
Julien Lambinet, Université de Fribourg
Proséminaire de théologie fondamentale, Semestre d’automne 2015
quelque sorte préalable (et les médiévaux parlaient de praeambula fidei) à l’acte de foi lui-
même. C’est là une démarche qui, poussée à l’extrême, entraîne en quelque sorte une
distinction questionnable entre l’apologétique et la démarche théologique en tant que telle,
puisqu’il ne sera pas rare alors de situer l’apologétique du côté de la raison, et la théologie du
côté de la foi. A l’exemple d’Ambroise de Poulpiquet, qui écrit un traité sur L’objet intégral
de l’apologétique en 1912 et déclare : « Les quelques traits extérieurs de ressemblance ne
sauraient altérer une différence aussi spécifique que celle qui existe entre la méthode
d’autorité de la théologie et la méthode strictement rationnelle de l’apologétique »
2
. C’est-à-
dire que selon de Poulpiquet, la première (la théologie) établit son discours en se fondant
entièrement sur des sources autorisées (Bible, Magistère, grands auteurs, les Pères) alors que
la seconde (l’apologétique) n’use que de la stricte raison et de ses enchaînements logiques.
L’apologétique était progressivement, à force de lutte contre l’agnosticisme, le déisme ou le
fidéisme, devenue « extérieure » à son objet
3
. La théologie fondamentale, qui est une
discipline relativement récente donc, cherchera à réintroduire la démarche rationnelle au sein
d’une démarche de foi.
En 1929, Henri de Lubac prononce une leçon inaugurale sur « Apologétique et
théologie » alors qu’il prend possession de sa chaire à Lyon et qualifie l’apologétique
moderne de « défensive », « opportuniste » et « extérieure ». Pour de Lubac, l’apologétique
oublie de s’intéresser au récepteur même de la révélation, à ce qui dans la Révélation de Dieu,
touche l’homme au plus profond de lui-même. Elle tente d’accumuler les arguments objectifs
sur ce qu’elle finit par considérer comme un « objet » lui-même, lui restant donc extérieur,
comme face à face, et obnubile par là tout un pan de l’intelligence de la foi. Elle oublie en
quelque sorte que la théologie est tout autant une « intelligence de la foi » qu’une
« intelligence par la foi ». Il reviendrait alors à la théologie fondamentale de mettre au jour les
fondements propres de la théologie, dans le Verbe lui-même, c’est-à-dire dans une certaine
forme d’intelligence elle-même, et de faire valoir sa rationnalité propre, sa méthode propre.
Pour cela, elle s’est traditionnellement confrontée, dans le sens positif du terme, avec les
autres démarches. Elle a usé des autres disciplines (principalement de la philosophie, mais
aussi des théories du langage, etc.) tant à ses fins propres que pour s’en démarquer et
revendiquer sa propre spécificité. « La grande limite de [l’] apologétique était son caractère
abstrait et formel, son oubli de la situation de celui à qui elle est destinée. Confrontée
longtemps au déisme philosophique, elle était devenue trop défensive, ou trop belliqueuse peu
importe. Elle n’était plus assez soucieuse de dire son Mystère »
4
. La théologie fondamentale
naissante, par réaction, veut revenir à « l’intelligence du Mystère » déjà mise en valeur par les
2
A.
DE
P
OULPIQUET
, L’objet intégral de l’apologétique, Bloud et Cie, Paris, 1912, pp. 531-532.
3
En très gros, voulant lutter contre les démarches qui avaient éloigné Dieu de l’humanité en montrant qu’il ne
pouvait être accessible à la raison (agnosticisme, déisme, fidéisme), l’apologétique avait « occupé le même
terrain ». Elle chercha à démontrer la validité d’une réflexion rationnelle sur Dieu, mais se limita à ce plan,
tendant dès lors à réduire le sacré à l’« objet » d’une démarche argumentative.
4
Cfr J.-P. W
AGNER
, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Cerf, Paris, p. 31.