Les jeunes
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Les jeunes
« M. Maurice Herzog estime d'abord « effectivement préoccupant », mais exagéré par certains
journaux le phénomène des « blousons noirs » […] – Toute cette publicité a malheureusement
trop souvent une valeur d'exemple pour une jeunesse désorientée. À ce titre, je déplore encore
l'interview des « blousons noirs » à la radio et le nombre de films cinématographiques réalisés
autour des bandes de jeunes… Que doit-on entendre ou qu'entendez-vous, Monsieur le
ministre, par « blousons noirs » ? On désigne, bien à tort, sous cette dénomination ce qui
a existé de tout temps et dans tous les pays, non seulement les chahuts classiques d'étudiants,
les jeunes gens qui se moquent du « bourgeois » et qui font du « pétard », mais aussi les ratés
de famille, les fils à papa, les jeunes voyous et, à l'occasion, quelques délinquants… Les
véritables « blousons noirs », poursuit M Herzog, existent, mais sont peu nombreux. Ce sont
des adolescents qui s'organisent en bandes pour « faire des coups ». Ils ne sont pas animés par
le mobile de voler, de casser, de blesser, mais ils veulent se prouver à eux-mêmes qu'ils sont
capables d'une certaine forme d'héroïsme. Pour eux, les exactions ne sont pas une fin ; elles
sont un moyen d'accomplir des « exploits ». On a parlé de délinquance des « blousons noirs ».
Il ne s'agit pas d'une véritable délinquance. Quelles sont les raisons qui poussent, selon
vous, ces jeunes à vouloir se prouver à eux-mêmes ?… Ils ont, en premier lieu, un
complexe d'agressivité contre la société. Il est vrai que l'ordre établi ignore à leurs yeux
l'action audacieuse. Ils n'ont pas connu la dernière guerre mondiale et pas encore la guerre
d'Algérie. Des recherches montreraient peut-être qu'après chaque grand cataclysme social(1) la
génération qui suit est secouée dans ses éléments les plus vulnérables par des crises
analogues. Pour des jeunes qui rêvent de coups d'éclat l'ordre social s'ingénie à les entraver(2).
[…] Découvrez-vous, Monsieur le ministre, d'autres causes encore ? La « jeunesse
vulnérable » subit dangereusement l'influence du cinéma. James Dean avec sa « fureur de
vivre »(3) a été incontestablement un exemple pour toute une catégorie de jeunes livrés aux
loisirs inactifs. La presse, la télévision, la radio, consacrent à ces films des échos critiques
dénonçant le mal, et voilà que précisément ces critiques justifient les films en question aux
yeux de ces jeunes et en valorisent le témoignage. […] La liberté est infiniment respectable,
mais l'ordre public et l'intérêt social également. La liberté d'expression et de critique est
nécessaire dans une démocratie, mais l'État a le devoir de protéger sa jeunesse
lorsqu'elle en a besoin. À ces facteurs défavorables, s'ajoute une éducation qui n'est souvent
qu'enseignement à l'école et routine à la maison. Les jeunes « blousons noirs » vivent presque
tous dans l'abandon moral et un climat affectif déplorable : familles désunies, taudis,
alcoolisme, mauvais exemples… Ils se recrutent très souvent parmi les jeunes dont les
familles habitent des taudis ou des logements exigus. C'est un fait connu. Ce qui l'est moins,
c'est que ces bandes se forment aussi dans les banlieues des grandes villes sous-équipées sur
le plan sportif et socio-culturel. »
Une interview de Maurice Herzog, en charge de la Jeunesse et des Sports au gouvernement
de 1958 à 1965 au journal Le Monde, Interview recueillie par Eugène Mannoni, Le Monde,
9 septembre 1959, p. 1 et 6
Questions
1. Comment Maurice Herzog présente-t-il le phénomène des « blousons noirs » ?
2. Quelles explications donne-t-il aux comportements de cette partie de la jeunesse ?
3. Expliquez le passage souligné.
4. En quoi ce texte est-il révélateur des changements sociaux et culturels en France à cette
époque ?
Corrigé
1. Maurice Herzog, en charge de la Jeunesse et des Sports au gouvernement de 1958 à 1965,
présente les « blousons noirs » comme une petite minorité de jeunes organisés en bande et en
quête d'exploits (« ce sont des adolescents qui s'organisent en bande pour "faire des coups"
[…] ils veulent se prouver à eux-mêmes qu'ils sont capables d'une certaine forme
d'héroïsme »).
Il ne les assimile pas avec de jeunes contestataires ou avec des délinquants (« il ne s'agit pas
d'une véritable délinquance »).
Selon lui, « la jeunesse vulnérable » subit l'influence de la médiatisation parfois exagérée du
phénomène des « blousons noirs » au cinéma, à la radio, à la télévision, dans la presse
écrite… Le cinéma, notamment, va même jusqu'à le mettre en scène dans des films dont les
personnages deviennent des exemples (« James Dean avec sa "fureur de vivre" »)
2. Selon lui, le comportement des « blousons noirs » n'est pas nouveau (« on désigne, bien à
tort, sous cette dénomination ce qui a existé de tout temps et dans tous les pays […] chahuts
classiques d'étudiants, les jeunes gens qui se moquent du "bourgeois" et qui font du
"pétard" »).
Il s'explique par la volonté des jeunes de se donner des défis, eux qui n'ont pas connu la
guerre (« ils veulent se prouver à eux-mêmes qu'ils sont capables d'une certaine forme
d'héroïsme »). Ils sont ainsi en opposition avec « l'ordre social » qui selon eux les empêche de
réaliser « des coups d'éclat ».
Inactifs, ils prennent pour modèle les héros des films sur la jeunesse révoltée comme dans La
fureur de vivre avec James Dean.
L'inactivité des jeunes aggravée par le sous-équipement de certaines banlieues du point de vue
sportif et socioculturel est un facteur important pour expliquer ce comportement (dernière
phrase du document).
Enfin, selon lui, les « blousons noirs » sont souvent des jeunes de milieux défavorisés (« Ils se
recrutent très souvent parmi les jeunes qui habitent des taudis ou des logements exigus ») qui
manquent d'encadrement et d'affection dans des familles avec de nombreux problèmes
sociaux (« familles désunies, taudis, alcoolisme, mauvais exemples… »).
3. Le passage souligné montre que Maurice Herzog est, certes, attaché au respect de la liberté
d'expression mais est cependant très inquiet face à la médiatisation et à la publicité faite aux
« exploits » de certains jeunes. Il redoute que ces derniers deviennent des modèles pour les
autres, ce qui amplifierait le phénomène et provoquerait davantage de troubles de l'ordre
public mais aussi une rupture dans la cohésion sociale. Il rappelle que l'État est le garant de
cette cohésion sociale mais aussi du maintien de l'ordre et de la protection des mineurs. À ce
titre, il doit agir pour faire face au problème.
Avant d'être secrétaire d'État, Maurice Herzog était un grand alpiniste et un résistant
pendant la seconde guerre mondiale. Il fait parti des premiers alpinistes à avoir gravi un
sommet de plus de 8 000 mètres (L'Annapurna en 1950) et à ce titre il est un grand sportif
très populaire. Homme de confiance du Général de Gaulle il a beaucoup fait pour développer
le sport de masse (objectif : recruter des champions qui seront les représentants de la France
dans le monde), mais aussi les réseaux des Maisons des jeunes et de la culture (années 1960).
Il est aussi à l'origine de la création des bases de plein air et de loisir.
4.
Ce document est révélateur de l'évolution de la société française de la fin des années 1950 et
des années 1960 :
• Un contexte de paix, de croissance économique mais aussi d'urbanisation qui concentre de
plus en plus la population dans les villes avec un certain mode de vie.
• Une certaine ambiance culturelle avec une jeunesse qui dispose de moyens financiers pour
aller au cinéma, sortir et acheter des disques, des radios… pour écouter les « idoles » des
années 1960 (mouvement « - », naissance du phénomène des fans en France…) en
rupture avec la culture de leurs parents. Des jeunes qui ont davantage accès aux études et
peuvent espérer une meilleure situation sociale que leurs parents (politique de De Gaulle pour
former des ingénieurs, développer les sciences…).
• Le développement de la société de consommation et de la société des loisirs (des jeunes qui
ont du temps libre, de l'argent de poche, sont sollicités par la publicité, ont à disposition des
activités de loisir).
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