D O S S I E R Mastectomie prophylactique : la meilleure et… la pire des “solutions” Prophylactic mastectomy: the best and... the worst answers ● P. Leblanc-Talent (†)* L a publication de deux études, en 1999 et 2001 (1, 2), montrant une baisse de risque de survenue de cancer du sein chez des femmes prédisposées génétiquement, de près de 90 %, a bouleversé le monde de la sénologie. En effet, il s’agissait du bénéfice le plus important obtenu dans une telle population. Certes, les avantages psychologiques, ses inconvénients et les problèmes de la reconstruction mammaire immédiate et de l’image corporelle n’étaient pas détaillés mais les faits étaient là. L’efficacité de l’hormonoprévention (3, 4), à l’heure actuelle d’efficacité moindre, est en cours d’évaluation. Aujourd’hui, elle constitue donc la seule alternative, et la plus efficace, en dehors de la surveillance clinique et radiologique annuelle, dont les modalités associent un examen clinique, une mammographie, une échographie et semble-t-il une IRM bilatérale, objet d’un essai des centres de lutte contre le cancer. Contrairement à l’idée répandue, le chirurgien sénologue, formé à la reconstruction du sein, a beaucoup de réticence à proposer ce geste qui reste mutilant et irréversible, source d’un nombre non négligeable de reprises chirurgicales. Cependant, son devoir est de toujours le proposer à des patientes présentant tous les critères actuels de l’indication, car il est à ce jour le moyen de prévention primaire le plus efficace à disposition (1, 2, 5, 6). L’état des lieux actuel, les principaux problèmes techniques posés et le problème de la chirurgie prophylactique du sein controlatéral chez les patientes mutées ou suspectes de l’être seront abordés. ÉTAT DES LIEUX Les indications Le terme classiquement adopté “d’indication” n’est pas idéal si l’on s’appuie sur le texte de l’expertise collective FNCLCC/ INSERM, dont une nouvelle mise à jour à été récemment effectuée. En effet, ce comité d’experts, qui fait référence dans le domaine, propose mais n’impose jamais cette attitude en s’entourant de toute une procédure (5, 6) visant, sans jamais l’éliminer complètement, à diminuer les inconvénients et éventuels préjudices psychologiques et physiques. En 1998, la position française avait été de considérer que la mammectomie prophylactique était envisageable, mais jamais * Institut du Sein, 7, avenue Bugeaud, 75016 Paris. 22 recommandée. Les données actuelles concernant l’efficacité de cette intervention incitent à la recommander (sous réserve d’une qualité de vie postintervention compatible avec le niveau de protection attendue). Une mastectomie prophylactique peut être en effet envisagée dès lors qu’une femme de plus 30 ans porteuse d’une mutation d’un gène BRCA1 ou 2 le demande et que : – la proposition a été faite dans un cadre collégial multidisciplinaire ; – la patiente a été informée des autres possibilités de surveillance et des résultats des essais d’hormono-prévention en cours ; – une consultation de psychologie clinique est envisagée avec tact, en particulier auprès de patientes présentant une personnalité fragile (un suivi psychologique postopératoire est proposé) ; – un délai de réflexion suffisant entre les deux consultations chirurgicales est respecté afin de laisser la patiente prendre le recul et les informations nécessaires à son choix. Tout le processus aboutissant à la chrirurgie prophylactique donne lieu, en pratique, à des délais supérieurs à 4 mois et à au moins cinq consultations avec les différents intervenants de l’équipe ; – la mastectomie, dont les différentes modalités techniques acceptables seront détaillées plus loin, est respectée ; – en cas de reconstruction mammaire immédiate, les recommandations de l’ANDEM seront, bien entendu, respectées en cas d’utilisation d’implant (7). Pour les femmes n’ayant pas de mutation BRCA identifiée (histoire familiale évocatrice sans mutation identifiée, analyse génétique non réalisée), c’est le risque de développer un cancer du sein qui est pris en compte pour retenir l’indication. En deçà d’un seuil de 25 % de développer un cancer du sein, la chirurgie prophylactique ne devrait pas être réalisée. Les habitudes Pour les femmes prédisposées, le risque de cancer du sein est estimé globalement à 65% pour BRCA1 et à 45% pour BRCA2 (par rapport à 10 % en population générale). De plus, le risque de développer un cancer précocement, avant l’âge de 45 ans, est de 25% pour le sein en cas d’implication du gène BRCA1 et de 7% pour BRCA2. On comprend aisément, dès lors qu’elles sont informées des risques par la consultation avec l’oncogénéticien, leur demande de chirurgie prophylactique. Cependant, le chirurgien à qui la patiente est adressée pour La Lettre du Gynécologue - n° 312 - mai 2006 D O S S I E R Figure 1. cette intervention devient, paradoxalement, celui qui va tout faire pour éviter ce geste c’est-à-dire insister sur le caractère inéluctable, les complications non négligeables et les retouches souvent nécessaires. Néanmoins, lorsque l’on fait un rapide survol de la littérature, la première impression, au vu des résultats du passionnant travail de la Mayo Clinic et de celui de D. Schrag (1, 8), est que l’intervention est beaucoup plus répandue aux États-Unis qu’elle ne l’est en Europe (à l’exception des Pays-Bas), dans un cadre de recommandations plus strictes. L’acceptabilité L’acceptabilité de la chirurgie prophylactique mammaire serait de 50% environ chez des patientes ayant un gène mutant, comme le montre la récente étude prospective de l’équipe de Rotterdam (9). L’annexectomie semble, et on le comprend aisément, avoir une acceptabilité plus importante, de l’ordre de 70 %. Cette étude prospective porte sur 139 femmes mutées, dont la moitié a opté pour une chirurgie prophylactique versus surveillances clinique et radiologique. Après 2,2 ans de suivie, aucun cancer n’est retrouvé dans la population opérée et reconstruite et huit cancers se sont développés chez les patientes qui ont refusé la chirurgie. L’acceptabilité reste moyenne pour la chirurgie mammaire, mais il est intéressant de noter qu’une étude récente de l’équipe néerlandaise (10) montre que 103 (92 %) des 112 patientes ayant opté pour la chirurgie mammaire de la série étudiée ont exigé une reconstruction immédiate. Les techniques préconisées Il s’agit cependant d’une chirurgie délicate, car elle consiste à enlever le maximum de tissu glandulaire en respectant le plus de peau mammaire possible, les patientes souhaitant légitimement un résultat esthétique le plus naturel possible avec une reconstruction mammaire immédiate. La technique préconisée (5, 6) est celle d’une mastectomie de type Patey modifié, avec une incision oblique, emportant la plaque aréolomamelonnaire (PAM), conservant le fascia prépectoral, facilitant ainsi la confection de la loge prothétique. Malgré cela, on estime que le risque de trouver un reliquat glandulaire se situe entre 1 et 9 % La Lettre du Gynécologue - n° 312 - mai 2006 Figure 2. Figure 3. (11). Le risque de développer un cancer du sein sur le reliquat glandulaire existe donc, la patiente doit en être loyalement informée. Lorsque le sacrifice de la PAM a été choisi par la patiente (ou bien qu’elle a déjà eu une mastectomie controlatérale), une solution élégante, minimisant la rançon cicatricielle, peut être trouvée en effectuant une mastectomie totale conservant l’étui cutané (figure 1), délicate à effectuer par la petite voie d’abord mais évitant la cicatrice oblique. La bourse cicatricielle sera ensuite le siège de la reconstruction de la PAM. Un point de discussion : la conservation de la plaque aréolomamelonnaire Même si elle laisse une “languette” glandulaire supplémentaire, la conservation de la PAM semble actuellement ne pas compromettre les bons résultats en termes d’efficacité de prévention primaire. Très discutée, elle n’a pas fait l’unanimité dans la mise à jour 2004 de l’expertise collective FNCLCC/ INSERM. Elle semble néanmoins culturellement beaucoup plus importante pour la femme française et la reconstruction de sa nouvelle image corporelle que pour les populations anglosaxonnes et celles d’Europe du Nord. 23 D O S S I E R Dans des mains expertes et malgré le risque important de nécrose de la PAM, elle semble donner de bons résultats (12), surtout en cas de ptose importante associée. La voie d’abord utilisée classiquement en sous-mammaire (figure 2) rend souvent l’exérèse du prolongement axillaire du sein délicat. Dans notre expérience, nous conseillons une voie d’abord inféro-externe, le refend vertical, quasi invisible quand il est situé dans le pli externe du sein, permet de palier cette difficulté (figure 3). Quand il existe une importante ptose associée et que la mastectomie est sous-cutanée, c’est-à-dire conservant l’aréole, le risque de nécrose de la PAM est majeur et peut être alors une bonne indication de chirurgie en deux temps : cure de ptose et réduction mammaire à pédicule supérieur suivi 4 à 6 mois après d’une mastectomie sous-cutanée par voie inféro-externe (figures 3 et 4). Loin d’annuler le risque de nécrose, il semble tout de même pouvoir le diminuer. La reconstruction mammaire immédiate Il s’agit vraisemblablement de l’élément souhaité par la majorité des patientes, mais qui augmente les complications de la chirurgie prophylactique mammaire. Actuellement, le nombre de “complications” de la série de Zion (13), soit 52 % de réinterventions, semble tout de même élevé. On peut pondérer ce chiffre par le fait que l’auteur prend en compte tous les gestes entrepris, reprise de cicatrices y compris (15 %), souvent non prise en compte dans d’autres études, pouvant expliquer le nombre important de complications. L’intérêt de son étude rétrospective réside essentiellement dans le fait que le nombre de complications semble augmenter en comptant les mastectomies sous-cutanées, c’est-à-dire conservant l’aréole : 62 % contre 38 % lorsque la PAM a été sacrifiée. L’équipe de Rotterdam (10), qui sacrifie systématiquement l’aréole, ne présente que 21% de complications, essentiellement à type de coque et de mauvaise position prothétique. Ce chiffre semble refléter un peu plus la réalité et on peut se poser la question de la nécessité d’essai multicentrique concernant la chirurgie prophylactique des patientes aux seins volumineux et ptosés afin de savoir si une chirurgie en deux temps, comme celle proposée plus haut, ne permettrait pas de réduire le risque de nécrose de PAM. SATISFACTION DES PATIENTES Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la satisfaction et le bien-être psychologique ressentis par les patientes semblent importants malgré la fréquence des retouches chirurgicales nécessaires. M.H. Frost (14) estime à 75 % la réduction de l’anxiété après l’intervention et même selon Hatcher (15), il n’y a pas d’effet délétère sur la sexualité. Des études prospectives évaluant l’image corporelle et la qualité des résultats esthétiques, travaux difficiles à mener, manquent dans ce domaine. CONCLUSION “Pire” des solutions car définitive et irréversible, mais la plus efficace actuellement en termes de prévention primaire de cancer du sein, la mastectomie prophylactique ne doit rester qu’une indication d’exception, encadrée par une prise multidisciplinaire et, La Lettre du Gynécologue - n° 312 - mai 2006 Figure 4. notamment, psychologique. Il s’agit d’une chirurgie délicate mais qui, en attendant les résultats des nombreux essais d’hormonoprévention en cours, doit toujours être évoquée et accompagnée d’une proposition de reconstruction mammaire immédiate chez une patiente présentant un gène BRCA muté. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Hartmann LC, Schaid DJ, Woods JE et al. Efficacy of bilateral prophylactic mastectomy in women with a family history of breast cancer. N Engl J Med 1999;340:77-84. 2. Meijers-Heijboer EJ, van Geel AN, van Putten LJ et al. Efficacy of bilateral prophylactic mastectomy in women with a family history of breast cancer. N Engl J Med 2001;345:159-64. 3. Chlebbowski RT, Winer N, Collyar DE et al. American Society of Clinical Oncology technology assessment of pharmacologic intervention for breast cancer risk reduction including tamoxifen,raloxifene and aromatase inhibition. J Clin Oncol 2002;20:3328-43. 4. Cuzick J, Powles T, Veronesi U et al. Overview of the main outcomes in breastcancer prevention trials. Lancet 2003;361:296-300. 5. Eisinger F, Bressac B, Castaigne D et al. Identification et prise en charge des prédispositions héréditaires aux cancers du sein et de l'ovaire (mise à jour 2004). Bull Cancer 2004;91:219-37. 6. Identification et prise en charge des prédispositions aux cancers du sein et de l’ovaire. Coordonné par Eisinger F, Lefranc JP. Paris: John Libbey, 2005:172 p. 7. Nguyen M, Lairy G, Fleurette F. Les implants mamaires en silicone. Paris: ANDEM ed, mai 1996. 8. Schrag D, Kuntz KM, Garder JE, Weeks JC. Decision analysis-effects of prophylactic mastectomy and oophorectomy on life expectancy among women with BRCA1 and BRCA2 mutations. New Engl J Med 1997;336:1465-71. 9. Contant CME, Menke-Pluijmers MBE, Meijers-Heijboert EJ et al. Clinical experience of prophylactic mastectomy followed by immediate breast reconstruction in women at hereditary risk of breast cancer or a proven BRCA1and BRCA2 germ-line mutation. Eur J Surg Oncol 2002;28:627-32. 10. van Geel AN. Prophylactic mastectomy: the Rotterdam experience. The Breast 2003;12:357-61. 11. Mies C. Recurrent secretory carcinoma in residual mammary tissue after mastectomy. Am J Surg Pathol 1993;17:715-21. 12. Newman LA, Kuerer HM, Kung KK et al. Prophylactic mastectomy. J Am Coll Surg 2000;191:322-30. 13. Zion SM, Slezak JM, Sellers TA et al. Reoperations after prophylactic mastectomy with or without implant reconstruction. Cancer 2003;98:2152-60. 14. Frost MH, Schaid DJ, Sellers TA et al. Long term satisfaction and psychosocial function following bilateral prophylactic mastectomy. JAMA 2000;284: 319-24. 15. Hatcher M, Fallowfield L, A’Hern R. The psychological impact of prophylactic mastectomy: prospective study using questionnaires and semi-structured interviews. Br Med J 2001;322:76-9. 25