Introduction à Ricoeur 1

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Séminaire Paul Ricoeur : témoigner de la Révélation
M. Negel m’a demandé de préparer un séminaire de théologie fondamentale sur la
compréhension du témoignage de la révélation développée par P. Ricoeur. La chose n’est pas
évidente. Il faut en effet d’emblée prendre quelques précautions. P. Ricoeur n’a notamment
jamais prétendu être un théologien. Il était professeur de philosophie et n’a pas prononcé son
discours intellectuel sous un autre statut. La remarque est évidemment importante d’un point
de vue méthodologique. P. Ricoeur, bien qu’il n’ait jamais caché sa confession chrétienne
(protestante), n’a dans ses livres jamais voulu emprunter d’autre chemin que ceux de la
raison, entendue de surcroît en un sens moderne, c’est-à-dire la voie de la subjectivité
connaissante et réflexive, comme point de départ méthodologique. Il est un disciple de la
phénoménologie husserlienne, dont nous dirons un mot par la suite, elle-même héritière en
quelque façon des tournants cartésien et kantien de la pensée et de leur retour sur la
subjectivité. Et assez globalement, on peut dire que pour Ricoeur, l’homme produit du sens
par un retour sur soi. Une affirmation qu’il nous faudra relativiser et préciser, c’est tout le
sens de la problématique du « témoignage ».
D’autre part cependant, la philosophie de P. Ricoeur, sa démarche de pensée et ses
résultats, ont fortement inspiré de nombreux théologiens, non seulement en théologie
fondamentale, mais jusqu’à inspirer les fondements d’une démarche exégétique de l’Ecriture
sainte, qu’on a appelé exégèse narrative. Le professeur André Wénin, à Louvain-la-Neuve,
débutait chacun de ses cours d’exégèse de l’Ancien Testament par un rappel méthodologique
de l’exégèse narrative qui intégrait l’apport de P. Ricoeur. Signalons également, plus près
d’ici, le travail que François-Xavier Amherdt consacra à l’importance de Ricoeur pour
l’herméneutique de l’Ecriture, et la manière dont le Professeur de Fribourg reconnut la place
prépondérante occupée par Ricoeur au sein du document L’interprétation de la Bible dans
l’Eglise, préparé par la Commission biblique pontificale1. Il n’est donc manifestement pas
tout à fait absurde de vouloir parler de ce grand philosophe français lors d’un séminaire de
théologie.
Quel sens cela peut-il avoir cependant, d’en parler au sein d’un séminaire de
« théologie fondamentale » ? Et qu’entend-on par théologie fondamentale ? On peut la
comprendre comme cette partie ou cette discipline de la théologie qui a pour but de réfléchir
sur ses propres fondements et ses propres raisons, née en suite des essoufflements, à la fin du
XIXème et au début du XXème siècle, de ce qu’on appelait traditionnellement l’apologétique.
L’apologétique était le plus souvent vue comme une démarche rationnelle, destinée à
démontrer la crédibilité rationnelle des articles de foi et de la Révélation, de manière en
1
Cfr F.-X. AMHERDT, « Présentation », dans P. RICOEUR, L’herméneutique biblique, Cerf, Paris, 2011, pp. 1213 ; COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, Cerf, Paris, 1994, pp. 66-67.
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quelque sorte préalable (et les médiévaux parlaient de praeambula fidei) à l’acte de foi luimême. C’est là une démarche qui, poussée à l’extrême, entraîne en quelque sorte une
distinction questionnable entre l’apologétique et la démarche théologique en tant que telle,
puisqu’il ne sera pas rare alors de situer l’apologétique du côté de la raison, et la théologie du
côté de la foi. A l’exemple d’Ambroise de Poulpiquet, qui écrit un traité sur L’objet intégral
de l’apologétique en 1912 et déclare : « Les quelques traits extérieurs de ressemblance ne
sauraient altérer une différence aussi spécifique que celle qui existe entre la méthode
d’autorité de la théologie et la méthode strictement rationnelle de l’apologétique »2. C’est-àdire que selon de Poulpiquet, la première (la théologie) établit son discours en se fondant
entièrement sur des sources autorisées (Bible, Magistère, grands auteurs, les Pères) alors que
la seconde (l’apologétique) n’use que de la stricte raison et de ses enchaînements logiques.
L’apologétique était progressivement, à force de lutte contre l’agnosticisme, le déisme ou le
fidéisme, devenue « extérieure » à son objet3. La théologie fondamentale, qui est une
discipline relativement récente donc, cherchera à réintroduire la démarche rationnelle au sein
d’une démarche de foi.
En 1929, Henri de Lubac prononce une leçon inaugurale sur « Apologétique et
théologie » alors qu’il prend possession de sa chaire à Lyon et qualifie l’apologétique
moderne de « défensive », « opportuniste » et « extérieure ». Pour de Lubac, l’apologétique
oublie de s’intéresser au récepteur même de la révélation, à ce qui dans la Révélation de Dieu,
touche l’homme au plus profond de lui-même. Elle tente d’accumuler les arguments objectifs
sur ce qu’elle finit par considérer comme un « objet » lui-même, lui restant donc extérieur,
comme face à face, et obnubile par là tout un pan de l’intelligence de la foi. Elle oublie en
quelque sorte que la théologie est tout autant une « intelligence de la foi » qu’une
« intelligence par la foi ». Il reviendrait alors à la théologie fondamentale de mettre au jour les
fondements propres de la théologie, dans le Verbe lui-même, c’est-à-dire dans une certaine
forme d’intelligence elle-même, et de faire valoir sa rationnalité propre, sa méthode propre.
Pour cela, elle s’est traditionnellement confrontée, dans le sens positif du terme, avec les
autres démarches. Elle a usé des autres disciplines (principalement de la philosophie, mais
aussi des théories du langage, etc.) tant à ses fins propres que pour s’en démarquer et
revendiquer sa propre spécificité. « La grande limite de [l’] apologétique était son caractère
abstrait et formel, son oubli de la situation de celui à qui elle est destinée. Confrontée
longtemps au déisme philosophique, elle était devenue trop défensive, ou trop belliqueuse peu
importe. Elle n’était plus assez soucieuse de dire son Mystère »4. La théologie fondamentale
naissante, par réaction, veut revenir à « l’intelligence du Mystère » déjà mise en valeur par les
2
A. DE POULPIQUET, L’objet intégral de l’apologétique, Bloud et Cie, Paris, 1912, pp. 531-532.
En très gros, voulant lutter contre les démarches qui avaient éloigné Dieu de l’humanité en montrant qu’il ne
pouvait être accessible à la raison (agnosticisme, déisme, fidéisme), l’apologétique avait « occupé le même
terrain ». Elle chercha à démontrer la validité d’une réflexion rationnelle sur Dieu, mais se limita à ce plan,
tendant dès lors à réduire le sacré à l’« objet » d’une démarche argumentative.
4
Cfr J.-P. WAGNER, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Cerf, Paris, p. 31.
3
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Pères, et au delà du formalisme de l’apologétique essentiellement moderne, prendre en
compte l’expérience totale de l’être au monde du croyant, en instaurant dialogue plutôt que
défiance vis-à-vis des diverses facettes de l’être au monde exploitées par les autres disciplines
rationnelles.
Si la théologie fondamentale emprunte ainsi, dan sa réflexion sur les fondements de sa
foi (la révélation, la parole, et.), la voie du dialogue avec les autres disciplines et toutes les
facettes qui font de l’homme un être dans le monde, alors il est clair que la pensée de
P. Ricoeur peut constituer pour elle une interlocutrice privilégiée. P. Ricoeur en effet, en une
première approche, est un philosophe qui a toujours revendiqué l’interdisciplinarité, le recours
à la linguistique notamment, etc. au cœur de sa démarche et qui, plus que la plupart a insisté
sur l’importance de l’inscription de l’interprétation d’un sens et d’un récit au cœur d’une
communauté, ou sur l’importance de la manière dont un sens est reçu par cette communauté.
Enfin, il a cherché a trouver dans l’acte même d’interprétation d’une parole, une
caractéristique fondamentale de l’être de l’homme.
I.
Eléments biographiques
Selon Ricoeur, et nous verrons plus en profondeur pourquoi un peu plus tard, cela n’a pas
de sens de réduire, comme le faisait Heidegger, la biographie d’un penseur, à ces quelques
mots lapidaires : « il est né, il a travaillé, il est mort ». La biographie d’un auteur possède des
résonnances dans son travail et constitue un témoignage au sens plein de sa pensée. Nous
dirons donc avant de commencer, dans le respect de cette conviction de P. Ricoeur, quelques
mots de sa vie, même si nous resterons très concis. Il est souvent utile, sinon agréable,
lorsqu’on étudie un auteur, de savoir un minimum de qui l’on parle.
Paul Ricoeur est né à Valence (France) en 1913. Son enfance sera marquée par la perte
tragique de sa mère, peu après sa naissance, et de son père, mort lors de la première guerre, à
la bataille de la Marne en 1915. Il est élevé par ses grands-parents paternels et une tante ; son
éducation est alors matériellement prise en charge par l’état en tant que pupille de la nation. Il
passe une licence de philosophie en 1933, après avoir soutenu un mémoire consacré à la
tradition de la philosophie réflexive française, intitulé : « Méthode réflexive appliquée au
problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau ». On le verra, ce problème et cette tradition
resteront prégnants dans la pensée de Ricoeur, jusqu’à intéresser directement la question que
nous travaillerons, puisque nous le verrons, réside à la source de son intérêt pour la question
du témoignage, l’œuvre d’un autre philosophe appartenant aux ultimes ressacs de cette
tradition réfléxive, à savoir Jean Nabert, avec son livre posthume sur le désir de Dieu. Ricoeur
devient, au courant de la même année (1933), professeur de lycée à Saint-Brieuc. Il prépare
l’agrégation à Paris, qu’il reçoit en 1935. Il épouse alors Simone Lejas, avec laquelle il aura
cinq enfants. Il perd encore cette année, son unique sœur, d’une tuberculose. A Paris, il
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fréquente régulièrement les « Vendredis » de Gabriel Marcel, qui joue pour lui le rôle
d’éveilleur. Il y retiendra notamment la pratique imposée à chacun des participants de ces
rencontres de ne jamais s’autoriser de la parole de l’autre, et d’affirmer courageusement son
propre point de vue. C’est aussi son premier contact avec les écrits de Husserl. La Revue
Esprit, créée en 1932, suscite également son enthousiasme ; celui d’un protestant soucieux de
liberté de parole et d’un éveil qui le conduit à lancer en 1936 une petite revue, Etre, inspirée
par le grand théologien protestant Karl Barth. Il écrit ses tout premiers articles en 1935 dans la
revue détonante qu’est Terre Nouvelle, organe des « chrétiens révolutionnaires par l’union du
Christ et des travailleurs pour la Révolution sociale ». Protestant très engagé, il s’intéresse à
cette époque à la question du christianisme social et lit abondamment Marx.
Il enseigne dans divers lycées avant d’être mobilisé en 1939, et fait prisonnier en 1940. Il
est envoyé en Poméranie orientale (région du nord ouest de la Pologne) dans les camps de
Gross-Born, puis d’Arnswalde, pour toute la durée de la guerre. Dans ce dernier camp, il se
trouve dans une chambrée avec sept compagnons, tous intellectuels. Ils y créent une sorte de
petit cercle de philosophie. Ricoeur se consacre à la philosophie existentialiste de K. Jaspers
(à laquelle il consacrera son premier livre publié juste après la guerre, « Karl Jaspers et la
philosophie de l’existence », écrit en collaboration avec son camarade prisonnier
M. Dufrenne) et traduit les Idées directrices pour une phénoménologie pure de E. Husserl (en
cachette, puisque Husserl avait été mis à l’index par les nazis).
La guerre terminée, il sera nommé, en pleine mode existentialiste, professeur à la
faculté de Strasbourg en 1948. Ce moment de l’immédiat après-guerre est celui du triomphe
de l’existentialisme sartrien. Paul Ricœur effectue lui aussi la traversée de l’existentialisme,
mais d’un existentialisme essentiellement nourri par la pensée de Gabriel Marcel, Jaspers et
Kierkegaard. Il prône, à la différence de Sartre, non une forme d’arrachement à la « glu de
l’être » et une liberté sortie d’un néant, mais l’engagement d’un être comme acte, d’un « êtreavec ». Il entre au sein du cercle des collaborateurs de la revue Esprit et fait la connaissance
de son fondateur, le grand « personnaliste » E. Mounier. Ricoeur publie sa thèse, Le
volontaire et l’involontaire, en 1950. Celle-ci constituera les prémisses d’un chantier
important de sa philosophie qu’on caractérise comme une « philosophie de la volonté ». C’est
un aspect également, nous le verrons, qui interviendra dans les textes que nous lirons.
Dans ces années, Ricœur est surtout, avec Lévinas et Merleau-Ponty, l’un des grands
introducteurs de Husserl en France. Sa thèse sur la volonté se veut complémentaire de l’œuvre
de Maurice Merleau-Ponty, attachée quant à elle essentiellement à la perception, et se donne
comme champ de réflexion une phénoménologie de l’action. Cette dernière défend d’abord
l’idée qu’on ne peut penser le volontaire sans l’involontaire, que tout n’est pas choisi, et que,
contrairement à ce que dit Nietzsche, « vouloir n’est pas créer ». Une part de passivité et de
finitude est indéfectiblement inscrite au coeur de l’action humaine. L’homme est un mixte de
finitude et d’infinitude, qui porte, dès la dialectique de l’agir et du pâtir, une disproportion
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entre une face de responsabilité, de capacité, et une face de vulnérabilité, de fragilité. Dans
cette disproportion se loge la faillibilité humaine, la possibilité d’être coupable, de faire le mal
que l’on ne voulait pas. Le mal est alors considéré par Ricoeur comme l’une des ces grandes
apories de la pensée, qui oblige la philosophie à faire le détour des symboles, des mythes, du
tragique, de toutes les sources non philosophiques qui déplacent l’intelligence même de la
question.
En 1957, il est nommé à la Sorbonne, à Paris, qu’il quitte en 1964, notamment lassé
par le caractère impersonnel induit par le nombre des étudiants, pour rejoindre l’équipe
pourtant encore toute nouvelle de l’Université de Nanterre, en pleine création. Il y fonde le
département de philosophie, avec, entre autres, son camarade de captivité Dufrenne. Il y fera
nommer quelques temps plus tard E. Lévinas. Depuis 1960 et son article-tournant « Le
symbole donne à penser », publié dans la revue Esprit en 1959, Paul Ricœur est entré dans un
moment majeur de son parcours philosophique. Il qualifiera plus tard ce dernier de « greffe
herméneutique » sur son programme phénoménologique. L’idée centrale en est qu’une
philosophie sans présupposition, sans pré-compréhension, est impossible, et que toute naïveté
est en quelque sorte « seconde », comme reconquise par-delà un moment critique. C’est
d’ailleurs le moment où Ricœur découvre et publie, dans la collection qu’il dirige au Seuil, le
livre du philosophe de l’herméneutique post-heidegerrienne Hans-Georg Gadamer, Vérité et
Méthode. Ricœur reprend certains des grands thèmes de cette herméneutique, mais en les
soumettant à un déplacement. C’est qu’en dépit de Heidegger et de Gadamer, il recherche une
herméneutique « critique », c’est à dire une herméneutique qui ne sépare pas l’appartenance
ontologique à une pré-compréhension englobante d’une part, de la distance critique induite
par la diversité des méthodes scientifiques de décryptage du sens d’autre part (mises en
oeuvre dans le travail quotidien de l’exégèse biblique, mais aussi de la philologie littéraire, de
l’interprétation historique, ou dans la jurisprudence, etc.).
Nommé doyen de la faculté des Lettres de Nanterre en 1969, il connait plusieurs
déconvenues résultant des événements de 1968 et ne parvient pas à assurer le rôle de
médiation qu’on lui demandait. Cet échec le conduit à démissionner en 1970. L’échec de la
gestion de Nanterre, s’ajoutant à celui d’une candidature en 1969 au Collège de France, pour
laquelle on préférera nommer Michel Foucault, conduit Paul Ricœur, tout en continuant à
enseigner en France, à s'investir davantage à l’étranger: à l'Université de Louvain, haut lieu de
la phénoménologie qui abrite les archives Husserl (sauvées des nazis et exilées par le Père
Van Breda), où il enseigne pendant trois ans, mais aussi à Montréal, et surtout à la célèbre
divinity school de Chicago, où il accepte la chaire John-Nuveen de 1970 à 1992, succédant
ainsi à Paul Tillich. La fin des années 80 et les années 90 marquent cependant un véritable
retour en grâce de Ricoeur en France. Il décède il y a à peine 10 ans, en 2005.
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Ricoeur a lui-même décrit sa généalogie intellectuelle en ces termes : « j’aimerais
caractériser la tradition philosophique dont je me réclame par trois traits : elle est dans la ligne
d’une philosophie réflexive ; elle demeure dans la mouvance de la phénoménologie
husserlienne ; elle veut être une variante herméneutique de cette phénoménologie »5. Et en
effet, il semble que le meilleur chemin pour introduire au projet philosophique de P. Ricoeur,
soit de décrire en quelques mots ce qu’il doit à chacune de ces traditions. Nous verrons, en
outre, comment ce parcours nous mènera droit à la circonscription du périmètre de notre
thème.
II.
Effort et volonté dans la philosophie réflexive
La philosophie de Paul Ricoeur en général, et les textes qui nous concerneront plus
spécifiquement lors de ce séminaire, doivent beaucoup à la tradition de la philosophie
réflexive française. Ricoeur avouera lui-même que son grand texte sur l’herméneutique du
témoignage s’inspire largement d’un livre de Jean Nabert, ouvrage posthume en vérité,
rassemblé et arrangé à partir de manuscrits inédits par ses éditeurs sous le titre : « Le désir de
Dieu ». Mais la philosophie de J. Nabert (1881-1960) s’inscrit elle-même au sein d’un courant
de pensée plus large, né en France au XIXème siècle et qui compte en ses rangs Maine de Biran
(1766-1824), Félix Ravaisson (1813-1900), Jules Lachelier (1832-1918), auxquels on peut
encore rattacher à certains égards les pensées d’Emile Boutroux, de Victor Delbos, de
Maurice Blondel ou encore d’Henri Bergson. Caractérisé souvent aussi de courant
« spiritualiste » français, il s’agissait pour ces penseurs, réagissant contre les présupposés
matérialistes de l’empirisme naturaliste et du sensualisme écossais (pour lesquels la
connaissance et les idées ne se forment que par une accumulation de sensations et
d’observations), de montrer que l’homme ne pouvait en vérité être compris qu’en fonction de
ses capacités d’auto-réflexion, nulle part accessibles par une simple analyse de la matière et
de sa causalité, ou par un simple découpage des éléments biologiques de l’être humain et de
son cerveau. Dans le prolongement de Descartes et de Kant, la philosophie réflexive française
prend donc son point de départ dans l’acte même de pensée et dans la réflexion sur soi que
celui-ci produit.
La thèse de Ricoeur, « la philosophie de la volonté », même si elle s’inscrit déjà dans
un projet globalement phénoménologique (nous reviendrons sur ce terme), est encore
fortement imprégnée des résultats du spiritualisme. A la suite de Maine de Biran, qui reprenait
là une intuition fondamentale du philosophe hollandais du XVIIème siècle Baruch Spinoza,
Ricoeur décrit l’homme comme « effort ». S’il y a bien un thème abondamment traité par la
tradition spiritualiste, par la méditation biranienne sur l’effort, par l’essai de Ravaisson sur
l’habitude, jusqu’à la dialectique décrite par Blondel entre volonté voulue et volonté voulante,
5
P. RICOEUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, Paris, 1986, p. 25.
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c’est ce binôme provenant de Spinoza – en fait bien plus ancien que lui, mais thématisé dans
cette opposition et comme binôme par lui –, distinguant une natura naturans (nature
naturante) et une natura naturata (nature naturée). Pour Spinoza, la nature naturante était la
substance éternelle et ses attributs, c’est-à-dire Dieu lui-même, et la nature naturée, tout ce
que l’on pouvait concevoir comme découlant des attributs divins fondamentaux, en d’autres
termes : la manière dont l’esprit humain appréhende Dieu. La pensée de Spinoza est
traditionnellement taxée dans l’histoire de la philosophie de panthéiste et de déterministe : la
substance éternelle se révèle en une nature sur laquelle nous n’avons pas prise, mais que nous
ne pouvons qu’essayer de concevoir de la manière la plus adéquate possible. De cette
méditation de Spinoza, la tradition spiritualiste tirera toujours, dans les grandes lignes, ce
dualisme qui étreint la volonté lorsqu’elle a maille à partir avec ce qui lui résiste, c’est-à-dire
ce dualisme entre une nature qui s’exprime en nous de manière inconsciente, et ce que nous
en saisissons et essayons de transformer en actes explicites de volonté ou de connaissance.
Quelque chose en effet résiste à la volonté thématisée, exprimée. Quelque chose y résiste non
seulement au dehors d’elle, que ce soit dans la matérialité (par exemple, on aura beau faire,
notre volonté ne parviendra pas à faire une sculpture durable à partir d’eau) ou la volonté
d’autrui (ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui, dit-on parfois), mais quelque
chose y résiste aussi au-dedans. Il semble qu’une part d’involontaire étreigne l’âme humaine
elle-même. C’est ce que la psychanalyse a pu thématiser dans l’idée de « pulsion », ces désirs
inconscients qui travaillent notre volonté, et que Ravaisson par exemple avait cherché à
expliquer par une méditation sur l’habitude, ce que l’on peut qualifier aussi de besoins, bref,
cette part d’involontaire, naturelle, qui semble d’une manière ou d’une autre nous déterminer
en toutes nos actions. Tout acte de volonté semble donc toujours être accompagné, bon gré
mal gré, d’une série de choses non voulues pour elles-mêmes, ou non thématisées comme
voulues, et même parfois expressément thématisées comme non voulues (telles sont les
passions et les pulsions auxquelles nous apprenons à résister), mais qui nous poussent à agir.
Comme le disait Blondel, il y a une volonté voulante qui, lorsqu’on y consent, devient volonté
voulue, mais ce n’est pas toujours le cas.
Le « moi » apparaît dès lors à Ricoeur essentiellement fragile, vulnérable, ce qu’a
particulièrement bien thématisé l’existentialisme, mais aussi Freud, auquel Ricoeur consacrera
un bon nombre d’études (on peut aller voir par exemple son recueil « Le conflit des
interprétations »). Plutôt cependant que de prendre le pli de réduire cette rupture qui advient
dans le moi à un moment essentiellement négatif, et de faire de cette négation le cœur même
de l’existence humaine (Sartre parlait de l’expérience négative ou « néantisante » de la
nausée, Heidegger de l’angoisse et de l’être pour la mort, comme d’expériences
fondamentales aptes à décrire et définir l’existence humaine en son être même), Ricoeur,
quant à lui, cherche à y voir une force positive pour le développement du soi. La force de la
vie, son dynamisme, ne peuvent selon Ricoeur simplement se laisser paralyser par une
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réflexion sur leur propre condition vulnérable. La vie se produit toujours elle-même, parce
que, nous dit Ricoeur – et c’est l’intuition fondamentale qu’il reprend à Jean Nabert –, la vie
possède en vérité pour fondement une affirmation originaire, plus fondamentale même que
ces expériences annihilantes (négatives). Il y a au fondement même de ces fragilités et de ces
expériences dialectiques, un désir, un effort, une volonté de vivre qui s’affirme et dont il faut
révéler le caractère primordial. Comment cependant, c’est-à-dire sous quelle modalités, se
pose cet acte originaire, ou quelles formes prend-il ?
Le problème et la difficulté (que Nabert a pourtant commencé à thématiser en abordant
justement le problème du témoignage) concernent en effet, écrit Ricoeur : « les rapports de
l’acte par lequel une conscience se pose et se produit, avec les signes dans lesquels celle-ci se
représente le sens de son action. Ce problème n’est pas propre à la pensée de Nabert ; il est
commun à toutes les philosophies qui tentent de subordonner l’objectivité de l’Idée, de la
Représentation, de l’entendement, ou comme on voudra dire, à l’acte fondateur de la
conscience, qu’on l’appelle Volonté, Appétition, Action. Quand Spinoza remonte de l’idée à
l’effort de chaque être pour exister, quand Leibniz articule la perception à l’appétition, et
Schopenhauer la représentation à la volonté, quand Nietzsche subordonne perspective et
valeur à la volonté de puissance, et Freud la représentation à la libido, tous ces penseurs
prennent une décision importante concernant le destin de la représentation : elle n’est plus le
fait premier, la fonction primaire, le mieux connu, ni pour la conscience psychologique, ni
pour la réflexion philosophique ; elle devient une fonction seconde de l’effort et du désir ; elle
n’est plus ce qui fait comprendre, mais ce qu’il faut comprendre »6. Avec les termes mêmes
maintenant de Jean Nabert, cité par P. Ricoeur dans ce même article : « C’est […] à
l’inspiration de Maine de Biran que nous croyons convenable de revenir […] ce que Maine de
Biran voulait exprimer, c’est cette idée que la conscience ne se produit que par un acte et que
le Cogito, qui est essentiellement position du soi dans la conscience agissante, ne saurait être
confondu, si du moins il est question de la vie volitive, ni avec une action de l’entendement,
ni avec une méthode pour fonder l’objectivité de la connaissance […] ». « Jamais encore on
n’avait aussi nettement compris qu’on pouvait libérer la conscience des modèles empruntés à
la représentation et à la connaissance du monde extérieur »7.
Nabert voudrait accomplir une « complémentarité » et une véritable « intégration » des
normes de la connaissance objective (désignés ci-dessus à l’aune des actes de perception,
représentation, et du cogito, qui veut dire je pense, c’est-à-dire l’acte même de pensée) et des
opérations constitutives de l’action volontaire et libre. L’accomplissement de la philosophie
réflexive selon Nabert, écrit encore Ricoeur, adviendra par la « réintégration du cogito
objectif à l’intérieur de la conscience active et productrice »8. Ricoeur constate cependant
6
P. RICOEUR, « L’acte et le signe selon Jean Nabert », dans Le conflit des interprétations, Seuil, Paris, 2013,
pp. 289-290).
7
Ibidem, pp. 290-291.
8
Ibidem, p. 291.
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avec Nabert comment « l’inégalité de l’existence à elle-même » produit une alternance entre
deux mouvements : celui d’une « concentration du moi à sa source » et celui de « son
expansion dans le monde »9. L’acte d’affirmation de soi de la conscience est à la fois réflexif
(retour sur soi) et producteur. Il s’extériorise dans le monde par la production de signes qui
vont précisément lui permettre de s’affirmer et de donner lisibilité (tant pour soi que pour
autrui) à son action.
III.
Phénoménologie de la volonté :
En bon scientifique cependant, il faut à Ricoeur une méthode rigoureuse qui lui
permette d’étudier les vécus de la conscience lorsqu’elle se tourne ainsi sur elle-même d’une
part, et s’ex-prime au-dehors, dans le monde, d’autre part. Ricoeur trouve cette méthode au
sein de la « phénoménologie husserlienne ».
Il ne faut point, selon Ricoeur, confondre une description proprement philosophique
des états de conscience, avec le simple fait de relater de manière empirique ce que l’on voit de
l’homme et de ses comportements. Il faut tâcher de remonter à l’essence même de ce qui nous
apparaît. Il faut parvenir à une description, non simplement empirique de la succession des
faits de conscience humain, mais plutôt, pour reprendre le vocabulaire de la phénoménologie
husserlienne, à une description « éidétique » (l’intuition, la vision de ces apparitions en ce
qu’elles ont d’universalisable) des vécus de conscience.
Qu’est-ce que la phénoménologie en gros ? Son fondateur, E. Husserl (1859-1938),
avait tenté d’établir des fondements « scientifiques » radicaux, inébranlables, pour une
philosophie de notre vie en un monde commun (Lebenswelt) et en quelque sorte de notre sens
commun. Réagissant contre les deux tendances inverses que sont l’empirisme d’une part, qui
croit pouvoir établir que toute connaissance valide n’est déterminée que par une somme
d’observations de faits naturels, et contre ce qu’Husserl appelait psychologisme d’autre part,
qui croyait pouvoir généraliser à toute réalité les projections d’une subjectivité singulière,
Husserl veut en revenir, selon le slogan phénoménologique célèbre « aux choses mêmes »,
c’est-à-dire à ce qui nous apparaît véritablement de celles-ci. Il ne s’agit cependant pas de se
limiter ainsi à admettre naïvement les choses telles qu’elles s’offrent à nous en leur apparition.
Il faut encore opérer sur ces apparitions une « réduction », c’est-à-dire les abstraire de leur
contingence empirique (liées aux situations concrètes du sujet et de l’objet), pour pouvoir
analyser ensuite tout ce qu’elles impliquent. Husserl analyse ainsi essentiellement les
corrélations mêmes sans cesse établies entre la conscience et les choses qui l’entourent (les
choses du monde, mais aussi notre propre corps, ainsi que les autres « moi »). Il faut en une
première étape, « suspendre son jugement », c’est-à-dire s’abstraire de notre « attitude
naturelle », naïve eu égard à notre perception du monde, mais qui détermine pourtant encore
9
Ibidem, p. 300.
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ce que nous appelons les « sciences », ou nos appréhensions théoriques du monde. Ces
dernières en effet sont massivement déterminées par les deux écueils que Husserl cherche à
éviter, à savoir l’empirisme et le psychologisme. Il faut donc se débarrasser des
catégorisations trop rapides et des préjugés inévitables mis en place par ces deux démarches
(par exemple que le corps soit un objet, ou que le sujet soit transcendantal et constitutif, ce qui
mène au « solipsisme » existentiel, c’est-à-dire à la croyance que toute réalité est entièrement
déterminée par le « moi »), pour redonner un sol solide, irréfutable à notre mode
d’appréhension du monde. Husserl s’y attacha en mettant de côté tout rapport d’opposition et
de domination entre le sujet et l’objet, pour ne prendre en compte que leurs corrélations
mêmes, ou ce qu’il appelle « intentionnalités », et analyser avec leur aide les choses telles que
perçues et vécues. Il fallait entreprendre une analyse des intentionnalités impliquées dans ce
qui nous est donné sous une forme unifiée dans notre perception naturelle des objets, et
entamer une description des vécus tels qu’ils sont intuitionnés dans leur apparition même. Un
cube rouge par exemple, nous apparaît naturellement comme un cube unifié, rassemblant de
manière une, tout un ensemble de caractéristiques. L’analyse intentionnelle s’attachera à
décomposer les perceptions ainsi offertes. Elle perçoit des « phénomènes » ou apparitions
simples : le rouge comme rouge, etc., mais aussi des « phénomènes » plus complexes, comme
celui de l’attente et de la rétention, etc. (lorsqu’on perçoit un cube par exemple, l’on ne
perçoit effectivement que trois faces au maximum de ce cube, mais l’on s’attend à ce qu’il y
en ait trois autres, qui certes échappent comme telles à la perception phénoménologique. Le
phénomène même cependant, selon lequel on s’attend à ce que ce cube possède d’autres faces
identiques, selon ses dimensions temporelles et spatiales, etc., peut, lui, être décrit). L’intérêt,
bien entendu, de cette méthode ici décrite en ses fondements les plus rudimentaires, résidera
en son extension à tous les vécus complexes qui déterminent notre rapport au monde et à
autrui.
Ricoeur précisément, cherchera, sur ce souci méthodologique, à prolonger la recherche
husserlienne en donnant les fondements d’une phénoménologie de la volonté. Comme
l’explique Ricoeur dans un écrit programmatique à cet égard10, une telle phénoménologie (de
la volonté) aura trois tâches principales :
1) montrer la pertinence d’une description phénoménologique des intentionnalités sur
le plan des « fonctions pratiques de la conscience ». Il s’agit alors simplement,
écrit Ricoeur, d’« épeler les intentionnalités entremêlées, les étaler en quelque
sorte devant une conscience distincte et identifier les aspects du monde, d’autrui,
de mon corps qui figurent comme corrélats de ces visées affectives et volitives »11.
Husserl entendait par là, nous dit un peu plus loin Ricoeur, une réflexion
10
P. RICOEUR, « Méthodes et tâches d’une phénoménologie de la volonté », dans A l’école de la
phénoménologie, Vrin, Paris, 2004, pp. 65-92.
11
Ibidem, p. 66.
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10
« noématique », c’est-à-dire : « une réflexion sur le vécu certes, mais sur le ‘côté’
du vécu qui est non ma visée elle-même de conscience mais son corrélat, une
réflexion sur le vis-à-vis des diverses visées de conscience : c’est en réfléchissant
de préférence sur le voulu comme tel, sur l’émouvant, sur l’imaginé que l’on
accède à la distinction des actes eux-mêmes, des visées de conscience. Par
exemple, autre chose est de vouloir et de mouvoir parce que les corrélats n’ont pas
la même signification »12.
2) Il s’agit encore, outre cette description des phénomènes de conscience, de montrer
en une seconde étape comment les « résultats acquis par l’extension de la méthode
intentionnelle à la volonté, doivent être retournés contre la doctrine
transcendantale édifiée sur la base étroite de l’analyse de la ‘représentation’ (c’està-dire de toutes les opérations de conscience dont la perception est le type
premier). C’est à ce niveau que le pouvoir ‘constituant’ de la conscience peut être
interprété avec les ressources d’une description du volontaire et de l’involontaire et
que l’idéalisme transcendantal de Husserl peut être critiqué à la lumière de cette
nouvelle description »13. C’est dans ce projet de phénoménologie de la volonté que
l’on voit me semble-t-il comment s’unissent chez Ricoeur les questions soulevées
par la philosophie réflexive et la méthode phénoménologique husserlienne. Selon
Ricoeur en effet, « la description analytique des intentionnalités enchevêtrées dans
la conscience n’est qu’un premier palier de la phénoménologie ; il reste à ressaisir
le mouvement d’ensemble de la conscience ouvrant du futur, marquant son
paysage de ses gestes et oeuvrant à travers ce qu’elle ne fait pas »14. C’est que
selon Ricoeur, la vie de la conscience ne se limite pas à la représentation et pose
d’autres questions qui, nous l’avons vu, finissent par révéler tout un pan obscur du
moi, involontaire ou inconscient. Ce dernier finira en quelque sorte par obliger la
conscience, dans son élaboration du « sens », à sortir d’elle-même.
Aussi Ricoeur met-il en garde : « Il importe de bien distinguer ces deux aspects de
l’œuvre de Husserl qui sont souvent confondus par leur auteur lui-même sous le
titre ambigu de constitution. En un premier sens, les exercices de ‘constitution’
sont des exercices d’analyse intentionnelle ; ils consistent à partir d’un ‘sens’ déjà
élaboré dans un objet qui a une unité et une permanence devant l’esprit et à défaire
les multiples intentions qui s’entrecroisent dans ce ‘sens’ ; d’où le nom d’analyse
intentionnelle. Ideen I [Ideen zu einer reinen Phänomenologie und
phänomenologischen Philosophie] pratique cette méthode sur l’exemple privilégié
de l’objet perçu : on remonte ainsi de la stabilité indivise de la chose, telle qu’elle
12
Ibidem, p. 68.
Ibidem, p. 66.
14
Ibidem, p. 75.
13
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11
‘apparaît’ au regard, au flux des profils, aspects, esquisses à travers quoi la
conscience anticipe et présume l’unité de la chose. L’analyse intentionnelle prend
toujours pour ‘guide transcendantal’ un objet, un sens, dans lequel se nouent des
visées de conscience ; elle n’aborde jamais directement la génialité sauvage de la
conscience ; son rationalisme implicite la porte vers l’un, l’ordre, le système dans
quoi elle se dépasse polairement. Quelque unité est toujours le fil d’Ariane dans le
divers de la conscience. Une telle méthode ne préjuge rien du sens dernier de la
conscience : c’est un idéalisme méthodologique plutôt que doctrinal qu’elle
implique ; elle est le serment de ne tenir toute réalité que comme un sens pour une
conscience et d’épeler en ‘moments’ temporels et en ‘couches fonctionnelles’ les
diverses syllabes du sens. Mais ce sens ‘pour’ une conscience, Husserl l’interprète
comme un sens ‘dans’ ma conscience ; du même coup il prend une décision
métaphysique sur le sens dernier de la réalité et outrepasse la prudence
méthodologique de n’interroger que la conscience »15. Ricoeur reproche à Husserl
le fait d’affirmer que la constitution du sens ne se fasse qu’au sein de la
conscience. Husserl outrepasserait là la prudence valorisée par sa propre méthode
de « réduction ».
Le lieu même du sens et de son élaboration ne semble pouvoir demeurer, selon le
grand philosophe allemand, que la conscience elle-même. Or, selon Ricoeur, rien
dans la méthode phénoménologique comme telle, ne permet d’asséner une telle
affirmation métaphysique (au sens ici d’une affirmation portant sur une « réalité »
entrevue outre les purs et simples phénomènes, auxquels la « méthode »
phénoménologique avait pourtant promis de se limiter). L’hypothèse de Ricoeur
est précisément de montrer que l’extension de la méthode phénoménologique
(l’analyse intentionnelle) au domaine de la volonté, révèle que le sens ne se
constitue ou ne s’élabore pas que dans la conscience. L’analyse de la volonté fait
voler en éclat l’enceinte enchantée de la conscience pour mettre en évidence les
failles internes du moi, et montre comment le sens ne s’élabore qu’en faisant en
outre appel à un « ailleurs » à cette conscience. Ne s’agit-il pas là d’une
affirmation métaphysique de la part de Ricoeur lui-même cette fois ? Sans doute
une telle affirmation reste-t-elle à l’horizon de la pensée de Ricoeur, qui cherche
cependant en quelque sorte à la « retarder » un maximum, à tout le moins jusqu’à
ce que la rigueur méthodologique de la phénoménologie ait pu être exploitée
jusqu’en ses dernières conséquences. Husserl à cet égard, se serait arrêté trop tôt.
15
P. RICOEUR, « Analyses et problèmes dans Ideen II de Husserl », dans A l’école de la phénoménologie, pp. 9495.
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3) Mais en effet, Ricoeur n’a pas l’intention de s’arrêter là. La troisième tâche de la
phénoménologie de la volonté sera de se dépasser elle-même vers une
« ontologie ». Ricoeur a bien pour ambition, à partir même de l’analyse
phénoménologique, de dépasser le point de vue purement méthodologique de la
phénoménologie, arrêté à la description des vécus qui adviennent à la conscience,
pour en tirer quelque chose qui concerne l’être même de cette conscience, ce
qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire en tirer ce qu’on appelle une « ontologie » de
la conscience. Certaines expériences privilégiées en effet, scrupuleusement
analysées, ne nous disent-elles pas quelque chose de ce que nous sommes ? Et ces
résultats ne sont-ils pas aptes à remettre en cause les prétentions de notre
conscience subjective à s’ériger en seule réalité première, originaire, au fondement
de toutes les autres réalités ou de leur sens ?
(à suivre)
13
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