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s’adaptent à ce qu’il considère comme le domaine des situations possibles pour lui, peut-on
encore se contenter de regarder si ses préférences sont satisfaites ?7 Hausman et McPherson
indiquent qu’ « une raison, parmi beaucoup d’autres, pour laquelle on a évité d’incorporer en
économie positive des théories de la formation des préférences, est que cela risquerait de
remettre en cause la théorie (morale) traditionnellement acceptée du bien-être individuel,
bouleversant ainsi les conclusions de l’économie du bien-être. »8
Dans la mesure où Becker s’est peu soucié d’économie normative, ce point ne sera pas
particulièrement approfondi ici. Mais la question de la dynamique des préférences constitue
aussi un défi pour l’économie positive. Pour qu’un comportement soit jugé rationnel aux yeux
des économistes, on évoque souvent deux conditions : l’agent doit être doté d’un ensemble de
préférences respectant des critères de cohérence interne, et il doit agir de manière à satisfaire
au mieux ses préférences. Si la théorie ne dit rien des changements de préférences, si aucune
condition n’est donnée pour qu’une évolution dans les préférences soit dite « rationnelle »,
alors on peut dire que la description de la rationalité qui nous est offerte est singulièrement
incomplète.
Le célèbre article « De Gustibus Non Est Disputandum »9, écrit en collaboration par
Becker et Stigler et paru en 1977, a pu apparaître à certains comme le rejet officiel par les
économistes de la notion de modification de préférences. Nous pensons montrer ici qu’une
telle interprétation est tout à fait erronée. Du reste, le dernier livre de Becker, paru en 1996, et
intitulé Accounting for Tastes10, ne laisse aucune ambiguïté quant aux intentions de son
auteur : il s’agit bel et bien de rendre compte de la formation des goûts, d’endogénéiser les
changements de préférences.
Nous tenterons d’éclairer l’apport de Gary Becker à la lumière de la discussion qui s’est
nouée sur l’existence de métapréférences. Le texte central est ici un texte d’Albert Hirschman,
intitulé « Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique »11. Notre
objectif sera de voir ce que cet éclairage particulier peut révéler de l’approche développée par
Becker. Il s’agira de se demander si cette approche nous apprend vraiment quelque chose,
ainsi que de s’interroger sur son statut particulier.
I. La modélisation des préférences
Cette partie est bâtie autour de l’étude de deux textes. Le premier est bien connu : c’est
le célèbre « De Gustibus Non Est Disputandum » écrit par Becker en collaboration avec
George Stigler, et publié en 1977. Le second est beaucoup plus récent. Il constitue le premier
chapitre d’un ouvrage paru en 1996, et dont le titre, Accounting for Tastes, est assez explicite
quant à son objet. Nous examinerons d’abord ces deux essais l’un après l’autre, puis nous
nous interrogerons sur la nature de la relation entre ces deux textes : continuité ou rupture(s) ?
7 Ce mécanisme, dit de formation adaptative de préférences, a été étudié par Jon Elster dans « Sour grapes » : Jon
ELSTER, « Sour grapes – utilitarianism and the genesis of wants », in Amartya SEN et Bernard WILLIAMS (eds),
Utilitarianism and beyond, Maison des Sciences de l’Homme et Cambridge University Press, 1982, pp. 219-238.
8 Daniel M. HAUSMAN et Michael S. MCPHERSON, Economic analysis and moral philosophy, Cambridge
University Press, 1996, p. 45.
9 George J. STIGLER et Gary S. BECKER, « De Gustibus Non Est Disputandum », American Economic Review,
vol. 67, n° 2, mars 1977, pp. 76-90.
10 Gary S. BECKER, Accounting for Tastes, Harvard University Press, 1996.
11 Albert HIRSCHMAN, « Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique », in Vers une
économie politique élargie, Paris, Les Editions de Minuit, 1986.