accent sur l’intrication des dimensions sociales et spatiales
des configurations observées, ainsi que sur l’idée d’intensité des échanges sociaux.
Le terme “urbain” ne renvoie donc pas ici uniquement à ce que nous considérons
souvent comme la “grande ville”. Il s’agit bien d’un terme générique qui renvoie aux
situations socio-spatiales occidentales contemporaines caractérisées par l’idée de
mobilité généralisée (physique bien sûr, mais aussi sociale ou subjective).87 L’idée de
“monde urbain” est un encouragement à observer la constitution de configurations
spécifiques selon des contextes sociaux et spatiaux (voire parfois selon la manière
de relier de tels contextes géographiquement distants), ces contextes étant toujours marqués par l’indétermination partielle des interactions qui s’y déroulent et les
manières de s’y construire personnellement comme sujet.88
3.1.2.
L ES MONDES URBAINS, LIEUX DE LA MÉDIATION ARTISTIQUE ET
CULTURELLE
Les centres culturels sont des acteurs de la médiation artistique et culturelle. L’essor
de ce secteur a participé à étoffer cette dimension de la vie sociale ou, en tant cas,
à l’institutionnaliser et à la reconnaître. Ils n’en ont pourtant pas le monopole. Ils
ne peuvent par ailleurs pas se suffire à eux-mêmes pour développer cette activité
sociale. Ces deux raisons inscrivent nécessairement les centres culturels dans des
chaînes d’interactions avec d’autres acteurs (que ces interactions soient collaboratives ou concurrentielles). Les autres acteurs, avec qui un centre culturel entre en
interaction, sont tout autant des groupes sociaux spécifiques (les représentants
du troisième âge, par exemple), des associations (comme une fanfare ou la jeune
chambre économique de la région), des artistes, des institutions (des écoles de la
commune) ou encore d’autres opérateurs culturels (tels qu’un musée ou un autre
centre culturel). Des interactions avec des acteurs précis sont entamées, se répètent ;
elles permettent de développer des modalités et des objets de médiation et parfois
elles les reproduisent, les entérinent. La diffusion de ces mille et une interactions,
nouvelles et répétées, trace des sillons constitutifs de mondes urbains de la médiation
artistique et/ou culturelle. Ceux-ci sont concrets à partir du moment où ces sillons
sont suffisamment dessinés et empruntés.
Tout centre culturel est susceptible de s’inscrire dans un monde urbain “concret”89 de
la médiation artistique et culturelle. Il peut en être un élément central. Dans ce cas, la
pérennité de la chaîne d’interactions dépend de la survie du centre culturel lui-même.
Le centre culturel peut aussi s’inscrire de manière plus réticulaire* dans une chaîne
d’interactions plus vastes, au cœur de laquelle d’autres acteurs (notamment, d’autres
centres culturels90) jouent un rôle déterminant. Enfin, un centre culturel concret
pourrait aussi ne pas s’inscrire dans un monde urbain de la médiation artistique et
culturelle, ni être en mesure d’en développer un. C’est dire que la consistance de
ces mondes urbains de la médiation artistique et culturelle ne peut être uniquement
présupposée théoriquement : elle doit être éprouvée pour chaque cas rencontré. En
partant d’un acteur concret, il est possible de cerner s’il s’inscrit effectivement ou
87 Remy J., Voyé L. (1992), La ville : vers une nouvelle définition ?, Paris : L’Harmattan.
88 Francq B. (2003), La ville incertaine. Politique urbaine et sujet personnel, Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant.
89 Cf. Crozier M. et Friedberg E., op. cit.
90 L
es maillages transcommunaux réalisés par certains centres culturels locaux (parfois en collaboration avec un centre
culturel régional) fournissent un bon exemple à ce propos.
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non dans un réseau élargi et construit autour d’un objet commun (en l’occurrence
ici, le déploiement d’une activité sociale qui vise à la mise en relation de formes
sensibles entre des objets, des individus et des groupes). Ce qui nous intéresse ici
n’est pas tellement la taille ou l’étendue de ces chaînes d’interactions au cœur desquelles se trouvent les centres culturels, il s’agirait pour cela de réaliser des études
au cas par cas. Il s’agit ici de plutôt comprendre comment le contexte d’action et les
choix posés différencient l’engagement dans ces mondes urbains de la médiation
artistique et culturelle.
3.1.3.
C ONTEXTES URBAINS ET ORIENTATIONS DE L’ACTION DE
MÉDIATION
Malgré la diversité sectorielle, les rencontres avec les acteurs de terrain, les discussions relatives à leurs pratiques et projets, révèlent des similitudes. Bien qu’elle soit
partout revendiquée, la singularité ne doit pas être un piège. Elle n’interdit pas de
relever des préoccupations et des orientations communes. Pour ce faire, il s’agit de
trouver un nombre suffisant (mais pas trop important) de dimensions qui permettent,
d’un point de vue qualitatif, de rendre lisible cette diversité du concret à partir de
catégories plus abstraites susceptibles de montrer ce qui est de l’ordre du commun
ou du partagé.
Les deux dimensions que nous avons retenues pour construire des figures typiques
de “mondes urbains de la médiation artistique et culturelle” font écho à des manières
ordinaires de lire la réalité. Les acteurs des centres culturels réfèrent toujours une part
importante du sens de leur action à leur environnement. Même quand ils désapprouvent
les idées de “développement communautaire” ou de “développement territorial”, ils
évoquent cette dimension en regard des spécificités de leur contexte. Ce qu’ils font
trouve sens dans la matérialité objective de ce contexte. Ceci est très contraignant mais
ouvre, dans le même temps, des potentialités d’action. Toute personne, en justifiant
son action, évoque cette objectivité du contexte. Il est pourtant rare que ces deux éléments soient présentés comme se superposant strictement, comme s’il n’y avait pas
d’espace entre l’objectivité et l’action. L’interprétation qui est donnée à cette objectivité donne très généralement de la place à un espace d’action qui, sans être infini,
permet l’adoption d’orientations diverses. À travers cet espace d’action, l’objectivité
du contexte urbain est donc toujours sujet de discussions et, pour le dire autrement,
politisé. Ainsi, contexte urbain et orientation de l’action sont considérés comme deux
dimensions structurant les mondes urbains de la médiation artistique et culturelle.
Chacune de ces deux dimensions pourrait a priori être déclinée à l’infini. Cependant,
pour rendre intelligible l’action du secteur des centres culturels, il nous importe de
réduire le nombre de pôles entre lesquels se déclinent ces dimensions. Pour chacune
d’entre elles, nous nous limiterons à deux pôles. Ceux-ci sont construits de manière
inductive, c’est-à-dire en repartant de l’ensemble des situations rencontrées. Ils ont
été retravaillés à plusieurs reprises, jusqu’au moment où ils nous ont semblé satisfaisants, c’est-à-dire capables de rendre compte simplement de la diversité des cas,
sans les trahir. Au niveau du contexte urbain, nous distinguerons la métropole de
la ville interstitielle ; au niveau de l’orientation de l’action de médiation, nous distinguerons la logique de différenciation à celle de maillage. En croisant ces pôles entre
eux, quatre types de mondes urbains de la médiation artistique et culturelle pourront
ensuite être dégagés.
Contexte – Métropole et ville interstitielle
L’urbanisation généralisée et la fin du clivage ville/campagne n’empêchent pas les
catégorisations. Il demeure légitime de se demander ce que l’espace fait ou apporte
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La notion de “ville interstitielle”, avancée par Jean Remy, permet d’envisager l’espace
comme un réseau polycentrique au maillage resserré et les modes d’appartenance
socio-spatiale comme pluriels.92 En retenant l’idée de ville interstitielle, il est possible
de rendre compte d’une large part du quotidien et des préoccupations d’individus
en Wallonie. Les liens au travail, à l’habitat ou encore aux loisirs sont, pour beaucoup,
à géométrie variable. Ce phénomène renforce une exigence généralisée, celle de
la mobilité (en particulier, automobile). Cette lame de fond traverse la plupart des
centres culturels, qu’ils soient situés dans des petites entités rurales ou dans des villes
moyennes. Dans le modèle théorique de la ville interstitielle, les grandes villes sont
partie prenante de ces réseaux polycentriques. Que l’on s’intéresse à Bruxelles, voire
à Liège, la préoccupation principale s’ancre moins dans une problématique de mobilité que dans celle liée à la densité, à la fois physique et sociale. À côté de contextes
de ville interstitielle, il y a donc lieu de distinguer des contextes de métropole. De
manière classique, la métropole est considérée comme un lieu de concentration et
d’intensification des échanges humains. Ces échanges sont économiques, sociaux,
politiques, mais aussi culturels.
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à la composition et aux pratiques sociales. La dernière étude relative aux pratiques
culturelles en Wallonie et à Bruxelles, sur la base d’une large enquête statistique, met
d’ailleurs en évidence un axe structurant de différenciation des profils de consommation culturelle entre, d’un côté, les grandes villes (essentiellement Bruxelles et Liège)
et, d’un autre, les “autres territoires” (ne reprenant donc pas pour autant le clivage
classique “ville/campagne”).91 Ce que met fortement en évidence cette étude, c’est
qu’au sein des grandes villes se retrouve un clivage social et culturel beaucoup plus
marqué qu’ailleurs. À travers d’autres moyens méthodologiques, et un regard porté
sur l’action artistique et culturelle plutôt que sur la consommation culturelle, nous
sommes confrontés à des formes de différenciation socio-spatiales très similaires
que nous proposons de nommer en termes de contextes de métropole, d’un côté,
de ville interstitielle, de l’autre.
Orientation de l’action culturelle – Différenciation et maillage
Si le contexte urbain est un élément partiellement déterminant, il n’épuise pas pour
autant l’espace d’action du centre culturel. Cette action est orientée vers une finalité. À l’articulation de l’historique du centre, de ses modalités de gouvernance et
de l’impulsion de l’animateur-directeur, l’orientation du centre culturel en termes
de médiation artistique et/ou culturelle est considérée ici comme quelque chose
de relativement cristallisée. Elle se repère à travers les programmes d’activités, les
objectifs d’action, les pratiques, ainsi que les discours des acteurs de terrain sur ces
pratiques. Nous ne reprendrons pas ici le clivage traditionnel entre démocratisation
de la culture et démocratie culturelle. Même si ces expressions gardent dans certains
cas leur pertinence, elles posent trois problèmes. D’abord, elles représentent des
référentiels d’action plus que des catégories d’analyse et, en cela, elles contiennent
une charge normative que les discours des acteurs de terrain ne cessent de confirmer.
Ensuite, il convient de rappeler, comme le faisait déjà de Coorebyter93 d’ailleurs, que
nombres d’activités concrètes contiennent des objectifs hybrides au cœur desquels
il s’avère difficile de démêler une orientation majeure. Enfin, plus fondamentalement,
ce clivage n’épuise pas la question des orientations de la médiation artistique et
culturelle. Nombre d’activités menées dans les centres culturels visent à reconnaître
et à légitimer, d’abord, à perfectionner, voire à professionnaliser, ensuite, des “souscultures” ou une “contre-culture” (comme le hip-hop, par exemple). De tels projets
91 C
allier L., Hanquinet L. (avec Guérin M., Genard J.-L.) (2012), “Etude approfondie des pratiques et consommation
culturelles de la population en Fédération Wallonie-Bruxelles”, Etudes, n° 1.
92 R
emy J. (2007), “De l’automobilisme à l’automobilité”, in Lannoy P., Ramadier T., La mobilité généralisée. Formes et
valeurs de la mobilité quotidienne, Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant, pp. 21-40.
93 de Coorebyter V., op. cit.
49
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Étudesn°2
se comprennent beaucoup mieux à partir de l’idée de démocratisation du champ
culturel (proposée par Liénard94) qu’à partir des deux référentiels d’action traditionnellement structurants. Nous proposerons plutôt de repartir d’une spécificité historique de l’ensemble du secteur, à savoir le questionnement à l’égard de leur rapport
à leur environnement organisationnel. Nous verrons que les réponses données à ce
questionnement concernent très vite l’art et la culture, puisqu’elles témoignent de
rapports particuliers à leur égard.
Une première manière de s’engager dans un monde urbain de la médiation artistique et culturelle se fonde sur la logique de différenciation de l’art ou de la culture
par rapport à d’autres sphères d’activités. Il s’agit d’une logique sociale propre à la
modernité qu’avait mise en évidence Weber, en pointant la séparation croissante des
sphères de valeurs ou, en d’autres termes, l’autonomisation des registres normatifs*
selon les types d’activités sociales à l’œuvre. Pour le dire rapidement, sur cette base,
l’art en vient à être jugé à partir de critères propres et non plus en regard d’une évaluation relevant également du bien ou du vrai.95 Dans le cas des centres culturels,
la différenciation revient donc à considérer les arts et la culture comme une sphère
d’activités à part entière, avec sa structuration et ses normes propres.96
Cette logique de différenciation prise pour acquise, les positionnements des uns
et des autres peuvent varier entre des attitudes de positionnement à l’intérieur du
domaine des arts et de la culture, considéré ainsi comme un champ concurrentiel.
Elle débouche également sur le déploiement de relations de complémentarité avec
des acteurs extérieurs au domaine ainsi circonscrit. Différenciation ne signifie donc
pas autarcie. Mais, dans une telle logique, la division du travail est importante et
claire. C’est d’ailleurs à partir d’une telle perspective que prend tout son tranchant
la critique régulière de l’instrumentalisation des arts ou de la culture, que ce soit à
des fins économiques, politiques ou même d’action sociale. Les collaborations avec
ces autres mondes n’en sont pas pour autant interdites ; elles veillent toutefois à se
fonder sur une répartition stricte des rôles ou à ruser pour faire en sorte que, dans
de tels projets communs, le registre d’exigence et de qualité soit de type artistique
ou culturel. Puisque différenciation n’est pas absence d’échanges, la médiation artistique et culturelle est tout à fait susceptible de s’inscrire dans une telle logique. La
médiation devient un travail de mise en relation dans un contexte qu’on considère
comme logiquement et légitimement différencié.
Même si le constat du caractère différencié de nos sociétés contemporaines est largement partagé par les acteurs des centres culturels, il n’induit pas nécessairement un
accord à l’égard de cette logique. Aussi, plutôt que de s’appuyer sur la différenciation,
l’action menée peut avoir pour objectif de renouer ce qu’on considère comme différencié ou séparé. Dans ce cas de figure, la culture, définie dans une perspective plus
anthropologique, a comme rôle de relier ce qui a été délié. Le moteur de l’action n’est
pas l’approfondissement qualitatif d’un projet à partir de critères propres à une sphère
de valeurs, mais plutôt la capacité à produire des projets communs aux départs de
mondes dont les logiques sont différentes. Du coup, la distinction entre les arts et la
culture perd ici de sa pertinence. D’ailleurs, le registre de l’artistique est souvent utilisé
à titre secondaire. Qui plus est, la culture n’est dans ce cas plus vraiment considérée
comme une sphère d’activité à part entière. Elle représente plutôt une dimension
94 G
eorges Liénard est un sociologue belge de la culture. À notre connaissance, son développement de l’expression
“démocratisation du champ culturel”, proposée dans certains de ses cours et interventions, n’a pas fait l’objet d’une
publication à part entière.
95 W
eber M. (1963 – 1ère éd. allemande 1919), “Le métier et la vocation de savant”, in Weber M., Le savant et le politique,
Paris : 10/18.
96 C
ette question peut être étudiée à partir de perspectives sensiblement différentes. Selon que l’on privilégie de
s’intéresser à la dynamique des acteurs dans la constitution d’un monde de l’art ou de montrer la force objective
d’un champ social dans la conduite des agents, on pourra repartir des contributions suivantes, cf. respectivement :
Becker H., op. cit., ou Bourdieu P. (1977), “La production de la croyance. Contribution à une économie des biens
symboliques, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, pp. 3-43.
50
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3.2. L’ACTION DE MÉDIATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE –
QUATRE FIGURES DE CENTRES CULTURELS
Étudesn°2
constitutive et transversale des individus et sociétés humaines. Si un centre culturel
conserve malgré tout un rôle à part entière, c’est de susciter ce maillage. Au cœur
d’un monde urbain de la médiation culturelle, son objectif n’est pas de préserver son
identité ou de l’approfondir en se spécialisant mais plutôt de dégager du commun,
ce commun dont l’identité est a priori indéterminée.97 Inscrivant son action dans une
telle perspective de maillage, le discours du centre culturel ne revient pas à dire de
manière simpliste que “tout est dans tout” mais plutôt à considérer que le monde est
suffisamment fragmenté pour qu’il y ait place pour innover en produisant davantage
de commun, de partagé, et que le rôle d’un centre culturel est d’y œuvrer.98
Au croisement de ces différents pôles, se dégagent quatre manières typiques d’être
acteur d’un monde urbain de la médiation artistique ou culturelle. Ces quatre figures
articulent à chaque fois la dimension relativement contraignante du contexte sociourbain et une des potentialités d’action qui en découlent. Avant de les présenter distinctement, nous reprenons schématiquement ces différentes manières, pour un centre
culturel, de s’impliquer dans des configurations sociales, peu ou prou structurées
autour de la résolution de la question sociétale de la médiation artistique ou culturelle.
Schéma 3 – Figures de l’action dans les mondes urbains de la médiation artistique et
culturelle
Différenciation
Figure de généraliste
Figure de spécialiste
Métropole
[Densité]
Ville interstitielle
[Mobilité]
Figure d’immersion
Figure de liaison
Maillage
97 M
orin E. (2003 – 1ère éd. originale 2001), La méthode – 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris : Le
Seuil.
98 Insistons sur un point. On pourrait trouver plus simple de continuer à parler en termes de démocratisation de la
culture/démocratie culturelle, tant le registre de la différenciation semble a priori plus proche de la première et celui
de maillage de la seconde. Néanmoins, prétendre que ces deux couples d’oppositions se confondent induit plusieurs
difficultés qu’il est souhaitable d’éviter. D’abord, la démocratisation de la culture a pris, avec le temps, un accent
légitimiste tel qu’on en vient à considérer celle-ci comme un projet élitiste. Or, la logique de différenciation peut
tout aussi bien être radicalement émancipatrice et égalitariste – notamment, à travers la démocratisation du champ
culturel – que radicalement élitiste. Ensuite, malgré sa visée émancipatrice, la démocratie culturelle, à travers une
interprétation qui subordonnerait le culturel au social, pourrait générer l’effet inverse à celui – positif – escompté. Car
on sait que c’est aussi parce qu’ils s’inscrivent “contre” le social, que la culture ou l’art ont une vertu émancipatrice.
Enfin, plus généralement, démocratisation de la culture et démocratie culturelle doivent être considérées comme
des projets politiques, avec leurs partisans et leurs ennemis. Il nous semble que l’analyse peut gagner en clarté et
distanciation en plaçant momentanément ces expressions entre parenthèses.
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3.2.1. UNE FIGURE DE SPÉCIALISTE
Malgré leur dimension généraliste, tous les centres culturels ont leur spécificité, ne
fût-ce que par défaut. Celui-ci aura comme particularité d’avoir une programmation
en rock et variétés, alors que celui-là aura justement comme spécificité de tout programmer, sauf cela. Parfois, l’histoire du centre culturel commande cette orientation ;
parfois, l’environnement culturel du centre s’avère déterminant (et, par exemple, la
proximité d’un opérateur spécialisé dans un domaine). Le décret de 1992, de même
que l’arrêté royal de 1970, n’interdisaient nullement l’adaptation au contexte et le développement de spécificités d’action culturelle locale, sans pour autant encourager la
spécialisation. Pourtant, au fur et à mesure des années, certains centres culturels sont
devenus reconnus pour une spécificité particulière qui représente bien plus qu’une
traduction locale de l’importance accordée aux différentes formes d’expressions
artistiques et culturelles. Certains centres se sont véritablement spécialisés autour
d’un domaine à part entière : les arts plastiques, le théâtre, la photographie ou les arts
de la rue… Une telle dynamique est généralement portée par deux dimensions (qui,
dans bien des cas, se superposent) : le volontarisme d’un animateur-directeur pour
développer ce domaine, combiné à son expertise et à sa reconnaissance croissantes ;
l’organisation d’un événement régulier (un festival, une exposition annuelle,…) qui
participe de manière centrale à l’identité du centre. Si la longévité de l’animateurdirecteur et celle d’un tel événement se combinent, cette spécialisation est amenée
à se renforcer.
Cette logique se retrouve essentiellement en contexte de métropole La densité est
un facteur qui l’encourage de deux manières. Du côté de l’offre, d’abord, par une
situation concurrentielle, et donc un encouragement à la diversification et à la spécialisation des propositions culturelles. Du côté de la demande, ensuite, puisque la forte
densité de population (population importante, d’abord, territoire resserré, ensuite)
renforce l’ampleur et la diversité de publics potentiels. Comme nous le découvrirons
a contrario à travers le cas d’autres centres culturels en contexte métropolitain mais
évoluant davantage à l’échelle des quartiers, la spécialisation n’est pas une nécessité.
Elle constitue une orientation tout à fait consistante pour un centre culturel souhaitant
inscrire son action, non seulement au niveau d’une commune, mais bien à l’échelle de
l’ensemble de la métropole. Des cas de spécialisation d’opérateurs culturels émergent
certes de plus en plus hors de la grande ville, notamment dans des environnements
plus ruraux. D’ailleurs, ces opérateurs représentent parfois l’aboutissement d’un pan
de l’activité de centres culturels locaux ou régionaux de Wallonie. Néanmoins, ces
cas se distinguent de deux manières : une fois la logique de spécialisation aboutie,
ces projets émanant de centres culturels deviennent souvent des organisations autonomes (musées, centres d’expression et de créativité,…) ; ensuite, il convient de noter
que cette spécialisation est généralement tenable grâce à un soutien spécifique d’une
politique culturelle elle-même spécialisée (ce qui compense partiellement son inscription dans un environnement non métropolitain). Cette dynamique crée des centralités
culturelles99, monofonctionnelles, viables dans des contextes de ville interstitielle,
en raison de la démultiplication des mobilités et des soutiens de l’action publique.
Ces spécialisations concernent directement des mondes de la création, de la production et de la diffusion artistique professionnelle. Les centres culturels s’orientant
dans une démarche de spécialisation sont particulièrement intégrés dans de tels
mondes urbains. La médiation y apparaît secondaire. Elle n’en demeure pas moins
présente, car elle constitue souvent une étape (qui relie plus ou moins directement
des moments de création et de réception d’œuvres) dans la division du travail artistique. D’ailleurs, si la métropole est un élément encourageant la spécialisation
99 Il serait d’ailleurs intéressant de consacrer une étude à part entière à l’histoire de la création de telles structures.
52
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“C’était au musée de la tapisserie, il y avait une grosse exposition sur les
tapisseries bruxelloises, à l’époque, et il y avait déjà dans une des églises
désaffectées, une artiste qui avait fait toute une installation, et on les avait
amenés là-dedans, et les gens se sont dit : “non mais qu’est-ce que c’est
que cette histoire, mais qu’est-ce que c’est, c’est pas de l’art.” Is sortaient
de la tapisserie et puis ils se retrouvaient devant un langage qui ne leur
parlait absolument pas, et c’est comme ça qu’on avait mis en place les
conférences […]. Donc c’était déjà des dispositifs pour sensibiliser à l’art
d’aujourd’hui. […] donc tout ça fait partie de la médiation, mais ça ne
s’appelait pas comme ça. C’était à l’époque l’éducation permanente.
Étudesn°2
en termes de forme d’expression artistique privilégiée, elle pose le même type de
questionnement au sujet des modalités de médiation. L’extrait ci-dessous illustre ce
souci de différenciation, ainsi que celui du rapport à l’art de la part des publics visés.
Et par rapport à ces différents dispositifs justement vous retrouvez différents publics ? C’est à dire vous vous rendez compte d’une certaine
manière que tel ou tel dispositif attire plutôt un certain type de public
[…] ?
Oui, alors le concept a évolué aussi, on se rend compte – comme il y a
une offre sur Bruxelles, vraiment, tous les jours, tous les jours vous pouvez faire 10 000 choses, par exemple les conférences – on a remarqué,
ou bien au fil des ans, le public venait de moins en moins. Donc on avait
des concepts “art et architecture” une année, “art et musique”, on a fait
“art et philosophie”, donc il y avait à chaque fois un philosophe et un
historien de l’art. […] Et, maintenant ce qu’on a mis en place, c’est qu’on
fait, indépendamment des visites, on fait aussi des voyages, de 4 jours,
5 jours.” (Animateur-directeur, i)
Ce type de médiation, qui, outre une dimension de sensibilisation, se décline prioritairement sous l’angle pédagogique, est amené à se remettre en question régulièrement
compte tenu des offres proposées par d’autres opérateurs culturels urbains, mais
également par de multiples dispositifs médiatiques. En plus des émissions télévisuelles et radiophoniques, l’accès à internet est venu considérablement transformer
les manières de se documenter et de s’instruire, notamment en matière artistique.
Aussi, la dimension “contenus” du dispositif pédagogique de médiation ne peut
suffire. À partir de là, on comprend d’autant mieux l’insistance avec laquelle les animateurs en centres culturels rappellent l’importance des phénomènes de sociabilité
lors des moments de médiation.100
Cette identité de spécialiste a longtemps été une figure très peu légitime dans le
secteur des centres culturels, en raison des modalités de médiation qu’elle privilégie,
mais aussi de ses objets. Pour beaucoup, “l’artistique n’est qu’un outil”, notamment
pour encourager le développement communautaire ou l’émancipation individuelle. Il
n’est donc pas une fin en soi. Or, dans les cas de centres culturels qui se spécialisent
sur certaines formes d’expressions artistiques, l’appréhension ou la compréhension
de l’art représente une finalité. Sans pour autant être devenue dominante, cette figure
de “spécialiste” semble progressivement acceptée. Au niveau du cadre légal, l’arrêté
de 1996 relatif aux conditions de reconnaissance des centres culturels inscrit, dans
l’éventail des activités des centres de catégorie 1, l’art contemporain et les dispositifs
pédagogiques permettant d’en appréhender les formes. De plus, la sanction positive
des publics visés constitue un argument qui inspire d’autres centres dans des actions
100 L’importance de ces phénomènes a déjà été soulignée dans le cadre d’autres contextes d’expérience esthétique, que
ce soit dans la fidélisation d’un public de théâtre ou dans l’essor des festivals. Cf., entres autres : Fleury L. (2003),
“Retour sur les origines : le modèle du TNP de Jean Vilar”, in Donnat O., Tolila P. (dir.), Les(s) public(s) de la culture,
Paris : Presses de Sciences Po, pp. 123-138 ; Djakouane A., Négrier E. (2010), “Focus sur les publics des festivals”, in
Poirrier P., Politiques et pratiques de la culture, Paris : La documentation française, pp. 202-205.
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sporadiques de ce type, ce qui concourt à ne plus voir uniquement cette figure de
spécialiste comme anormale dans le secteur.
3.2.2. UNE FIGURE DE GÉNÉRALISTE
La figure de généraliste se distingue de celle du spécialiste dans la mesure où la
question du public y devient première. De manière très pragmatique, on considère ici
que pour “tenir”, une œuvre, quelle que soit sa forme, doit rencontrer un public suffisamment large. Il n’est pourtant pas question de transformer le public par quelque
dispositif de médiation, aux accents pédagogiques, comme dans le cas précédent. Ici,
c’est la mise en confrontation qui est médiation. Le comédien est médiateur. L’œuvre
plastique contient en elle-même des potentialités médiatrices. L’œuvre dispose de
sa propre logique et de sa propre force. Cette forme d’action s’inscrit généralement
dans des centres culturels dont l’axe dominant est celui de la diffusion.
Dans la mesure où elle consacre la notion de public et s’emploie à viser la qualité
artistique en vue d’atteindre et de fidéliser l’estime de ce public, cette figure s’avère
la plus méfiante à l’égard de la dimension idéologique des politiques culturelles
qui se retrouve, pour les tenants de cette figure, en condensé dans le référentiel de
l’“animation socioculturelle”. Estimant légitime que les opérateurs culturels se voient
confrontés à des exigences relevant du registre marchand101, les acteurs engagés
dans ces centres culturels estiment que les subventions dont ils bénéficient structurellement ne peuvent éluder une question majeure, celle de la fréquentation aux
activités organisées.
“La subvention est un point de départ. C’est un pied à l’étrier, ça ne peut pas
être une finalité en soi. Donc c’est insupportable qu’une action rencontre
dix spectateurs, […] c’est insupportable une salle qui n’est pas remplie.
Insupportable dans deux dynamiques différentes. D’abord, le fait qu’on
ne veut pas se dire “bah, j’ai rempli mes missions, j’ai rempli mon contratprogramme, j’ai fait ce qu’on m’a demandé, il y a eu trois personnes, ce
n’est pas grave.” […] L’autre chose […] : parce qu’on a envie d’aller plus loin,
les gens sont contents, donc ils reviennent plus facilement, ils sont plus
curieux. Mais en même temps ça demande un niveau d’excellence, tout le
temps, et une exigence assez marquée.” (Animateur, f)
Ce n’est pas tant dans les plus grandes villes que dans les villes moyennes à vocation
régionale que se déploie cette figure du généraliste. Des conditions objectives et historiques rendent cela possible. La plupart des villes moyennes ne disposent que d’un
seul centre culturel, alors qu’à Bruxelles ou à Liège il en existe plusieurs. Ce phénomène diminue, si pas la dynamique concurrentielle, la question d’un positionnement
en termes de spécialisation autour d’une seule forme d’expression artistique. Cette
action généraliste est aussi encouragée par des différences entre les villes moyennes,
voire les petites villes en contexte très urbanisé, d’un côté, et des communes plus
rurales, de l’autre. Le rayonnement d’une ville moyenne génère un public potentiel
assez étendu, appréhendé à partir de la question de la “fréquentation”.
Un centre culturel à vocation généraliste constitue ainsi une figure culturelle dominante dans un espace social et urbain suffisamment précis. Il centralise les attentes,
des publics comme nous venons de le signaler, mais aussi de nombreuses organisations et associations qui y rechercheront quelque soutien ponctuel. Ces attentes
créent la reconnaissance de tels centres culturels autour d’expertises dans les do101 S
oulignons que la dimension qualitative est considérée comme incontournable car ici aussi, comme dans les autres
figures, se retrouve une méfiance à l’égard du caractère hégémonique des productions (en arts vivants) des industries
culturelles (considérées comme relevant du “mainstream”).
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Ces attentes liées à la vocation régionale constituent en retour une forme de
contrainte au renforcement de l’action de diffusion culturelle pointue et généraliste.
Cette double dynamique repose aussi sur l’existence d’une infrastructure (théâtre,
salle de spectacle,…) qui enjoint à la diffusion. La figure du centre culturel généraliste
est toujours marquée par du pragmatisme. Comme on l’a vu, il sert de base à des
discours méfiants à l’égard de la dimension idéologique des politiques culturelles.
Toutefois, tout en étant un élément central à la compréhension de l’action culturelle
locale, ce pragmatisme est parfois atténué ou décliné à partir d’un attachement
maintenu à l’égard de l’esprit de la démocratie culturelle.
Étudesn°2
maines artistiques considérés comme des sphères professionnalisées dotées de registres de qualité propres. Cela produit une identité claire d’acteur culturel, dont les
missions sont bien distinctes de celles du monde social, associatif, de la formation
ou encore de l’entreprise.
“Sur les publics fragilisés, […] on a choisi de faire […] un spectacle théâtral qui se joue dans les quartiers. On s’est associé directement avec des
associations, des comités de quartier, on a été jouer le spectacle dans
les quartiers et il y a eu toute une série d’animations. Donc on essaie de
garder ce caractère. Je vous mentirais si je vous disais que c’était notre
préoccupation première, ce n’est pas vrai, mais ça reste dans nos préoccupations et je pense qu’on réussit à le faire occasionnellement. On saisit
en tout cas toutes les opportunités qui se présentent à nous pour aller
à la rencontre de ce public-là. Elles ne sont pas nombreuses, pas suffisamment nombreuses, mais si on faisait que ça on ne ferait plus le reste
non plus mais à un moment donné on est toujours dans cette recherche
d’équilibre entre ce qu’on attend de nous, l’ensemble de nos missions et
les publics, etc.” (Animateur-directeur, d)
La figure du généraliste n’est pas la seule figure observable en contexte de ville
interstitielle. Beaucoup de centres de petites villes ou de communes rurales (voire
parfois de villes moyennes) privilégient une identité de liaison, ce qui les amène à
engager un autre rapport à la culture et une autre manière de se définir et d’interagir
à l’égard de leur environnement.
3.2.3. UNE FIGURE DE LIAISON
Le centre culturel qui adopte une identité de liaison conçoit, quant à lui, son activité
de mise en réseau comme première, c’est-à-dire comme une finalité.102 Des activités
de diffusion en découlent mais elles ne constituent généralement pas le moteur initial. Le point de départ est l’encouragement à développer un maillage d’une grande
diversité d’acteurs à un niveau territorial. Le monde urbain de la médiation que de
tels centres construisent s’intègre donc peu à un monde de la création artistique ou
de la diffusion culturelle. Il vise plutôt à traverser un nombre important de barrières
institutionnelles et organisationnelles.
“Le premier partenaire c’est l’administration communale avec laquelle
on est investis dans le PCDR103, dans la CCATM104, dans le plan de cohésion sociale, […] dans l’accueil du temps libre via la commission extra102 Si le généraliste crée à l’occasion des ponts avec des opérateurs culturels d’autres villes (souvent à dimension régionale ou métropolitaine), ce type de démarche sert alors à accroître le potentiel qualitatif de projets de diffusion
(sous l’angle artistique, d’abord, grâce à des collaborations, mais aussi en innovant occasionnellement, ensuite, par
la réappropriation de lieux urbains en espaces de diffusion) et, parfois, à élargir la zone d’attraction des publics
potentiels.
103 Programme Communal de Développement Rural.
104 Commission Consultative d’Aménagement du Territoire et de Mobilité.
55
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scolaire, dans le plan d’action locale “énergie”. Donc tous les projets de
développement actuels que la commune a impulsés, on était, si pas à
l’origine de l’idée, en tout cas, associés dès le départ à l’idée. Alors, ça
peut se discuter, ça se discute d’ailleurs parfois avec des collègues. En
ce qui me concerne, c’est toujours intéressant. Je me souviens que la
Ministre Laanan utilisait le terme d’“assemblier de la culture”. Pour moi
un assemblier ce n’est pas forcément celui qui se trouve au point focal de
tout mais c’est quelqu’un qui est associé à tout ce qui amène des gens
à être ensemble et à évoluer. Donc il n’y a qu’à cette condition-là qu’on
arrive à faire quelque chose de cohérent sur le long terme. Ca a été le cas
quand il y a eu le plan communal de développement de la nature dans
les années 95. La dynamique participative avait été initiée par des gens
du conseil culturel.” (Animateur-directeur, c)
Le rôle local de centre culturel, dans la mesure où il consiste à renforcer cette transversalité, est ainsi très étendu. Derrière la dimension organisationnelle des multiples plans
et commissions (d’ailleurs fortement encouragée pour la multiplicité des dispositifs
lancés par les politiques publiques de la Région wallonne), ce qui est visé est bien
d’ordre culturel, au sens large. Il s’agit tout à la fois d’encourager les déplacements
de l’expérience sensible – en ouvrant d’autres rapports au monde, et notamment au
monde local –, d’enrichir les cadres cognitifs – en échangeant de l’information sur
ce qui se fait ou est possible de faire – et d’initier des changements pratiques – en
rendant effectives des actions concertées qui comportent des aspects publics et
pragmatiques. Ces objectifs généraux se traduisent dans des mots régulièrement
convoqués, tels que : la sensibilisation, l’information, l’échange de pratiques ou l’organisation d’ateliers. Cette conception étendue de la culture comme rapport au monde
donne sens à l’engagement d’un centre culturel dans tout projet qui concerne la
vie publique et la citoyenneté. Les implications concrètes sont donc nombreuses
et diversifiées. Rien n’est a priori étranger à un centre culturel, hormis peut-être les
initiatives d’ordre strictement privé. On comprend dès lors mieux pourquoi la question artistique est secondaire ou peu pertinente. Non pas que ces centres culturels
soient rétifs à des projets qualifiés d’“artistiques” ; simplement, se dégage une relative indifférence (parfois une méfiance) à l’égard du travail de catégorisation visant
à définir ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas.
Enfin, il faut souligner qu’à travers ce travail de liaison, le centre culturel fait la ville
ou le territoire. Comme les organisations représentent des lieux essentiels de constitution d’une ville (au niveau des actions qui s’y déroulent, mais aussi au niveau de
l’élaboration de représentations et de pratiques)105, il convient de reconnaître que le
rôle de certains de ces centres culturels focalisant leur travail autour de la liaison est
important au niveau urbain. Cela se traduit notamment dans la réalisation de services
pérennes qui rendent visibles la vie d’une ville ou donne quelque cohérence à ce qui
s’y passe. Prenons un exemple apparemment anodin : la réalisation et la diffusion
d’un journal local par le centre culturel.
“C’est un journal, c’est plus que le journal du centre culturel ?
C’est le journal du centre culturel, qui sort tous les mois, mais on diffuse là-dedans toutes les informations de toutes les associations de la
commune. […] Ça rentre dans le pilier “formation-information” puisqu’on
donne les informations et on l’utilise : nos informations à nous, plus les
informations de la commune, tout ce qui se passe de manière socio-culturelle dans la commune. […] [Il feuillette le journal] Informations sur le gaz,
électricité. Il y a un plan de cohésion social qui publie régulièrement…
105 McQuarrie M., Marwell N.P. (2009), “The Missing Organizational Dimension in Urban Sociology”, City & Community,
vol. 8, n° 3, pp. 247-268.
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Outre de tels services et les partenariats déjà évoqués, rajoutons que dans sa manière
de faire ville, le centre culturel est aussi à l’origine d’autres organisations qui, si elles
sont au départ des services lancés par le centre, s’autonomisent progressivement.
C’est le cas de nouveaux centres culturels locaux, de centres d’expression et de
créativité, de scènes de diffusion mais aussi d’organisations non directement liées au
domaine des politiques culturelles : une maison de quartier, un service Infor-Jeunes
ou une maison des associations.
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La bibliothèque communale mais on mêle les informations relatives à la
bibliothèque, les PCDR, les PCDN 106, tout ça on met… […] Ce sont bientôt les élections communales. J’ai mis des infos sur la manière de voter…
La clef d’Hondt. J’aurais dû leur donner le cachet d’aspirine [rires]. On
diffuse les informations d’autres centres culturels pour les activités qui
ont une portée un peu plus régionale. […] Donc on diffuse sur les cinq
communes le journal. Ca date ; le journal a 40 ans, en fait.” (Animateurdirecteur, j)
Ce travail de maillage est souvent un travail de l’ombre. Cela pose régulièrement
des problèmes de reconnaissance du centre et donc d’identification auprès de la
population. Il est possible de comprendre ce phénomène à partir des ambitions
intrinsèques du centre : concerné par tout aspect de la vie sociale et donc par tout
domaine, même institutionnalisé, il adopte un certain relativisme à l’égard des frontières socialement légitimes ou institutionnalisées de la vie sociale. Ce relativisme
qui le distingue des figures du spécialiste et du généraliste s’articule pourtant à
une dimension idéologique plus forte dans le travail même de médiation. Il n’est en
effet pas rare qu’un projet comporte une forte dimension normative : par exemple,
encourager le développement durable, promouvoir le dialogue interculturel… Pour
le dire autrement, si les figures du spécialiste et du généraliste travaillent en liaison
étroite avec des mondes de l’art et intègrent dans leurs actions des modes de jugements qui y sont propres, elles ne mettent pas en priorité un quelconque rôle social
ou politique dans leur action. La figure de liaison quant à elle adopte une définition
très relativiste des domaines des arts et de la culture ; par contre, elle met en priorité
les questions de bien commun et les dimensions normatives y afférentes. Ce type
d’approche se retrouve également dans la figure de l’immersion.
3.2.4. UNE FIGURE D’IMMERSION
À l’instar de la figure de liaison, celle de l’immersion se définit autour d’une conception
du centre culturel comme caisse de résonnance des préoccupations locales. Comme
le souligne une ancienne animatrice d’un centre culturel bruxellois de catégorie 1, le
“champ socioculturel” (considéré comme le cœur de la mission des centres culturels)
est moins un domaine qu’un principe d’action et une forme de regard.
“Je pense que des diffuseurs il y en aura toujours et donc quelque part,
du public, il y en aura toujours. Ca veut dire que tous les citoyens peuvent
à un moment donné être public de quelque chose et consommer de
manière tout à fait, je veux dire, pas critiquable du tout. Donc on est à tour
de rôle, citoyen ou public, tous. Maintenant, pour que les centres culturels
quelque part, pas contournent, mais n’aient plus cette vision “publics”…
Mais, moi j’ai l’impression que… qu’en remettant la nécessité d’un champ
socioculturel (et pas artistique) et du vivre ensemble, c’est remettre des
missions où on ne s’adresse pas un public. Pour ça, j’ai envie de dire, il
y a les galeries, les cinémas, les musées, les théâtres, tous ces lieux du
106 Plan Communal de Développement de la Nature.
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champ artistique pur qui, ceci dit, ont aussi des missions de médiation
par rapport à un quartier, un public différent, etc. alors pour moi plutôt
de médiation souvent artistique. Mais j’ai l’impression qu’en remettant
au cœur du métier ce rôle d’animateur, de mettre en lumière toutes des
ressources locales et pas que des ressources artistiques, patrimoniales,
mais c’est très difficile parce que c’est, c’est voir le métier d’une certaine
façon… […] Le mot “socioculturel”, ceci dit, on a un peu tiré à boulet
rouge. Il est un petit peu vu comme… l’animateur socioculturel comme
l’amateurisme du milieu artistique. Et donc ça ne, il n’y a pas, il n’y a
pas derrière ce mot la belle spécificité qu’il peut il y avoir. C’est comme
de l’artistique atténué ou de l’artistique pas professionnel et donc forcément c’est un métier dont on n’a pas envie si on le voit comme ça…”
(Animateur, g)
Au cœur de la métropole, le monde de cette figure de l’immersion est orienté autour
d’une médiation plus culturelle qu’artistique et se développe à une échelle plus locale (une commune, quelques quartiers ciblés,…) que celle empruntée par la figure
de spécialiste. Même si la philosophie d’action défendue ici trouve de nombreux
points communs avec la figure de liaison, elles semblent pourtant être différentes
sur deux points. D’abord, cette figure de l’immersion, propre à la métropole, amène
les centres culturels qui l’incarnent à travailler sur une échelle plus circonscrite que
dans le contexte de ville interstitielle. Certes, il existe des initiatives d’échanges de
pratiques et de réflexions entre centres culturels, que ce soit à travers la Concertation des Centres culturels bruxellois ou à travers des collaborations plus spécifiques.
Néanmoins, ces initiatives ne débouchent pas sur des programmes d’action communs
aussi importants que ceux développés via les collaborations entre certains centres
culturels dans des espaces moins densément urbanisés. Ensuite, cette figure de
l’immersion, tout en visant également le maillage de ressources locales, accorde une
importance primordiale au domaine du social, ce qui apparaissait de manière moins
prononcée dans la figure précédente. C’est dire aussi qu’en contexte de métropole, la
question de la segmentation, voire de la ségrégation, sociale et ethnique, se pose de
manière particulièrement aiguë.107 La ville interstitielle pose la question de la mobilité
quotidienne et fait émerger l’enjeu de mener un travail culturel partagé à l’échelle des
modes de vie quotidiens des individus, en l’occurrence un travail transcommunal. La
métropole, et sa densité, consacre l’importance d’un travail socioculturel de terrain
très localisé (ce qui ne réduit pas la possibilité d’entamer des actions à une échelle
plus large dans un second temps). L’extrait ci-dessous rend compte de ce fort ancrage
local de certains centres culturels des grandes villes. Il montre comment un centre,
qui organise des ateliers pédagogiques et artistiques en semaine, est aussi un espace
à disposition des habitants, notamment des enfants, d’un quartier.
“D’où viennent les gens ? du quartier ? de plus loin ?
C’est du quartier oui… C’est ouvert au niveau géographique. Ça peut être
le quartier élargi. Il y a des personnes qui habitent un peu plus loin. Mais
c’est vrai qu’en général, c’est des publics en difficulté sociale, les enfants
sont parfois mêmes en grosse difficulté scolaire. L’école des devoirs est
là justement pour pouvoir les aider à l’école et alors après, le côté, parce
que moi je suis sur le côté “loisir et culture”, ça leur permet aussi d’avoir
cette attache au foyer et… Et comme je disais tout à l’heure les secondaires, on n’a pas l’habilitation mais bon. Finalement, on arrive à avoir
cette attache parce qu’ils s’attachent vraiment. Ils ne s’en vont pas. Ils
sont encore là et ils aiment venir ici.
107 Francq B., Leloup X. (2002), “Bruxelles riche, Bruxelles pauvre. Contrastes, dispersion, création culturelle”, Les Annales
de la recherche urbaines, pp. 7-14.
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C’est chez eux. Même des fois, on les pousse dehors à 5h et demi parce
qu’ils veulent rester et les parents veulent les choper. Mais on leur explique que nous aussi, on a une vie, il faut qu’on rentre à la maison. Après,
c’est vrai que c’est majoritairement du quartier, après au niveau origine,
on va dire c’est un peu toutes les origines. Majoritairement maghrébine, il
y a aussi des Pakistanais, des Français fin des Belges, il y a aussi des Hindous, c’est très mixte en fait. C’est très mixte dans la non-belgitude [rires]
[…] c’est vraiment des personnes qui sont en difficulté sociale et c’est le
principe […] Ca leur permet aussi un accès à la culture.” (Animateur, h)
Un des enjeux pour de tels centres consiste dès lors à arriver à jouer avec les différentes échelles, du quartier et de la métropole. L’enjeu n’est bien sûr pas strictement
géographique ; il est culturel et social puisque les groupes sociaux s’inscrivent de
manière différenciée dans ces échelles. Jouer avec les échelles revient donc à éviter
ou à provoquer la rencontre ou la confrontation culturelle.
Étudesn°2
C’est leur lieu…
À partir de quel moment un centre culturel remplit-il ses missions ? À partir de quand
ses missions s’arrêtent-elles ? À partir de quel moment ce qui y est fait a-t-il du sens
pour les personnes qui y travaillent ? À partir de quel moment la population reconnaît-elle le travail d’un centre culturel ? Les quatre figures présentées ici montrent la
diversité des réponses – normatives et concrètes – apportées à ces questions. Elles
montrent également leur caractère partiellement irréductible, la légitimité d’une figure
renvoyant bien souvent à l’illégitimité de l’autre. Tout en récapitulant brièvement où
se jouent les lignes de segmentation entre centres culturels, il convient maintenant
de préciser comment ces figures évoluent et parviennent à “cohabiter” au sein d’un
même secteur. Nous verrons alors que c’est tout autant au niveau organisationnel
qu’au niveau sectoriel que les tensions entre ces figures sont gérées.
3.3. L A DYNAMIQUE DES MONDES URBAINS DE LA
MÉDIATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE
Nous avons parlé des mondes urbains de la médiation artistique et culturelle dans
un premier temps, des figures de centres culturels au cœur de ces mondes dans un
second temps. Il convient maintenant de relier plus explicitement ces deux dimensions – mondes et figures. Pour ce faire, nous allons d’abord reprendre de manière
synthétique les précédents développements tout en veillant, ensuite, à expliciter
plus concrètement dans quels types de centres se retrouvent les figures mises en
avant. Par après, nous discuterons de cette notion de “figure”, en montrant qu’elle
met l’accent sur un trait identitaire principal de tout centre culturel. Il faut convenir
que la réalité est plus complexe et donc préciser selon quelles modalités des centres
adoptent plusieurs figures et quelles en sont les implications pour les relations internes entre professionnels et pour le déroulement des activités du centre.
3.3.1. RETOUR SUR LES DIFFÉRENTES FIGURES DE CENTRES CULTURELS
Avant d’aller plus loin dans la discussion entre figure de centre culturel et monde de
la médiation artistique et/ou culturelle, il importe de récapituler de manière synthétique ce qui a été dit depuis le début de ce chapitre. Pour ce faire nous reprenons,
à travers un tableau (cf. tableau 1), la manière dont chaque figure de centre culturel
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participe à un monde urbain de la médiation, ce qui implique une modalité particulière
(explicitée ou non) de médiation et la mise en avant d’un métier-phare.
Tableau 1 – Monde, modalité et métier de la médiation privilégiés en fonction de la
figure de centre culturel
Monde urbain de la médiation
Modalité de médiation
Métier de la médiation
Figure de spécialiste
Monde de la création et de la
production artistique
Relation pédagogique
Guide-conférencier
Figure de généraliste
Monde de la diffusion artistique
et culturelle
Rapport direct “œuvre-public”
Programmateur
Figure de liaison
Monde des acteurs territoriaux
Dynamique de mobilisation
Assemblier culturel
Figure d’immersion
Monde local du social et de
l’associatif
Maître ignorant
Animateur socioculturel et
artistique
Soulignons que la construction de ce tableau procède d’une logique différente de
celle du schéma 2 présenté dans le point 2.4. Ici, se dégage un métier-phare selon
la figure de centre culturel alors que précédemment était présentée la diversité des
activités de médiation à l’œuvre au sein d’un même centre culturel. En lisant côte à
côte ce tableau et ce schéma, deux remarques émergent. D’abord, deux activités – la
programmation et la mobilisation – sont, dans certains centres culturels, maîtresses et
façonnent fortement l’identité de métier attendue – programmateur ou “assemblier
culturel”. Ensuite, deux autres activités sont traduites dans des sens opposés en termes
de forme valorisée de métier de la médiation : l’animation est doublement valorisée,
soit à travers le métier d’animateur socioculturel et artistique, soit à travers celui de
guide-conférencier ; la coordination ne débouche pas sur la constitution d’un métier
central à proprement parler. L’animation, c’est-à-dire ici l’activité de contact direct avec
des participants et des publics qui se focalise sur les contenus de l’action culturelle
et artistique, demeure une activité socialement valorisée dans ces mondes urbains
de la médiation. La coordination, quant à elle, ne l’est pas, aussi importante soit-elle
en termes de temps de travail. Elle nous amène davantage vers des questions de
gestion et de logistique. Elle semble ne plus faire partie du domaine de la médiation.
Elle n’est dès lors pas constitutive d’une identité de métier positive dans ce domaine.
Avant de revenir sur les rapports entre activités et métiers, voyons comment les
différentes figures pointées et reprises dans ce tableau se traduisent concrètement
dans la centaine de centres culturels de la Communauté française de Belgique.
3.3.2.E SSAI D’INTERPRÉTATION SUR LE RAPPORT ENTRE FIGURES ET
CATÉGORIES DE CENTRE CULTUREL
La plasticité du cadre légal, les singularités locales mais aussi des logiques endogènes* à l’évolution de l’action publique sont des éléments qui permettent de rendre
compte de la diversification progressive du secteur des centres culturels. Parallèlement, l’analyse de la dynamique de cet instrument d’orientation de la politique des
centres culturels que forment les catégories de reconnaissance des centres culturels,
nous amène à comprendre que cette diversification n’est pas un phénomène totalement aléatoire.108 Sur la base du croisement d’informations quantitatives sur le poids
numérique et économique de chaque catégorie, d’un côté, et d’une lecture attentive
de la grille de reconnaissance annexée à l’arrêté de 1996, de l’autre, nous pouvons
108 Cette analyse des effets des instruments que sont les catégories de reconnaissance et les contrats-programmes
sera intégrée dans une publication ultérieure relative à l’état des lieux socioéconomique du secteur.
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• Les centres culturels régionaux se retrouvent plutôt dans les figures de généraliste et
de liaison, c’est-à-dire dans celles qu’on retrouve en contexte de ville interstitielle. Ce
n’est pas étonnant, dans la mesure où ces CCR sont installés dans des villes moyennes
et dans des petites villes régionales alors que, pour des raisons historiques, il n’y en a
ni à Bruxelles ni à Liège.109 Ce qu’il importe de souligner ici est surtout que le fait d’être
CCR n’implique pas l’adoption d’une voie unique et communément partagée en termes
d’orientation de l’action culturelle. Bien entendu, tous les CCR réalisent de la diffusion – cela fait partie de leurs missions –, mais la manière de considérer cette activité
comme première ou non varie très fortement entre CCR. Tous travaillent au cœur d’un
territoire d’action qui déborde la commune où se situe le siège du CCR. Néanmoins, le
rôle sociétal du CCR prend des orientations différentes selon que le centre adopte la
figure de généraliste des arts et de la culture ou celle de liaison territoriale.
• Les centres culturels locaux de catégories 3 et 4 forment un ensemble qui se réunit
selon une autre logique, non plus liée au contexte urbain mais bien à l’orientation
de l’action qui, en l’occurrence, est celle du maillage. Ces CCL se retrouvent tout
autant en contexte de métropole que de ville interstitielle. La catégorie semble
ici représenter un fort déterminant à l’orientation de l’action. Le fait de ne pas
disposer d’infrastructure culturelle (puisqu’il s’agit des deux catégories où on en
retrouve effectivement le moins) serait ainsi un déterminant fort pour adopter
un type particulier d’action. Le désavantage que représente le fait de ne pas être
matériellement en mesure d’accueillir et de présenter certains types de projets
artistiques ou socioculturels amène ces centres à devoir se reposer d’autant plus
sur des partenaires extérieurs pour initier et concrétiser des projets. De manière
volontariste, ou par défaut, ce sont des options d’immersion ou de liaison que ces
CCL sont encouragés à adopter.
• Les centres culturels locaux de catégories 1 et 2 semblent quant à eux se distribuer
de manière aléatoire entre les différentes figures. Pour autant, si l’absence d’infrastructure semble déterminer fortement la figure privilégiée, le fait d’en disposer ne
semble pas constituer un élément déterminant la question politique de priorisation
des finalités de l’action culturelle. Rappelons, par ailleurs, qu’en raison de la logique
inflationniste liée à la grille de reconnaissance des CC de 1996, la catégorie 1 est
devenue la plus importante en termes de nombre de centres culturels représentés. Cela indique à quel point les quatre figures de centres culturels sont toutes
d’actualité et que, dès lors, la question du devenir des orientations adoptées par
un centre culturel ne se pose pas seulement au niveau local mais demeure bien une
question plus globale. Cette question n’est d’ailleurs pas que sectorielle mais interpelle, comme le rappelle particulièrement la figure de la spécialisation, l’architecture d’ensemble des politiques culturelles de Communauté française (voire l’action
publique des arts et de la culture dans leur dimension multi-niveaux110).
Étudesn°2
avancer l’hypothèse d’une différenciation entre trois types de centres culturels : les
centres culturels régionaux, les centres culturels locaux de catégories 1 et 2 et les
centres culturels locaux de catégories 3 et 4. À la suite de cette précision quant à la
segmentation du secteur, nous pouvons relire les quatre figures de centres culturels
présentées dans ce chapitre, puisqu’elles ne se répartissent pas de manière complètement aléatoire selon le type de centre culturel. Voici quelques éléments qu’il est
possible d’avancer pour les trois regroupements précédemment repérés :
109 À Liège, plusieurs centres culturels existaient déjà dans les anciennes communes, avant leur fusion en 1977. Il n’a
pas été question à ce moment-là de les regrouper autour d’un seul centre. À Bruxelles, l’importance de l’ancrage
local et de l’initiative communale explique la multiplication des centres culturels locaux, non rattachés à un centre,
fédérateur, de plus grande importance. Par ailleurs, il faut souligner les cas particuliers des villes intermédiaires que
sont Charleroi et Mons, qui disposaient de centres culturels régionaux qui, aujourd’hui, sont “sortis” du décret et de
ses missions spécifiques.
110 L
owies J.-G. (2012), “La coopération culturelle en Belgique fédérale”, in Aubin D., Leloup F. et Schiffino N. (dir.), La
reconfiguration de l’action publique en Belgique, Louvain-la-Neuve : Academia-L’Harmattan, pp. 93-109.
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Étudesn°2
Il convient de rappeler le caractère hypothétique de cet exercice de rapprochement
des figures aux CC concrets. Pour le réaliser, nous nous basons sur l’échantillon des
vingt-quatre centres culturels dans lesquels nous nous sommes rendus (cf. Introduction). Ils ne représentent donc pas la totalité du secteur. En se fondant sur le caractère
diversifié de cet échantillon, des effets de saturation progressive* de celui-ci et de
la dynamique compréhensive engagée à l’égard du sens que donnent les individus
à leurs actions, il est possible de dégager les dimensions structurantes en termes
d’identité et de principes d’actions des centres culturels, ce qui débouche sur les
différentes figures de centres culturels. Cependant, un tel matériau empirique* ne
permet pas de réaliser des corrélations*, au sens statistique du terme, entre différentes variables* (telles que les catégories de centres et les figures adoptées). Aussi,
les interprétations proposées dans ce point sont à aborder avec prudence. Elles
visent deux choses : d’abord rendre concrète la proposition analytique en termes de
figures et ensuite encourager toute recherche plus quantitative sur le secteur des
centres culturels.
3.3.3.S EGMENTATIONS INTERNES AUX CENTRES CULTURELS
ET DYNAMIQUES DE COMPOSITION
Si une enquête statistique pourrait être opportune pour traiter les questions précédentes, des études de cas constituées à partir d’entretiens, mais aussi d’observations
de type ethnographique, s’avèreraient pertinentes pour instruire la question suivante :
celle des éventuelles segmentations ou des contradictions internes à chaque centre
culturel en termes de finalités d’action. Notre enquête empirique a révélé leur importance dont nous souhaitons rendre compte ici. En privilégiant l’analyse d’un nombre
important de centres culturels, nous avons fait le choix parallèle de généralement
ne rencontrer qu’une personne (parfois deux et une fois trois), ce qui nous amène
à aborder l’organisation qu’est un centre culturel à partir, à chaque fois, d’un regard
particulier. Ce regard nous donne beaucoup d’informations sur la manière de vivre
son métier et l’organisation d’un centre culturel. Cumulés, ces regards servent de
base fondée pour cette étude sur l’évolution du secteur des centres culturels et de
ses conceptions et pratiques de la médiation culturelle et artistique. Ces regards, pris
distinctement, ne permettent par contre pas aisément de rendre compte de centres
culturels particuliers. Pour cela, il faudrait réaliser des analyses sociologiques organisationnelles, au sens classique du terme. Quoi qu’il en soit, à travers les entretiens
réalisés, nous pouvons dégager des phénomènes récurrents qu’il convient de mettre
en évidence, dont certains trouveront certainement quelque écho dans une série de
centres culturels.
L’approfondissement de la division du travail en centre culturel comporte une double
dimension fonctionnelle et de reconnaissance sociale. Cette dynamique des relations
sociales ne produit cependant pas uniquement de l’intégration. Dans ce cas-ci, elle
n’accommode pas nécessairement tous les acteurs. Ces derniers ne se sentent pas
tous également impliqués en vue de la réalisation d’une même mission de médiation
artistique et culturelle. Il n’est par ailleurs pas certain que cette éventuelle “mission
commune” soit toujours définie clairement. Ainsi, cette division du travail doit aussi
être analysée à partir des engagements subjectifs, à fortes composantes normatives
et pragmatiques, que les individus opèrent ou non. Ces engagements sont inscrits
dans des jeux relationnels dont l’issue ou les modalités sont tout autant de l’ordre
de la dissonance, du conflit, de l’évitement, que de la collaboration.
Ainsi, si les différentes figures pointées précédemment permettent de se repérer
dans ce secteur diversifié des centres culturels et de cerner différentes déclinaisons
de l’inscription de ces centres culturels dans des mondes urbains de la médiation,
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La première est caractérisée par une autonomisation des missions. Phénomène souvent peu conflictuel, il consiste à diminuer l’interdépendance entre différents services. Chacun d’entre eux développe ses finalités propres ; dans la réalisation de ses
activités, chaque service n’interfère pas sur les autres. Cet extrait d’interview croisée
d’une programmatrice et d’une chargée de la médiation artistique montre bien la
séparation des démarches entre différents services, même si des ponts informationnels demeurent possibles a posteriori.
Étudesn°2
elles ont essentiellement été avancées sur la base de l’identité “présentée”111 par nos
interlocuteurs et les principes d’action encouragés. Il peut donc y avoir un décalage
relatif entre le discours et la réalité, prétendument “objective”. Ces décalages nous
encouragent à voir comment, lorsqu’ils sont reconnus, ils sont interprétés par les
acteurs des centres culturels. Nous pouvons distinguer quatre manières d’interpréter et de composer avec la segmentation du travail de médiation en centre culturel,
segmentation impliquant un découplage partiel des finalités visées par les acteurs
en présence.112
“Dans un lieu comme le nôtre, [le dramaturge] est un metteur en scène
de théâtre, pas un animateur social. […] [Ma collègue] et d’autres collaborateurs ont mis en place d’autres choses qui ont pour point de départ
le social […]. Ça revient à ce que je disais tout à l’heure. “Quel est le point
de départ de nos démarches à chacune ?” On est à l’opposé l’une de
l’autre, même si on peut se retrouver à un endroit. En l’occurrence, ici, il
va y avoir plein des propositions de rencontres avec une population […].
Et, en parallèle, on a une démarche artistique. […] Mais il peut y avoir un
pont dans l’information. […] On ne force pas les choses. Le jour où on
fait le spectacle, on ne fait pas une expo…” (Animateur, f)
Cette autonomisation peut déboucher sur une deuxième forme que l’on retrouve
également dans des contextes d’interdépendance faible mais qui se marque par des
relations de hiérarchisation symbolique entre les différents services. Le cloisonnement entre finalités et services ne s’exprime pas de manière égalitaire ; il se traduit
en mettant systématiquement en priorité et en avant un axe privilégié du centre
culturel. Les autres lui sont subordonnés. Mais généralement, le cloisonnement est
historique et naturalisé. Aussi, les acteurs en situation d’infériorité parviennent à
développer suffisamment de marges de manœuvre, de multiples tactiques, pour
définir eux-mêmes et positivement la traduction concrète et opérationnelle de leurs
finalités d’action. Cet extrait issu d’une rencontre avec une animatrice d’un centre
culturel bruxellois illustre clairement un tel processus.
“Il y a eu un moment, c’était vraiment en bas [le foyer] et en haut [le
centre qui s’occupe de la programmation]. Et il n’y avait pas de lien. Nous,
on allait voir en haut pour avoir de l’argent. On y va mais ce n’était pas
l’idéal à l’époque. […] La première année […] c’est vrai que je me sentais
un peu seule mais au rez-de-chaussée il y a toujours eu une entente parce
qu’on est bien obligés de travailler ensemble. Il faut qu’on parle des enfants, qu’on coordonne. Je travaille aussi pour la ducasse, je travaille aussi
pour la Zinneke parce qu’il y avait des ateliers “enfants” et puis parce que
je suis aussi artiste donc voilà, ça sert toujours. […] [Ce centre culturel]
est plus dans le culturel que dans le socio, on va dire, alors que le foyer
culturel… – c’est vrai – c’est l’image qu’il en donne parce que quand on
[parle de ce centre culturel], on pense directement à la programmation
culturelle. Quand j’en parle, je bosse [dans tel centre culturel], les gens
ils me disent “ah ouais, mais alors j’ai vu… y a ça comme spectacle”, mais
111 Goffman E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne – 1. La présentation de soi, Paris : Editions de Minuit.
112 Cette expression, en incluant l’idée de découplage normatif*, est donc plus poussée que celle de division du travail.
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finalement les gens ont l’image, c’est l’image que ça donne, ils ont du mal
à voir qu’il y a un foyer culturel, ils ne le voient pas. La communication
n’est pas bien faite, je ne sais pas, mais en tout cas c’est vrai que c’est
le culturel qui est mis en avant, l’événementiel, en fait.” (Animateur, h)
Cette ruse qu’on retrouve chez des animateurs se retrouvant dans des situations
d’infériorité (qu’elle soit symbolique, fonctionnelle ou autre) peut ne pas suffire dans
les cas où l’interdépendance des uns par rapport aux autres apparaît de manière
plus nette. Dans de pareils cas, il n’est pas rare que naissent des tensions. En effet,
une fois que des arbitrages doivent être posés, les désaccords en termes de conceptions des orientations de l’action et des pratiques de médiation culturelle réapparaissent de manière explicite. Se crée ainsi une dynamique de conflictualisation plus
ou moins violente. L’extrait ci-dessous illustre la naissance de ce processus. D’autres
cas montrent parfois une inscription plus pérenne de celui-ci. Son issue est souvent
incertaine. Il peut aussi bien déboucher sur l’éviction de certaines personnes (soit
sur une base volontaire – c’est la fuite –, soit via licenciement), sur des formes de
réorganisation qui intègrent ces arbitrages nécessaires, ou encore sur des réorganisations qui réduisent l’interdépendance au moyen d’une séparation plus poussée
des missions et des activités.113
“[…] Il faut se mouiller, il faut aller voir les gens, il faut convaincre les gens,
faut leur parler et donc au départ ça m’intimidait beaucoup et je me suis
dit : “c’est vrai que si on veut arriver quelque chose, il faut aller voir les
gens parce que derrière mon téléphone, visiblement ça ne marche pas”.
[Une collègue médiatrice pour un théâtre] m’a confirmé la chose et elle
m’a dit “moi en général, je vais voir des associations et surtout, surtout,
surtout je les écoute d’abord avant de leur vendre mon produit”. Parce
que moi au début j’avais l’impression de vendre des produits, c’était
comme vendre un aspirateur, c’était la même chose pour moi… Et ça
je l’exprimais ouvertement à l’équipe aussi, ça ne me convenait pas et
ce n’est pas ce que j’avais compris au départ et on trouvait toutes des
excuses en disant “Oui mais na na na”. Donc je me suis dit, je vais faire
de la place dans mon horaire, dans mon emploi du temps pour sortir [du
centre culturel] et aller à la rencontre des associations. Donc j’ai commencé à reprendre mon fichier et à voir d’abord les associations proches
[du centre culturel]. Et je suis désolée mais le travail qu’on fait au niveau
de la médiation, pour moi en tout cas, je me le dis de plus en plus, c’est
vraiment lié à de l’interpersonnel. Si le contact de départ n’est pas bon,
si le responsable de l’association, que ce soit l’éducateur, le formateur,
l’animateur, le coordinateur n’a pas un contact, un bon contact dès le
départ avec moi […] c’est déjà mal parti. Et si par contre ça se passe
bien et qu’on se trouve un terrain d’entente et un intérêt, une curiosité,
moi je peux ouvrir certaines portes sans arriver avec tout mon support
de com’.” (Animateur, i)
Hormis dans les cas d’autonomisation poussée et assumée, les animateurs rencontrés
témoignent souvent d’un désir de renforcer la dynamique de collaboration, entre
le centre culturel et son environnement, mais aussi entre les différents services ou
métiers au sein des centres culturels. Au-delà des nécessaires réunions de collaboration (ne fût-ce que logistique), il y a place à repenser des projets communs entre
des services qui travaillent de manière relativement autonome. Cette collaboration
est donc régulièrement à inventer et à construire, en particulier dans des contextes
où l’intégration est faible à la base. L’extrait suivant indique qu’à partir d’une remise
113 L
a sortie positive (du point de vue des animateurs) des cas de conflictualisation ou de hiérarchisation passe régulièrement par un changement de direction. C’est grâce à cela qu’il devient possible de raisonnablement espérer une
réorganisation du centre qui incarne davantage un projet culturel global et partagé.
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“Et elle est venue avec cette idée et certains d’entre nous étaient un peu
sceptiques. Donc [Martine] en l’occurrence qui avait déjà plein d’expérience et quand elle programmait un spectacle en scolaire, elle avait
l’habitude de le programmer mercredi après-midi ce qu’on appelle en
“tout public” et puis les fréquentations ont chuté, chuté, chuté et puis
elle s’est dit ça ne marche pas, ca ne sert à rien… […] Et puis elle a dit :
“mais non, il faut essayer de relancer, la société évolue, ce n’est plus les
mêmes gens, il y a beaucoup de… essayons et essayons pas uniquement
avec les spectacles mais avec toutes les activités qu’on fait, ça peut
être une séance de cinéma…” Et elle a mis ça en place et ça marche en
fait mais il faut à chaque fois… Bon si par exemple, ce n’était que du
cinéma… si on fait du cinéma grand public, Madagascar 1 – 2 – 3 tous les
mercredis ça irait mais à chaque fois on change d’activités. “Tu viens voir
le cinéma une fois, la fois d’après viens voir quelque chose d’autre”. Et
après elle a eu une idée avec une association du quartier de retranscrire
ce que l’enfant et l’adulte qui l’accompagne perçoit dans l’activité pour
en faire une pratique dans un atelier juste après. Donc la personne de
[l’association] va voir l’activité comme les autres et puis elle propose
aux… à ceux qui veulent de participer à un atelier qui dure après, créatif…
Chaque fois l’atelier est en fonction de ce qui a été vu. […] Vous payez
pour le spectacle mais vous ne payez pas pour l’atelier. L’enfant paie 5
euros, l’adulte paie 8 ; s’il veut participer à l’atelier après c’est gratuit.
C’est la cerise sur le gâteau. […] Et donc pour l’instant c’est un mercredi
par mois. Un mercredi par mois, en fait, parfois deux, ça peut être une
visite d’expo avec l’artiste et puis après, ils font un atelier créatif à partir
de ce qu’ils ont vu. On essaie de couvrir toutes les activités qui sont les
nôtres pour qu’ils aient un panel assez vaste, on l’a fait en danse, on l’a
fait en théâtre, on l’a fait en cinéma, on l’a fait en musique, on l’a fait en
expo…” (Animateur, j)
Étudesn°2
en question du fonctionnement quotidien, est susceptible de se déployer une dynamique collaborative entre différentes parties prenantes, internes et externes au centre
culturel. En l’occurrence ici, autour d’une activité hebdomadaire, se développe une
coopération régulière entre une chargée de la coordination associative, des programmateurs, ainsi que des animateurs travaillant pour une association du quartier
extérieure à la structure du centre culturel.
Les quatre phénomènes pointés ici témoignent des différentes manières de composer
avec la segmentation interne au centre culturel (cf. tableau 2). Ce ne sont donc pas
tant des situations que des processus. Bref, ces phénomènes ne sont pas des éléments descriptifs donnés une fois pour toutes. Ce qu’ils révèlent concernent plutôt la
manière dont les acteurs des centres culturels interprètent leur contexte de travail, en
fonction de leur propre définition des finalités et modalités souhaitées, et comptent
orienter ou non la configuration organisationnelle dans laquelle ils évoluent. Aussi,
le passage d’une manière de composer avec la segmentation interne à une autre est
un phénomène normal et s’observe régulièrement.
Tableau 2 – Manières de composer avec la segmentation interne au centre culturel
Interdépendance des services forte
Interdépendance des services faible
Relations égalitaires
Collaboration
Autonomisation
Relations non égalitaires
Conflictualisation
Hiérarchisation
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Étudesn°2
Ces phénomènes de différenciation interne montrent bien que le centre culturel peut
ne pas se déployer uniquement dans un seul monde urbain de la médiation artistique
et culturelle. Même si certains acteurs du même centre culturel mettront en évidence
une des figures pointées, soulignant ainsi l’identité du centre et son principe d’action
directeur, il n’est pas rare qu’à partir d’une observation plus fine, il devient possible de
découvrir le déploiement d’autres finalités et modalités au sein du centre. Il s’avère
dans ce cas intéressant de comprendre les rapports qu’entretiennent entre elles
ces différences.114 Aussi, un individu, apparemment très esseulé dans l’organisation,
détient souvent une marge de manœuvre suffisante pour s’investir dans un monde
urbain de la médiation et développer de la sorte son travail grâce à une pluralité de
supports qui, dans ce cas, seront plutôt externes (d’autres médiateurs, des associations). Dans le point suivant, nous proposons donc d’analyser cette dimension
“métier” davantage pour elle-même, c’est-à-dire à partir de la manière dont le déroulement des activités et les expériences professionnelles la reconfigurent en propre.
114 Il devient ainsi possible de mieux comprendre que, d’un côté, dans tous les centres se pratique de l’animation ou
de la médiation avec l’associatif ou avec “les publics”, mais que, d’un autre côté, la définition de ces missions et leur
place dans l’organisation sont susceptibles d’être radicalement différentes d’un centre à l’autre. Dans le même ordre
d’idée, la très grande majorité des centres parlent, aujourd’hui plus qu’hier, d’“artistique” ; cependant, la place et le
rôle qui lui sont accordés varient tout à fait d’un endroit à l’autre.
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Les métiers de la médiation artistique et culturelle en centres culturels adoptent
des contours diversifiés selon la manière dont s’y inscrit le rapport aux arts, à la
citoyenneté culturelle ou sociopolitique. Ils sont traversés par différents mouvements
de balancier qu’il est possible de décrire à partir de trois dimensions structurant les
moments d’élaboration et de réalisation d’activités de médiation, à savoir : 1) le type
de configuration sociologique et organisationnelle de cette médiation, 2) les aspirations du médiateur et 3) les modes de constitution des participants/des publics.
D’abord, s’intéresser à la question de la configuration des activités de médiation
amène à constater que la médiation apparaît comme une catégorie transversale à
l’action et que, dans d’autres cas, elle constitue une fonction dans une organisation
ou dans un monde urbain d’échanges artistiques. Ensuite, l’analyse des aspirations
du médiateur – qui est essentielle puisqu’on touche là à la question des finalités en
actes – permet de mettre en évidence la pérennité de certains repoussoirs, en particulier les formes “pures” de l’instruction et du divertissement, et de l’élaboration
concomitante de motivations hésitant entre dynamiques sociopolitiques et mouvements de l’expérience sensible. Enfin, ces activités s’inscrivent toujours en interaction
avec des participants ou des publics, qui doivent nécessairement se constituer ou
être constitués comme tels. Ce travail est inhérent à toute activité de médiation. Il
peut soit privilégier la voie de l’unité et du volontarisme d’un collectif de participants
aux activités, soit celle de la segmentation stratégique et ciblée des publics. Malgré
les divergences de vue à ce sujet, nous verrons que cette question est en réalité
subordonnée à la précédente. Aborder ces trois points distinctement, montrer que
s’y pose à chaque fois une oscillation particulière nous amènera dans un quatrième
temps à interroger ces métiers comme une forme de rapport à la société et aux
individus. Arrivés au terme de ce parcours empirique et analytique sur l’évolution
des métiers de la médiation artistique et culturelle en centres culturels, il nous sera
ainsi permis de réinterroger le référentiel de la démocratie culturelle, à partir de ses
transformations concrètes, de ses impasses, de ses rejets effectifs, mais aussi de
certains de ses espaces de réinvention, en particulier autour de la redéfinition de
l’enjeu d’émancipation individuelle et collective.
Étudesn°2
4. Pratiques de médiation culturelle
et mouvements subjectifs
4.1. C
ONSISTANCE DE LA MÉDIATION ARTISTIQUE ET
CULTURELLE : FONCTION DANS L’ORGANISATION
OU RÉFÉRENTIEL TRANSVERSAL ?
Si dans les discours, plus que dans les pratiques, comme le relevait déjà de Coorebyter115, animation socioculturelle et diffusion se sont longtemps opposées, la plupart
des acteurs de terrain sont actuellement prêts à affirmer que ces deux orientations
d’action sont effectivement pratiquées dans leur centre culturel. De plus, malgré
l’usage flottant des termes utilisés, presque partout s’organise – et donc s’observe
– de l’animation ou de la médiation artistique. La relativisation de certaines dichotomies, d’un côté, et la prégnance de plus en plus importante de l’artistique, de l’autre,
ne transforment pas pour autant le secteur des centres culturels en un ensemble
homogène. Ces deux phénomènes sont objets de réappropriations diverses. D’ailleurs,
l’approfondissement de la division du travail de médiation artistique et culturelle, s’il
est commun, demeure une problématique organisationnelle et politique – localement,
115 de Coorebyter, op. cit.
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Étudesn°2
et éventuellement au niveau sectoriel. S’y jouent des questions de priorisation et de
hiérarchisation mais aussi de degrés d’ambitions de transversalité dont les résolutions concrètes, elles, demeurent diverses. Aussi, si on accepte l’idée que le rapport
du centre culturel au monde urbain se reflète partiellement dans son organisation
interne, il est utile de convoquer à nouveau le couple différenciation/maillage pour
rendre compte de la manière dont la médiation artistique et culturelle s’incarne dans
les activités concrètes des centres culturels. Apparaît alors une différence selon
que cette médiation constitue un domaine à part entière, objet d’une spécialisation
poussée, ou que, malgré la nécessaire division du travail, elle demeure un référentiel
transversal à l’action du centre. Nous abordons maintenant successivement ces deux
cas de figure.
4.1.1.
L A MÉDIATION CULTURELLE COMME MÉTIER ET FONCTION DANS
L’ORGANISATION
La médiation est devenue un élément très présent dans les mondes urbains de la
création et de la diffusion artistique, au même titre qu’elle s’est progressivement
immiscée au cœur du monde muséal.116 Elle s’incarne sous la forme de groupes
professionnels, en particulier en France117 ou au Québec118 où le terme de “médiateur” semble s’imposer. Cette voie est empruntée par certains centres culturels de
Belgique francophone. Elle n’est cependant pas majoritaire. Légitimée, notamment,
par les idées de compétence et de qualité fondées sur une spécialisation des rôles
– de l’artiste, du programmateur, du médiateur et du public –, elle correspond peu
à l’esprit des centres culturels. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui empruntent
cette voie puisent des ressources de légitimité moins dans l’histoire du secteur que
dans des expériences flamandes ou étrangères ainsi que des expériences relatives à
d’autres domaines des politiques culturelles.
“Il faut aller à la rencontre des gens et en fait, on est très solidaires dans
le secteur. J’ai eu l’occasion de rencontrer [une collègue] du KVS119 qui fait
de la médiation là-bas et je lui ai dit : “comment est-ce que tu fais ? je ne
sais pas par où commencer”. Elle m’a dit : “il faut aller sur le terrain, il faut
aller rencontrer les gens, moi je fais ça, ça, ça…” Et je dis : “ouais, c’est pas
mal.” Et moi qui suis quand même assez timide au départ, assez discrète,
c’était me demander beaucoup au niveau de l’engagement personnel.
[… ] En tout cas en une heure, elle a un peu expliqué ce qu’elle faisait et
pour moi, ça fait a tilt et je me suis dit : “c’est pas con.”” (Animateur, i)
Ces relais extérieurs sont des ressources de légitimité mais aussi des ressources
cognitives, que ce soit pour un professionnel à l’égard d’autres membres de la même
structure culturelle ou pour cette structure à l’égard de son environnement. En constituant des supports à l’action, ils permettent de sortir de certaines impasses quant aux
modalités relationnelles qu’implique un travail de médiation. Ils soulèvent des pistes
à ce sujet, notamment pour inverser la manière de rencontrer les publics. À travers
l’observation ou la discussion de ces pratiques initiées par des collègues extérieurs,
se dégagent aussi des pistes très concrètes d’activités qui pourraient être réinterpré-
116 C
f., notamment : Raison présente (2011), “Pour une éthique de la médiation culturelle ?”, n° 177 ; Hermès (2011), “Les
musées au prisme de la communication”, n° 61 ; Kindt M. (2013), Vers une conceptualisation de l’expérience culturelle
des enfants : le cas de la visite aux musées d’art et d’histoire. Thèse de doctorat, Louvain-la-Neuve/Mons : Université
catholique de Louvain/UCL-Mons.
117 Auboin et al., op. cit.
118 L
afortune J.-M. (dir.), La médiation culturelle. Le sens des mots et l’essence des pratiques, Presses de l’Université du
Québec : Québec.
119 Koninklijke Vlaamse Schouwburg (Théâtre Royal Flamand).
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Spécialité en gestation, le métier de médiateur artistique ou culturel se dessine également autour des dynamiques de technologisation de la médiation et de l’importance
croissante des supports matériels. Ce phénomène est sans doute plus marqué dans
les musées où la réflexion architecturale et muséographique croise l’importation de
multiples outils de communication (audio-guides, tablettes virtuelles, jeux participatifs,…). Néanmoins, certains centres culturels expérimentent – avec plus ou moins
de succès – cette technologisation de la médiation culturelle (à travers des blogs,
comme on l’a évoqué, des plateformes Facebook,…), sans compter que cela s’inscrit
dans un mouvement plus large de technologisation de la communication culturelle.
Même si cette dynamique est croissante et qu’apparaissent de nouvelles expériences
culturelles ou esthétiques de type virtuel121, elle ne doit pas cacher ce qui demeure le
cœur des activités des équipes de “médiation des publics”, de “relations publiques”
ou des “équipes pédagogiques” (en centres culturels, du moins), à savoir un travail
relationnel, personnalisé et continu de sensibilisation artistique et de coordination
de moments concrets de médiation.
Étudesn°2
tées et mises en œuvre.120 Ainsi, les médiateurs sont, dans ce type de configuration,
amenés à développer des projets spécifiques qu’ils créent bien souvent “sur le tas”,
en s’inspirant ponctuellement d’activités extérieures à l’organisation dans laquelle
ils travaillent. Ce modèle est d’ailleurs plus fréquent que celui de transfert de compétences ou de pratiques, entre générations, à l’interne.
Les compétences du médiateur se dessinent ainsi autour du relationnel, de l’artistique
et du technologique. Le premier des trois termes garde une importance majeure, ce
qui différencie ce professionnel des artistes ou des programmateurs. Dans ce type de
configuration où la spécialisation prime et où la médiation devient un métier précis,
s’observe une hiérarchisation entre travail de création artistique et de programmation,
d’un côté, et travail de médiation de l’autre. Cette hiérarchisation est fonctionnelle,
parfois symbolique. Du point de vue fonctionnel, cela signifie que la définition de
la programmation prime sur celle de médiation. Autrement dit, ce qui est objet de
médiation est essentiellement ce qui est inclus dans un programme de création et
de diffusion. Le travail de médiation est donc subordonné à d’autres finalités. Cela ne
réduit pas pour autant l’importance de l’autonomie* des médiateurs, ni leur créativité.
Cela ne signifie pas non plus que création et programmation ne sont pas touchées par
la médiation. Au contraire, aujourd’hui plus qu’hier, elles sont constamment sollicitées
par celle-ci. Cela signifie simplement que la division du travail génère des formes
de spécialisation qui induisent un ordonnancement formel dans l’élaboration des
activités réalisées au niveau du centre. On retrouve entre médiateurs et programmateurs le même type de clivage et de hiérarchisation qu’entre guides-conférenciers et
conservateurs dans le cadre des musées.122 Indirectement, la question posée revient
à se demander si ce qui prime est l’art ou la science comme formes “pures” ou la
relation que les individus vont engager avec des formes artistiques ou des activités
scientifiques.123 Généralement, dans ce type de configuration, les premiers termes
l’emportent sur les seconds.
120 À titre d’exemple, une animatrice rencontrée dans un centre culturel bruxellois nous faisait part de son intérêt pour
une initiative lancée au Manège. Mons, qui concerne la réalisation d’un blog de critique culturelle menée avec et
pour des jeunes du secondaire.
121 G
herbi M. (2013), “L’émergence du corps dans l’expérience virtuelle de lieu : une approche phénoménologique”, Thèse
de doctorat, Louvain-la-Neuve/Mons : Université catholique de Louvain/UCL-Mons.
122 P
eyrin A. (2008), “Démocratiser les musées : une profession intellectuelle au féminin”, Travail, genre et sociétés, vol.
1, n° 19, pp. 65-85. Autre parallèle à noter entre ces deux cas, la dimension très féminine et “relationnelle” des métiers
observés.
123 A
ussi, il n’y a pas véritablement d’opposition entre artiste et non-artiste. C’est au sein même des artistes de profession
que certains adopteront plutôt une orientation de création, tandis que d’autres celle de médiation (cette dernière
impliquant d’ailleurs un travail important de création de dispositifs ou d’animations).
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Étudesn°2
4.1.2. LA MÉDIATION CULTURELLE COMME RÉFÉRENTIEL TRANSVERSAL
Dans une configuration où est questionnée l’existence même d’une sphère artistique
reconnue pour son extériorité et des attributs qualitatifs spécifiques, le travail de
médiation artistique et culturelle ne sera pas appréhendé de la même manière. Si
dans des centres culturels qui s’inscrivent dans une configuration de différenciation,
et donc de spécialisation de la médiation culturelle comme fonction dans l’organisation, ce qui apparaît important concerne les supports professionnels extérieurs, la
technologisation des activités et la hiérarchisation entre programmation et médiation,
l’orientation en termes de maillage induit d’autres déclinaisons. Celles-ci s’ancrent
dans un phénomène majeur : la quasi-absence (en principe, du moins) de hiérarchisation des expressions culturelles sur des critères esthétiques. Bien sûr, comme des
choix doivent être posés (notamment, en termes de diffusion), des formes de hiérarchisation, ne fût-ce qu’implicites, existent dans la pratique. Néanmoins, ce principe de
non-hiérarchisation est tellement légitime qu’il traverse l’esprit du centre et certaines
de ses pratiques. Aussi la médiation culturelle qui s’incarne concrètement dans les
activités de ce type de centre est-elle transversale à celles-ci, elle est censée inonder
l’ensemble de ces activités. Ce phénomène se traduit par une ouverture maximale du
dispositif du centre culturel.124 Cela signifie que tout le monde doit pouvoir s’y exprimer et que, de ce fait, il convient de réduire toute forme, même implicite, d’exclusion,
telles celles qui pourraient s’immiscer à partir du moment où sont introduites des
exigences de qualité technique ou esthétique envers les participants aux activités.
Dans ce type de configuration, on retrouve ainsi peu de hiérarchisation interne. Eventuellement, existent des divisions de type interpersonnel mais elles s’organisent moins
nettement en termes fonctionnels comme dans la configuration précédente. Apparaissent, par contre, des formes de délégitimation par l’externe. Elles émanent alors
d’autres centres culturels, qui s’apparentent davantage au premier cas de figure
abordé dans ce point, d’autres structures culturelles ou encore de nouveaux artistesintervenants récemment engagés pour réaliser des prestations d’animation dans le
centre culturel. Dans de tels discours négatifs, seront tout à la fois reprochés : un
manque de professionnalisme, une faible capacité d’innovation dans les pratiques de
médiation culturelle, un esprit “centres culturels” trop autarcique et, corrélativement
à cela, une forme d’amateurisme liée à une peur d’introduire des exigences de qualité.
Les discours de légitimation et de délégitimation consistent toujours à figurer un
positionnement des uns par rapport aux autres. En cela, ils parlent de manière réductrice de la réalité des pratiques. Néanmoins, ils permettent de situer les ambitions
de chacun et, parfois, a contrario, les problèmes à résoudre selon la configuration
dans laquelle on se trouve. Aussi, dans cette conception de la médiation demeure un
problème difficile à résoudre pratiquement au sujet des choix relatifs aux contenus
de l’action et aux limites des domaines d’action, puisque s’y combinent une quasiabsence de critères d’évaluation et d’arbitrages (en particulier, esthétiques) et une
définition extensive de la culture.
124 Pour cerner l’importance de ce phénomène, on peut citer une observation que nous avons réalisée dans un centre
culturel. Lors d’un débat qui faisait suite à un concours de photographies dont les participants étaient des personnes
de la commune d’implantation du CC, apparaît l’idée, en vue de la réorganisation future de ce concours, d’engager
un artiste-photographe qui pourrait constituer un support pour les participants (amateurs) en amont du processus.
Cette idée a été rejetée par un membre du conseil culturel dont l’argumentaire consistait à rappeler : 1) que tout le
monde doit pouvoir s’exprimer ; 2) qu’il ne faut pas laisser s’immiscer insidieusement la question des exigences de
qualité technique et esthétique ; 3) car cela risquerait de produire des formes d’exclusion et donc de dévier l’action
du CC de l’objectif fondamental d’expression de tous. Il est remarquable que, dans la suite du débat, cet argumentaire
n’ait pas été contredit par les autres personnes présentes.
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L’incertitude structurelle présente dans de nombreux centres à propos des modes de
jugement de ces contenus culturels des activités est en partie réduite sur le terrain
par le caractère affirmé des aspirations professionnelles des médiateurs. En effet,
la médiation, comprise comme acte communicationnel, répond à des objectifs relationnels, dont le degré de précision peut effectivement réduire l’incertitude initiale
relative aux contenus de l’action. Ces objectifs concernent toujours la transformation
partielle de l’individu (public, participant,…) au cœur du processus de médiation. Cette
transformation est susceptible de porter tout à la fois sur les compétences cognitives,
l’état émotionnel, les capacités d’action ou encore le potentiel créatif des individus
ou groupes. À travers les débats historiques sur les centres culturels et les développements pratiques plus récents, peuvent être dégagés quatre principaux mobiles à la
médiation : 1) instruire (ou enseigner), 2) distraire (ou divertir), 3) politiser ou 4) (re)
découvrir le rapport à soi et aux autres. Bon nombre d’activités organisées en centre
culturel mêlent ces ambitions. Pourtant, dans les discours, et donc aussi dans la manière
de légitimer certaines actions, les deux premières demeurent des repoussoirs assez
forts, tandis que s’observe une oscillation de plus en plus nette entre un travail socioculturel à forte dimension citoyenne et sociopolitique, d’un côté, et une focale sur un
travail encourageant les mouvements subjectifs de l’expérience sensible. Il s’agit de
plus en plus d’une oscillation plutôt que d’une opposition, dans la mesure où, dans de
nombreux cas, ces termes apparaissent de moins en moins en contradiction.
Étudesn°2
4.2. L
ES ASPIRATIONS DU MÉDIATEUR : CRITIQUE SOCIOPOLITIQUE OU MOUVEMENTS DE L’EXPÉRIENCE SENSIBLE ?
Les centres culturels sont nés à partir d’une conception politisée de la culture en
opposition, dans les discours en tout cas, à deux autres formes de médiation culturelle
qui sont : la distraction (ou le divertissement) – synonyme de consommation passive
et d’aliénation à l’égard des industries culturelles –, et l’enseignement – synonyme
d’intériorisation de la domination culturelle des élites. Socialement, le tranchant des
critiques de l’aliénation et de la domination (dont les formes intellectuelles, parmi
les plus radicales, se retrouvent, respectivement, dans les œuvres de Debord125 et
de Bourdieu126) s’est largement atténué pour la raison qu’elles font largement partie
aujourd’hui du sens commun et qu’elles constituent ainsi une balise permanente. Cela
pose le problème de l’inconséquence de ce type de critiques, devenues banalisées et
stéréotypées,127 voire obsolètes.128 De plus, les formes actuelles de légitimité culturelle,
incarnées notamment dans la figure de l’“omnivore culturel”129, tendent, d’un côté, à
relativiser les découpages entre cultures populaires commercialisées, cultures locales
et avant-gardes artistiques, et, d’un autre côté, à valoriser l’alternance des modalités
d’engagement culturel – de la consommation très passive derrière un lecteur de DVD
à l’admiration de performances qui invitent à l’implication du public, en passant par
l’écoute de conférences en ligne au sujet de tel ou tel mouvement artistique. Autant
dire que les centres culturels doivent composer avec cette diversification des pratiques culturelles, mais aussi leur hybridation. Les catégories de pratiques culturelles
et de compréhension de celles-ci ayant changé, les mobiles de l’action culturelle
connaissent eux aussi des transformations. La difficulté actuelle – ou l’impossibilité
empirique – d’aborder la réalité culturelle de manière structuraliste amène de fortes
remises en question des principes de l’action culturelle qui ne peut plus être pensée
dans les même termes qu’au moment de la fondation des centres culturels.
125 Debord G., op. cit.
126 Bourdieu P. (1979), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Editions de Minuit.
127 R
ancière J. (2009), “Critique de la critique du “spectacle””, in Rancière J., Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris : Editions Amsterdam, pp. 619-636.
128 Dosse F. (2012), Histoire du structuralisme.* Tome II : Le chant du cygne. 1967 à nos jours, Paris : Flammarion.
129 Peterson R., Kern R. (1996), “Changing Highbrow taste : From Snob to Omnivore”, American Sociological Review,
vol. 61, n° 5, pp. 900-907.
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Étudesn°2
Pour situer le déplacement opéré, attardons-nous sur un extrait d’un texte d’Henri
Janne issu de l’ouvrage L’animation socio-culturelle, espace d’affrontement idéologique paru en 1977 :
“La démocratie culturelle […] consiste à considérer la culture non plus
comme objet de consommation (même intelligente) mais comme terrain
social de participation : l’attitude passive, “réceptive” devant les “œuvres”
ou devant les créations actuelles, doit faire place à la critique en groupes,
à des activités, par quelque côté, opératives et créatrices, ainsi qu’au
déclenchement d’expressions personnelles par des actes culturels ou,
au moins, à propos des productions culturelles ; c’est ici que la politique
(culturelle) se fonde sur l’“animation”, car il s’agit de faire resurgir les
motivations inhibées et refoulées dont la culture élitiste de classe et le
consommation passive de la culture ont bloqué l’élan.”130
Si de nombreux acteurs de terrain s’accorderaient certainement sur les principes
présentés ici pour fonder la démocratie culturelle, il convient de noter que deux
éléments majeurs de cette présentation ne se retrouvent plus de manière fréquente
dans les discours des animateurs de centres culturels, à savoir : une modalité d’action
privilégiée – “la critique en groupes” – et deux ennemis de l’émancipation personnelle – la culture élitiste et la consommation passive. Même si ces deux ennemis
représentent encore des repoussoirs, on ne retrouve pas chez les acteurs de terrain
d’aujourd’hui les thèmes du blocage, de l’inhibition ou du refoulement créés par
ces forces sociales.131 Dès lors, implicitement, c’est un changement de conception
du rapport entre l’individu et le monde qui s’opère. S’il n’est pas question de dénier
l’importance des contraintes sociales et culturelles contemporaines, il est rare que
de manière spontanée les professionnels en centre culturel perçoivent les liens entre
les individus et leur environnement sous l’angle de l’homologie* ou du déterminisme
des premiers sur les seconds. Le rapport à la finalité concrète de l’action culturelle
s’en trouve transformée. La visée émancipatrice demeure belle et bien mais se situe
moins dans une libération de l’individu par le travail de critique en groupe que dans
la mise en place de conditions de déploiement de l’expérience personnelle.132 Il s’agit
ainsi d’étendre l’espace des possibles à travers et pour les mouvements subjectifs des
participants de l’action culturelle. Si ce type de processus émancipatoire comporte
une dimension politique, dans la mesure où il invoque une autre esthétique du soi
ou du rapport aux autres, bref, une autre manière de partager le sensible133, il ne se
développe pas dans un registre préalablement perçu comme “politique”134. Ce qui
prime est le mouvement subjectif d’émancipation, qui est discontinu, personnel et
ponctuellement collectif. De la sorte, ce mouvement est paradoxalement amené à
être excessivement méfiant à l’égard des idéologies de l’émancipation. Alors que la
critique sociopolitique demeure familière, il est probable que ce travail sur l’expérience sensible soit encore perçu comme un domaine abstrait. Pourtant, il se révèle
très présent dans les pratiques. La raison de ce paradoxe se situe certainement dans
les difficultés de mettre socialement en mots des moments qui articulent expériences
à soi et rapports au corps (physique, sonore,…), et ce, même si ces deux dimensions
sont souvent articulées à des dynamiques collectives et à des encouragements à
l’expressivité. Voici un extrait qui rend compte, dans le détail, d’une telle aspiration
vécue et formulée par un médiateur, extrait qui devrait permettre de mieux palper ce
qui se joue discrètement dans de nombreuses activités organisées en centre culturel.
130 Janne H., cité in : de Coorebyter V., op. cit., p. 36.
131 U
ne des raisons de ce changement se trouve certainement aussi dans le caractère inaudible de ce raisonnement
pour une grande partie des publics ou participants de l’action culturelle.
132 Cf. sur ce thème : Martuccelli D. (2010), La société singulariste, Paris : Armand Colin.
133 Rancière J. (2000), Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris : La Fabrique.
134 Cingolani P. (2011), “Psychanalyse, politique et désidentification”, Revue du MAUSS, vol. 38, n° 2, pp. 171-183.
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D’abord on sent l’envie, on sent l’envie des enfants, ils arrivent dans le
parc, ils sont contents. Ils sont contents d’être là, ça se sent, ils parlent :
“Blah blah… oui, je suis déjà venu.” Ca commence directement en fait
vraiment à la première seconde c’est déjà, ça commence. […] Ils arrivent
avec quelque chose, ils sont là et puis du coup, ce qui m’a beaucoup
marqué, c’est comment les animateurs partent de ce que les enfants sont,
ce qu’ils amènent, pour les emmener vers d’autres choses. Et avec les
animateurs avec lesquels je travaille, je trouve que c’est vraiment des gens
qui ont cette capacité d’emmener les enfants, […] de les emmener vers
un espace qu’ils ne connaissent pas encore et c’est ça la médiation. […]
C’est être cet élément – je ne sais pas comment expliquer – donner cette
énergie pour qu’on dépasse ses propres limites. Alors ce qui est beau là,
c’est qu’on voit le prof qui n’a pas du tout l’habitude de voir ses enfants,
sa classe, dans cet état-là parce qu’on sort du cadre complètement. Ce
qui m’amuse c’est l’explosion du cadre pour arriver dans un autre, ce
n’est pas qu’il y a pas de cadre mais c’est totalement différent de l’école.
[…] Le travail en amont aussi il est intéressant. On leur a construit des
combinaisons, cousu, etc. donc il y avait une étape à un moment donné,
on leur demandait de se changer donc ils mettaient des combinaisons
au-dessus de leurs vêtements. […] Pas tout de suite, d’abord on parlait de
l’artiste, comment il est venu à faire de la sculpture, […] les présentations,
la création d’ambiance de groupe et que chacun se sente bien à l’aise
l’un par rapport à l’autre, l’animateur par rapport aux enfants… […] Il y a
vraiment une première demi-heure et c’est là que beaucoup de choses se
jouent et puis on les laisse se changer, mettre des combinaisons : il y en
a des bleus, des jaunes, des rouges spécifiquement sur cette animation.
Donc ils se sont retrouvés dans le parc tous habillés de la même manière
mais d’une manière plastique, avec les trois couleurs primaires. Et donc
on dépasse déjà le côté identitaire, “mes fringues, mon truc”. Et là il y
a eu, il y a eu plein de choses qui se sont passées. Simplement voir des
enfants qui se couchent sur le sol comme ça et qui regardent le ciel et
qui s’arrêtent et qui sont là “waouuuuuuuh… waouh” qu’il pleuve, qu’il
vente, qu’il fasse beau, ils sont comme ça. Ils voient un tas de feuilles, ils
sautent dedans, ils se couchent, ils se roulent.
Étudesn°2
“Qu’est-ce qui vous marque quand vous êtes là, présente sur une animation […] ?
Parce que l’animateur les incite à se laisser aller ?
Parce qu’il y a ça et du coup ils se laissent aller et ils s’approprient le truc.
Cette animation est vraiment sur le fait de partir de la sculpture pour
utiliser son corps comme une propre sculpture. A un moment donné,
l’animateur dit : “on ferait bien un concours sur la classe la plus longue,
comment vous feriez la classe la plus longue.” Et puis, ils s’installent, ils
font une grande ligne tous comme ça, couchés, vraiment au sol mais
donc c’est vraiment eux – après on fait une photo – et artistiquement
c’est très intéressant.
Oui, parce qu’avec toutes les couleurs…
C’est superbe, c’est super beau et ça pourrait être et ça découle du travail
de l’artiste de s’installer dans un parc, d’utiliser une matière. […] C’est
fascinant de voir ces moments qui se créent. On ne sait pas ce qu’il en
reste, on ne sait pas ce qu’il en restera, ce n’est pas mesurable mais sur le
moment on sent… on sent qu’il se passe quelque chose. Il y a un truc extraordinaire qui se passe. Et il y a un truc aussi très – allez – très important
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parce que ce n’est pas un moment individuel, c’est un moment collectif
et on est dans le collectif et ça c’est une valeur qui est très importante à
transmettre. […] Donc ils se retrouvent dans une situation où eux-mêmes
se surprennent et c’est un peu là, là, un des sens de l’œuvre artistique
d’avoir une autre vision de soi-même, une autre vision des autres. Donc
le projet pour moi est cohérent.” (Animateur, d)
L’émancipation culturelle ne se pense plus uniquement à travers l’idée de libération
des jougs de la consommation ou de la culture dominante. Pourtant, dans l’extrait
cité ici, de même que lors de discussions avec d’autres animateurs, n’apparaît pas une
indifférence à l’égard de la politique, définie dans un sens très général comme souci
de relier l’individuel et le collectif et d’interroger cette relation. Il existe une importante
préoccupation de donner aux individus les possibilités de se trouver, de déployer
leur action, de se situer par rapport aux autres, et, de la sorte, relier concrètement
et de manière créative quotidien, esthétique et politique. Si changement d’approche
des finalités en acte de l’action culturelle il y a, il se joue moins sur l’idée de substituer l’esthétique individuelle au sociopolitique collectif que sur celle de promouvoir
les registres du sensible autant que ceux du discursif et des régimes d’intelligibilité
établis. Ce basculement s’inscrit dans une recherche de sens sans téléologie. Nourri
de la critique artiste de la société capitaliste et industrielle135, il n’est pas propre aux
centres culturels. Il est également présent dans les structures culturelles marchandes
mondialisées – il suffit de penser aux logiques de l’innovation dans le secteur des
jeux vidéo qui, à travers le virtuel, crée des expériences physiques et émotionnelles
de plus en plus diverses et réelles. Néanmoins, la présence de cette critique artiste
dans le monde marchand contemporain n’invalide pas pour autant d’autres initiatives
qui, plus ou moins explicitement, s’en inspirent à travers des orientations diversifiées.
Ainsi, les centres culturels, en accordant de plus en plus d’attention à l’expérience
personnelle, continuent souvent à avoir pour souci de relier celle-ci à des dimensions collectives, certes à géométrie variable, et ce, à partir d’une préoccupation non
marchande. Cela constitue une de leur originalité. Ce basculement vers le subjectif
n’est donc pas vécu comme un danger à combattre. Il est plutôt perçu comme une
finalité à proprement parler, d’abord, comme un passage obligé pour tout projet à
dimension collective, ensuite.136
4.3. L
A CONSTITUTION DES DESTINATAIRES DE
LA MÉDIATION – UNITÉ DES PARTICIPANTS ET
SEGMENTATION DES PUBLICS ?
L’idée de mouvement est motrice de l’action en centres culturels. Elle a adopté
des contours différents au cours de leurs quarante années d’histoire, associée initialement au travail de distanciation critique à l’égard des systèmes d’aliénation et
domination culturelle, pour s’articuler de plus en plus à un travail d’extension et de
mise en commun de l’expérience sensible. Cette idée, pour être opératoire, s’incarne
135 Boltanski L., Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard.
136 À travers cet extrait d’entretien, Touraine exprime bien cette préoccupation : “Aujourd’hui, le souci de soi comme
valeur centrale est partout présent. En bien et en mal. Le sujet en est la version positive ; la version négative est la
subordination des acteurs à un système de pouvoir qui casse les structures sociales pour laisser l’individu flexible sur
le marché ou le soumettre à une idéologie. Je vous ai dit quelle importance j’attribue aux efforts pour réintroduire
ce qui a été écarté, rejeté, infériorisé par le modèle européen rationaliste et en particulier pour réinventer le corps,
l’imaginaire, la diversité culturelle, pour l’égale considération accordée aux hommes et aux femmes. Les références
à de grandes valeurs ont disparu et sont remplacées par un individualisme de l’authenticité et de l’ouverture aux
autres : responsabilité personnelle, responsabilité collective. Cela commence dans les conduites les plus proches : le
souci du corps, de l’esthétique. Dans la gymnastique et la recherche de la forme, il n’y a pas qu’une dimension commerciale ; les femmes se font des soins pour elles-mêmes. D’où l’image de la beauté comme unité, comme rapport
à soi. L’estime de soi suppose le regard du sujet sur lui-même. Le thème du rapport à soi est donc partout présent.”
Cf. Touraine A., Khosrokhavar F. (2000), La recherche de soi. Dialogue sur le sujet, Paris : Fayard, pp. 113-114.
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généralement dans des activités organisées pour des groupes, parfois par eux. À
l’observation, il apparaît que ces groupes sont de plus en plus souvent organisés en
dehors du principe de rassemblement volontaire des individus qui les constituent.
Nous avons abondamment illustré le travail de médiation culturelle qui s’opère pour
des groupes scolaires ; nous pourrions évoquer les dispositifs créés pour les demandeurs d’emploi, les personnes handicapées ou encore le troisième âge. Ces groupes,
davantage constitués par l’action publique que par les volontés individuelles, servent
de support à l’entame d’activités de médiation culturelle. Cette modalité de constitution, segmentée, des “publics” ou des “participants”, sans être exclusive, représente
un phénomène qui interroge nombre d’acteurs de centres culturels eux-mêmes prêts
à défendre les idées d’intergénérationnel, d’interculturel, et, plus généralement, de
rassemblement associatif ou volontaire… De manière plus générale, ceci invite à
reposer la question de la différenciation et du maillage sous un autre angle, autour
de la diversité des publics, des participants et des cultures, d’un côté, et de l’unité
du public et de la participation culturelle, de l’autre. Nous voudrions, dans ce point,
rappeler d’abord qu’elle n’est pas neuve et qu’elle s’exprime sous forme de tension
dialogique* depuis l’origine des centres culturels. Ensuite, nous souhaiterions montrer
que, dans les pratiques, diversité ou unité ne sont pas des valeurs en elles-mêmes qu’il
suffirait de choisir. Selon nous, s’appuyer sur la diversité ou l’unité pour réaliser une
action, ou développer l’un ou l’autre principe comme finalité, ne peut se comprendre
qu’à partir de l’élucidation d’un registre normatif*, peu explicité mais particulièrement
présent dans les centres culturels, à savoir, justement, celui du mouvement. Nous
verrons in fine qu’un des dilemmes récurrents des animateurs en centre culturel se
situe entre un idéal d’activités qui combinent perspectives d’unité et de mouvement
du public et une efficacité d’action en termes de mouvement qu’ils savent davantage
trouver dans une action différenciée (tandis qu’ils rejettent d’apparentes perspectives
d’unité quand elles sont trop synonymes de statu quo culturel, voire de régression).
4.3.1.
A MBITION DE LA DÉMOCRATIE CULTURELLE – PRODUIRE DU COMMUN À PARTIR DE CLIVAGES IDÉOLOGIQUES ET INSTITUTIONNELS
La politique culturelle développée en Belgique francophone se fonde sur la reconnaissance du principe de diversité qui, d’une certaine manière, est entériné par le
pacte culturel de 1973. Cette diversité n’est pas qu’un principe normatif*. Il s’agit
avant tout d’une réalité constatée et institutionnalisée. Cette diversité est idéologique,
philosophique, mais aussi religieuse… Aussi, même si elle constitue aujourd’hui un
paradigme à part entière137, l’histoire des centres culturels nous rappelle qu’elle est
aussi un moyen de produire de l’unité. Convoquer les exigences de parité et de pluralisme dans la composition des instances décisionnelles afin de produire localement
une action culturelle commune indique bien qu’un tel chemin est emprunté. En effet,
dès l’arrêté royal du 5 août 1970 et le Rapport au Roi annexé à cet arrêté, l’orientation
générale de la politique des centres culturels est clairement présentée autour du
principe d’éducation permanente et de modes d’organisation et d’action fondés sur
la participation de tous. Éducation permanente et participation sont à la fois finalités et modalités.138 Ces principes s’incarnent très concrètement dans les structures
137 Lowies J.-G. (2013), “La diversité culturelle”, Repères, n° 3.
138 “[L] es centres culturels reposent sur des mécanismes participatifs qui structurent véritablement leur conduite ; ils
favorisent l’accès mais aussi la participation ; ils tentent de préserver et de développer la culture dans ses différentes
expressions, notamment à travers le soutien aux vies culturelles locales ou à la diffusion culturelle ; ils mettent
en œuvre la liberté de création artistique, qui a été reconnue explicitement par l’article trois du décret de 1992.
Concernant le libre choix en matière culturelle, c’est par la conjonction entre le principe de participation active et le
principe de pluralisme que se réalise le respect de cette prérogative déduite du droit à la culture. Enfin, force est de
constater, dans les législations relatives aux centres culturels dès même l’arrêté de 1970, l’importance réservée au
droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles.” Cf. Romainville C., op. cit., p. 7.
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prévues par l’arrêté. Les centres culturels sont en effet des asbl139 composées de
représentants politiques de différents partis et de représentants d’organismes privés
(des associations d’éducation permanente, notamment) de différentes tendances
philosophiques. Pluralisme et parité sont ainsi, parallèlement, les deux maîtres mots
invoqués pour concrétiser l’idéal de participation au niveau local. L’extrait ci-dessous, tiré d’un discours du Ministre Parisis, Ministre à la Culture française de l’époque,
indique bien, à travers la critique des seules activités visant l’accès à la culture, que
la diversité représente un point de départ de l’action culturelle pour, notamment,
produire de la rencontre et du commun, ce processus ne pouvant se réaliser qu’à
travers des formes de participation.
“On a dit […] que les Maisons de la Culture et les Foyers culturels étaient
des organismes qui devaient, avant tout, poursuivre une tâche d’éducation permanente. […]
Mais vous constaterez sans doute que […] ce but n’est pas toujours poursuivi […]. Et je conçois que, surtout au plan des foyers culturels, il est
certes moins brillant aux yeux de certains de s’attacher à susciter la participation active de chacun, à favoriser le dialogue et la rencontre140 que
de constituer une affiche de spectacles qui donne l’impression d’avoir
“fait quelque chose”. Mais il faut être clair […] l’action des nouveaux
organismes ne peut avoir comme seul but d’aboutir à une simple multiplication du public consommateur de culture artistique.” (Cahiers JEB,
1971 : 38-39)
Ce processus est censé largement émerger d’un organe créé dès 1970 et repris dans le
décret de 1992, à savoir le conseil culturel. Composé de 10 membres au moins (nommés par le conseil d’administration), cet organe participatif, arrête, comme le stipule
l’article 6 décret de 1992, “le projet de programme général d’action de l’association,
au moins une fois par an, le soumettant au conseil d’administration et le transmettant
à l’assemblée générale.” Ainsi, si elle est un point de départ constitutif, la diversité
est aussi à surmonter en vue de fonder un espace commun de démocratie culturelle.
Ce parcours est réalisé grâce à des dynamiques participatives présentes au cœur
des activités culturelles et rendues possibles par l’existence d’instances de dialogue
et de projection telles que les conseils culturels. Aussi, diversité et unité sont-elles
historiquement pensées de manière originale et dialogique*.
4.3.2.L ES FORMES CONCRÈTES DE L’UNITÉ ET DE LA DIVERSITÉ DANS
LES PRATIQUES DE MÉDIATION CULTURELLE
Dans la pratique, cette dialogique* entre diversité et unité rencontre pourtant de nombreux écueils. L’évolution des conseils culturels en fournit d’ailleurs un bon exemple.
Dans de très nombreux centres, le conseil culturel, même s’il existe encore, est devenu
un organe peu déterminant. Certains considèrent que “c’est une cellule qui ne fonctionne pas bien”, d’autres qu’il s’agit d’une “coquille vide”… Dans la plupart des cas,
ce sont les professionnels – les animateurs, en l’occurrence – qui assurent le rôle de
programmation originellement dévolu aux membres du conseil culturel.141 Les raisons
de ce glissement sont multiples et il ne s’agit pas de les rediscuter ici.
139 Associations sans but lucratif.
140 Nous soulignons.
141 D
ans les cas où la place prédominante des professionnels est moins nette ou est remise en question, les supports
que ces acteurs trouveront auprès des non-professionnels, notamment grâce à leur présence dans ces organes que
sont les conseils d’administration et conseils culturels, seront déterminants. Ces cas se retrouvent surtout dans des
centres de catégorie 3 ou 4.
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“Et justement les conseils culturels sont censés être des organes généralistes et ça ne fonctionne pas. A côté de cela, par contre, on a des commissions spécialisées qui elles fonctionnent très bien : une commission
“musique classique”, une commission “arts plastiques”, une commission
“cinéma – arts et essais” et là des gens, sur des thématiques précises,
qui les intéressent, viennent. […] Il y a 10 ans il y avait encore un conseil
culturel mais qui était moribond […] et le conseil culturel a été supprimé
au profit des commissions. […] Il faut quand même avoir l’avis… nous,
décider seuls, ça ne va pas, même si ça va plus vite.” (Animateur-directeur, j)
Étudesn°2
Ce qui est remarquable est que, face à cette carence citoyenne dans le travail de
définition des orientations du centre culturel, plusieurs animateurs-directeurs, ont
tenté de mettre en place de nouvelles modalités de participation. Ils sont partis de
deux postulats : la défection est autant le résultat d’un désintérêt progressif que le
résultat d’une bataille perdue de la part des citoyens face aux professionnels ; même
si le désintérêt peut s’expliquer par un sentiment de déconnexion par rapport à l’enjeu
global “centre culturel”, il pourrait y avoir des dynamiques d’intéressement sur des
enjeux plus précis.
Des centres, de toutes tailles, déploient des tentatives de recomposer l’esprit de la
démocratie culturelle sur la base de logiques plus individualistes – l’intérêt collectif
n’est pas premier – et plus spécialisées – les compétences du professionnel ne sont
pas celles d’un citoyen, qui ne sont pas non plus les mêmes d’un autre citoyen. La
diversité initiale des goûts et points de vue (plus que des tendances idéologiques)
amène à une diversité des lieux de participation à la définition de l’action culturelle,
qui elle-même produit une diversité des activités et des espaces de l’action culturelle.
La question de l’unité s’efface peu à peu. Rares sont pourtant les animateurs qui en
font un mythe révolu ou un principe mobilisateur rétrograde. Si l’unité disparaît, c’est
moins pour des raisons idéologiques (d’ailleurs, elle demeure souvent comme principe
souhaitable) que pratiques. Confrontés à l’exigence d’efficacité de l’action culturelle,
les animateurs semblent devoir délaisser cette question de l’unité pour celle de la
diversité ou de la différenciation. Cette dernière n’est pas pour autant contraire au
principe de participation. Comme le poursuit ce même animateur :
“C’est ce qu’on appelle de l’éducation permanente justement : rassembler
des groupes, les forcer à se positionner sur une question bien précise, de
prendre des décisions, de faire des recherches, de trouver des informations… Alors, en plus, en termes de public, quand il y a un groupe-citoyen
qui est derrière on a beaucoup plus de public puisqu’ils se sentent investis
par le projet. C’est leur projet quelque part.” (Animateur-directeur, j)
Même si elle n’est jamais posée comme première par les acteurs de terrain, la question
de l’efficacité de l’action culturelle apparaît toujours à un moment ou à un autre car
elle flirte avec celles du sens et de l’utilité de l’action menée. Elle prend des contours
multiples ; c’est tout à la fois “avoir du public”, “susciter une véritable participation”,
“avoir organisé un événement de qualité”,… Elle est susceptible d’être traduite très
différemment selon le type de centre culturel. Néanmoins, il est rare que, fondamentalement, un centre culturel se satisfasse “du public pour le public”, “de l’art pour
l’art” ou “de la participation pour la participation”. Comme le disent certains, il faut
avant tout qu’“il se passe quelque chose”. Cette expression floue traduit en réalité
les différents mobiles à la base de l’action de médiation artistique ou culturelle (cf.
point précédent 6.2.), et, en particulier les deux mobiles particulièrement valorisés,
à savoir le travail critique et celui de l’expérience sensible. C’est à partir de cela
que, du point de vue de nombreux professionnels, est appréhendée l’efficacité des
activités menées. Cette efficacité s’évalue en constatant le mouvement critique ou
77
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celui de l’expérience sensible réalisé par des individus, parfois par des groupes.142
Même si elle peu mesurable, elle s’avère tout à fait palpable. Elle s’observe lors du
déroulement des activités, elle se raconte lorsqu’un animateur artistique évoque son
travail auprès du coordinateur de projet, elle devient tangible quand les participants
émettent des retours sur les activités auprès des animateurs et leur disent ce qu’ils
ont vécu, ressenti, découvert,… Ainsi, les mobiles de la médiation culturelle, s’ils
constituent des idéaux, représentent également d’une certaine manière des critères
d’efficacité. En cela, ils sont amenés à subir l’épreuve du réel, ils sont expérimentés
quotidiennement avec des personnes concrètes, qu’elles soient considérées comme
public(s) ou participant(s). L’extrait ci-dessous indique bien comment, à travers des
activités de diffusion organisées à partir d’un canevas précis, un centre culturel vise
à (et tente de) susciter un déplacement de schèmes* culturels et artistiques de certaines populations.
“[S]i on fait de la danse, on a fait des soirées […] entre tradition et
contemporain, à l’initiative d’un artiste qui était ici en résidence. [Dans
notre commune], il y a des communautés hispanophones, portugaises, il
y a des danses traditionnelles […]. On peut faire une soirée où on fait un
spectacle qui est plutôt lié à la tradition et ils vont venir. Et puis, on leur
fait découvrir, dans la même soirée – ils auront un seul et même ticket –
et ils vont découvrir un autre spectacle, contemporain mais en relation
avec leur culture. C’est génial ça parce que là je dirais qu’on piège un peu
le public [rires]. Mais alors il ne faut pas aller trop loin dans le saut entre
les deux parce que si on perd la moitié des gens ça ne va pas non plus.
[…] Donc, on est sur un fil ténu où il faut les amener plus loin que ce qu’ils
connaissent mais sans les décontenancer complètement pour qu’ils aient
quand même envie de revenir. […] C’est difficile. Donc quand on parle
des publics, c’est ça. Pour nous, l’enjeu ce n’est pas donner forcément
ce qu’ils veulent tout à fait voir mais leur donner quand même un peu et
les inciter à aller voir un tout petit peu plus loin. […]
Pour la première partie qui était plus conventionnelle entre guillemets,
faire venir le public, ce n’étaient pas tellement un souci ?
Si on fait une programmation communautaire, elle est informée […] quelle
que soit la communauté, le tam-tam fonctionne assez vite au sein des
communautés. […] Ca fonctionne, mais on essaie justement de ne pas
faire ça, c’est le noyau puis on va voir autre chose.” (Animateur, j)
Cet extrait illustre particulièrement cette ambition de médiation culturelle qui représente un désir de mouvements des schèmes* artistiques et de déplacement de leurs
limites. En l’occurrence ici, ces schèmes* artistiques sont aussi culturels, au sens
anthropologique du terme, puisqu’ils sont propres à une communauté ethnique.
Cet exemple nous amène ensuite à discuter plus précisément du rapport entre désir
de mouvement et dialogique* de la diversité et de l’unité. Ici, l’horizon communautaire est clairement posé. D’ailleurs, c’est en acceptant la différenciation ethnique ou
culturelle et en s’y appuyant que l’action culturelle est mise en place et ses finalités
partiellement réalisées. Le processus se déroule en au moins deux étapes : constat de
la diversité de la société urbaine qui se traduit par la juxtaposition de relatives unités
culturelles, d’une part, et mobilisation de ces phénomènes d’unités communautaires
en vue de réaliser des déplacements de l’expérience sensible, d’autre part. Cette
expérience peut produire de la diversité interne à la communauté ou la questionner, notamment au niveau du rapport entre générations, ce qui est particulièrement
142 À titre d’exemple, un Centre d’expression et de créativité (CEC) adossé à un centre culturel hennuyer s’appelle “Le
Déclic”. Rien que ce nom traduit bien cet attendu de mouvement de l’expérience ou de la création, attendu différent
de celui d’apprentissage de techniques artistiques, propre à l’académisme, par exemple.
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Le désir de mouvement se retrouve partout, même si, de la diffusion aux ateliers
artistiques, il prend des formes concrètes très diverses qui seront plus ou moins privilégiées selon les lieux. Ce désir de mouvement répond à une ambition professionnelle propre aux médiateurs culturels et constitue donc un repère normatif*. C’est
seulement à partir de là que se construisent des manières différentes de constituer
les publics ou de laisser la place pour les participants. Cette deuxième problématique
est récurrente, mais secondaire, c’est-à-dire qu’elle est prise en compte en regard
de l’objectif premier qu’est celui du mouvement. En d’autres termes, elle est souvent
tout autant un moyen qu’une finalité de l’action.
Étudesn°2
important quand on parle de populations dont l’histoire est liée à l’immigration et de
rapports à la tradition. L’appui communautaire est ici crucial pour attirer le public et
concrétiser l’objectif du centre culturel. Pourtant, la personne citée rappelle in fine
que l’action ne vise pas le renforcement communautaire, qu’il s’agit surtout de partir
de là pour aller vers “autre chose”. En résumé, le mouvement représente un objectif
premier. Pour le réaliser, il convient de s’appuyer sur la société telle qu’elle se compose
autour d’une diversité culturelle, voire autour d’une différenciation communautaire.
Dans l’action, la question du mouvement apparaît première sans que nécessairement
la question, secondaire, de la différenciation communautaire change. Pourtant, cette
différenciation n’est pas souhaitée. Souvent, on souhaite éviter de la renforcer car
un des risques reconnus de ce type de processus est celui de la séparation sociale
ou culturelle.
Au bout du compte, plutôt que d’opposer diversité et unité143, il est possible de
repérer deux dialogiques* différentes. D’un côté, il est possible de partir de l’unité de
groupes différents pour produire une multiplicité d’actions. De l’autre, il est possible
de partir de la diversité de la société pour envisager une action commune. Clairement,
la deuxième voie est celle privilégiée historiquement dans les centres culturels. Pourtant, partir de la diversité pour arriver à de l’unité, du commun, du partagé, représente
une difficulté pratique pour réaliser l’objectif de mouvement critique ou sensible,
objectif déjà suffisamment complexe qui exige une accroche, un intérêt, auprès du
public ou des participants. Aussi, les acteurs de terrain vont devoir hiérarchiser ces
finalités, instrumentaliser partiellement cette dialogique* de l’unité-diversité pour
concrétiser leur action. Ce faisant, ils sont bien conscients que, d’un côté comme de
l’autre, deux spectres les guettent. Si adopter la première voie comporte le risque
de renforcer la séparation sociale et culturelle, prendre de manière trop raccourcie
la seconde comporte le risque d’encourager l’uniformisation culturelle.
4.3.3.L ES DÉCALAGES ENTRE IDÉAL ET PRATIQUES DE MÉDIATION
CULTURELLE
La différenciation culturelle représente un fait social normal.144 Ceci n’empêche nullement la multiplicité des déclinaisons pratiques et politiques de cet état de fait. Réduire
cette différenciation, comme la renforcer, peuvent être des objectifs. En amont de
cela, la dénier, la relativiser, la mettre en évidence en sont d’autres. Dans le cadre de
l’action culturelle – on l’a vu –, elle sert régulièrement de support à l’action. Cette
logique est susceptible d’être suivie de manière approfondie, notamment dans le
cadre d’un marketing culturel qui conçoit l’action culturelle à partir des aspirations
de différents groupes-cibles à déterminer préalablement. Dans certains cas, la différenciation se combine d’ailleurs avec logique de séparation, de telle sorte qu’un
groupe ne nuise pas à l’expérience d’un autre. Ce type de démarche s’observe peu
143 Pour une synthétique mise en discussion des enjeux et ambivalences de la notion de diversité culturelle, voir : Lowies
J.-G., op. cit.
144 Warnier J.-P. (2007 – 1ère éd. originale 1999), La mondialisation de la culture, Paris : La Découverte.
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en centres culturels, sans doute parce que, idéologiquement, un certain souci de
l’unité demeure. Aussi, même si elle n’est pas fondée sur des techniques stratégiques
et économiques qui l’approfondissent, la différenciation n’en demeure pas moins un
moyen privilégié dans la réalisation des activités.
Etre conscient de la diversité de la société, la prendre en compte pour inclure le
maximum d’individus et de groupes en vue de produire une action culturelle partagée, à travers des activités qui le sont tout autant : ce chemin est un objectif
régulièrement évoqué par les animateurs en centres culturels. Souvent, il est très
largement à construire et implique de mettre en place des projets longs et ambitieux.
Parfois, cependant, cette action culturelle fédératrice est là, devant le seuil du centre
culturel. Dans ce cas, pourtant, elle ne satisfait que très rarement les animateurs du
centre culturel. Le fait qu’elle soit déjà là la rend suspecte145 : de consensualisme,
de simplisme, de démagogie, parfois même, de conservatisme ou de poujadisme.
Cette action peut tout aussi bien être une fête folklorique locale qu’une demande
de programmer une “vedette” grand public. L’extrait ci-dessous illustre la manière
dont un animateur répond à la question du public du centre culturel et s’interroge
sur son rapport aux attentes de ce public.
“Moi je ne suis pas sociologue, j’ai envie de parler avec mon instinct mais
j’aurais envie de dire que c’est une population qui n’est pas, que c’est
difficile de les lever intellectuellement jusqu’à présent. Et que c’est vrai
que la programmation du centre culturel elle en pâtit aussi. En tout cas,
tout ce qui est grand public, diffusion, enfin tout ce qui est dans le cadre
de l’abonnement, je me rends compte que ce qui marche le mieux ce
sont les spectacles populaires et que dès qu’on est dans quelque chose
d’un peu plus intellectuel ou qui demande un peu trop de connaissances,
les gens ne sont pas intéressés ou ils ne vont pas être curieux. En tout
cas, ça ne va pas.
Quand vous dites les “spectacles populaires”, ça veut dire le théâtre
dialectal ou quelque chose comme ça ?
Ça, ça fonctionne bien mais ça concerne une petite jauge. Non c’est
plutôt RTL TVI, Sois belge et tais-toi, Les frères Taloche, des trucs où les
gens savent qu’ils vont rire et qu’on ne va pas les déranger avec des trucs
qu’ils ne connaissent pas, avec des informations qui font référence à une
culture qui est un peu éloignée d’eux.” (Animateur, k)
Des “spectacles grand public” sont régulièrement organisés en centres culturels. Ils
sont pourtant peu valorisés dans les discours des uns et des autres. À travers ce phénomène, apparaît toute l’ambiguïté de la catégorie “populaire” dans l’action culturelle.
Fondatrice146, celle-ci est tout à la fois valorisée et rejetée, pour des raisons cependant
différentes. D’abord, elle est valorisée quand elle renvoie au populus, c’est-à-dire “à
la cité unifiée sans exclusive”147, comme dans l’expérience du Théâtre National Populaire à l’époque de Jean Vilar. Cette déclinaison s’oppose à celle en termes de plebs,
c’est-à-dire d’un groupe se situant au bas de la hiérarchie sociale. L’amour du “bas
peuple” se retrouve uniquement quand celui-ci est patrimonialisé, mythifié et idéalisé
148
en vue d’en faire un objet artistique (opposé alors au nécessaire mauvais goût
bourgeois). À côté de cela, le “populaire”, quand il se décline aujourd’hui comme une
figure hétéronome ou “frileuse”, apparaît comme un repoussoir à l’action culturelle. Le
145 On ne discute pas ici des bonnes ou mauvaises raisons de la trouver “suspecte”.
146 Rappelons que la démocratie culturelle s’appuie sur les ressorts de l’éducation permanente, s’inscrivant elle-même
dans la filiation de l’éducation populaire.
147 Fleury L., op. cit., p. 125.
148 Pour une analyse d’un tel regard “populiste” en littérature, cf. : Grignon C., Passeron J.-C. (1989), Le Savant et le
populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris : Le Seuil.
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populaire hétéronome est celui qui laisse guider ses goûts par l’extérieur ; il est victime
de sa complicité avec du personnel politique local qui lui dit ce qu’il doit penser et
aimer ou de son attrait pour des pseudo-stars produites par les industries culturelles
(régionales, nationales ou internationales). Le populaire “frileux” est celui qui n’est
pas attiré par le changement de goûts, par la culture d’autrui ou par d’autres types
d’expériences socioculturelles. Ainsi, s’il est dévalorisé, le populaire le sera parce qu’il
est contraire à l’idée même de mouvement subjectif. Les deux termes sont importants.
C’est parce qu’il n’y a, d’une part, pas de déplacement des cadres de l’expérience et,
d’autre part, pas de travail autonome dans ce déplacement, que le populaire constitue
tout autant un repoussoir qu’un mobile à l’action culturelle. Ce qui importe de pointer
in fine est que valorisation et dévalorisation de la même catégorie – “populaire” – se
comprennent dans la mesure où cette catégorie n’est pas toujours mobilisée à partir
du même registre. Elle peut être valorisée dans le cas où elle se comprend à partir
de la dialogique* unité-diversité. Par exemple, quand l’action culturelle s’inscrit dans
un processus participatif élargi et, au final, intégré, le “populaire” est une catégorie
mobilisatrice perçue de manière éminemment positive. Le cas, devenu reconnu, de la
Zinneke Parade bruxelloise illustre cela ; on retrouve d’autres exemples, plus modestes
dans leur ampleur, mais similaires dans leur logique, dans plusieurs villes wallonnes.
Le “populaire” peut par contre être dévalorisé quand son usage s’inscrit sur l’autre
axe de compréhension des finalités en acte de la médiation culturelle, à savoir celui
du mouvement de l’expérience critique ou sensible. C’est le formaté, l’établi ou le
préconstruit qui est rejeté. Aussi, ce n’est pas plus le “populaire” que le “bourgeois”
ou l’“ethnique” qui pose vraiment problème, mais bien plutôt l’absence de volonté de
“désidentification” des individus et des groupes. À nouveau, les repères normatifs*
des médiateurs se retrouvent bien autour de l’idée de “faire bouger” les individus,
d’où la double idée qu’un de leurs rôles sociaux est d’arriver à “faire bouger” ceux
qui n’y sont pas prêts (pour de multiples raisons) et que leurs principaux ennemis
représentent les personnes qui considèrent qu’il n’y a pas de sens à prétendre “faire
bouger” des gens qui n’en ont pas l’intention.
Si l’ambition du médiateur se situe au niveau des mouvements subjectifs, le décloisonnement des publics, des pratiques ou des participants constitue un objectif
secondaire fréquent. Il se réalise dans de nombreuses activités mais se donne particulièrement à voir dans l’accompagnement de processus participatifs, à la fois inclusifs et mobilisateurs. L’épreuve de la réalité – la recherche d’une certaine efficacité
d’action – indique pourtant la difficulté, voire l’impossibilité structurelle, de se situer
constamment dans ce type de processus. Aussi, apparaît régulièrement la nécessité
de développer soit des actions ambitieuses au niveau de la médiation esthétique
mais plus spécifiques au niveau des “cibles” visées, soit des activités considérées
comme moins ambitieuses mais ayant le mérite d’être grand public. Au terme de ce
parcours, il est possible de dessiner l’idéal et les pratiques de médiation culturelle
autour de ces deux axes (finalité et/ou moyen) que sont : la priorité donnée ou non
au mouvement de l’expérience subjective ; la dialogique* unité-diversité (cf. schéma
4, ci-dessous).149
149 Le cadran situé en haut à droite du tableau est moins évoqué. Néanmoins, on peut y retrouver certains cas pratiques,
tels ceux liés à des formes de privatisation de l’action culturelle par des participants qui décident et reproduisent,
sans les rediscuter, des activités qu’ils mènent grâce aux supports du CC depuis plusieurs années.
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Étudesn°2
Schéma 4 – Les décalages entre idéal et pratiques de médiation culturelle
Unité des groupes et diversité
d’actions culturelles
Pratiques
Priorité donnée au
mouvement subjectif
Non-priorité donnée au
mouvement subjectif
Idéal
Diversité de la société et action
culturelle commune
4.4. L
A MÉDIATION CULTURELLE COMME RAPPORT À LA
SOCIÉTÉ – DÉMOCRATIE CULTURELLE ET MOUVEMENTS
SUBJECTIFS
Les centres culturels constituent un beau cas pour étudier la médiation culturelle,
artistique et esthétique, ainsi que l’évolution des métiers de la culture. Ils sont nés
d’expériences et de débats conflictuels et incarnent un positionnement historique
autour d’un référentiel fort, celui de la démocratie culturelle. Lieux pluridisciplinaires
et participatifs, ils représentent indirectement une tentative originale de réaliser ce
qu’on nomme de plus en plus couramment “les droits culturels”150. Pourtant, ces
centres culturels se sont dans le même temps inscrits dans une profonde dynamique
de division du travail de médiation culturelle qui questionne les finalités des activités
qui y sont menées. Le sens de ces transformations est parfois objet de confusion,
à tel point qu’il est tout à la fois possible de reprocher à ces centres leur amateurisme et leur manque de spécialisation et, par ailleurs, regretter leur professionnalisation devenue excessive et le déclin du militantisme et de l’engagement bénévole.
D’ailleurs, l’actuelle situation d’attente institutionnelle (en vue d’un nouveau décret)
traduit peut-être une part des incertitudes sur l’horizon des finalités et sur celui des
réalités sociologiques créées autour de cette histoire des centres. Qu’est-ce que la
médiation culturelle ? En quoi est-elle susceptible de s’incarner dans des discours
et pratiques professionnelles ? Comment les logiques de différenciation sociale s’y
articulent-elles ? En quoi les individus et groupes sont-ils prêts à s’impliquer dans des
activités de médiation ? Ces centres culturels cristallisent de nombreuses questions.
Ce faisant, à travers plus précisément les déclinaisons que les professionnels (“animateurs”, “animateurs-directeurs”, “médiateurs”…) en proposent, semble se dégager
un enjeu fondamental : pourquoi et comment travailler aux mouvements subjectifs
des individus et des groupes ? Cette double question renvoie à une autre, classique
et dont la portée s’avère encore plus générale, l’activité de travail consiste-t-elle à
s’adapter à la réalité ou à la produire ?
150 Romainville C., op. cit.
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Même si, dès leurs origines, ils se sont construits à partir d’autres finalités, telles
que la démocratisation de la culture ou la décentralisation, les centres culturels se
sont distingués dans la mesure où ils les combinaient à une finalité fondamentale de
démocratie culturelle dont un des socles constituait l’animation socioculturelle. Ces
différentes finalités continuent d’exister sous diverses formes, tout en voyant s’en
adjoindre d’autres, telles que la création artistique ou le développement territorial.
Ces évolutions multiples, et parfois disparates, ne vont pas sans poser la question de
l’identité des centres culturels. Néanmoins, dans l’ensemble, s’est perpétué un souci
de démocratie culturelle, malgré ses propres inflexions. Ainsi, si les mobiles idéaux
de l’animateur ou du médiateur culturel se déplacent partiellement des registres
discursifs des problématiques sociopolitiques pour accorder davantage d’attention
à l’expérience sensible des individus, il n’en demeure pas moins que l’enjeu central demeure celui des mouvements subjectifs. Il est possible d’en parler en termes
d’émancipation, à condition de ne plus concevoir celle-ci comme une forme de libération collective à l’égard de processus d’aliénation ou de domination. L’émancipation
est devenue une manière d’être au monde qui consiste à repousser continuellement
les limites de ce monde contraignant mais “élastique”151. L’émancipation, telle qu’elle
est travaillée par les animateurs et médiateurs, n’est plus le passage d’un état à un
autre état, en l’occurrence du mensonge à la vérité, ou de l’hétéronomie* à l’autonomie*. Elle représente davantage une dynamique, discontinue mais prolongée, en
l’occurrence une dynamique de soutien à la réalisation des mouvements subjectifs
potentiels. Ainsi, le mouvement semble, aujourd’hui davantage qu’hier, tout autant
valorisé pour lui-même que pour sa finalité. Quoi qu’il en soit, au-delà de ses inflexions
historiques, le mouvement subjectif reste le noyau sur lequel se construit le travail
de médiation culturelle
Cette finalité, à actualiser dans le travail de médiation, s’avère transversale au secteur
des centres culturels, davantage que celle de participation qui, pourtant, est aussi
au cœur du référentiel de démocratie culturelle. Cette finalité est fédératrice, malgré la diversité des pratiques. Elle n’est pourtant pas une évidence. Certains centres
culturels, certes peu nombreux, s’en détachent nettement. Ils la considèrent comme
particulièrement “idéologique”, estimant que le travail de l’animateur culturel ne doit
pas avoir pour mission de transformer les désirs et les repères cognitifs des individus.
Ils dénoncent alors le rôle des pouvoirs publics – en l’occurrence ici la Communauté
française – dans la mise en œuvre étatique d’un tel objectif de transformation des
subjectivités ainsi que le travail d’une grande partie de leurs collègues en centres
culturels, doublement taxés de prosélytisme et d’inconséquence dans l’action qu’ils
mènent. Ce faisant, ils posent la question centrale évoquée précédemment : le rôle
de l’animateur est-il de produire (ou de changer) la/les réalité(s) ? N’est-il pas tout
autant de composer avec celle(s)-ci ? Sont, par ailleurs, posées certaines critiques précises au sujet du rapport que les animateurs entretiennent avec le type de pratiques
culturelles quotidiennes des individus. Ces critiques dénoncent l’entrave régulière et
les jugements négatifs que certains animateurs socioculturels portent à l’égard de
logiques culturelles propres à certains groupes sociaux, telles que l’entre soi social152
et la recherche de divertissement culturel des classes moyennes supérieures. Elles
dénonceront tout autant le point de vue misérabiliste porté à l’égard des “désengagés culturels”153 qui, définis par le “manque” de culture et de rapport à la culture,
deviennent une cible prioritaire pour une action culturelle de type “missionnaire”154.
Au final, si ces désaccords sur la finalité de l’action culturelle sont rares dans le
milieu des animateurs socioculturels ou des médiateurs culturels, ils ont le mérite de
151 Martuccelli D. (2005), op. cit.
152 Donzelot J., Mével C., Wyvekens A. (2003), Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris :
Le Seuil.
153 Callier L., Hanquinet L., op. cit.
154 Passeron J.-C., op. cit.
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déconstruire son caractère d’évidence et d’invoquer toute une série de raisons qui
interrogent le sens même de la médiation culturelle.
La médiation culturelle comme finalité d’action professionnelle comporte effectivement une dimension idéologique. Cette dimension est en fait inhérente au processus
même de constitution d’un territoire professionnel, puisque cela exige non seulement
une organisation sociale mais aussi toute une série de processus argumentatifs qui
légitiment l’élaboration d’un tel découpage et, plus fondamentalement, le développement d’une expertise et de pratiques professionnelles. Au-delà de la dimension
idéologique au cœur de toute profession, les deux questions à traiter véritablement
sont celles de l’enjeu central que cette profession entend réaliser et de sa légitimité
à le faire. La réponse à cette deuxième question est à resituer par rapport au travail
réalisé par d’autres groupements, professionnels ou non, dont l’enjeu est proche,
voire similaire.
Le regard sur les pratiques professionnelles en centres culturels met en évidence
leur diversité, en termes de finalités et de modalités. Le suivi des discours, quant à
lui, rappelle l’enjeu de l’émancipation ou, comme nous l’avons défini, du travail sur
les mouvements subjectifs. Cet enjeu possède deux caractéristiques particulières à
distinguer : à un premier niveau, prônant un travail proprement subjectif, il encourage
à la liberté individuelle et ne véhicule pas véritablement de contraintes normatives ; à
un deuxième niveau (un méta-niveau), en encourageant le mouvement, il induit une
manière d’être au monde, basée sur l’ouverture vers l’extérieur et sur l’écoute des
résonnances entre soi et le monde. Ainsi, si ce travail n’implique pas de véhiculer des
valeurs, des normes de comportement ou des types de conduite, il n’est pas neutre
pour autant, dans la mesure où il perçoit positivement l’encouragement à faire travailler les subjectivités.155 Même sans contenu, ce travail de médiation esthétique est
un travail de “fabrication” des subjectivités, un travail sur la matière humaine. Il est
donc à resituer par rapport à un ensemble plus étendu de domaines professionnels
où la dimension de socialisation est centrale : que ce soit l’école, bien entendu, ou
les champs de l’éducation à la santé, de l’insertion socioprofessionnelle, mais aussi
ceux de la conversion religieuse, par exemple. Ce n’est d’ailleurs pas anodin que de
nombreux projets de médiation esthétique se construisent en complémentarité avec
ces domaines, ou en concurrence avec ceux-ci. Certes, la médiation esthétique ne
ressort pas vraiment de la socialisation, entendue comme processus de transmission
de valeurs, de normes et de pratiques. Mais, à vrai dire, les autres domaines ne s’y
réduisent pas davantage. Si l’on suit la thèse de Dubet156, il est possible de parler de
“déclin du programme institutionnel”, que se donnait l’école, le monde de la santé ou
encore celui de la justice. Cela signifie qu’il y a dissolution du processus d’intégration
sociale et culturelle descendant des institutions vers les individus, notamment parce
que les sujets (écoliers, malades,…) comme les acteurs (enseignants, infirmiers…) de
la socialisation ne croient plus guère dans le caractère transcendant ou supérieur
de la Vérité de ce processus descendant.157. Aussi, à l’école comme à l’hôpital, se
développent des régimes d’interaction plus égalitaires que par le passé. Plus précisément, on pourrait dire que l’horizon égalitaire est devenu envisageable alors que
le régime d’interaction hiérarchique, toujours bien présent, est régulièrement à pré155 Ce souci n’étant pas sans rappeler une des voies ouvertes par la psychothérapie (cf. Buchmann, Esner (1997), “The
transition from the utilitarian to the expressive self : 1900-1992”, Poetics, n° 25, pp. 157-175), même si dans ce cas
l’orientation privilégiée a été celle de l’introspection plus que celle du décentrement par rapport à soi (Martuccelli,
2011).
156 Dubet F. (2002), Le déclin de l’institution, Paris : Le Seuil.
157 C
ertains auteurs s’empressent néanmoins de rappeler que cela ne signifie nullement le règne de l’individu et la fin
des socialisations. En effet, il est tout à fait envisageable de concevoir les socialisations de manière plus diffractée
(groupes de pairs, diversité des contenus médiatiques,…) et plus insidieuse (sous forme d’acceptation, pratique plus
que psychologique, de la contrainte). Le débat sur les interprétations à donner de ces phénomènes historiques est
loin d’être clos. (Cf., notamment : Lahire B. (2013), Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris : La Découverte.)
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La critique de la médiation culturelle, implicite, marquée par une indifférence plus
que par de l’opposition, n’est pas à confondre avec celle, explicite et politique, de
l’injonction à l’autonomie* et à la responsabilisation portée par l’idéologie néolibérale
et traduite dans de nombreuses politiques publiques menées par les démocraties
sociales européennes159. Si finalité de la médiation esthétique et injonction à l’autonomie* possèdent certains principes normatifs* communs, autour de la valorisation de
l’expressivité et de la créativité160, et si, dans certains cas, elles se confondent effectivement, fondamentalement, elles ne se superposent pas. Cette non-superposition
n’est pas un postulat théorique. Elle est au cœur des motivations et des pratiques
des professionnels de l’animation socioculturelle et de la médiation esthétique. La
question qui est régulièrement rappelée est de faire de l’émancipation un enjeu proprement culturel et, au niveau organisationnel, d’orienter l’action vers cette finalité.161
En d’autres termes, la question qui se pose régulièrement est de savoir si l’émancipation peut n’avoir pour objectif qu’elle-même. Souvent, la réponse à cette question est
affirmative. Dans les discours, il est clair que l’objectif culturel est distinct d’objectifs
politiques ou économiques. Une action culturelle n’a pas pour vocation de produire
un consensus politique ni d’atteindre quelque succès ou profit économique ou encore
de conformer les individus aux compétences personnelles attendues sur le marché
de l’emploi. Pourtant, cette question revient régulièrement, dans la mesure où la
culture devient un domaine attractif pour les villes, que ce soit en termes politiques
ou économiques, à travers la gouvernance urbaine par la culture162 ou par l’essor des
industries créatives163, les deux étant souvent imbriqués. Les acteurs reconnaissent les
risques que ces rapprochements comportent mais n’éprouvent, pour la plupart, guère
de craintes à “se frotter” à ces domaines de la vie sociale : soit dans une perspective
de maillage ayant en tête qu’il est justement nécessaire d’imprégner globalement
les différents domaines de la vie sociale de l’enjeu de l’émancipation ; soit dans une
perspective plus différentialiste, en estimant qu’il convient de ruser avec ces autres
domaines en déjouant les tentatives d’instrumentalisation et en tirant bénéfice de
ces opportunités. Les doutes s’avèrent par contre beaucoup plus récurrents sur le
positionnement d’un secteur comme celui des centres culturels, par rapport à ce
qu’il est convenu de nommer le “social”. Cette ambiguïté est d’ailleurs relativement
présente dans le décret de 1992 régissant le secteur, puisqu’il y est fait référence à
l’enjeu de la précarité, en précisant dès son article trois qu’il est nécessaire que les
centres fassent preuve d’“une attention particulière aux personnes les plus défavo-
Étudesn°2
ciser et à légitimer en situation.158 Aussi, les formes d’incertitude au cœur des lieux
de socialisation ne semblent pas tout à fait étrangères à l’enjeu de médiation esthétique. Qui plus est, dans un cas comme dans l’autre, apparaît une “méta”-forme de
socialisation, celle qui consiste à s’engager dans une série d’interactions réciproques
avec en perspective une capacité des individus à désirer opérer un mouvement sur
eux-mêmes et dans leur rapport aux autres. Ce phénomène explique a contrario les
réticences de la part d’individus qui entrevoient négativement cet encouragement
aux mouvements subjectifs, en le considérant dans certains cas comme une forme
de domination sociale. Cette réticence consiste à dire que la médiation esthétique
comme enjeu est aussi un processus social. Souvent plus tacite que politique, elle dit
peut-être qu’il n’y a pas de raison à bouger, à se mettre en mouvement ou à déplacer
ses repères expérientiels et cognitifs.
158 Le travail de cadrage des interactions est d’autant plus important que les individus n’emmènent pas dans ces interactions toute une série d’évidences en termes de “rôles sociaux institutionnalisés”.
159 Peters G., op. cit.
160 Menger P.-M. (2002), Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris : Le Seuil.
161 O
n a évoqué, dans ce point, des voix dissonantes qui rejettent cette finalité d’émancipation. On a vu également que,
dans certains cas, minoritaires à nouveau, l’enjeu s’exprime prioritairement en termes de création artistique.
162 Arnaud L. (2008), Réinventer la ville. Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain, Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
163 Vivant E. (2009), Qu’est-ce que la ville créative ?, Paris : PUF.
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risées”. L’interprétation qui en est donnée prend au moins deux voies. La première
maintient la culture, sous sa déclinaison en termes d’émancipation individuelle et
collective, comme finalité première qu’il convient de généraliser, de diffuser dans
tous les milieux sociaux, même ceux qui, objectivement, sont repérés comme étant
les plus “éloignés” de ces processus. La seconde subordonne la culture au social en
considérant que l’émancipation passe par un travail sur le lien social. Or, ces deux
objectifs sont pourtant susceptibles de s’opposer dans bien des cas, l’émancipation
individuelle étant aussi un arrachement par rapport à des ancrages sociaux.164
Il peut sembler contradictoire de parler ici des rapports entre différents domaines
de la vie sociale, alors que l’ambition de démocratie culturelle s’annonçait comme
une finalité de participation à la vie culturelle au-delà de tout découpage (catégoriel,
pratique…) préalable, ce qui permettait de comprendre à la fois l’euphémisation de
la définition de ce qui était artistique ou non et le fait que l’action culturelle puisse
aussi porter sur des questions urbanistiques locales, par exemple. Transversalité ne
signifie cependant pas que tout est dans tout. Ainsi, un enjeu d’émancipation est
amené à se positionner par rapport à d’autres enjeux tels que la cohésion sociale
ou le développement économique, que ces dernières finalités soient structurées en
secteur ou non d’ailleurs. Par conséquent, et pour le dire d’une autre manière, la finalité culturelle d’émancipation n’est, en théorie, pas plus aujourd’hui qu’hier, réservée
au domaine de la culture et des arts qu’à tout autre domaine (comme celui de la
protection de l’environnement, de l’informatique,…), comme en témoigne l’action de
bon nombre de centres culturels. Ce qui importe de distinguer, à l’analyse, est donc
finalité culturelle d’émancipation ou de mouvement subjectif, d’un côté, et secteur
ou domaine culturel, de l’autre. Ceux-ci se confondent dans certains cas – figures
de différenciation – et sont davantage distincts dans d’autres – figures de maillage.
Au final, à partir d’une attention portée à l’égard des activités réalisées en centres
culturels, les formes de déviation par rapport à l’enjeu professionnel de médiation
esthétique résultent moins de désaccords sur cette finalité que des modalités d’action
concrètes à l’œuvre dans l’exercice de composition locale des centres. La plasticité
donnée à l’interprétation du décret, la segmentation sectorielle et les particularités
endogènes* (historiques, politiques,…) d’implantation des centres représentent des
éléments structurels déjà observés165 qui témoignent de ces différentes raisons de
multiplier les enjeux de l’action culturelle. À cela s’en ajoutent d’autres, parmi lesquelles la logique de spécialisation des politiques culturelles, l’accroissement du
financement ponctuel par rapport au structurel, ainsi que le couplage concomitant de
l’action de médiation esthétique avec des objectifs événementiels, sociaux ou économiques (qu’on retrouve particulièrement dans l’intégration des politiques urbaines et
culturelles). Tous ces éléments, largement produits globalement à travers les contours
contemporains de l’action publique, renforcent paradoxalement la dimension proprement locale des orientations adoptées par le travail d’action culturelle. C’est un
constat. Il permet de rappeler que la démocratie culturelle ne résulte pas uniquement
d’options idéologiques générales mais dépend tout aussi largement des contours des
multiples contraintes et ressources (droits culturels, décrets, formations, budgets,…)
de l’action culturelle au concret.
164 Le rapport entre la culture et l’écologie, problématique qui n’est pas neuve dans les centres culturels, mais qui s’est
considérablement généralisée, semble procéder de la même ambiguïté. Cependant, ces rapports demeurent plus
ponctuels de telle sorte que, sans observations complémentaires, il est difficile d’en proposer une analyse précise.
165 de Coorebyter V., op. cit.
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Faire médiation culturelle représente une activité sociale qui vise à relier les dimensions individuelles et collectives, éventuellement en focalisant une attention aiguë sur
le caractère intersubjectif du dispositif mis en place. En tous les cas, pourtant, cette
activité se confronte à une autre articulation, à savoir celle entre la vie subjective et
l’“esprit objectif” (c’est-à-dire les institutions, les représentations, les contenus culturels – artistiques, scientifiques… – qui dépassent largement l’individu et lui survivent).
Comme l’écrivait Simmel,
“[l] a culture naît – et c’est ce qui est finalement tout à fait essentiel pour la comprendre – de la rencontre de deux éléments, qui ne la contiennent ni l’un ni l’autre :
l’âme subjective et les créations de l’esprit objectif.”166
Étudesn°2
5. Conclusions
La dimension tragique de la culture naît pour Simmel de la croissance et de l’autonomisation de cet esprit objectif, processus propres à la modernité. Vertigineuse
pour l’individu, elle est en même temps une condition nouvelle d’émancipation subjective. À sa façon, le document fondateur des politiques culturelles en Belgique
francophone, mené par le Ministre Wigny, reconnaissait ce développement inédit de
l’esprit objectif en soulevant deux enjeux motivant l’urgence et l’importance démocratique d’une intervention publique systématique dans le domaine des arts et de
la culture : “l’extension continuelle du domaine de la culture” et l’accélération du
développement de la culture.167 À cet état de fait, de multiples réponses ont été
apportées : certaines privilégient la “formation” ou la “sensibilisation” des individus
à la dynamique de l’esprit objectif ; d’autres rappellent que la culture objectivée est
fondamentalement le produit de créations subjectives (dont la sélection est socialement produite) ; aussi, ce sont ces capacités de n’importe qui168 qu’il faut encourager
plutôt que quelques formes d’“ajustement” ou d’“adaptation”. Malgré le caractère
conflictuel des interprétations qu’on peut lui donner, la médiation culturelle naît à
partir du moment où s’opère un travail conscient de circulation entre la/les culture(s)
subjective(s) et objective(s). Les raisons et le sens de cette circulation divergent
régulièrement, d’un centre culturel à un autre, mais aussi fréquemment au sein d’un
même centre culturel. Quoi qu’il en soit, ces tensions demeurent liées à une finalité
proprement culturelle ; qui plus est, elles participent de la vitalité d’un souci d’action
et de médiation culturelle.
Pour se réaliser dans une dimension collective suffisamment conséquente, ce souci
appelle toujours des dimensions de l’action qui sont extérieures et non spécifiquement culturelles. Ces dimensions sont relatives à l’organisation et aux supports (matériels, notamment) de l’action. D’une certaine manière, à leurs débuts, les centres
culturels ont pu partiellement éviter l’importation de ces logiques non culturelles. En
termes d’organisation, la solution trouvée était originale puisque, coproduite entre
animateurs et participants, l’ensemble de l’activité culturelle répondait un à objectif
(socio) culturel, de sa conception à sa concrétisation, en passant par son organisation
pratique. À côté de l’intégration même de l’objectif culturel dans l’organisation des
activités, un autre phénomène limitait l’apparition d’objectifs strictement organisationnels, à savoir la petite taille des structures. Ce phénomène se devait d’être circonscrit dans le temps ; il était lié à la jeunesse de ce nouveau dispositif. À cette époque
pourtant, l’action culturelle dépendait plus qu’aujourd’hui du politique local, ce qui
166 Simmel G. (1911), “Le concept et la tragédie de la culture”, in Simmel G. (1988), La tragédie de la culture et autres
essais, Paris : Editions Rivages, p. 184.
167 Ministère de la Culture française (1968), Plan quinquennal de politique culturelle, pp 5-6.
168 Pour reprendre l’expression développée par Rancière pour définir le caractère fondamentalement démocratique de
la politique. (Cf. Rancière J. (1998), Aux bords du politique, Paris : Gallimard.)
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guettait l’autonomie* de ses orientations.169 Même si des liens assumés ou des heurts
avec le pouvoir politique local demeurent çà et là, la croissance des structures et la
professionnalisation du secteur ont manifestement permis de prendre du recul par
rapport à ce type de rapport de dépendance, à l’époque perçu comme un repoussoir.
Dans le même temps est apparue une dynamique d’approfondissement de la division
du travail d’action culturelle. Les raisons en sont autant externes qu’internes, à tel
point qu’il est devenu possible de mettre en évidence le travail de composition locale
qui est réalisé par les centres culturels, en soulignant que cette logique est produite
structurellement (et ne se réduit donc pas à un retour en force de spécificités locales).
D’une certaine manière, le relâchement du lien de dépendance unilatéral à l’égard
du pouvoir politique local s’est accompagné d’un accroissement du travail organisationnel réalisé localement par les centres. Le travail de composition locale se traduit
donc en au moins deux dynamiques : une ouverture accrue du centre à l’égard de tout
projet ou collaboration ponctuelle au sein d’un monde urbain et une augmentation
du travail de gestion et de coordination. La médiation culturelle au concret se situe
dans cet entre-deux, espace de potentialités socioculturelles et artistiques accrues et
de contraintes organisationnelles (plus que politiques) inflationnistes. Si les métiers
de la médiation culturelle en centre culturel parviennent à poursuivre leur objectifs
de suscitation et d’accompagnement des mouvements subjectifs, ce n’est pas parce
qu’ils détiennent le “monopole” de l’animation socioculturelle170, mais parce qu’ils
sont des leviers efficaces d’actions collectives ouvertes au sein de multiples mondes
urbains de la médiation culturelle. Nous avons tenté de représenter l’ensemble de
cette évolution dans le schéma suivant :
169 Francq B., Wirix L. (1977), Le Bon, la Brute et l’Idéologie. Analyse d’un conflit culturel (La Maison de la Culture de
Verviers), ronéotypé.
170 En sociologie des professions, l’exercice professionnel est souvent lié à une expertise qui constitue un “monopole”,
grâce au “mandat” (Hughes) qui lui est socialement octroyé. C’est le cas de la médecine. Ce n’est pas le cas ici.
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• En toile de fond, la question de l’émancipation
(individuelle < > collective)
• Une attention dominante à l’égard des logiques
culturelles endogènes
• Une articulation des registres discursifs et sensibles (avec une focale accrue sur les seconds)
Continuité historique en termes d’aspirations à
susciter les mouvements subjectifs
Même si
Déclin de l’utopie communautaire et reconnaissance des logiques individualisées et spécialisées
dans la participation
CONTINUITÉ DE L’AMBITION
CULTURELLE
2/Externe :
•M
ultiplication des niveaux institutionnels partenaires
• Logique “emploi”
• Incitation à la logique du projet
1/Interne :
•P
rofessionnalisation et déclin de l’hégémonie
politique
•D
iversification et spécialisation des métiers
•M
ultiplication des échelles d’intervention
Transformation en termes d’approfondissement
de la division du travail d’action culturelle
Même si
Maintien des modes formels de composition des
organes du centre culturel et des métiers reconnus (“animation”)
TRANSFORMATION DE L’ORGANISATION
Schéma 5 – Perspectives et évolution des métiers de la médiation culturelle en centre culturel
Travail de composition locale au cœur de mondes urbains de la médiation
culturelle
Réseaux
d’opérateurs
culturels
Autres
organisations
locales
Intervenants
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Associations
culturelles locales,
CEC…
Coordination
Animation socioculturelle ;
médiation artistique ;
diffusion…
Unité/différenciation
< > priorité au mouvement subjectif/
non-priorité
Gestion
CC
FAIRE MÉDIATION CULTURELLE EN
CENTRE CULTUREL
Étudesn°2
Sans plus nous attarder sur les contenus des différentes logiques d’action, attardonsnous sur la forme de cette représentation de l’évolution des métiers de la médiation
culturelle dans les centres culturels. Sont dessinés trois colonnes et un rétrécissement représenté par deux flèches obliques qui se rapprochent entre la première et la
troisième colonne. La première colonne permet de lire une intention assez générale,
tandis que la troisième illustre les pratiques concrètes qui traduisent cette intention.
En mettant en parallèle de telles colonnes, généralement, on évalue ce que les gens
prétendent accomplir. De là, on louera le volontaire et on vilipendera l’apathique. Ce
faisant, on oublie souvent une dimension intermédiaire qui consiste à se demander
dans quel contexte les gens réalisent ce qu’ils prétendent réaliser. Même s’il est souvent moins agréable de le présenter dans une discussion que les idées maîtresses, ce
contexte n’est pas plus abstrait ou aléatoire que celles-ci. Il permet de comprendre
que tout n’est pas possible, tout en jugeant de manière plus perspicace – pour ceux
qui le souhaitent – les cas d’éventuelle “mauvaise foi”. Dans le cadre de l’activité de
médiation culturelle à l’œuvre dans les centres culturels de Belgique francophone,
cette dimension intermédiaire, relative au contexte d’action, est présentée dans la
deuxième colonne du schéma. Cette colonne est cruciale pour comprendre le sens
de cette déperdition des idées – dont la relative continuité historique est à souligner
– vers les activités concrètes. Cette déperdition ne constitue pourtant pas le point
final de l’action. Même si, dans leur réalisation effective, ces idées sont amenées
à devoir être portées par un important travail de gestion et de coordination, elles
rebondissent ensuite vers des acteurs professionnels et associatifs extérieurs à la
structure du centre mais ancrés dans des mondes urbains de la médiation.
En conclusion, il est possible de soulever quelques interrogation qui pourraient alimenter un éventuel débat public sur cette question de “faire médiation culturelle”.
D’abord, rappelons que nous n’avons pas pu aborder le point de vue du “public”, du
“participant”, de l’“usager”,…, si ce n’est à travers ce que les professionnels en disent.
Il faut souligner pourtant l’importance à l’avenir de s’intéresser à ce point de vue.
Cela est réalisé en partie, grâce notamment aux utiles enquêtes longitudinales sur les
pratiques culturelles. Néanmoins, on sent bien qu’à côté de ces enquêtes, il y a place
pour d’autres types de problématiques, en vue notamment de cerner plus spécifiquement les questions de mouvements subjectifs. Par ailleurs, il demeure pertinent
de replonger dans le débat relatif aux finalités de la médiation culturelle (cf. première
colonne du schéma 5). Nous l’avons moins développé pour lui-même que pour les
implications concrètes des différentes options retenues. Ce choix repose dans le fait
que nous n’avons pas plus de raisons que les acteurs de terrain de trancher un débat
qu’ils développent très bien eux-mêmes. Au-delà des divergences à l’œuvre dans ce
débat, on peut toutefois relever deux situations limites où on sort de la médiation
culturelle dans la mesure où n’est plus visée une logique de circulation entre l’“esprit
objectif” et l’“esprit subjectif” : la première se trouverait, par exemple, dans un soutien
à la création artistique (professionnelle) pour elle-même171 ; la seconde s’observerait,
par exemple, dans des formes d’autarcie culturelle localiste auto-suffisantes. Ces
deux voies montrent comment il est possible de sortir de finalités culturelles à partir
des discours et pratiques de médiation culturelle. À côté de cela, la présente étude
montre surtout comment les modalités de l’action amènent, indirectement – sur une
base souvent moins volontaire ou moins consciente –, des finalités non culturelles.
On l’a souligné. Il ne faut cependant pas pécher par naïveté. L’histoire du mécénat
ou des bureaucraties culturelles rappellent que des avancées culturelles et artistiques s’accompagnent souvent de formes sociales qui développent aussi d’autres
finalités, qu’elles soient politiques, économiques ou strictement administratives.
Cela n’empêche que dans le cadre des centres culturels, il nous semble judicieux de
questionner l’articulation entre médiation culturelle et travail organisationnel, tout
171 À
nouveau, soulignons qu’une part de la création artistique se conçoit simultanément comme dynamique de médiation.
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en rappelant les causes multiples et imbriquées des articulations concrètes que les
organisations locales donnent à voir. Enfin, ce travail de composition locale soulève,
selon nous, une dernière interrogation, non plus tellement pour le fait que sa logique
même accroît des objectifs non culturels, mais parce qu’elle remet en question une
certaine conception universelle d’une politique culturelle. À ce sujet, les discours
actuels n’ont, sans surprise, plus la même emphase que la rhétorique présente dans
le plan Wigny précédemment évoqué. De même, en reconnaissant d’emblée la dynamique locale endogène*, les centres culturels n’ont dans les faits pas eu pour but de
singer la politique culturelle à la française, dont la vocation était justement de type
universaliste. Pourtant, par sa charge programmatique et sa capacité à s’implanter
densément et quasiment partout où des gens, en association, le souhaitaient, la
politique des centres culturels avait pour but d’imprimer durablement sa philosophie
d’action sur l’ensemble du territoire belge francophone. L’apparition de la logique
de composition locale rend toutefois compte du fait que cette politique initiée par
l’actuelle Communauté française de Belgique n’est aujourd’hui qu’un élément de
support parmi d’autres. Autrement dit, le référentiel de démocratie culturelle devient
une philosophie d’action portée dans des discours généraux mais dépendant fortement de la volonté locale, et de l’horizon de possibilités, de certains professionnels.
Mais quid des cas où cette dernière condition n’est pas remplie ? Cette question n’est
pas neuve – en témoigne l’existence de centres culturels non reconnus – mais est
susceptible de resurgir, pour des raisons cette fois plus structurelles qu’endogènes*.
En d’autres termes, au risque de convoquer une expression surannée, on pourrait
se demander si la médiation culturelle demeure une vocation qui se pose à l’échelle
sociétale et si, dès lors, elle mérite ou non de s’ancrer dans une consistance sociologique – des dispositifs et des métiers – susceptible de l’incarner.
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7. Lexique
Corrélation : relation entre plusieurs notions, concepts ou faits, fondée sur un lien
nécessaire de sens.
Diachronique/synchronique : ce sont des antonymes. Diachronique : qui se rapporte
à l’évolution, voire la chronologie des faits (perspective diachronique : perspective
historique). Synchronique : qui se rapporte à des faits simultanés (perspective synchronique : perspective systémique).
Dialogique : selon E. Morin, la conception de la relation nécessaire et complémentaire
de processus ou d’éléments opposés, antagonistes ; cela s’oppose à la dialectique de
Hegel qui associe par une synthèse les éléments en contradiction (thèse-antithèse).
Dyade : deux éléments qui se complètent réciproquement.
Effet de saturation progressive : se dit d’un effet de récurrence (répétition) des
informations fournies au chercheur par son matériau, qui finit par ne plus apporter
de nouvelles données à analyser.
Endogène/exogène : ce sont des antonymes. Endogène : qui provient de l’intérieur.
Exogène : qui provient de l’extérieur.
Fonctionnaliste : qui se rapporte au fonctionnalisme. Une perspective sociologique
qui envisage les éléments d’une société, d’une organisation, à partir des fonctions
qu’ils y remplissent. La finalité de ces éléments est de former un tout et de garantir
l’équilibre du système.
Hétéronomie/autonomie : ce sont des antonymes. Hétéronomie : dispositif ou processus de construction des normes (règles) qui vient de l’extérieur au groupe. Autonomie : dispositif ou processus de construction des normes (règles) qui est produit
par les acteurs concernés, qui vient donc de l’intérieur.
Heuristique : qui se rapporte aux règles de la recherche scientifique.
Homologie : relation qui assure le même rôle dans des systèmes différents.
Maïeutique : démarche philosophique qui vise à faire émerger la vérité chez les individus. Sur un plan pédagogique, méthodologie qui fait émerger les connaissances
chez des individus (“art de faire accoucher”).
Matériau empirique : ensemble des données classées par le chercheur, servant de
base à son analyse.
Neutralité axiologique : attitude a priori du chercheur qui n’émet pas de jugement
de valeur sur son objet d’étude.
Normatif : qui émet des règles, voire les impose.
Réticulaire : qui se rapporte au réseau.
Schème : disposition, structure de raisonnement d’un individu qui permet ou détermine l’analyse et l’interprétation.
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Solidarité mécanique/organique : formes de solidarité et de société chez E. Durkheim,
l’une – mécanique – posant la cohésion sociale à partir de la force (qui peut être
sacrée) de la conscience collective, l’autre – organique – montrant que la cohésion
sociale relève de la complémentarité des fonctions et des valeurs autour de la personne humaine.
Structuralisme : courant de pensée qui privilégie le point de vue d’une organisation
sociale (structures fondamentales) qui détermine les pratiques et les croyances des
individus qui en dépendent.
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Société postindustrielle : type de société qui émerge dans les années 1970 et qui met
l’accent sur des éléments immatériels (connaissance, éthique, société de services,…)
plus que sur des éléments matériels (société industrielle).
Typologique : qui relève d’une classification organisée.
Variable : élément qui peut prendre des valeurs différentes dans un ensemble donné.
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Étudesn°2
Table des matières
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
1. Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
2. Évolution des métiers de la médiation culturelle en centre culturel –
approfondissement de la division du travail d’action culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
2.1. Retour sur un référentiel de métier – “L’animateur socioculturel”
comme catégorie fondatrice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
2.1.1.
Instituer la démocratie culturelle – Pour une conception maïeutique
de l’action culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
2.1.2.Vers une structuration professionnelle – Formations, référentiel de métier
et réserve de recrutement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
2.1.3. L’inscription prioritaire de la démocratie culturelle dans les pratiques
professionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
2.2. Croissance des centres culturels et diversification progressive
des métiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
2.2.1. Accroissement des structures et évolution de l’engagement bénévole
(militantisme, volontariat…). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
2.2.2. L
es dispositifs d’aide à l’emploi comme supports de développement
des métiers. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
2.2.3. S
pécialisation et division du travail au sein de l’organisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
2.3. Animateurs, médiateurs et animateurs-directeurs dans la division
du travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
2.3.1.Les catégorisations de métier – Différences d’appellation, différences
de registres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
2.3.2.L’animateur-directeur – Vers la gestion d’une structure culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . 30
2.3.3.L’animateur – Carrières variées et développement de compétences
de coordination. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
2.3.4.Une catégorie moins visible – Les animateurs “externes” à la structure. . . . . . . . . 39
2.4. Au-delà des limites de l’organisation, la division du travail
de médiation culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
3. Les mondes urbains de la médiation artistique et culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
3.1. Les centres culturels – Problématisation en termes d’acteurs
de mondes urbains de la médiation artistique et culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
3.1.1.Les mondes urbains comme configurations sociales et spatiales. . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
3.1.2.Les mondes urbains, lieux de la médiation artistique et culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . 47
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3.1.3.Contextes urbains et orientations de l’action de médiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
3.2.1. Une figure de spécialiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
3.2.2.Une figure de généraliste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
3.2.3.Une figure de liaison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
3.2.4.Une figure d’immersion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
3.3. La dynamique des mondes urbains de la médiation artistique
et culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Étudesn°2
3.2. L’action de médiation artistique et culturelle – Quatre figures
de centres culturels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
3.3.1. Retour sur les différentes figures de centres culturels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
3.3.2.Essai d’interprétation sur le rapport entre figures et catégories de
centre culturel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
3.3.3.Segmentations internes aux centres culturels et dynamiques
de composition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
4. Pratiques de médiation culturelle et mouvements subjectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
4.1. Consistance de la médiation artistique et culturelle :
fonction dans l’organisation ou référentiel transversal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
4.1.1.La médiation culturelle comme métier et fonction dans l’organisation. . . . . . . . . . 68
4.1.2. La médiation culturelle comme référentiel transversal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
4.2. Les aspirations du médiateur : critique sociopolitique
ou mouvements de l’expérience sensible ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
4.3. La constitution des destinataires de la médiation –
Unité des participants et segmentation des publics ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
4.3.1.Ambition de la démocratie culturelle – Produire du commun à partir
de clivages idéologiques et institutionnels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
4.3.2.Les formes concrètes de l’unité et de la diversité dans les pratiques
de médiation culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
4.3.3.Les décalages entre idéal et pratiques de médiation culturelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
4.4. La médiation culturelle comme rapport à la société –
Démocratie culturelle et mouvements subjectifs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
5. Conclusions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
6. Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
7. Lexique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
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