La décroissance. Entropie - Écologie Économie Nicholas Georgescu-Roegen Présentation et traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens. Sang de la terre, Paris 1995). Il est difficile de parler d'entropie à propos de l'économie sans faire référence aux théorie de Nicholas Georgescu-Roegen. Ses nombreux travaux et sa notoriété comme économiste, mathématicien et statisticien en font un personnage clef de l'économie environnementale. Son livre, non encore traduit de 1971, The Entropy law and the Economic Process reste la référence obligée en la matière. Pourtant, dans notre ouvrage «Faut-il refuser le développement ?» (PUF, 1986), une place essentielle est faite à l'hypothèse «d'entropie du capital» sans que mention soit faite de l'oeuvre et du nom même du grand pionnier. A la vérité, nous n'ignorions pas à cette époque l'existence des thèses de Georgescu Roegen, mais tout en sous-estimant l'importance de la problématique environnementaliste, nous étions conscient d'utiliser le terme entropie en un sens métaphorique et sans lien direct avec la seconde loi de la thermodynamique. La parution posthume des essais rassemblés dans le livre «La décroissance» est pour nous l'occasion de rendre hommage à son auteur et de préciser les liens entre son analyse et la nôtre. même et son autonomisation. Il cite à plusieurs reprise, pour la rejeter, la formule de Jevons qui parle de la science économique comme «la mécanique de l'utilité et de l'intérêt individuel»1. Il insiste avec raison sur les implications de l'importation en économie du modèle de la physique newtonienne, et en particulier, sur la conception d'un temps réversible. Cela signifie une ignorance complète de l'histoire et des cheminements concrets ainsi que de l'impact des expériences vécues. L'économie est ainsi amenée à nier son interaction avec l'environnement. «Les déchets, écrit-il, à l'instar des ressources naturelles, sont tout simplement négligés dans la fonction de production standard»2. Certes, on peut faire revivre un lac détruit par la pollution, mais au delà d'un certain seuil, on ne peut plus dépolluer la totalité des eaux contaminées. «Nous ne pouvons, écrit-il encore, produire des réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à réaction «meilleurs et plus grands» sans produire aussi des déchets «meilleurs et plus grands»3. Bref, le processus économique est de nature entropique. La loi de l'Entropie «stipule que l'entropie (c'est-àdire la quantité d'énergie liée) d'un système clos croît constamment ou l'ordre d'un tel sysComme nous-mêmes, il dénonce le renfertème se transforme continuellement en mement de la science économique sur elle1 cité p. 53. The theory of political Economy, 4ème éd. Londres 1924, p. 21. 2 Op. cit p. 92. 3 Op. cit p. 63 9 aé ^ SJvuyae - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97 // désordre»4. En conséquence, «l'entropie du système total, constitué par l'organisme et son environnement, ne peut que croître»5. Il montre bien que modèle statique de l'économie ou modèle dynamique dans ce paradigme mécaniste sont peu différents. L'Etat stationnaire des classiques lui-même n'est que la conséquence d'un dynamisme contrarié par Je mur des rendements décroissants de la terre dans un temps mécanique, donc réversible. tir des flux solaires. Depuis le début de l'industrialisation nous nous livrons à un gaspillage inconsidéré de ce stock qui est en voie d'épuisement accéléré. Cela est très net avec ce qui se passe dans l'agriculture. «Le boeuf ou le buffle, dont la puissance mécanique procède du rayonnement solaire capté par la photosynthèse chlorophyllienne, est remplacé par le tracteur qui est fabriqué et actionné au moyen de basse entropie terrestre. Et il en va de même en ce qui concerne le remplacement du fumier par les engrais artificiels. Par conséquent, la mécanisation de l'agriculture est une solution qui, bien qu'inévitable dans l'impasse actuelle, doit être considérée comme antiéconomique à long terme»6. De même : «Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie qui, autrement, pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. Autrement dit, chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies humaines à venir»7. L'apport fondamental de Nicholas Georgescu-Roegen est de montrer que le modèle économique ignore superbement l'insertion de la vie économique dans une réalité physique et un environnement naturel dominés par la loi de l'entropie au sens strict. Le temps de la thermodynamique n'est pas réversible. Dans un système clos (et l'univers est un système pratiquement clos sauf preuve du contraire), la deuxième loi de la thermodynamique nous apprend que l'énergie se dégrade inéluctablement. La réversibilité des transformations, de la matière en énergie, des différentes formes de matière et d'énergie entre elles, sont sources de dégradations nouvelles. La vie, en effet, a la propriété, non pas de L'univers dans lequel nous vivons est limité,-et vaincre l'entropie à proprement parler comme beaucoup plus limité qu'il ne paraît, car l'im- on le dit souvent, mais de compenser l'énermense majorité de ses ressources est condam- gie dépensée, dissipée ou dégradée en captant directement (photosynthèse des plantes) née à nous rester inaccessible. ou indirectement (les animaux) l'énergie solaiEn ce qui concerne l'énergie, nous nous re. «Les plantes vertes emmagasinent une parheurtons à deux limites très différentes, celles tie du rayonnement solaire qui autrement des flux reçus du soleil, celle du stock ter- serait immédiatement dissipée en chaleur, en restre. Nous pouvons utiliser sans vergogne la haute entropie. C'est pourquoi nous pouvons première source, car elle ne se tarira que dans aujourd'hui brûler de l'énergie solaire présercinq milliards d'années environ, et nous ne vée de la dégradation il y a des millions d'an8 pouvons rien pour modifier cette date fati- nées sous forme d'arbres» . Notre surcroissandique. En revanche, le stock terrestre accu- ce économique dépasse largement la capacité mulé au cours des ères géologiques n'est pas de charge de la terre. « Une analyse thermorenouvelable, sauf ce que nous captons à par- dynamique, conclut-il, fait encore ressortir 4 Ibidem p. 58 5 Ibidem p. 59. 6 Ibidem p. 66. 7 Ibidem p. 67. 8 Ibidem p. 85 12 § c 6z, SZxUjac - Bulletin n0 10 - Hiver 1996-97 que la grandeur souhaitable de la population est celle que pourrait nourrir une agriculture exclusivement organique»9. L'analyse de Nicholas Georgescu-Roegen se limite à cette dénonciation de l'ignorance de la nature par l'économie, elle laisse complètement de côté cette autre conséquence de l'autonomisation et du mécanicisme à savoir que le modèle économique ignore tout aussi superbement l'insertion de l'économie dans la réalité sociale. Cette situation qui constitue pour nous la base du postulat d'entropie du capital se situe donc à un autre niveau. La machine manque de carburant dans le premier cas, elle manque aussi de pilote dans le second... Les deux approches ont en commun le fait que l'économie industrielle a quitté le sentier d'une organisation vivante. La belle formule de Paul Valéry citée par l'auteur («La machine économique est, au fond, une exagération, une amplification colossale de l'organisme»10) est donc erronée. La machine économique reste une megamachine. Elle ne compense pas ou plus l'énergie consommée. Pour survivre ou durer, il est donc urgent d'organiser la décroissance. Pour nous, la machine, du fait de sa nature mécanique, n'engendre pas les impulsions nécessaires à son dynamisme. Elle les trouve dans les interventions exogènes (extérieures à l'économie). Ces actions humaines nécessaires pour fournir le carburant et les impulsions nécessaires ont le plus souvent un caractère prédateur non seulement vis-à-vis de la nature, mais aussi vis-à-vis de la société ou des autres sociétés. Il en résulte que la décroissance devrait être organisée non seulement pour préserver l'environnement mais aussi pour restaurer le minimum de justice sociale sans lequel la planète est condamnée à l'explosion. Survie sociale et survie biologique paraissent ainsi étroitement liées, Les trois essais qui constituent ce livre constituent une bonne introduction à la pensée de Mcholas Georgescu-Roegen. La lecture en est facile, et nous conseillons au lecteur de ne lire la longue introduction savante due à la piété filiale de deux disciples qu'après, SERGE LATOUCHE 9 Ibidem, p. 165. 10 Oeuvres Pléiade tome 2, p. 1071, Paris I960, cité p. 33. 9 ^ / 4 S^Âruya* - Bulletin n 0 10 - Hiver 1996-97 13