DOSSIER
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Revue dhistoire des sciencesITome 62-2Ijuillet-décembre2009I5-28
Lintrospection
en psychologie exrimentale
Jérôme SACKUR*
Résu:Lintrospection faitlobjet,depuislesoriginesde lapsycho-
logie exrimentale,d’une polémique intense. Onaretenude cette
polémique quelquesidées simples:lapsychologie auraitcommencé
parêtreune discipline dintrospection,puislesbéhavioristesauraient
misfin à cette pratique,enfin elle auraitdéfinitivementdisparu des
laboratoires– qu’on s’en réjouisse ousole. Jesouhaite ici montrer
quecetteconception minore lambivalence du rapport àlintrospec-
tion qu’eurentlespremiers psychologuesexrimentaux ; qu’elle
manque lintention philosophique dubéhaviorisme ;etenfin qu’elle
ignore l’usage continuetterminantde lintrospection en psycholo-
gie exrimentale,tout aulong duXXescle.
Mots-cs:psychologie exrimentale ;béhaviorisme ;introspection.
Summary :Introspection hasbeen at the heart of an intense ideologi-
calstruggle sincethe beginningsof experimental psychology.Some
simple ideas wereretained in the history of the field :first,psychology
wasoriginallydriven byintrospection ; second, behaviorism put an
end to its use;and third, asa consequence,introspection wasin effect
banned from the psychological laboratories.Inthispaper, I try toshow
that this vision notonlyoversimplifies the ambivalentapproachto
introspection of the first experimentalists ; italso misconstrues the
intents of behaviorism;and lastlyitignores the fact thatintrospection
hasbeen used without any real interruption during the 20thcentury,
and thatit wasoften instrumental in the progress of experimental
psychology.
Keywords:experimental psychology ; behaviorism;introspection.
* Jérôme Sackur, Laboratoire de sciencescognitivesetpsycholinguistique, Département
détudescognitives, École normale surieure,45,rue dUlm,75005Paris, France;Inserm-
CEA, Unité de neuro-imagerie cognitive, Neurospin Center,91191 Gif-sur-YvetteCedex,
France.
E-mail :jerome.sackur@gmail.com
Jérôme SACKUR
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Introduction
Lintrospection peut se définircomme laccèsànospropresétats
etcontenus mentaux, assorti d’une certaine capacitéàlescom-
muniquerà autrui. Encesens,lintrospection nest pasproblé-
matique: chacun de nous saitcrire plus oumoins son
humeur,rapporterle contenud’une rêverie éveillée,lesétapes
d’unraisonnementoud’une association didées,ouencore la
précision oula confusion d’une imagination. Toutesceschoses
sontprécisémentdesintrospectionsparce que leurs objets,sans
préjugerde lapossibilité de les réduireàdeschosesobservables
publiquement,sontdabord des représentationsinternesaccessibles
au sujetlui-même.
La question que je vaisaborderdanscetarticle est le rôle de
lintrospection dansla connaissance psychologique,ouplus
exactementdanslapsychologie scientifique. Ceci explique la
seconde partie de ladéfinition que jadoptecomme pointde
départ :il est en effetcessaire,si lintrospection doit servirà
construireune connaissance,qu’elle soitne serait-ce que mini-
malementexpressible. Mon but expliqueaussi que je ne traite
pasde frontlaquestion de lanature de lintrospection, comme
parexemple laquestion de savoir si introspecterdemande que
nous disposionsd’une forme de sensinterne,de même que per-
cevoir s’appuie sur des sensexternes1.Quel quesoitle pointde
vue qu’on adoptesur cela, laquestion de savoir si on peut inté-
grerdesdonnéesintrospectivesàlascience psychologiqueres-
teraitentre, car,qu’ellesproviennentd’unanalogue de la
perception ounon,elles resteraientdesdonnéesoriginellement
associéesàdesobjets internesetprivés.
La tse que je défendrai est que l’usage de lintrospection en
psychologie scientifique est bien plus répanduqu’on ne la
parfoispensé. Mais surtout,je voudraismontrerque l’usage de
lintrospection s’est raffiné aucours du temps.Certes,depuis
sariode de gloireaux premiers tempsde lapsychologie de
laboratoire,lintrospection semble avoirconnu une sorte
déclipse2pour seulement réapparaître danslesdernières
1 - SydneyShoemaker, Self-knowledge and « inner sense »,Philosophyand phenomeno-
logicalresearch,44/2 (1994),249-314.
2-VoirWilliamsE.Lyons,The Disappearance of introspection (Cambridge : MIT Press,
1986).
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annéesduXXescle. Maiscette éclipse est partielle. Ilyadeux
raisonspour lesquelleson atendanceàne pasle voir:d’une
part parce qu’on aune vision biaisée de lhistoire de lapsy-
chologie,qui exare la cassure que fut le béhaviorisme.
Dautre part,parce quelemploi de lintrospection s’est trans-
formé etenrichi continûment, aupointqu’elle se présente par-
fois sous deshabits trop neufspour qu’on lareconnaisse.
Lintrospection s’est trouvée opérationnalisée de fon telle
que ladistinction daveclesmesuresobjectivescomportemen-
talesest parfoisdifficile à cerner.
Onse méprend sur laplace de lintrospection danslapsycholo-
gie scientifique parce qu’on aune idée limitée de lathode
elle-même. Lintrospection ne se présente pascessairement
sous laforme d’unrapport verbal détaillé. Un desobjectifsdes
psychologues utilisantlintrospection fut,et reste,de définirdes
opérationsprécisespermettantde capturer un ouplusieurs
aspects d’un étatouprocessus mental,qui,sansdoute,aurait
pudonnerlieuàunrapport verbal. Sansdoute,on pense
dabord qu’il yaintrospection quand etquand seulementle
sujetd’une exrience produit une description langagière de
sesétats mentaux.Lesdonnéesde lapsychologie tomberaient
alors dansl’une desdeux classes suivantes:d’uncôté du texte,
le rapport verbal d’unsujet,doté d’une syntaxe etd’une séman-
tique,que lon doitinterpréterparce qu’il aune signification,et
qui prétend capturer une réalité mentale parprincipe interne ;
de lautreune mesure objective (tempsde réaction ouautre
mesure de performance,indexphysiologique,etc.) qui nappar-
tientpasaudomaine de linterprétable etde lasignification.
Maislintrospection verbale nen est pasl’unique forme possible.
La dichotomie est simpliste:lanature de lavariable dépen-
dantecompte moinsque lensemble desopérationsmentales
dontelle est le produit.La part dintrospection dans une expé-
rience ne dépend pasde lanature,langagière ounon,d’une
réponse,maisde lensemble desprocessus mentaux dontelle
est issue,etdumodèle exrimental qui lescapture. Je montrerai
celasur lexemple d’une exrience fondatrice de lapsychologie
cognitive3, aprèsavoir revu le malentenducréé parle béhavio-
risme au sujetde lintrospection.
3-George Sperling, The information available in brief visual presentations,Psychological
monographs: Generaland applied,74/11 (1960),1-29.
Jérôme SACKUR
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Lintrospection de laboratoireàsesorigines
Lintrospection au seuil dulaboratoire
Curieusement,lintrospection aétécritiquée avantmême qu’on
lessaie. Bien entendu,lintrospection était régulièrementetlibre-
ment utilisée dansdesarguments de psychologie philosophique
avantlinstitution de celle-cicomme discipline exrimentale 4.
Maisprécisément, ces utilisationslevèrentdesobjectionset
celles-cisecomportèrentcomme autantdobstacles sur le che-
min de constitution de lapsychologie exrimentale, alors qu’on
ne limaginaitpasautrementqu’introspective. Tout vientdoncdu
faitque lespremières réflexions sur lapossibilité d’une psycho-
logie scientifique ne pouvaientaudépart lui envisagerdautre
thode qu’introspective.
On peut distinguerdeux lignesdanslapréhistoire5descritiques
de lintrospection :lapremière,issue de lapréface desPremiers
principestaphysiquesd’une science de lanaturedEmma-
nuel Kant6insistesur le caractère fragile,parce qu’évanescentes
etprivées,desdonnéesdintrospection,sur lesquellesil serait
parconséquentimpossible de construireune science. Dans
lespritde Kant,lapsychologie est de ce pointde vue encore
plus mal lotie que la chimie :ni l’une ni lautre ne sont suscep-
tiblesde recevoirdesprincipesmathématiques(aucontraire de
laphysique,notamment),maisaumoinsla chimie travaille sur
desentitésextérieureset stables,de sorte que lon peut répéter
lesexrimentations.On peut slors lapratiquercomme un
art systématique danalyse ou théorie exrimentale 7et rassem-
blernoscouvertesen uncorpsde connaissancescohérent.En
psychologie celanest paspossible carnous travaillons sur les
donnéesdu sensinterne quisontaccessiblesàlintrospection
4 - Lesempiristesanglaisclassiquesfontnotamment régulièrementappel àdesarguments
introspectifsetprennentleurs lecteurs àtémoin de ce qu’ilscouvrentlorsqu’ilsexa-
minentleurs proprescontenus mentaux.Cest ainsi parexemple queGeorge Berkeley
An essay towardsanew theory of vision (1709) (London : Everyman’s Library,1980),
§12– entend nous convaincre que nous ne ressentonspaslimpression de profondeur
comme visuelle,ouqueDavid Hume – Atreatise of human nature(1739) (Oxford:
OxfordUniversity Press,1978) – s’opposeàlidée qu’existeun moi substantiel.
5 - Sur cette histoireancienne de lintrospection,voirLyons,op. cit. in n. 2,quiremonte
jusqu’àsaintAugustin.
6-Emmanuel Kant,Premiers principestaphysiquesd’une science de lanature(1786)
(Paris: Librairie philosophiqueJ.Vrin,1982).
7-Ibid.,13.
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Revue dhistoire des sciencesITome 62-2Ijuillet-décembre2009
maisnon pasisolablesparintrospection. Cettecarence exri-
mentale de l’unique méthode envisageable pour accéderaux
donnéesdu sensinterne interditqu’on dépasse jamaisle niveau
d’une psychologie simplementdescriptive.
La seconde ligne de critique de lintrospection est issue de la
première leçon duCours de philosophie positivedAuguste
Comte8,etelle est en unsensplus radicale carelle est dordre
logique:elle conteste lapossibilité même d’une auto-observa-
tion parce que le sujetne peut pasen même tempsagiret
s’observeragissant.LorsqueComte formulait sa critique,il
s’opposaitàlasystématisation de lintrospection danslapsycho-
logie philosophique de penseurs spiritualistes.Lidée d’une mise
en pratique non seulement systématique maisexrimentale de
lintrospection étaitencore largementàvenir,maislargumenta
portéau-delàde sa cible et saréfutation fut longtempsconsidé-
rée comme un passage obligé pour lespsychologues9.
Aux originesde lapsychologie scientifique,il résulte de ces
deux critiques une position demblée mitigée – eten tout cas
certainementpas une adhésion sans retenueaux thodes
introspectives.D’uncôté lintrospection est indispensable, car
lapsychologie est bien lascience de lespritdonton ne voitpas
bien commenton yaccéderaitautrementque parintrospec-
tion ;de lautre,on ne peut paslui faireune confiancetotale.
Doù un éclectisme bien représenté parAlexanderBain :
«Introspection etexrimentation sontl’une etlautreutiles
danscette grande entreprise[dexamen desfondamentaux de
lintellect];etl’utilisation de l’une est unstimulus pour lautre.
Le psycho-physicien 10devraitêtre familierduproblème tel qu’il
se donne dansla conscience de soi ;etlintrospectionniste
devrait,icicomme ailleurs, accueillirdesexriencesbien
8 - AugusteComte,Cours de philosophie positive,1reéd. (1830-1842),rééd. (Paris: Her-
mann,1990).
9 - Largumentle plus répanduinsistesur le faitque lintrospection est toujours une rétros-
pection. Voirparexemple WilliamJames,Principlesof psychology(Cambridge : Har-
vardUniversity Press,1890). Ontrouveune premièreréfutation de largumentchez
John Stuart Mill dansAugusteComteand positivism(1865),in Collected works
(Toronto: University of TorontoPress,1969),vol. 10,297-298. Voirplus baslaréfu-
tation particulière de Wilhelm Wundtqui faitappel àlastructure même duchamp de
conscience.
10-Ilnes’agitpas seulementdespsychophysiciensau senscontemporain,maisplus
généralementdespsychologuesphysiologistes.
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