Introduction

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doivent pas figurer dans votre rédaction.
Introduction
Curieusement, dans le théâtre grec, le mot qui désignait l’action d’une
pièce : agôn signifiait aussi le « jeu », le « concours », la « lutte », le
« combat » ; ce terme marquait clairement que le conflit, ainsi que sa
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concrétisation – l’affrontement – sont primordiaux au théâtre. Pascal, au
e
XVII siècle, va dans le même sens quand il affirme : « Les scènes
contentes » (c’est-à-dire les scènes où les personnages sont en harmonie)
« ne valent rien ».
Le texte théâtral exploite une gamme de conflits et d’affrontements très
large par la diversité des forces en présence, des enjeux, des champs
d’action ou des issues. Mais c’est à la représentation que ces antagonismes
donnent toute leur mesure, parce qu’elle permet de rendre ce type de situations concrètement visible, audible, et par là plus frappant que dans les
autres genres littéraires, comme le roman.
La représentation, création collective d’un auteur, d’une troupe, mais aussi
de « techniciens », offre un large éventail de moyens pour mettre en valeur
ces situations : dramaturgiques d’abord, ressources de mise en scène,
techniques enfin ou scénographiques.
I. Les moyens dramaturgiques : à la base, est le texte. Les
« ressources » de l’auteur
Le conflit est une « base » intéressante pour un dramaturge parce qu’il présente des cas de figures multiples : parfois il oppose plusieurs individus,
parfois il est intérieur et déchire un être ; parfois il dresse un être contre un
groupe ou une société, ou encore contre une puissance mystérieuse. Par
ailleurs, les sources du conflit offrent une variété presque inépuisable.
1. Le conflit entre individus : jouer sur le nombre
de personnages…
Le corpus présente des conflits qui mettent face à face plusieurs
personnages unis par des liens de différentes natures : lien familial (deux
sœurs chez Anouilh, un frère et une sœur chez Koltès), lien social (un maître
et son valet chez Marivaux), lien politique (un dirigeant politique et son
secrétaire chez Sartre)…
Le choix des personnages théâtraux, mais aussi leur nombre, permettent à
l’auteur de mettre en relief les conflits et affrontements. Le dramaturge peut
jouer, pour mettre en relief un conflit ou un affrontement, sur le nombre de
personnages qui s’opposent : à deux, à trois, en cascade ou… seul.
À deux… : le cas du conflit amoureux, le potentiel dramatique
du « couple » de personnages
Le corpus ne présente aucun exemple du conflit le plus courant au théâtre :
le conflit amoureux qui, en mettant en jeu deux amants, permet au dramaturge d’explorer toute la gamme des sentiments et toutes les facettes du
comportement humain : de la jalousie à l’explosion de colère, de la duplicité
à la noirceur (d’un Néron, par exemple), de la ruse à l’euphorie de la
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victoire… Dans Le Misanthrope de Molière, Alceste, pourtant amoureux de
Célimène, se dresse contre elle, et sa jalousie le pousse à l’affronter pour la
quereller ; au cours de ces « scènes » (au sens sentimental du terme), Célimène arrive à maîtriser Alceste en le réduisant à l’obéissance. Cette lutte
d’influence va d’une tension extrême à un apaisement final et fait passer le
spectateur par diverses émotions totalement opposées : qu’on en juge en
mettant en regard le début et la fin de la scène 3 de l’acte IV :
ALCESTE (à Célimène) : Que le sort, les démons et le Ciel en courroux
N’ont jamais produit de si méchant que vous […]
[…] Ah ! rien n’est comparable à mon amour
extrême…
Le conflit amoureux peut aussi prendre la forme de la rivalité et dresser l’un
contre l’autre deux prétendants à un même « objet » de leur amour. Beaumarchais construit son Mariage de Figaro sur ce schéma : le comte
Almaviva a des visées sur la servante Suzanne, promise – elle doit se marier
quand le rideau s’ouvre – au valet Figaro qui se trouve obligé de défendre
sa fiancée contre celui qui avait juré de la lui donner : « Non, Monsieur le
Comte, vous ne l’aurez pas ! » L’affrontement ne se fait alors pas directement mais par ruses – de Figaro, de Suzanne et de la comtesse – et aboutit,
trois fois de suite, à la mise en échec du comte : cela permet à Beaumarchais de « jouer au yoyo » avec les nerfs du spectateur.
Ce type de rivalité sert de ressort tant à la comédie qu’à la tragédie et se
double parfois d’une lutte pour le pouvoir. Dans Britannicus de Racine, une
double rivalité oppose Néron et Britannicus. Néron enlève à son demi-frère
son amante Junie en même temps qu’il lui ravit l’empire, par usurpation ;
Britannicus, entré au palais, se fait arrêter ; le conflit explose alors et se
concrétise par un affrontement, masqué d’abord, puis ouvert, à rebondissements. Le conflit se résout tragiquement par un meurtre.
À trois… : les ressources d’une structure en chaîne
Le conflit peut aussi se jouer à trois, voire plus, compliquant ainsi la structure dramaturgique, et par cette multiplication rendre plus intense la
représentation de ce type de situations. Sartre, à propos de sa pièce Huis
clos, explique que lui est venue « l’idée de mettre (ses trois personnages)
en enfer et de les faire chacun le bourreau des deux autres » (texte dit par
l’auteur en préambule à l’enregistrement de la pièce en 1965). Garcin, le
journaliste fusillé pour son pacifisme ; Inès, l’employée des postes qui, sur
terre, a brisé le couple de sa meilleure amie ; Estelle, qui a commis le
meurtre d’un enfant, sont au centre d’un infernal nœud d’intérêts qui rend
toute combinaison unique entre deux « clans » définis (deux contre un)
impossible : la pièce repose sur des affrontements successifs, sur un
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schéma tournant sans fin « un contre deux » (Inès contre Garcin et Estelle,
Estelle contre Garcin et Inès, etc.), concentré dans la réplique d’Inès : « Le
bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. »
En cascade… : les ressources d’une intrigue compliquée,
le « nœud » de l’action
La construction peut se complexifier et les conflits s’enchaîner en cascade,
créant ainsi un « nœud » (on parle bien du nœud dramatique) qui maintient
l’intérêt. La tragédie de Corneille Nicomède propose un modèle de lutte
complexe, où trois personnages s’affrontent : Nicomède, Prusias, Flaminius.
Prusias, roi de Bithynie, a peur de Nicomède (son fils d’un premier mariage)
trop puissant, qu’il a éloigné du trône ; il craint aussi Rome trop impérialiste,
représentée par l’ambassadeur Flaminius. Prusias a intérêt à susciter un
affrontement entre ses deux « ennemis », ce qui se produit quand il les
confronte : en effet tous deux sont venus chercher Laodice, la reine
d’Arménie, l’un pour en faire sa femme, l’autre pour la marier à Attale, élevé
à Rome dans les principes romains ; Nicomède insulte Flaminius ; Flaminius sape l’entente familiale jusqu’au point de rupture. Un conflit en entraîne
ainsi d’autres qui s’enchaînent.
Ou à un… : les ressources du monologue
Le conflit – notamment amoureux – peut même être intérieur, vécu par un
seul personnage, dans le secret, comme un déchirement, avant l’aveu.
Racine met en scène une femme, Phèdre, habitée de deux aspirations
contraires : la passion pour son jeune beau-fils Hippolyte («Vénus tout
entière à sa proie attachée ») et la volonté de pureté et de fidélité à son
époux Thésée. Le théâtre, avec sa convention du monologue très intense,
offre à Racine l’occasion d’analyser dans ses mouvements les plus complexes ce déchirement intérieur et les ressorts de la passion ; les
monologues de délibération, de torture intime, qui pourraient ennuyer le
spectateur, en prennent une force et une intensité aussi poignantes qu’un
dialogue animé :
« Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J’oublie en le voyant, ce que je viens lui dire » (II, 5).
« Ô toi, qui vois la honte où je suis descendue,
Implacable Vénus, suis-je assez confondue ? » ( (III, 2)
L’affrontement prend alors une forme particulière, selon qu’à différents
moments l’une ou l’autre de ces aspirations opposées domine et que, l’une
prédominant, au moment de l’aveu, l’autre est écrasée, jusqu’à une conclusion
mortelle : le conflit a déchiré le personnage qui en est le champ de bataille.
À l’extrême, La Voix humaine de Jean Cocteau consiste en une longue
conversation téléphonique d’une jeune femme désespérée dont on n’entend
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qu’une partie : les répliques de son interlocuteur ne sont pas retranscrites,
mais suggérées par celles de la jeune femme. L’affrontement n’en devient
que plus poignant.
2. Le conflit entre l’individu et un groupe ou une société :
le jeu des contrastes et les oppositions d’identité
Le dramaturge, pour représenter les conflits ou les débats de façon frappante, peut varier les cas de figures entre les personnages. Ainsi il peut
jouer sur l’opposition entre un individu et un groupe ou une société tout
entière, opposition dont les formes sont très variées.
Le conflit social, le conflit de classe : le jeu des contrastes
Le personnage dramatique se « bat » souvent contre ceux qui le briment
socialement. La rivalité amoureuse sur laquelle repose, comme nous l’avons
vu, Le Mariage de Figaro, s’élargit et se double d’un conflit de classe : c’est à
« Monsieur le Comte », au « grand seigneur » que s’adresse le valet dans son
long monologue, mais aussi, à travers lui, à « ces puissants […] si légers sur
le mal qu’ils ordonnent » et aux « gens en place ». Sa harangue – en solitaire
– à des ennemis qu’il défie… en leur absence ( !) le dresse – virtuellement –
seul face à ceux qui ne se sont donné que « la peine de naître et rien de
plus » : « noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! ». Ce
sont les valets contre les maîtres qui dynamisent l’intrigue dramatique, depuis
la comédie antique ou les farces de Molière jusqu’aux compagnons d’Arlequin – les ex-esclaves – contre ceux d’Iphicrate – les ex-maîtres –, en passant
par les nombreuses combinaisons maîtres-valets dans les comédies de Marivaux. C’est surtout le théâtre de contestation du XVIIIe siècle qui tire parti de ce
cas de figure. Cependant le théâtre contemporain, par exemple Les Bonnes
de Jean Genet, réactualise ce type de conflit : Solange et Claire se révoltent
intérieurement contre Madame, au point de vouloir l’empoisonner. Leur dialogue sur scène, mais aussi leurs apartés – impossibles dans un roman par
exemple – rendent compte de cet antagonisme profond.
Mais ce peut être aussi le groupe des femmes qui revendiquent leurs droits
à participer à la vie sociale dans La Colonie de Marivaux :
ARTHÉNICE (aux hommes). – Nous voulons nous mêler de tout, être
associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance,
de judicature et d’épée. […]
MADAME SORBIN. – De même qu’au palais à tenir l’audience, à être présidente, conseillère, intendante, capitaine ou avocate.
UN HOMME. – Des femmes avocates ?
Ces affrontements, « joués » devant un large public, mettent sous les yeux
de tous le débat d’idées et invitent à la réflexion sur les inégalités criantes
de la société.
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Le conflit politique : seul contre le pouvoir ; l’inégalité des forces,
un jeu sur le déséquilibre
Du débat social au débat politique il n’y a qu’un pas. Le modèle remonte à
l’Antiquité, notamment dans les grandes tragédies qui mettent en scène des
mythes. L’Antigone de Sophocle se dresse seule et soutient les valeurs
familiales – le devoir fraternel – et la piété à l’égard des dieux contre l’exigence politique, incarnée par Créon. Deux fois, Antigone ensevelit son frère,
deux fois, en conséquence, le conflit se concrétise dans un affrontement sur
scène entre Antigone et le représentant de l’ordre social. Anouilh, vingt-cinq
siècles plus tard, exploite cela sous une autre forme, plus complexe et
d’autant plus intéressante que, tout en accomplissant son devoir de roi en
lendemain de guerre, Créon veut sauver Antigone (le roi est alors aussi le
siège d’une lutte intérieure). Au XIXe siècle, Le « Bon appétit, Messieurs » de
Ruy Blas qui fustige les « ministres intègres » qui déchirent l’Espagne, sonne
comme une déclaration de guerre entre le « laquais » en livrée et les puissants avides de pouvoir, dont le plus noir est Don Salluste.
Ce type d’affrontement sur scène permet à une société de se voir ellemême et sans doute de prendre du recul sur ce qui l’agite.
3. Le conflit est entre la société ou l’État et un groupe :
le jeu du rapport de forces
Plus largement, l’auteur dramatique, parce qu’il peut incarner en un ou plusieurs personnages emblématiques toute une société, ou l’État, ou encore
un groupe d’individus qui les représentent, donne du relief aux affrontements qui agitent les rapports humains.
Le conflit théâtral oppose parfois l’État ou la société et un groupe qui leur
offre une résistance. Dans Le Dialogue des carmélites de Bernanos, les
religieuses et le droit de Dieu sont en butte à l’autorité : celle des révolutionnaires qui finissent par les exterminer et celle de l’État de Louis XVI qui veut
les conduire à se renier.
La particularité de ce conflit tient à ce que la violence de l’État se heurte à
des victimes innocentes, impuissantes, soumises en tout, sauf à ce qui est
essentiel pour elles, leur croyance en Dieu. Cela donne lieu à des affrontements particulièrement poignants – fouilles par les révolutionnaires, inquisition
de l’archevêque –, très dramatiques, parce que la violence se donne libre
cours, sans pour autant venir à bout d’une résistance passive, qui se terminent souvent par la liquidation du parti le plus faible : les religieuses sont
exécutées et gardent leur dignité jusque sur l’échafaud.
Dans toutes ces situations, le dramaturge joue sur l’identité des personnages pour faire apparaître de façon claire les oppositions.
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4. Le conflit fondamental : l’homme contre la fatalité,
un affrontement existentiel incarné
Enfin, l’adversaire du personnage de théâtre – notamment de tragédie ou de
drame – peut être plus redoutable : force supérieure contre laquelle se
débat le héros, on l’appelle le destin, la fatalité… Et le plus souvent, les
conflits « terrestres » que met en scène le théâtre ne sont que la concrétisation, la manifestation tangible de cette lutte supérieure qui dépasse
l’homme : tous les combats que mène Phèdre sur terre ne sont l’œuvre que
de « Vénus tout entière à sa proie attachée » ; le véritable adversaire de
Dom Juan – qui causera sa perte – n’est pas la femme, la famille ou la
société, mais le « Ciel » contre lequel il ne pourra rien. Et cela est vrai jusque
dans la comédie… du XVIIIe siècle : Figaro est victime de « sa naissance » –
quel hasard l’a fait naître valet ? –, ou encore du XXe siècle : le roi de Ionesco
se bat burlesquement contre la mort…
L’intérêt théâtral de ce conflit fondamental est de donner une traduction
visible des grands problèmes existentiels qui préoccupent l’homme, devenu
au théâtre spectateur de sa propre destinée : il comprend alors que ses
affrontements les plus minimes ne sont que les émanations d’un conflit universel inévitable et latent qui ne demande qu’à se concrétiser.
Ces conflits, ces affrontements, quelle qu’en soit la nature, présentent tous
un intérêt dramatique qui maintient l’attention du spectateur, soucieux de
savoir comment ils se dénoueront et qui des hommes, des « camps », ou
des valeurs, l’emportera. Ionesco, dans une boutade provocatrice, compare
la pièce de théâtre à un match : ces deux « spectacles » ont en effet en
commun d’être fondés et construits sur un antagonisme ou une rivalité,
élément primordial pour capter l’intérêt du public qui voit de ses propres
yeux ce qui le déchire dans la vraie vie.
Tous ces conflits sont aussi mis en relief par le fait que l’œuvre théâtrale est
relativement courte – par comparaison avec le roman, par exemple –, donc
plus condensée : l’intensité du débat n’en prend que plus de force.
II. Les moyens scéniques et techniques :
puis vient la représentation… Comment la représentation
théâtrale peut-elle mettre en valeur le conflit ?
Mais l’effet de ces ressources qui sont à la disposition de l’auteur dramatique est démultiplié par la représentation. Car « toutes les comédies (les
pièces) ne sont faites que pour être jouées », comme le rappelle Molière…
Et la représentation donne plus d’intensité au conflit, le rend plus dramatique, parce qu’elle le concrétise ; le spectateur l’appréhende directement,
avec ses sens, il voit et il entend : l’homme « ne sachant de rien comment
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cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre.[…] Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. […] Et c’est pourquoi l’homme veut
voir des yeux et connaître des oreilles ce qu’il porte dans l’esprit […] Et
quand je crie, j’entends toute la salle gémir », explique Lechy Elbernon,
l’actrice que Claudel met en scène dans L’Échange.
Pour mettre le conflit en valeur, la mise en scène doit, sous différentes
formes et par des moyens divers, rendre sensibles la différence et la contradiction des intérêts, souligner le choc qui fait l’affrontement en le rendant
concret et prenant.
Les choix de mise en scène font qu’une même scène, un même affrontement prend plus ou moins d’intensité.
1. Jouer sur les sens et les contrastes :
du côté du metteur en scène…
Le spectacle théâtral est avant tout visuel et c’est de cette caractéristique
que le metteur en scène peut tirer parti.
L’occupation du plateau et la distribution de l’espace scénique :
une représentation concrète de l’affrontement
Ainsi, par des artifices, le metteur en scène peut accentuer les contrastes. Il
peut, par exemple, utiliser la présence de figurants pour mieux marquer
l’affrontement entre les personnages : dans la dernière scène des Mouches
de Sartre, le plateau est envahi par « la foule » hurlante devant laquelle
« s’est dressé » Oreste, seul contre cette horde ; l’affrontement est intense
et sa résolution d’autant plus frappante : « « Vous ne criez plus ? (La foule
se tait.) Je sais : je vous fais peur. » Il y a là un effet que seule la mise en
scène peut rendre, par son aspect visuel.
De la même façon, pour mieux marquer l’affrontement entre le Commandeur
(messager du Ciel) et Dom Juan au cours de la scène finale de la pièce de
Molière, dans la mise en scène de Daniel Mesguich, en 2003 au Théâtre de
l’Athénée, le Commandeur est représenté par une dizaine de statues de
femmes nues en marbre blanc, images et souvenirs de ses conquêtes passées,
qui le hantent sans cesse par leur présence, comme mortes, « chosifiées »…,
mais prêtes à se réveiller et à demander réparation… Ce qui ne manque pas
d’arriver, à la fin, quand ces statues s’animent et, redevenues vivantes, investissent la couche de Dom Juan et « brûlent » littéralement leur bourreau dans les
draps mêmes où il les a déshonorées : Dom Juan meurt par ce qu’il a offensé,
par les « feux de l’amour » concrétisés sur scène.
À l’inverse, la disparition progressive des personnages à la fin du Roi se
meurt de Ionesco souligne la solitude du roi, seul face au monde qui l’a
abandonné : Le Garde disparaît subitement ; […] Juliette disparaît
subitement ; […] Le Médecin se retire ; […] Juliette avant de partir…
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Le jeu des contrastes dans la présentation des personnages
Au-delà de l’agencement même et de la structure du texte théâtral, l’accentuation des contrastes peut se faire par des choix qui frappent d’emblée les
sens du spectateur dans la manière de présenter sur scène les personnages. L’opposition entre Lucky et Pozzo dans l’étrange couple maître-valet
de En attendant Godot se marque par le contraste de leur chevelure, pour
l’un « une abondante chevelure blanche », l’autre « complètement chauve ».
Hugo a exploité dans ses drames romantiques ce procédé de l’antithèse
incarnée : l’âge et la mise matérialisent la lutte entre Hernani et Don Ruy
Gomez : le brigand contre l’aristocrate, le jeune contre le vieillard… Dans Le
Dialogue des carmélites, la religion est représentée par des femmes, l’autorité par des hommes ; les laïcs en uniformes ont une attitude agressive, les
carmélites en tenues de religieuses ont un comportement digne et noble. Ce
faisceau de contrastes crée une impression poignante.
De la même façon, la robe noire d’Antigone voulue par Anouilh contraste
avec les costumes des autres personnages, notamment avec les couleurs
que porte Ismène. Le débat entre les deux sœurs n’en est que plus
frappant.
Inventer des « signes distinctifs » pour marquer les conflits
et les affrontements
Le metteur en scène peut aussi aller au-delà du texte même et des indications de l’auteur dans cette matérialisation des contrastes. Ainsi, on a vu un
Hamlet joué par un acteur noir dans la mise en scène de Peter Brook : ce
choix renforce par un aspect visuel la marginalité du personnage, seul et
isolé dans une société à laquelle il est en butte.
2. Jouer sur le symbolisme des objets et accessoires :
les ressources du décor
Au théâtre, comme le dit Ionesco, il faut aussi « faire jouer les accessoires,
faire vivre les objets, animer les décors ». C’est en effet une des ressources
de la mise en scène pour mettre en valeur les conflits que de tirer parti des
objets qui symbolisent le conflit ou autour duquel se cristallisent les
affrontements.
Dans cet univers de signes qu’est l’espace scénique, le décor peut contribuer à faire ressortir l’intensité de l’affrontement : dans la mise en scène de
En attendant Godot au Théâtre de France en 1961, les branches d’un arbre
squelettique soulignent par leur contraste avec un fond de scène d’un noir
intense – véritable mur – l’opacité terrible, sans la moindre issue, de ce
monde nu et implacable.
L’objet, parfois un simple accessoire, cristallise sur lui la tension conflictuelle d’une situation dramatique : la corde par laquelle Pozzo tient Lucky en
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laisse fascine et repousse à la fois le regard du spectateur. La « tasse de
tilleul » que Solange et Claire veulent faire boire à Madame dans Les
Bonnes, tasse autour de laquelle tournent tous leurs mouvements et leur
manège, tous les jeux de regards, concrétise le désir de vengeance des
bonnes… : elle focalise sur elle toute l’attention du public tout au long du
déroulement de la cérémonie macabre et promet une issue mortelle à
l’affrontement social entre des domestiques et une maîtresse détestée.
Version moderne de la coupe de poison que la reine Cléopâtre apporte perfidement, à l’acte V de Rodogune, pour assassiner son propre fils et celle
qu’il aime, Rodogune. La coupe passe de mains en mains, sous les yeux du
spectateur. Les didascalies scandent toute la scène et rendent compte de
son funeste « trajet » : « rendant la coupe à Laonice », « l’empêchant de
prendre la coupe », « prenant la coupe », « prenant la coupe des mains de
Cléopâtre après qu’elle a bu », « rendant la coupe à Laonice ou à quelque
autre ». L’épée d’Iphicrate, dans L’Île aux esclaves de Marivaux, symbolise
la supériorité du seigneur sur le valet et son transfert dans les mains d’Arlequin marque le renversement de situation dans le conflit qui oppose le
maître et l’esclave.
L’objet peut aussi rendre sensible le conflit intérieur, qui n’est pas incarné
par la présence de deux personnages et que ne véhiculent que les mots.
Ainsi, dans sa mise en scène du Cid, Francis Huster joue les Stances avec
dans une main l’épée (symbolisant son père et l’honneur familial), dans
l’autre le gant du Comte (symbolisant Chimène et la passion amoureuse), ce
qui concrétise le dilemme.
Enfin, l’objet domine parfois toute une pièce et matérialise l’opposition qui
est le fondement de l’action : dans Rhinocéros, les têtes des personnages
masqués symbolisent l’opposition, la lutte des hommes contre la
« rhinocérite », image du totalitarisme, et sa progressive victoire. Le conflit,
au lieu d’être cérébral et véhiculé par l’abstraction des mots, devient ici palpable et d’autant plus angoissant.
3. Le rythme pour donner du relief aux affrontements :
jeux de scènes, didascalies et interprétation des acteurs
Mais, dans un spectacle, un affrontement continu ennuie et perd de sa
vigueur. Il ne prend sa valeur que s’il est mis en relief par des effets de
contraste. Les dramaturges recourent à plusieurs moyens pour soutenir
l’intérêt du public. Ainsi, dans ses vaudevilles, presque systématiquement,
Feydeau fait intervenir juste au moment où il ne le faudrait pas le personnage le plus inopportun. L’effet de surprise renforce l’affrontement, en
général entre un mari et sa femme, qui oblige les personnages à improviser
des réponses à l’événement inattendu et crée un effet comique ; c’est le
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fameux « Ciel, mon mari ! » d’Un fil à la patte ou de La Dame de chez
Maxim’s. Aux acteurs de savoir jouer sur le rythme et l’enchaînement des
scènes lors de la représentation pour mettre en valeur le conflit et éviter
qu’il ne s’émousse.
Le théâtre est aussi mouvements et gestes. Le corps, sa mobilité et ses
déplacements dans l’espace scénique planté par le décor mettent en valeur
l’affrontement : « Iphicrate, au désespoir, courant après lui (son valet) l’épée
à la main » qui tente de pourfendre Arlequin, la gesticulation incohérente de
Pozzo qui s’effondre devant le spectateur – précisée dans les didascalies –
indiquent le paroxysme du conflit : « il arrive quelque chose sur la scène
comme si c’était vrai » (L’Échange de Claudel).
C’est dans ce type de situation que l’on comprend le mieux que le créateur
d’une pièce n’est pas seulement l’auteur qui, une fois qu’il l’a écrite, s’en
trouve comme dépossédé : ceux qui interprètent, qui incarnent la pièce, les
acteurs, dirigés par le metteur en scène, ont une part essentielle à la « vie »
d’une pièce. Et il revient à l’acteur de faire sentir toute la force du conflit.
La tâche est parfois difficile : Lucky, dans la scène de Beckett, ne prononce
pas une parole ; il ne peut exprimer sa souffrance intérieure que par son
corps et son visage. Le texte ne porte qu’une didascalie – insuffisante pour
rendre compte de cette douleur profonde – : « Lucky tressaille ». L’acteur
qui joue Pozzo, quant à lui, doit passer rapidement du ton autoritaire et
ferme du début de la scène à des mimiques et des intonations qui traduisent l’effondrement du personnage, conséquence de la tension conflictuelle
avec son serviteur.
La mise en valeur du conflit repose avant tout sur la qualité du jeu des
acteurs.
4. Du côté des techniciens : sons et lumières
Enfin, les techniciens, trop souvent oubliés dans leur rôle de créateurs à
part entière d’une pièce (sans eux, il n’y aurait pas de spectacle…) disposent de ressources efficaces pour représenter conflits, débats et
affrontements. Celui qui n’a jamais « fait de théâtre » ignore le plus souvent
ces aspects techniques qui, par nature, ont pour vocation de se faire oublier
comme tels et ne sont sensibles que par l’effet produit sur le spectateur.
Ainsi, les jeux d’éclairages – qui sont multiples – ont une efficacité d’autant
plus grande qu’ils sont aussi appréhendés par les sens. La technique de la
« douche », qui consiste à faire pleuvoir du plafond un rond de lumière dirigé
sur les personnages, peut matérialiser l’opposition entre eux. Il en va de
même d’un effet de clair-obscur : l’un des personnages reste dans l’ombre,
l’autre est inondé de lumière. Ce type d’éclairage conviendrait parfaitement
pour illustrer l’antithèse manichéenne entre les personnages du drame
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romantique : La Reine, claire et innocente, face au diable, Don Salluste…
dans Ruy Blas.
Dans une récente mise en scène de Phèdre, lors de la confrontation tendue
entre Thésée et son fils Hippolyte, au dernier acte, l’éclairagiste avait fait en
sorte que l’ombre portée du père sur le mur soit démesurée, comme pour
montrer qu’il « écrasait » son fils de son mépris et de sa stature de héros,
face à un Hippolyte aux dimensions humaines : l’effet de contraste était
saisissant.
Jouer sur la bande sonore est aussi très efficace pour rendre compte des
antagonismes. Ainsi, dans Rhinocéros, comment marquer la tension entre
les rhinocéros envahisseurs et les habitants qui tentent de résister à la
rhinocérite ? Il est bien difficile de faire passer sur scène un vrai rhinocéros… Avoir recours à des acteurs grimés ou déguisés en rhinocéros n’est
pas très convaincant… Dans une mise en scène récente, c’était la bande
sonore qui représentait, par une bruit formidable de tempête – accompagnée de tremblements du plateau – les pachydermes et c’est à elle que
revenait le rôle de marquer cet affrontement avec la « bête ». Là encore,
l’effet était réussi.
Les effets de voix peuvent souligner les affrontements : dans la mise en
scène de Dom Juan par Bluwal, le metteur en scène a recours à une voix off
pour la statue de pierre du Commandeur : cette voix qui semble venue
d’ailleurs ou de nulle part (du Ciel peut-être) contraste avec celle, très
humaine, de Dom Juan et met en relief le contraste entre les deux partis qui
se livrent bataille : le libertin et le ciel…
La liste des ressources serait longue et ne saurait être exhaustive, tant
l’inventivité du metteur en scène doit être constamment en éveil. N’a-t-on
pas vu récemment le Nada Théâtre jouer un Ubu Roi où certains personnages étaient représentés par des légumes – des vrais ! – qui parlaient en
voix off face à un couple Père Ubu-Mère Ubu terrifiant, prêt, dans un gigantesque banquet, à les engloutir : le roi Wenceslas est une grappe de raisin,
un conspirateur un chou rouge, un noble un poireau, marionnettes manipulées grotesquement devant le couple royal, image des dictateurs face à
leurs victimes. La portée politique de la pièce se trouve étrangement soulignée par cet antagonisme, à mi-chemin entre farce et tragédie, comme le
voulait Jarry…
Conclusion
Au théâtre, le conflit et l’affrontement sont donc bien primordiaux et la mise
en scène leur donne de l’intensité grâce aux diverses ressources du
spectacle.
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Mais il serait excessif d’affirmer que conflits et affrontements sont absolument nécessaires ou indispensables. En tout cas, il arrive qu’ils ne
constituent pas le moteur de la pièce : En attendant Godot ne repose pas
en fait sur un conflit qui ferait avancer l’action – les deux apparitions de
Pozzo et de Lucky ne sont que des intermèdes. Mieux encore, il existe des
pièces sans conflit : La Cantatrice chauve de Ionesco ne présente aucune
action, aucun affrontement : la pièce repose précisément sur l’idée qu’il n’y
a pas assez de communication, d’intérêts communs entre les personnages
pour qu’il y ait matière à conflit. Dans Oh ! les beaux jours de Beckett,
Winnie parle, farfouille dans son sac, chante parfois, accomplit ses petits
gestes dérisoires selon un rite sans heurts… Mais l’absence de conflit est
peut-être la nouvelle forme d’un conflit fondamental nouveau, né avec le
théâtre de l’absurde : celui, désespérant, de l’être humain face à la stagnation (personne ne résiste, personne ne répond), face au néant.
©HATIER
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