Nouveauté et éternité. Instaurations spinozistes éditées par

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MICHAËL DI VITA
NOUVEAUTÉ ET ÉTERNITÉ
INSTAURATIONS SPINOZISTES ÉDITÉES PAR
JOHANNES CLIMACUS
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2012
© Michaël Di Vita, 2012
ii
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Résumé
Ce mémoire est le fruit d’une enquête sur le problème de la nouveauté dans la philosophie
de Spinoza. Je me suis intéressé à la critique que ce dernier fait des nouveautés un peu
partout dans ses œuvres, et, au fur et à mesure où j’avançais dans mes recherches, j’ai
compris que si la nouveauté devait figurer au sein du système spinoziste, ce n’était pas en
tant que nouveauté objective, mais en tant que nouveauté radicale, inscrite au cœur même
de l’expérience de la béatitude éternelle. Le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité est
donc devenu l’objet principal de mon enquête. C’est lui que j’ai découvert et expérimenté à
quelques endroits de l’Éthique et du Traité de la réforme de l’entendement. Or les
différentes expressions de ce paradoxe m’ont peu à peu amené à modifier mon problème
initial, car le paradoxe à partir duquel j’ai abordé le problème de la béatitude renvoyait de
diverses manières à l’écriture de Spinoza, laquelle réfléchit activement le problème de la
nouveauté en tant qu’elle s’inscrit essentiellement dans le parcours qu’effectue le lecteur
dans sa quête de la béatitude. Ce sont alors les stratégies d’écriture informant le rapport du
lecteur à la nouveauté que j’ai essayé de comprendre comme autant de moyens
philosophiques que Spinoza a forgés pour le lecteur désirant atteindre une nouvelle sagesse,
et qui, épris de ses affects, oscille perpétuellement entre l’admiration de la béatitude et la
fiction de la nouveauté ou sa critique, ayant peine à viser la cible de son désir. Du coup
mon enquête sur le problème de la nouveauté s’est transformée en la réflexion de mon
propre désir d’enquêter sur la nouveauté dans la pensée spinoziste. Car si Spinoza est
attentif aux causes qui nous déterminent à désirer la béatitude, il me fallait aussi me tourner
vers le problème de l’écriture en participant à l’instauration du champ des désirs, non plus
du point de vue de Spinoza, mais du mien, passant ainsi du rôle de commentateur
transparent à celui d’expérimentateur multiple résolument inclus dans son enquête
réflexive. Pour réfléchir ce rapport personnel à la nouveauté en philosophie, et afin
d’exposer les modalités du sentiment et des désirs sous-jacents à ma décision de prendre le
système de Spinoza comme objet de recherche et de pratique, il m’a paru nécessaire de
recourir moi-même à la fiction, laquelle éclate au carrefour du paradoxe de la nouveauté et
de l’éternité de la béatitude. C’est la fiction qui a permis à cette enquête de se différencier
iv
en quelques-uns de ses aspects, par exemple en fabriquant des rôles et des formes de
discours qui cherchent à répondre aux multiples modulations du paradoxe. Pourquoi choisir
Spinoza comme maître, demandera-t-on, et non d’autres philosophes ? La réponse est
contingente ; bien que j’aie tâché d’en tirer nécessité en rapportant ce choix aux autres
influences se mouvant à la source de mon enquête. En auscultant mon sentiment, le
philosophe Johannes Climacus, une voix constitutive de la polyphonie kierkegaardienne
que j’aime bien, est apparu en sa qualité de maître en concurrence avec Spinoza, l’autre
voix bien définie de cette enquête. Le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité est au
fondement de toute l’entreprise philosophique de Climacus, et c’est pour cette raison qu’il
m’a semblé nécessaire de le faire apparaître pour lui-même, en tant que maître et
diagnosticien d’un disciple, M.D., lequel est fictif et pourtant non moins réel que le sont les
œuvres de Spinoza et de Climacus. L’enquête est alors passée d’un mode subjectif à une
pluralité de modes de pensée ou de personnages auxquels la vérité n’appartient à aucun
d’entre eux pris séparément, un peu comme les propositions et autres modes de discours
dans l’Éthique qui n’ont de puissance qu’en leur champ de rencontres. La fiction est au
principe de la structure de ce champ et il aurait été de mauvais goût que mon enquête
cherche à la neutraliser ou à la supprimer. La raison pour laquelle j’ai décidé de mélanger
mon entreprise avec la fiction est donc fournie par le déploiement du paradoxe de la
nouveauté et de l’éternité. Il va de soi qu’elle ne peut faire l’objet d’un résumé. Seulement
les personnages et la mise en scène pourront justifier cette propension à la fiction, et, peutêtre, réussiront-ils également à relancer le lecteur dans le jeu de ses propres réflexions
quant à son désir de produire de la nouveauté en philosophie. Car ce n’est que de cela qu’il
s’agit dans ce mémoire à multiples points de vue : comment réfléchir et comprendre la
nouveauté qui peut-être s’avère nécessaire pour notre propre quête de sagesse éternelle ? Ici
se forme le film essentiellement inachevé de cette tentative paradoxale qui ne m’appartient
plus ; j’espère que le lecteur acceptera d’y mettre du sien et d’y jouer son autorité privée.
Table des matières
Résumé ........................................................................................................................................ i
Table des matières .................................................................................................................. v
Préface, Par Johannes Climacus .......................................................................................... 1
Le problème de la nouveauté dans la correspondance et dans l’appendice à la
première partie de l’Éthique ............................................................................................. 11
Décision et invention dans le Traité de la réforme de l’entendement .................... 55
Nouveauté et éternité….. .................................................................................................. 103
Postscriptum à l’œuvre inachevée de M.D., Par Johannes Climacus .................... 113
Bibliographie ....................................................................................................................... 134
Préface
Par Johannes Climacus
« …Mais il faut noter ici que, quoique nous soyons
à présent certains que l’Esprit est éternel en tant
qu’il conçoit les choses sous l’aspect de l’éternité,
pourtant, afin que s’explique plus aisément et se
comprenne mieux ce que nous voulons montrer,
nous le considérerons comme si c’était maintenant
qu’il commençait à être, et maintenant qu’il
commençait à comprendre les choses sous l’aspect
de l’éternité, ainsi que nous l’avons fait jusqu’ici ;
ce qu’il nous est permis de faire sans risque
d’erreur pourvu que nous ayons soin de ne rien
conclure que de prémisses absolument claires. »
« Quoique cet Amour envers Dieu n’ait pas eu de
commencement […], il a pourtant toutes les
perfections de l’Amour comme s’il avait pris
naissance, ainsi que nous l’avons feint dans le
Coroll. Prop. précéd. Et cela ne fait pas de
différence, sinon que l’Esprit a eu de toute éternité
ces mêmes perfections dont nous avons feint
qu’elles venaient maintenant s’ajouter à lui, et ce
accompagné de l’idée de Dieu comme cause
éternelle ».
–
Spinoza1
Ce que vous avez sous les yeux risque de vous paraître fort curieux. Et pour cause ! Je ne
puis d’ailleurs me dissimuler ni guère maîtriser la joie qui m’assaille au moment où je me
décide à la place d’un autre à éditer ces papiers qui, à prime abord, ne me concernent que
très peu. Ils furent l’œuvre d’un jeune homme qui se figurait être mon disciple, chose que je
ne lui ai jamais complètement accordée, à son grand étonnement, lui qui s’imaginait
perpétuer mes recherches en retrouvant ponctuellement ma personne dans ses lectures et ses
interprétations assez éclectiques des philosophies qui l’intéressaient et qui semblaient
1
Spinoza, Éthique, partie V, scolie de la proposition XXXI et le scolie de la proposition XXXIII.
2
mobiliser toute son imagination poétique juvénile. Il y a là quelque chose d’inconvenant,
certes, mais je ne lui en ai jamais tenu rigueur, m’amusant ici et là à pêcher quelques
actions à distance de ma personnalité dans la bouche d’un autre qui, à son tour, se revêtait
du costume du ventriloque afin de battre ses objets de réflexion dans le sens qui lui
paraissait se conformer à ses lubies conceptuelles propres. Je me souviens encore du
moment de notre première rencontre et où il me dit que son nom n’avait pas d’importance,
dans la mesure où la pratique de la philosophie consistait pour lui à réfléchir incessamment
la transformation de soi que rendent possible les concepts occupant son attention mentale et
affective, de quoi il concluait joyeusement que ses opinions n’avaient guère de pertinence
pour mener sa recherche infinie à terme, le terme n’ayant aucun sens pour lui, de la même
façon que le fait de se nommer lui-même, lui qui s’imaginait chaque dénomination comme
une transformation nouvelle. Ma réaction première fut de sourire, de sorte qu’il comprit
immédiatement que nous avions de quoi nous occuper ensemble, lui jouant le disciple et
moi le maître. C’était ce que sa pudeur demandait et je lui donnai ce qui était en ma
puissance de lui donner, à savoir un rôle fictif dans un rapport affectif complexe dont je
m’imaginais tout de suite ne pas être en mesure de sortir indemne. Car je comprenais que
ses transformations à coups de concepts se verraient constamment colorées de ma
personnalité, en ma qualité de moyen ou d’occasion pour lui, individu existant,
d’augmenter sa puissance, laquelle, fort étrangement, ne pouvait se passer de la fiction ni
de la mise en forme perpétuelle que celle-ci exige et que l’on considère d’ailleurs
habituellement moins réelle que son auteur. Or, avec lui, c’était l’inverse : il se percevait
comme une fiction sur deux jambes, si bien que la fiction lui semblait plus vraie, plus
réelle, plus près de l’essence des choses qu’il imaginait absolument nouvelle, contredisant
par là à peu près tous les philosophes auxquels il attribuait pourtant grande importance.
Cela se constatait aisément à le voir lire et relire indéfiniment l’Éthique de Spinoza qu’il
appréciait particulièrement. De façon tout à fait paradoxale et inusitée, mon disciple fictif –
statut que je lui accordais non par raffinement psychologique mais par le fait que les effets
de réalité de la fiction ne me semblaient pas moins puissants que ceux de ce qu’on appelle
communément la réalité – pratiquait les œuvres de Spinoza dans le même esprit de fête et
de frayeur que la littérature fantastique tend à nous faire adopter, ce qui avait tout pour me
plaire, moi qui procédai de façon similaire avec le christianisme dont je me servis
3
fréquemment dans ma jeunesse littéraire lorsque je jouais à me cacher sous le pseudonyme
Kierkegaard2. Mon disciple, que, à des fins de clarté, nous reconnaîtrons dorénavant sous
les initiales M.D., entendait jouer de son rapport à soi complexe et pétri de fiction en
opposant à l’attrait que ma personnalité exerçait sur lui la puissance du jeu philosophique
que constitue l’Éthique. C’est du moins ainsi qu’il me présenta son projet lorsqu’il me fit
part de son désir de procéder à l’écriture d’un mémoire de philosophie universitaire à l’aide
des modifications littéraires de Spinoza. De plus, la pratique du discours philosophique de
Spinoza était, selon lui, une façon de contrer sa tendance congénitale à admirer ceux qu’il
se plaisait à côtoyer, dont moi, qui lui offrait cet avantage de combiner un vif intérêt pour la
fiction à un désir irréversible de douter de tout 3, même de ma propre réalité, que ce soit du
point de vue littéraire ou simplement psychologique. Moi, le maître, me retrouvais ainsi au
beau milieu d’une joute passionnelle qui servait de véritable fondement à la prolifération
des commentaires philosophiques de M.D. dont l’objectif n’était pas tant de donner la
vérité objective de leurs objets, que de modifier sa propre personnalité qu’il sentait prompte
à embrasser ce qu’il décrivait comme les extrémités de son existence courant à sa perte, à
savoir ses maîtres auxquels il collait comme un aimant. Ayant alors accepté de jouer le rôle
de maître pour lui, je me devais de trouver un moyen de le guider dans la construction de
son mémoire qui, pour des raisons qui apparaîtront bientôt évidentes pour le lecteur,
risquait de sombrer dans la fiction et dans le cafouillis général, soit précisément ce
qu’aucun département de philosophie sérieux ne pourrait autoriser. Que pouvais-je faire
pour l’aider dans sa démarche, sinon que de lui offrir en miroir ses propres transformations
pathétiques dont je me sentais pertinemment être une des causes principales par ma
propension naturelle à mélanger fiction et philosophie ? Me dissoudre en tant que personne
réelle en un pur reflet des gestes et des actes mentaux de mon disciple me paraissait
constituer une option avisée, digne de ce qu’un vrai psychologue expérimental devrait
chercher à être. Car je me donnais ainsi les moyens de lui faire voir à la fois la variation
subtile de son désir, que je savais reconnaître, et l’objet de son désir qui, puisqu’il était posé
2
À ce sujet, qu’on aille voir mon Post-scriptum aux Miettes philosophiques, que je publiai en 1846,
non sans me dévoiler par redoublement fictif vers la toute fin de l’ouvrage. Voir la traduction
française de Paul Petit : Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard,
1949, p. 523-527.
3
Ma première œuvre de jeunesse, que je ne renie certainement pas ! Cf. Kierkegaard, Œuvres
complètes, tome 2, Paris, Éditions de l’Orante, 1975, p. 315-367.
4
du point de vue de cet intervalle de combat ou de tension entre Spinoza et moi, était sujet à
osciller de sorte que sa réflexion en ma qualité de reflet occasionnel lui permettrait de se
ressaisir soi-même en tant qu’individu en quête d’individuation singulière. C’était à mes
yeux un risque à prendre, un coup de dés qui, éventuellement, pourrait le mener à
l’obtention de son diplôme, mais surtout pour qu’il puisse trouver les moyens de son
émancipation et de la compréhension de ses propres aventures philosophiques empêtrées
d’admiration, laquelle je me permettrai d’ailleurs de juger comme néfaste en matière de
liberté véritable, engendrant normalement des effets allant entièrement contre l’aspiration à
devenir soi-même qui mobilise la plus grande part des efforts du disciple.
Ai-je gagné mon pari ? M.D. réussit-il à satisfaire aux exigences académiques avec
lesquelles il jouait ? Le reflet que je lui en offrais pouvait-il, dans la mesure du possible, lui
permettre de s’orienter en toute conformité distanciée et bien ajustée à sa mesure
personnelle ? Il serait mal à propos que j’en tire jugement à la place du lecteur, étant moimême fort intrigué par les travaux de ce disciple maintenant égaré et dont je refuse pourtant
de me détacher complètement, trouvant encore un profit ludique caractéristique à suivre ses
lubies et ses boucles de raisonnement alambiquées ! Je ne peux même pas dire si ses
productions littéraires ont satisfait aux exigences académiques tellement il est hasardeux
aujourd’hui de s’entendre sur le contenu d’une telle chose, et on ne parlera pas non plus de
la question de la forme d’expression littéraire qui constitue rarement un objet de réflexion
de la philosophie institutionnelle… Quoiqu’il en soit, même si le mémoire qu’il écrivit fut
reçu par d’aucuns comme un travail achevé (en quantité ? par conformité aux règles
académiques ?), il m’est difficile de suivre ce jugement à raison de la nature
essentiellement inachevée des réflexions de mon disciple fictif. On voit bien qu’il a lu
Spinoza et, toutes proportions gardées, qu’il comprend les difficultés majeures de son
système, sans pourtant que le lecteur ne puisse jamais s’assurer de l’achèvement ou de la
complétude de chacune des sections ou des séquences d’écriture qu’il nous a laissées à titre
de commentaire à prétention objective, encore que cette prétention soit souvent fortement
contestée par l’usage curieux et un peu déroutant qu’il fait de la fiction. Parfois, on a
l’impression que M.D. a surmonté sa condition de disciple de mon œuvre en formulant des
critiques et des explications relativement convaincantes de sa propre tendance à
5
l’admiration des maîtres qu’il se donne ou que le destin aura placés sur son chemin 4, alors
qu’à d’autres moments ressurgissent des déterminations conceptuelles trahissant haut et fort
sa servitude obstinée. Ou bien ces déterminations révèlent son incapacité à se conformer
aux règles conventionnelles du commentaire philosophique auquel il prétend plus ou moins
s’adonner, ou bien elles montrent sa disposition affective propre qui en vérité le pousse à
me faire honneur en critiquant les thèses de Spinoza sous l’autorité de mes mouvements
philosophiques, qui me paraissent d’ailleurs assez idiosyncratiques, me laissant ainsi croire
que la cause de telle critique de l’admiration que formule mon disciple n’est rien de moins
que l’admiration qu’il éprouve pour la qualité de maître qu’il persiste à s’imaginer en ma
personnalité – qui par là montre que, de manière générale, elle lui échappe passablement.
Mon propre disciple me transforme ainsi en édificateur à la manière de Maître Kierkegaard,
comme s’il m’en tenait à cœur de faire des discours édifiants et des remontrances à Spinoza
qui s’imaginait comprendre l’existence sub specie aeternitatis ! Or, ce sont là des effets
malencontreux de l’entreprise de mon disciple qui, je le crois, ont été habilement éclipsés
par les diverses techniques qu’il a forgées afin de comprendre son rapport à la philosophie
en tant que forme pratique et réflexive. Il appert, entre autres, que la lecture de Spinoza a
produit des effets de fiction sur sa personnalité qui, eux, m’intéressent au plus haut point.
Ce sont ces effets qui justifient mon idée d’éditer aujourd’hui les quelques dizaines de
pages qu’il m’aura laissées avant de s’égarer vers je ne sais quelle contrée des provinces de
l’utopie formée par sa fantaisie débridée. Aussi cet égarement dans la fiction n’est-il pas
une raison suffisante expliquant mon choix d’éditer ses papiers ? Comment ne pas
s’enthousiasmer à l’idée de rencontrer un jeune homme qui prend pour objet principal de
ses réflexions le rapport affectif qu’engendre et qu’entretient chez lui la pratique d’œuvres
philosophiques que l’on considère largement à tort ou à raison comme sèches et ennemies
de l’imagination ? L’Éthique est cette œuvre privilégiée par M.D. ; à moins que je ne me
trompe, il s’en est fait le disciple provisoire dans le seul but de façonner son esprit et ses
sentiments, allant ainsi volontairement contre ses tendances à forger des fictions en
instaurant son effort d’amateur de philosophie en plein cœur du désert spinoziste, qui ne
tolère la fiction que le temps d’un instant, c’est-à-dire le temps de la neutraliser et de la
4
À ce sujet, voir le premier chapitre.
6
porter à distance hors de la vraie philosophie. Il y a là bien sûr de quoi rire, car on flaire
l’incomplétude de l’adolescent qui cherche à se cogner la tête sur son contraire ; mais le
sens du rire pourrait changer en cours de route, de la même façon que mon disciple m’a
permis d’arrêter de rire des abstractions de Spinoza et de commencer à comprendre que
celui-ci s’amusait aussi à expliquer mon rire, si bien que je ne puis maintenant me
concevoir rire sans l’idée du rire de Spinoza comme cause ! Quelle étrangeté ! La fonction
thérapeutique des écrits de mon disciple s’est en quelque sorte simultanément révélée et
confirmée en ma personne, comprenant ainsi après-coup que le désir de mon disciple n’était
peut-être pas tant de réformer la structure admirative de son esprit que de convertir
l’admiration en une cause de transformation des affects, de nos affects, et ce à l’aide de
fictions tirées de son cru. Par quoi j’ai pu enfin saisir quelles raisons l’avaient amené à
s’intéresser à Spinoza, lui qui ne parlait que de nouveauté et de béatitude, alors que, comme
nous le savons, Spinoza ne parle en fait que d’éternité et de béatitude divine. Quelles sont
ces raisons ? À mon avis, M.D. n’inventait des fictions qu’en vue de procéder à la
transformation de soi-même, laquelle visait uniquement la béatitude, la renaissance à soi, la
seconde naissance, la nouveauté radicale de son existence admirative. C’était là son idée
fixe. Il croyait pouvoir générer divers processus de transformation affective qui, bien qu’ils
étaient essentiellement des fictions, des mondes possibles, des formes à première vue
insensées, ces processus s’avéraient en réalité tout à fait concrets, un peu comme si pour lui
c’était toute la philosophie de ses maîtres qui étaient dans le tort en ne précisant pas leur
caractère de pure fiction, ou plutôt en ne montrant pas le caractère important qu’ils ont
attribué à la fiction.
Hélas ! les sentiments d’arbitre académique que j’ai pu contractés lorsque j’étais encore aux
études, assigné à mon pupitre et alimenté en esprit par l’encre grâce à laquelle je me sentais
perpétuer le travail de scribe intemporel de la scolastique, comme je croyais alors être
enfanté par l’atmosphère de discipline et de logique rigoureuse que mes ancêtres
m’inspiraient à reproduire, ces sentiments, dis-je, me prenaient à rebours et je sentais que
mon disciple ne pourrait jamais faire montre de cette étrange forme de connaissance qu’il
désirait par-dessus tout inoculer aux démonstrations formelles de Spinoza, quand bien
même voudrait-il abattre l’arbitre en moi qui prenait au sérieux la stricte répartition
juridique des domaines étrangers que sont la philosophie et la fiction. Nonobstant cette
7
réticence de ma part, et comble du malentendu, mon disciple m’a pourtant transformé en
spinoziste à force d’insister sur cette dimension fictive de la philosophie ! Car comme
j’étais très sceptique à l’idée que l’on puisse interpréter Spinoza comme un penseur féru de
fiction, j’ai roulé les manches de ma chemise et me suis remis à mon pupitre afin d’étudier
scrupuleusement Spinoza, ce qui m’a permis de suivre un peu mieux les lubies de mon
disciple. Or j’ai tôt fait de comprendre que l’intérêt de celui-ci était de rendre les choses
difficiles, d’activer la logique déconcertante des paradoxes, un peu trop même quand l’on
pense à la clarté cristalline des écrits de Spinoza, et non d’assimiler la philosophie à la
fiction par exemple, ce que je ne puis sérieusement accepter. Si bien que je commençai à
voir que la réforme de l’admiration qu’il tâchait de mener à terme était en fait un coup de
force visant à tendre à l’extrême cette structure de son esprit et de celui de ses lecteurs vers
la pointe absolue de la pensée, à savoir la béatitude éternelle. Dès ce moment, je compris de
qui il était le disciple, ou plutôt ce que cela signifie d’être mon disciple, à moi, Climacus5 !
Il ne désirait rien de moins que de renverser de façon positive, pour ainsi dire, l’admiration,
tant décriée par Spinoza, en l’expliquant au sein de fictions instaurant une tension du désir
vers la cible de l’éternité ; dit autrement, il désirait recycler l’arc de son désir d’admiration
en forgeant des cibles fictionnelles qui, par réflexion, le renverseraient de façon essentielle
en une admiration de l’éternité, en laquelle l’admiration n’a plus du tout le même sens,
passant du fini à l’infini. Jouait-il avec les mots ? Et oui et non. Mais, comme il voyait la
difficulté inhérente à une telle entreprise et qu’il ne croyait pas utile de s’annuler soi-même
en s’efforçant de réfuter abstraitement sa propension à l’admiration de ses maîtres, il décida
de transformer le système de Spinoza afin d’opérer la modification de soi qui lui
permettrait de vivre ou de connaître l’union de son esprit à la béatitude. La conséquence
immédiate de ce désir extrême fut de récupérer mes raisonnements et mes mouvements
dialectiques et de les parsemer un peu partout dans ses écrits.
Mon disciple avait lu mes Miettes philosophiques6 et s’en inspirait à loisir, un peu comme
si mon œuvre lui servait de coffre à outils ayant subi certaines transformations, exactement
5
Dois-je rappeler la signification de mon nom ? Climacus, climax, paroxysme.
Depuis que j’ai changé de masque, on retient mon œuvre sous le nom de l’auteur Kierkegaard. Cela me
semble participer de la confusion générale dans laquelle l’on se rapporte aujourd’hui à l’écriture
philosophique, où l’on agit un peu comme si un auteur était à la fois le propriétaire et la propriété des mots
6
8
comme le système de Spinoza, mais sans que ce coffre soit lui-même pris pour objet
explicite. C’est ainsi que je me retrouvai à travers les deux chapitres qu’il me laissa il y a
déjà quelque temps, sous la forme de concepts que j’avais d’ailleurs pris soin de présenter
comme des choses qui ne m’appartiennent pas, ce que le disciple semble avoir compris lui
qui se les appropria aussi frivolement que je le fis avec le christianisme ! L’inconnu est un
de ces concepts, l’instant, le non-savoir, la fiction en général en sont encore, ainsi que
d’autres plus subtils que je laisserai le lecteur découvrir à sa guise s’il apprécie lui aussi ce
type d’intrigue. Mais on demandera : pourquoi M.D. sentit-il le besoin de recourir à mes
concepts pour mener ses instaurations spinozistes ? Difficile de répondre à sa place. Car il
ne conteste pas vraiment la pensée de Spinoza : il la suit, la module et en fait ressortir un
paradoxe, soit celui de la double nature de la béatitude qu’il place de façon personnelle – et
fictive – dans le rapport de la nouveauté radicale à l’éternité divine. J’apparais
indubitablement dans son texte, mais jamais à titre de réponse ou de vérité venant réfuter le
système de Spinoza – ce qui me surprend, considérant le peu de pitié que j’ai exprimé à son
endroit dans mes œuvres7… Cela est si vrai que mon impression première en lisant mon
disciple fut de rencontrer une sorte de double, de complément polémique à ma propre
personnalité que je ne peux pas supprimer, mais que je ne suis pas non plus en mesure de
produire volontairement, comme si d’autres personnages conceptuels naissaient
spontanément dans la rencontre de la plume de mon disciple et de l’idée qu’il se faisait en
son for intérieur de ses deux maîtres, Spinoza et moi-même. En ce sens, M.D. a su me
donner une consistance strictement fictive au sein de ses écrits, conformément à la nature
fictive de notre association hiérarchique, lui étant le disciple, moi le maître. Que je ne
puisse pas juridiquement ou personnellement répondre de ce que mon disciple parodie de
mes écrits et de ma manière de poser des problèmes philosophiques ne devrait donc pas
causer problème au lecteur, considérant que je n’apparaitrai au sein de ses lubies qu’à titre
de spectre ne dépassant jamais vraiment le caractère vague qu’on attribue d’habitude à ces
choses inexistantes, auxquelles il est d’ailleurs malsain d’accorder trop ou trop peu
d’importance. Or, comme en toutes choses, la mesure donne le change et en faire trop est la
qu’il laisse au public. Pourquoi ne contesterions-nous pas ce rapport ? Cf. Kierkegaard, Miettes
philosophiques, Paris, Gallimard, 1948, p. 35-155.
7
Par exemple la critique que je fis de la tautologie omniprésente dans son système, entre l’idée et l’être, dans
mes Miettes philosophiques. À ce sujet, voir la note, op. cit., p. 78-79.
9
même chose que d’en faire trop peu. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait approprié de
présenter l’état des rapports formels que j’aurai entretenus par le passé avec mon disciple,
soit ce que j’ai fait ici, non sans laisser le suspense nécessaire à toute lecture bien tendue. Je
ne prétends pas savoir ce que pensait mon disciple, exactement de la même façon que mon
entendement privé se prosterne devant la puissance de l’idée que je ne saurais si habilement
maîtriser que je puisse en faire la preuve dans le même temps en saupoudrant au lecteur un
savoir supplémentaire qui donnerait la voie ou le trajet de ce qu’on ignore s’apprêter à
explorer. Cela dit, je crois pouvoir affirmer que le Spinoza dont parle mon disciple occupe
plusieurs positions dans son esprit, allant de la plus convenue des carte-postales
académiques au spectre non moins fictif de ma personne, en passant par le portait parodié, à
la limite caustique, et l’inventeur de concepts ludiques à visée éternelle. Il ne se transforme
pas moins en cours de route qu’il ne reste le même au niveau du discours explicite, ce que
le lecteur pourra constater par lui-même vers la fin de ce texte où je consignerai mes
propres pensées au sujet des écrits de mon disciple dont je me ferai le disciple fictif à mon
tour, le temps de quelques lignes, dans un postscriptum qui cherchera à établir les causes de
l’état d’inachèvement du travail de mon disciple considéré pendant un moment comme
mon maître fictif. J’ai bien sûr ma petite idée à ce sujet, et je crois que cela n’est pas sans
rapport avec la fixation de l’esprit de M.D. sur le problème de la nouveauté en philosophie.
Si l’on se demande pourquoi je n’en dévoile pas les raisons immédiatement, que l’on se
tourne vers les causes de son propre désir, car l’insistance en la matière est peut-être un
signe montrant le désir d’en finir au plus vite avec les affects, ces contenus concrets qui
échappent forcément à la théorie abstraite et que mon disciple voulait réformer en
profondeur. L’attitude hâtive de celui qui, habituellement, saute d’emblée par-dessus les
méandres fictionnels des textes qu’il aborde pourrait, paradoxalement, bénéficier des
détours textuels ficelés par M.D, abandonnant alors peut-être son désir d’en finir à coups de
critique théorique rapide pour enfin se laisser aller aux changements de forme affective que
la fiction essaie de réfléchir et de produire. Ainsi, chers personnages, peut-être nous
rencontrerons-nous sur le chemin parsemé de détournements de fiction de la béatitude
éternelle !
4 novembre 2012, Maître Climacus
10
Le problème de la nouveauté dans la correspondance et
dans l’appendice à la première partie de l’Éthique
Par M.D.
Y a-t-il place pour la nouveauté au sein du système éternel de Spinoza, particulièrement
dans la première partie de l’Éthique où se déploient les distinctions conceptuelles
fondamentales de sa philosophie ? La question ne se pose pas du point de vue nominal ou
lexical, dans la mesure où la nouveauté en tant que concept explicite est absente de
l’Éthique. Il est par conséquent impossible de se livrer à une étude conceptuelle de la
nouveauté qui suivrait les développements objectifs d’un concept que la pensée
reconnaîtrait en son déploiement plus ou moins régulièrement à titre de repère langagier et
textuel sur lequel s’appuierait la démarche rationnelle déductive de cette première partie
intitulée De Dieu. Dieu ne parle pas le langage de la nouveauté. Il n’empêche que, contre
toute attente, dans l’appendice venant fermer la marche démonstrative de cette partie du
système, Spinoza s’en prend aux ignorants qui préfèrent « rester ainsi dans leur présent et
inné état d’ignorance, que de détruire toute cette construction et en excogiter une neuve8 ».
Doit-on tenir cet appel à l’invention ou à l’ « excogitation » d’une nouvelle construction
mentale pour un simple effet de rhétorique visant à ébranler un lecteur dont les habitudes de
pensée l’auraient amené à se conformer à une tradition qui, à son tour, renforcerait
réciproquement ses habitudes conformistes ? Ou bien Spinoza indique-t-il par cette espèce
d’interpellation du lecteur un des traits les plus importants de son philosophème, de l’acte
de penser qu’est l’instauration conceptuelle telle qu’on peut la parcourir par exemple dans
son œuvre écrite more geometrico ? On sait que l’appendice concluant la partie De Dieu
réitère de façon hautement expressive une critique de la contingence que la proposition 29 9
avait déjà entamée en supprimant sa possibilité, laquelle n’aurait, en fait, selon le premier
scolie de la proposition 33, « pas d’autre cause qu’eu égard au défaut de notre
8
E1app. (Je souligne).
E1p29 : « Dans la nature des choses il n’y a rien de contingent, mais tout y est déterminé par la nécessité de
la nature divine à exister et opérer d’une manière précise ».
9
12
connaissance », c’est-à-dire à notre ignorance des causes qui nous déterminent. En effet,
l’appendice met en branle une critique extrêmement riche du finalisme, ou plutôt de la
tendance qu’ont les hommes à naturaliser les fins qu’ils poursuivent avec une telle ardeur
qu’ils vont jusqu’à renverser l’ordre naturel des causes et des effets, ce qui engendre toutes
sortes de superstitions et de délires imaginaires insensés : les hommes prennent leurs lubies
pour les fins de la nature et concluent des fins qu’ils imaginent trouver dans la nature une
correspondance de celle-ci avec leur corps et leur âme. Or, cette critique du finalisme
correspond par plusieurs points à la critique de la nouveauté que fait Spinoza un peu partout
dans son oeuvre10, si bien que l’interpellation du lecteur en laquelle nous aimerions voir un
appel à l’invention d’une nouvelle construction mentale ou conceptuelle pourrait s’avérer
être une entreprise tout à fait vaine et réductible à une mutation du finalisme en une version
dernier cri. Pire, cette remarque étonnante se comprendrait plutôt comme une pointe
ironique de la part de l’auteur, auquel cas il ne serait pas exagéré de lui assigner un rôle
strictement rhétorique projetant le lecteur dans un espace de fluctuation mentale au sein
duquel miroiterait directement son désir, à savoir d’obtenir du nouveau, de sortir de
l’ancien et du déjà-vu ; soit d’une certaine façon ce que désire le philosophe, qui refuse de
se soumettre à l’autorité de la tradition et qui cherche assurément un moyen de sortir de
cette vie commune. En ce sens, l’entreprise à laquelle nous souscrivons ici – visant à poser
le problème de la nouveauté dans le spinozisme – répondrait précisément à ce qu’entend
détruire le régime de la nécessité universelle : le finalisme, ou l’attribution d’une fin à la
philosophie telle que l’entend Spinoza.
Mais l’absence d’un concept effectif de nouveauté au sein de l’Éthique empêche-t-il
d’envisager la nouveauté à titre de notion non objectivable, qui ne serait certes pas
mobilisée explicitement par la pensée de Spinoza, sinon en de brèves occasions, mais
insisterait en filigrane du texte à la manière d’un mouvement de pensée qui ne se dit pas et
qui ne s’enchaine pas déductivement ? Si la nouveauté relevait de l’objectivité
conceptuelle, elle ne serait rien de moins qu’une qualité occulte, une détermination ex
10
Un des filons majeurs du TTP est certainement la critique des nouveautés sur lesquelles s’appuient les
« théologiens » et les « insensés » afin d’asseoir leur règne d’obéissance purement imaginaire. À ce sujet, voir
Spinoza, Œuvres III, Traité théologico-politique, trad. Lagrée et Moreau, PUF, Paris, 1999, préface, p. 5677. – Dorénavant : TTP.
13
nihilo à laquelle la nature absolument infinie et nécessaire de Dieu ne peut laisser aucune
place sans entrer en contradiction avec elle-même. Car poser la nouveauté comme concept
ou comme essence objective, c’est en faire une idée comprise modalement au sein de
l’attribut de la pensée, une partie de l’entendement infini de Dieu dont la singularité la
rendrait inouïe ou indépendante des autres modes ou parties ; bien plus, puisque l’intellect
embrasse nécessairement les attributs et les affections de Dieu, et rien d’autre11,
correspondrait à ce concept une chose absolument autonome dans tous les attributs, ce qui
assurément n’aurait aucun sens. La première propriété qui nous vient à l’esprit lorsque nous
cherchons à déterminer la nouveauté n’est-elle pas justement l’originalité ou la différence
(relative ou absolue) que présente telle ou telle chose par rapport au milieu au sein duquel
elle évolue ? De là nous concluons au désenchainement de celle-ci par rapport aux autres
choses, soit une des définitions que Spinoza fournit de la contingence12 afin de l’évacuer
aussitôt de la nature divine. L’ontologie spinozienne se refuse à intégrer un concept de
nouveauté, ne serait-ce qu’en vertu de la proposition 28, laquelle pose la nécessité pour une
chose d’être déterminée à exister et à opérer d’une certaine façon par une autre chose qui
sera à son tour déterminée à exister et à opérer par une autre chose, etc13. En effet, si toute
chose est l’effet d’une cause prochaine immédiate ou d’une infinité de causes efficientes,
comment montrera-t-on la nouveauté réelle d’une chose sinon en l’extrayant du réseau des
causes qui la déterminent et, du même coup, en démontrant notre ignorance sans laquelle
11
E1p30 : « L’intellect, fini en acte ou infini en acte, doit embrasser les attributs de Dieu et les affections de
Dieu, et rien d’autre. »
12
E1p29 ; E1p33sc1 ; E4df3 : « les choses singulières, je les appelle contingentes en tant qu’à l’examen de
leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur existence, ou bien qui l’exclue
nécessairement ». On remarquera que cette dernière définition apparaissant seulement au début de la
quatrième partie de l’Éthique présente un infléchissement positif par rapport aux premières critiques que
Spinoza adresse aux tenants de la contingence en Dieu, en l’intellect ou en la volonté divine. C’est que la
quatrième partie, De la servitude humaine, s’intéresse avant tout aux rapports entre les modes finis que sont
les hommes, lesquels sont nécessairement déterminés par des causes extérieures en quantité infinie faisant en
sorte qu’il leur est impossible, d’un point de vue pratique, d’omettre la contingence en tant que concept
opératoire marquant de l’intérieur la dynamique affective et passionnelle qu’ils établissent entre eux. Le
concept de contingence devient à ce moment un outil de cette dynamique rendant possible la différenciation
des rapports entre les idées ou entre l’imagination d’un individu et des relations modales qui l’enveloppent
selon l’ordre commun de la nature, et il jouera un rôle capital dans la modification des images et des affects
de l’esprit jusque dans la cinquième partie de l’Éthique.
13
E1p28 : « Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie, et a une existence déterminée, ne peut
exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’être déterminée à exister et à opérer par une autre chose, qui
elle aussi est finie et a une existence déterminée : et à son tour cette cause ne peut pas non plus exister, ni être
déterminée à opérer, à moins d’y être déterminée par une autre qui elle aussi est finie et a une existence
déterminée, et ainsi à l’infini. »
14
s’imposerait immédiatement la nécessité de l’enchaînement causal, et non la pseudo autoaltérabilité de cette chose ? Poser que « la connaissance de l’effet dépend de la
connaissance de sa cause et l’enveloppe14 » n’implique-t-il pas que ce qui se trouve dans
l’effet s’explique uniquement par ce qui se trouve déjà dans la cause, que celle-ci soit finie
ou infinie ?
D’un autre côté, envisager la nouveauté non pas comme concept mais en tant que notion
structurante du système éternel de Spinoza n’est-il pas d’emblée voué à l’échec, dès lors
que l’on considère que l’éternité par laquelle la pensée se réfléchit en tant que philosophie
éternelle est également celle sur laquelle elle se fonde, c’est-à-dire par « l’existence même
en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose
éternelle15 », soit Dieu cause de soi 16 ? On se demande alors comment la nouveauté pourrait
envelopper ou fournir une touche d’intelligibilité véritable à ce système philosophique qui,
de surcroît, épingle autant que possible les « nouveautés17 », desquelles les hommes se font
avidement les prospecteurs sans jamais saisir la cause de cette ruée sans fin. Mais peut-on
prendre de biais le système de l’Éthique de façon à ce que cette interpellation du lecteur
située au beau milieu de l’appendice puisse signifier autre chose qu’une simple ironie de la
part de Spinoza, chez qui les tours d’écriture polémiques distribués dans les scolies sont,
sinon jamais, très rarement sans dessein philosophique ?
Mais quel serait alors le but de Spinoza à procéder de la sorte ? Car qu’est-ce qu’excogiter
une nouvelle construction mentale, conceptuelle et affective au sein d’un monde éternel et
infini ? Comment interpréter l’occurrence de cette remarque apparemment anti-spinoziste
en plein cœur d’une critique radicale de la finalité et des superstitions dont la logique
imaginaire ne fait que très rarement abstraction de la notion vague de nouveauté afin de se
reproduire en ses mécanismes et ses désirs, qu’on l’envisage en ses aspects ontologiques
(création du monde), théologiques (miracles, prophétie), épistémologiques (intellect
14
E1ax4.
E1df8.
16
E1p7 : « À la nature de substance appartient d’exister. » Et la démonstration : « Une substance ne peut être
produite par autre chose (par le corollaire de la proposition précédente); elle sera donc cause de soi, c’est-àdire (par la définition 1), son essence enveloppe nécessairement l’existence, autrement dit, à sa nature
appartient d’exister ».
15
15
indépendant du système des causes physiques) ou passionnels (liberté de la volonté) ?
Chercher à inventer une nouvelle construction philosophique ne revient-il pas à la même
chose que de placer la philosophie en une position d’indigence par rapport à une fin qu’elle
présupposerait extérieure à elle, en attente de la révélation de la vérité ? Dans ce cas,
l’appel de Spinoza à excogiter une nouvelle configuration mentale après avoir modifiée
voire rejetée l’ancienne ne serait-il pas plutôt la mise en scène de l’effet d’ignorance de
ceux qui restent prisonniers de la fiction de la nouveauté ? Toutefois, si cette hypothèse est
vraie, n’est-ce pas pure frivolité que de continuer à mettre en rapport la nouveauté avec la
philosophie de Spinoza alors que celle-ci prétend établir une forme de connaissance qui soit
éternellement vraie et nécessaire, c’est-à-dire le contraire d’un savoir notionnel vague et
fictionnel ?
Vraie philosophie éternelle et appel à la nouveauté
Faisons d’abord un passage au sein de la correspondance de Spinoza afin de mieux
comprendre ce que peut bien signifier cet appel à l’excogitation18 d’une nouvelle
construction mentale. Le rapport plus direct que permet l’échange épistolaire avec le lecteur
nous fera peut-être mieux voir la raison qui amena Spinoza à interpeller ce dernier de façon
aussi étonnante dans l’appendice de la première partie de l’Éthique. Cette voie nous
permettra de mettre en lumière la dynamique mentale qu’enveloppe notre paradoxe selon
lequel il faudrait inventer une nouvelle construction idéelle pour saisir les choses d’un point
de vue éternel. Car même si cette interpellation du lecteur devait se résoudre en une simple
reproduction de l’argumentaire de l’ignorant cherchant le miracle incompréhensible alors
qu’il s’imagine cibler l’éternité, il nous resterait encore à comprendre la raison pour
laquelle Spinoza a décidé de mettre en scène la prison réelle et imaginaire qu’est la fiction
de la nouveauté. Sans cette raison, c’est la distinction entre fiction et vérité qui devient
incompréhensible, attendu qu’une vérité dépourvue de cause ou de raison ne veut rien dire
du tout ou s’assimile à la fiction. C’est seulement si cette raison est comprise que nous
17
TTP, préface.
Nous maintenons la traduction littérale mais un peu rébarbative de Bernard Pautrat. Notons
qu’ « excogitation » n’a ici nullement le sens d’ « élucubration » ; excogiter signifie, au sens large, « penser »,
18
16
pourrons nous donner les moyens de répondre à la question de savoir si notre conjecture ou
notre hypothèse rend possible l’analyse de la nouveauté à titre de notion ou de geste
philosophique permettant de penser l’éternité ou de penser du point de vue de l’éternité.
Cela revient à dire que notre entreprise cherchera à évaluer la pertinence et la possibilité du
passage de la nouveauté dite notionnelle à la nouveauté en tant que concept dynamique
essentiel afin de comprendre et de pratiquer pour soi-même le mouvement spécifique à la
philosophie exprimée dans ou plutôt par l’Éthique. En ce sens, recourir à la correspondance
devient une évidence, si l’on accorde créance à la nécessité pour la philosophie de se
produire à titre d’activité critique autonome et réflexive : car s’y dessine un Spinoza
s’adressant plus ou moins personnellement à son lecteur 19, qui, de son côté, écrit au
philosophe pour vérifier le danger que présente la nouveauté radicale de sa philosophie à
l’égard du crédo religieux dont il se fait le chantre, pour le meilleur et pour le pire. Porter
notre attention sur la façon dont Spinoza a traité cette vérification nous permettra donc de
voir à quel point sa philosophie tolérait la nouveauté, et quel usage il a fait de cette
« notion » afin de penser le rapport problématique qu’engendre chez le lecteur la prétention
à l’éternité que porte à son comble le système de l’Éthique.
Cercle du vrai et du comprendre
Dans la lettre 76 qu’il adresse à Albert Burgh, récemment converti au catholicisme après
quelques tentatives philosophiques vouées à la destruction, Spinoza accuse réception d’une
question de son correspondant qui lui demande pernicieusement « comment [il] sai[t] que
[s]a philosophie est la meilleure de toutes celles qui ont jamais été enseignées dans le
monde, ou qu’on enseigne encore, ou qui seront enseignées dans le futur 20 ». Après une
pointe d’ironie par laquelle il fait savoir à Burgh qu’il ne se place pas là où l’attend ce
dernier, en rétorquant qu’il s’agit d’une « question qu’[il] serai[t] bien plus en droit de [lui]
ou, suivant le contexte, « inventer », « faire sortir de nouvelles pensées », quoique ce dernier sens ne soit pas
du tout correct du point de vue lexical spinoziste.
19
Plus ou moins personnellement dans la mesure où le rapport privé en tête à tête, que nous connaissons
aujourd’hui, n’était pas le mode principal de la correspondance classique à l’époque de Spinoza où les lettres
pouvaient se retrouver dans plusieurs mains à la fois, étant copiées et distribuées à l’intérieur de groupements
scientifiques et littéraires qui permettaient un usage collectif des lettres, pour ainsi dire, et ce même si la lettre
originale n’avait qu’un seul destinataire. À ce sujet, on lira la préface de Spinoza, Correspondance, trad.
Maxime Rovere, Paris, Flammarion (GF), 2010, 464 p.
17
poser à [lui] », Spinoza lui répond en introduisant un nouvel élément, la vérité, auquel
n’avait vraisemblablement pas pensé son interlocuteur plus préoccupé par l’autorité de sa
religion que de vraie philosophie ou de vraie religion. « Car, pour ma part, je ne prétends
pas avoir trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je
comprends », de continuer Spinoza qui, par là, pose un problème de prédication suggérant
un rapport avec la vérité qui ne soit nullement de subordination ou d’indigence, mais plutôt
de production effective. Qu’est-ce à dire ? Spinoza ne déclare pas avoir découvert la vraie
philosophie, mais « qu’est vraie celle qu[’il] comprend », qu’il a connaissance d’une
philosophie qu’il sait vraie. Entre ces deux formulations, la différence est à première vue
dérisoire, du moins si l’on présuppose l’unité numérique de la vérité, c’est-à-dire son
unicité et sa différence absolue par rapport au faux ou au non-vrai ; il semble qu’affirmer la
vérité d’une philosophie ou déclarer qu’une philosophie est vraie reste à toutes fins
pratiques une alternative sans enjeu véritable21. Mais c’est tout l’inverse. Dans cette phrase
s’exprime toute la portée du renversement épistémologique qu’opère Spinoza en
philosophie : prédiquer de la vérité la philosophie et dire que la philosophie produit de la
vérité constituent deux actes mentaux n’ayant aucune commune mesure et qui supposent un
rapport non pas seulement alternatif, ou de réciprocité logique, mais contraire.
D’un côté, prédiquer la philosophie de la vérité, c’est affirmer la vraie philosophie, la seule
vraie philosophie, de telle sorte que dans un même mouvement est postulé aussi bien le
caractère numériquement un de la vérité que de la philosophie, celle-ci étant
immédiatement déduite de celle-là ; par quoi il faudrait induire de la réponse que donne
Spinoza à Burgh une prétention monopolistique du vrai : la philosophie spinoziste serait la
seule voie vers ou de la vérité ou, ce qui est la même chose, que la vérité est unique et que
seul Spinoza la détient, captive qu’elle serait de son système. C’est probablement ce que
pensait Burgh qui, par la forme de sa question, présuppose la mise sur un même plan
homogène de l’éternité de la philosophie spinoziste et des trois modalités du temps, à savoir
que, du passé au futur en passant par le présent, l’éternité de la philosophie spinoziste ne
20
Correspondance, op. cit., p. 372.
Appuhn traduit d’ailleurs différemment : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais
je sais que j’ai connaissance de la vraie. » Cf. Spinoza, Traité politique. Lettres, Paris, Flammarion (GF),
1966, p. 343.
21
18
saurait admettre nulle concurrence sérieuse et qu’elle s’étalerait à tous les temps, dans
toutes ses directions. – Mais est-ce vraiment ce dont il s’agit ici ? Car, si l’on se réfère à la
traduction d’Appuhn, on voit que Spinoza affirme tout de même que sa philosophie donne
lieu, pour lui, à la connaissance du fait qu’elle est vraie, qu’elle est la vraie et qu’il le sait. Il
semble donc qu’il s’agit plutôt ici d’un problème de contexte de production d’une thèse
philosophique que d’un rapport de prédication où Spinoza jouerait avec les mots en
inversant la position relative du sujet et du prédicat. Dire que sa philosophie n’est pas la
meilleure est pour Spinoza une manière de dire qu’il ne s’agit pas d’une concurrence
objective entre sa pensée et celles des autres ; au contraire, affirmer le savoir de la vérité de
sa pratique philosophique est en soi une contestation de la séparation de la vérité et de la
philosophie, puisqu’il ne s’agit nullement d’une question verbale donnant lieu à diverses
hypothèses au sujet de la définition la plus vraie de la vérité ou de la philosophie mais d’un
savoir intrinsèque à la philosophie elle-même. Ce sont les termes du débat que veut mener
Burgh que Spinoza refuse : la prédication est une affaire subordonnée et relative à la
puissance de compréhension qu’engendre la vraie philosophie (alors que la fausse s’occupe,
justement, de prédication et de choses de ce genre).
De l’autre côté, dire que la philosophie produit de la vérité – et pas n’importe laquelle, la
vérité dont il est ici question étant le savoir de la vérité qu’engendre la philosophie – n’a
pas du tout le même sens. Dans ce rapport, la philosophie apparaît première, logiquement
ou formellement, et, bien que cette expression soit impropre, la vérité semble plutôt
s’adjoindre à elle, voire naître d’elle à la manière d’un fruit qui éclot de l’arbre enfin
suffisamment puissant pour porter ses germes jusqu’à maturation. Aussi Spinoza affirme-til que sa philosophie n’est pas la meilleure, qu’elle ne prétend pas écraser toute la
compétition passée et future, mais « qu’est vraie celle qu[’il] comprend » – à quoi nous
pourrions ajouter l’implication logique parce que sans exagérer le sens exprimé par les
propos de Spinoza, ce qui donnerait : est vraie sa philosophie parce qu’il la comprend,
indiquant ici le renversement dont nous parlions. Entendue de cette manière, la condition de
la « vraie » philosophie n’est plus la vérité ; par ce retournement, c’est la compréhension ou
l’acte de comprendre qui devient lui-même la condition suffisante de la vérité de la
philosophie ou, comme dit Spinoza, de la philosophie vraie. C’est dire que le système
19
éternel ne se présente pas aux yeux de Spinoza comme une vérité extérieure à laquelle le
disciple de la philosophie devrait souscrire pour triompher de la guerre des philosophies
ainsi que de leurs disputes techniques pour éventuellement se prédiquer soi-même de la
vérité, comme le fait le croyant qui embrasse la sculpture symbolisant sa superstition et la
grandeur de son âme enfin parvenue à la quiétude tant promise par ses prédécesseurs,
lesquels sont rarement enclins à la destruction des préjugés mais plutôt à l’invention de
nouvelles autoroutes menant à Rome, c’est-à-dire au Vatican22. D’une tout autre manière, il
semble que la vérité éternelle d’une philosophie soit produite par l’acte de comprendre
qu’enveloppe celle-ci, ce pourquoi Spinoza peut poursuivre sa réponse à Burgh par ces
mots : « Comment le sais-je, demanderas-tu ? De la même manière, te répondrai-je, que tu
sais, toi, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Et cela est suffisant,
personne ne le niera, à moins d’avoir le cerveau malade ou de rêver à des esprits immondes,
qui nous inspirent des idées fausses semblables aux vraies. Car le vrai indique lui-même ce
qui est vrai ou faux23 ». Il semble que Spinoza considérait nécessaire d’expliquer la vérité
de sa philosophie en précisant les conditions sous lesquelles se comprend la vérité et en
insistant sur les effets de l’affirmation de celle-ci. Il y a fort à parier que Burgh y vit une
certaine confusion entre la causalité de la compréhension effective d’un principe vrai et le
principe de raison à conséquences, dans la mesure où, selon Spinoza, la vérité de sa
philosophie se rapporte à la compréhension qu’il en a, et que cette compréhension
enveloppe elle-même le vrai, en quoi son correspondant pouvait vraisemblablement déceler
un cercle vicieux de présupposition réciproque entre la vérité et l’acte de comprendre24.
Dans ces conditions, on se demande s’il n’était pas un peu forcé d’opposer deux types de
rapports entre le vrai et la philosophie (de prédication et de production), nonobstant la
modestie apparente de Spinoza dans le début de sa lettre à Burgh. Car, si la compréhension
nécessite un principe vrai pour engendrer le savoir de la vérité d’une philosophie, ne faut-il
22
La lettre 76 fut probablement écrite au retour de Burgh aux Pays-Bas, qu’il effectua pieds nus, après sa
conversion au catholicisme, à Rome ; la lettre répondrait à la demande de son père qui en informa Spinoza. À
ce sujet, voir l’introduction de Maxime Rovere de Correspondance, op. cit., p. 37-38.
23
Ibid., p. 372.
24
On reconnaît là la critique qu’adresse Schopenhauer au système de Spinoza : il y aurait confusion entre le
principe (logique ou formel) de raison suffisante et le principe (matériel) de causalité réelle. Voir
Schopenhauer, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. Chenet, Paris, Vrin
(Bibliothèque des textes philosophiques), 1997, p. 34-40.
20
pas en conclure que nous jouions avec les mots et qu’en fait Spinoza considère sa
philosophie absolument vraie : c’est-à-dire que non seulement serait vraie la philosophie
qu’il comprend, et qui, par conséquent, s’en trouverait validée en sa vérité, mais aussi
qu’elle serait de toute éternité la meilleure et la seule à jouir de ce statut, vu qu’elle serait
immédiatement fondée sur le vrai ? Plus encore, à l’aide des incriminations de Burgh,
aurions-nous raison de discerner en Spinoza un nouveau chantre du monopole de la vérité
qu’il serait seul à « comprendre », pouvant ainsi se permettre quelques moqueries à l’égard
de ses convives qui s’éloigneraient autant de la vérité qu’ils chercheraient à inventer de
nouvelles philosophies et vérités en tous genres ? Comment rendre compte de ce nouveau
rapport entre la philosophie et la vérité sans s’enfermer dans un cercle vicieux qui fasse de
Spinoza un adepte involontaire du finalisme métaphysique ? Car poser la compréhension
comme le principe de production du vrai alors que le vrai en fonderait l’effectuation n’est-il
pas identique à la logique finaliste venant séparer l’essence d’une chose de son existence,
c’est-à-dire qui pose l’essence du vrai d’abord et ensuite l’existence qui, par quelque
malentendu, se détournerait de sa vérité essentielle tout en étant pourtant l’effet de celle-ci,
quoique aliénée et comme extérieure à la plénitude de son essence ? De la même façon que
l’on suppose une séparation entre le pour-soi et l’en-soi de la vérité dès lors que l’on fait de
l’invention d’une nouvelle construction mentale une simple manière de parler, il semble
que prédiquer la vérité de la philosophie ou la philosophie de la vérité ne soit guère une
distinction conceptuelle suffisamment fondée pour expliquer le rapport de la nouveauté
avec la philosophie éternellement vraie dont parle Spinoza. Dans les deux cas, on retrouve
le finalisme : de la philosophie au vrai, ou du vrai à la philosophie consciente du vrai ; de la
vérité pour soi, illusoire, à la vérité en soi, et inversement. Conséquemment, il se pourrait
que la distinction entre la philosophie et la vérité soit une illusion relevant de
l’imagination25, si bien qu’il faille reprendre l’analyse autrement si nous ne voulons
continuer à reconduire le finalisme au cœur du spinozisme, chose que nous ferons tant et
aussi longtemps que nous ne comprendrons pas quelle place occupe la nouveauté au sein de
la pensée.
25
L’imaginaire n’exclut pas le fait d’exister ou d’être réel, au contraire, l’imagination étant une puissance
positive à part entière, c’est-à-dire productrice d’effets. C’est d’ailleurs là tout le problème : saisir la positivité
de l’usage de la notion de nouveauté chez Spinoza, laquelle reste inséparable de l’imagination. Nous y
reviendrons plus loin lorsque nous aborderons de front la critique du finalisme telle qu’exprimée dans E1app.
21
Mais ce rapport entre le vrai et la philosophie, s’il relève d’une logique qui n’est pas
seulement imaginaire, si la différence qu’il exprime et enveloppe est irréductible à l’image
que l’on se fait d’une cible dans l’espace ou dans le temps, face à laquelle la pensée se
positionnerait afin de l’atteindre à l’aide des moyens du bord, c’est que la pratique
philosophique vraie dont se réclame Spinoza trouve son principe d’évaluation à l’intérieur
d’elle, et non dans un objet extérieur qu’elle aurait à attraper : le vrai est son propre
« indice ». En ce sens, l’excogitation d’une nouvelle construction mentale ne peut se
ramener à la nature transitive d’un finalisme métaphysique qui limiterait la possibilité de la
nouveauté à l’espace entre le point de départ et le point d’arrivée de la pensée. Le principe
de la logique finaliste n’accorde place au nouveau qu’en fonction de la fin ou de la vérité
qu’elle se donne antérieurement à toute invention éventuelle, d’où suit que ce principe, la
cause finale, est identique à la fin et que l’évaluation provient de l’extérieur et non de
l’intérieur d’une dynamique inventive. Si la fin et le principe d’évaluation sont déjà donnés
comme s’ils étaient présents dans le monde extérieur, l’innovation est immédiatement
orientée par eux et doit souscrire à leur autorité. Ainsi seulement le moyen peut être dit
nouveau, tandis que la fin conditionne celui-ci en lui assignant des limites
(transcendantales) au-delà desquelles il perd sa fonction et devient un potentiel ennemi de
la fin qu’il sert. Or, comprise de la sorte, la nouveauté n’est qu’une relation imaginaire, une
question de point de vue contenant en soi-même la raison de sa chute ou de sa disparition.
En effet, subordonner la différence ou la nouveauté à l’identité d’une fin transforme la
nouveauté en simple voile destiné à être absorbé par celle-là. Il semble donc difficile de
s’attacher à penser la nouveauté sans craindre de tomber à tout moment sous la critique du
finalisme, car penser la nouveauté convoque immédiatement, automatiquement le problème
de la fin de celle-ci. Par exemple, si une chose est dite nouvelle, on s’interrogera aussitôt
sur la pertinence ou la validité de cette assertion, ce à quoi l’on ne peut procéder sans faire
intervenir un modèle par lequel la nouveauté pourra se reconnaître. Or, c’est précisément
retourner au finalisme que de comparer une chose actuelle avec une norme lui étant
extérieure.
22
Percevoir entre la philosophie et la vérité un rapport transitif est du même ressort que le
cercle vicieux entre l’acte de comprendre et la vérité, dans la mesure où dans les deux cas le
vrai est posé comme cause finale, qu’il soit éternellement présent ou seulement à venir. La
séparation réelle ou formelle entre la philosophie (ou la compréhension) et la vérité (ou le
nouveau) engendre une illusion de cercle logique en lequel la présupposition réciproque des
deux termes réclame une solution transcendante. Car ainsi la philosophie est dépouillée de
sa propre force motrice et n’enveloppe pas les conditions de production du vrai ; au
contraire, elle présuppose l’extériorité du vrai. Par conséquent, est reconduite au sein du
« concept » de nouveauté la différence réelle entre l’existence de la philosophie et l’essence
du vrai, et ce de deux manières : ou bien la nouveauté est totalement rejetée à titre
d’illusion rencontrée au cours de l’existence de la philosophie, ou bien elle prolifère à titre
de justification imaginaire de la fin vraie qu’on se donne ou qu’on présuppose suivant une
doctrine du progrès par exemple. Dans le premier cas est oblitérée ou écartée la difficulté
que représente la compréhension nouvelle que la présupposition du vrai appelle ; alors ne
reste que le problème abstrait de l’existence de la vérité, dont le fardeau de la preuve
constituerait tout le travail de la philosophie, lequel ne pourrait se solder que par une
abdication de la raison au profit d’une transcendance indémontrable et irréfutable. Toute
l’entreprise de la philosophie se concentrerait en cette tautologie : la preuve éternelle de
l’éternelle vérité par le biais de l’éternelle vérité. Dans le second cas, qui forme d’ailleurs
une conséquence logique du premier, la nouveauté est cette fois embrassée et constitue
toute la passion de la philosophie, laquelle n’aurait plus d’autre office que d’ornementer de
façon toujours nouvelle l’éternité de sa présupposition, à savoir la nécessité de justifier de
façon compréhensible l’incompréhensible vérité présente dans nos entrailles ou toujours à
venir comme la terre promise de la connaissance. De ces deux cas, il résulte que le concept
de nouveauté ne devient qu’apparence inessentielle menant ou bien au vrai, par son rejet,
ou bien à la (fausse) compréhension, par sa prolifération, leur seule différence résidant dans
le choix de la direction stratégique choisie entre le vrai et l’acte de comprendre (du vrai à la
compréhension ou de celle-ci à celui-là). Or ces deux modalités de la nouveauté – illusion
de transcendance et sa méthode, que Spinoza baptise du nom de « réduction à
l’ignorance26 » – ne forment-elles pas précisément l’objet de la critique qu’adresse Spinoza
26
E1app. Nous nous attarderons à cette expression plus loin.
23
à la logique finaliste dans l’appendice de la première partie de l’Éthique ? De cette
destruction du finalisme, ne sommes-nous pas alors forcés de voir dans le spinozisme un
rejet intégral de la nouveauté en tant que notion, concept ou fin de la philosophie ? Peutêtre d’ailleurs est-il nécessaire d’en venir à cette conclusion si l’on garde à l’esprit que les
nouvelles superstitions et le finalisme sont constamment critiqués par Spinoza en raison des
effets de délire qu’ils engendrent 27, contrairement, selon lui, à la nécessité éternelle sur
laquelle s’adosse le système et qui en principe échappe totalement à la logique transitive.
La nouveauté représenterait un risque majeur pour la pensée philosophique. Mais comment
en faire totalement abstraction, pour nous qui sommes finis ?
Les joies de la nouveauté : lettre 21
Encore que l’interprétation consistant à dire que Spinoza rejette en fait totalement la
nouveauté ait pu séduire nombre de ses commentateurs au cours des siècles – et non les
moindres : Leibniz, Diderot, Kierkegaard, Johannes Climacus, Schopenhauer, Nietzsche,
Bergson, Lacan, etc. –, il semble possible de diagnostiquer chez Spinoza un tout autre type
d’attitude philosophique à l’égard de la nouveauté. Ne dit-il pas lui-même, dans la lettre 21,
ayant cette fois Willem Van Blyenbergh pour destinataire, que, « même si, un jour, les
fruits que j’ai récoltés jusqu’ici grâce à mon intellect naturel, je m’apercevais qu’ils sont
faux, cela me rendrait heureux ! dès lors que là est mon plaisir, et que je m’applique à
traverser la vie non dans les plaintes et les gémissements, mais dans la tranquillité, la joie et
les rires, et que régulièrement, je franchis une nouvelle étape28 » ? N’est-ce pas là une
occurrence de la nouveauté, au sens d’un progrès mental et affectif, en faveur de laquelle
Spinoza prononce sa joie de façon à ce qu’elle soit attestée une seconde fois – la première
fois étant, par hypothèse, l’interpellation de l’appendice du De Dieu – en sa valeur positive
pour la philosophie, quand bien même celle-ci se voudrait éternelle ? Hélas la facilité que
27
Spinoza est très prudent à l’égard du désir de nouveauté de ses contemporains. Prenons pour preuve ce
passage de la lettre 9 où il est question d’un de ses élèves, Casearius : « Jamais je n’ai été plus méfiant
qu’avec lui ! En conséquence, je voudrais que toi et nos amis, vous soyez avertis de ne pas lui communiquer
mes opinions avant qu’il ne soit parvenu à un âge plus mûr. Pour l’instant, il est trop enfant, inconséquent
avec lui-même, plus préoccupé de nouveauté que de vérité. Mais j’espère qu’il amendera de lui-même ces
vices puérils d’ici peu d’années. Et même, pour autant que je puis juger d’après son naturel, je tiens presque
cela pour certain. Ses dispositions m’encouragent donc à l’aimer ». Voir Correspondance, op. cit., p. 84.
28
Ibid., p. 159-160.
24
nous aurions à collecter les exclamations de ce genre dans la correspondance de Spinoza ne
vaut que très peu si nous voulons nous acquitter de la preuve dont nous nous faisons les
dépositaires, ici même, en tâchant de montrer le rapport essentiel de la nouveauté avec la
philosophie éternelle. Spinoza le sait et coupe court à toute tentative de ce genre en
continuant immédiatement ainsi : « pour autant, je reconnais (et cela fait naître en moi une
tranquillité d’âme et une satisfaction suprêmes) que tout se fait par la puissance de l’Être
suprêmement parfait, et selon son décret immuable 29 ». Par quoi est gelée la voie royale qui
mènerait directement, quoique vaguement, à l’éloge de la nouveauté chez le penseur de
l’éternité divine. Il reste que le fait que Spinoza parle du franchissement d’une nouvelle
étape vient préciser et déterminer de façon oblique, pour ainsi dire, l’interpellation du
lecteur qu’on trouve dans l’appendice de l’Éthique. À moins de déceler dans le texte de la
correspondance une attitude méfiante et stratégique par laquelle Spinoza duperait son
interlocuteur afin de protéger la tranquillité de sa pratique philosophique et, plus
sérieusement, son existence même – comme le fait par exemple Leo Strauss, qui prône une
lecture entre les lignes du spinozisme afin de rendre compte des contradictions qu’il perçoit
dans le texte explicite du Traité théologico-politique30 –, cette indication joyeuse peut à
l’inverse rendre tangibles certains aspects du texte de l’Éthique qui, autrement, resteraient
en grande partie sans conséquence concrète. Si la philosophie est vraie dans la mesure où
elle permet de comprendre, au sens où elle produit des effets de compréhension, mais aussi
par sa capacité à nous faire comprendre ce que nous comprenons, et que, selon les dires de
Spinoza, le « franchissement de nouvelles étapes » reste a priori possible, on ne voit pas
pourquoi il faudrait immédiatement réduire l’exclamation de la lettre 21 et l’interpellation
du lecteur de l’appendice de la première partie du système de l’Éthique à une ruse ou à une
ironie de l’auteur qui mimerait la niaiserie de ses lecteurs en quête de nouveauté. Du reste,
des explications s’avèreraient nécessaires, d’autant plus que Spinoza n’a pas l’ironie si
facile. À l’inverse, peut-être ces deux actes philosophiques viennent-ils pointer de façon
probante l’importance de ce que nous pourrions appeler la notion de nouveauté au sein de
la philosophie spinoziste. Car si, par chance, nous pouvions montrer que le rejet spinoziste
de la nouveauté n’a de sens qu’en rapport avec la critique du finalisme telle qu’exprimée
29
30
Ibid,. p. 160.
Leo Strauss, The persecution and the art of writing, Chicago, Chicago University Press, 1988, 214 p.
25
dans l’appendice, peut-être serait-il par la suite envisageable de considérer d’une autre
manière la nouveauté, de telle sorte que sa présence, aussi volage soit-elle au sein des textes
de Spinoza – desquels elle ne ressort jamais indemne –, puisse devenir essentielle pour
saisir la dynamique philosophique de l’Éthique. Plus encore, une fois repris autrement, ce
rapport avec la nouveauté pourrait-il déboucher sur une réflexion relative aux conditions de
l’expression, de l’agir ou du penser de l’éternité, le fameux « sub specie aeternitatis »
spinoziste ? Avant de nous attarder à cette question, il faut maintenant relire l’appendice de
la première partie de l’Éthique afin de comprendre la critique du finalisme du point de vue
d’une nouveauté qui serait irréductible à celle-ci, et qui donnerait un sens plus déterminé et
plus clair à cet appel à la nouveauté somme toute fort étrange.
Fin de l’inconnu et nouveauté
Dans l’appendice du De Dieu, qui forme le plus long texte linéaire de l’œuvre, Spinoza
revient rapidement sur les acquis démonstratifs de la déduction philosophique de la nature
divine et des ses propriétés. Ce texte conclusif s’ouvre sur une série de propriétés de Dieu
que la marche de la pensée aura démontrées en procédant à la genèse du concept de ce
dernier, parmi lesquelles se trouvent son existence nécessaire, son caractère unique, qu’il
est de toutes choses cause libre, que tout est en Dieu et dépend de lui de telle sorte que rien
ne peut ni être ni se concevoir sans lui, que c’est par la seule nécessité de sa nature qu’il
agit et, enfin, « que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de la volonté,
autrement dit par le bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit
son infinie puissance31 ». Il va sans dire que la prudence de Spinoza réfute ici toute
tentative de découvrir de la nouveauté objective en Dieu, allant même jusqu’à affirmer que
« tout a été prédéterminé par Dieu », en face de quoi l’imagination s’enfuit par crainte de
mourir asphyxiée. Or justement l’appendice fut écrit, dit-il, en vue d’une destruction des
préjugés laissés en marge par la marche démonstrative du système qui sont « susceptibles
eux aussi, et même au plus haut point, maintenant comme avant, d’empêcher les hommes
d’embrasser l’enchaînement des choses de la manière dont je l’ai expliqué », ce pourquoi
une section spéciale leur est dédiée en fin de parcours, afin d’éviter toute méprise
31
Toutes ces propriétés sont énumérées successivement au tout début de E1app.
26
concernant des thèses qui se veulent définitives et nécessaires et qui seront d’ailleurs
constamment mobilisées par la suite du texte, jusqu’à la toute fin, le dernier renvoi à De
Dieu se faisant à la proposition 40 de la cinquième partie. À tous ces préjugés Spinoza
estime nécessaire d’opposer une frappe non plus seulement effectuée au fil de la
démonstration, mais directe et polémique, en prenant à partie les propagateurs du finalisme.
Cette critique prend sa force dans la méthode génétique, déployée en long et en large au
cours de cette première partie de l’Éthique et qui recourt à l’explication causale pour
extirper à la racine le préjugé selon lequel « les hommes supposent communément que
toutes les choses naturelles agissent comme eux en vue d’une fin, et qu’ils vont même
jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d’une certaine fin
précise32 ». Spinoza se propose de critiquer ce préjugé, qu’il tient comme extrêmement
nocif, en trois étapes.
Premièrement, il s’agit de faire voir la « cause qui fait que [les hommes] se reposent, pour
la plupart, sur ce préjugé, et pourquoi ils ont tous un tel penchant à l’embrasser ». Ensuite,
il en démontre « la fausseté », puis, troisièmement, « comment en sont nés les préjugés
relatifs au bien et au mal, au mérite et au péché », etc. Ces points nous intéresseront
principalement en raison du rapport étroit et implicite qu’ils entretiennent à l’égard de
l’inconnu qui, malgré les apparences, émerge avec le passage de la critique du finalisme
que fait Spinoza comme quelque chose de fondamental pour la connaissance ou, plus
précisément, pour la dynamique exploratoire de la pratique philosophique qui, idéalement,
ne présuppose rien de connu avant son commencement. D’un côté, l’inconnu forme le lieu
d’exploration de la connaissance, en sa qualité d’espace d’invention potentiel en lequel la
pensée peut étendre son pouvoir explicatif de façon infinie, à l’aune de l’infinité des causes
exprimant la nature divine. De l’autre, l’inconnu constitue le point de départ de la pensée, le
réel plan d’immanence auquel appartient la finitude de la pensée modale qui, bien qu’elle le
reconnaisse à peine, s’exerce vers l’inconnu qu’elle désire envelopper parce qu’elle
commence au sein de cet inconnu qu’elle est pour elle-même. Car un mode fini au sein de
l’infinité des modes et des attributs divins doit nécessairement envelopper de l’inconnu,
puisqu’il n’est pas tout, auquel cas il est possible de parler de commencement dans
32
E1app.
27
l’inconnu et de tension vers l’inconnu dont on ne sort jamais, sans toutefois invalider la
« vraie connaissance des choses33 » à laquelle mène, selon Spinoza, son philosophème
éternel. Ceci dit, il se pourrait bien que la saisie de la différence entre ces deux aspects de
l’inconnu relève d’une nouvelle compréhension de la nouvelle construction que réclame
Spinoza dans ce véritable petit manifeste que l’on pourrait croire érigé à l’encontre de la
pensée ignorante, laquelle s’imagine avancer en philosophie comme on agrandit son
territoire marchand, c’est-à-dire en prenant possession de poteaux indicateurs balisant son
territoire et la protégeant de la concurrence qui risque toujours d’engendrer sa destruction.
Or, cela ne veut pas du tout dire que nous chercherons à montrer une « réserve » d’inconnu
dans le spinozisme, ce qui serait pure aberration, l’appendice étant dirigé précisément
contre ce type de prospection ; mais plutôt qu’il n’y aurait pas qu’un seul chemin en
matière de connaissance, qui partirait du connu et qui rapporterait sous sa coupe consciente
l’inconnu relatif rencontré en cours de route. Il y en aurait un autre, d’autant plus
fondamental qu’il élève les exigences de la pensée au niveau de l’infinité de la nature et qui
pourtant ne décroche jamais du fait « que les hommes naissent tous ignorants des causes
des choses34 ». Ce chemin procèderait du connu, c’est-à-dire de ce que la pensée sait d’ellemême au départ, vers l’inconnu comme lieu d’expérimentation et d’exploration, sans
pourtant rapporter cet inconnu à du connu (par exemple à des mots qui se voudraient en soi
objectifs, immuables et définitifs, comme s’ils formaient le modèle explicatif de toutes
choses), et synthétiserait du nouveau, sans non plus prétendre détenir de façon absolue la
vérité – au contraire de ces petits bourgeois dont parle Proust dans Sodome et Gomorrhe 35
qui s’approprient le tableau d’un peintre d’avant-garde afin de montrer qu’ils sont dans le
coup, c’est-à-dire qu’ils savent ce qu’est la nouveauté, voire qu’ils la constituent de par leur
ingéniosité et grandeur d’âme, oubliant par là que leur raison d’être est autant inconnue que
le sont les motifs les déterminant à agir comme s’ils étaient la vérité du monde en personne,
et ce dans les deux sens du terme, soit de la vie mondaine et de l’ordre de la nature,
récusant ainsi toute possibilité de nouveauté et laissant dans l’inconnu la singularité des
tableaux dont ils se font les acquéreurs ; d’où suit que, selon l’hypothèse, ils omettent de
détruire et d’excogiter une nouvelle construction mentale à partir de la rencontre des
33
Ibid. Même chose pour les citations précédentes.
Ibid.
35
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard (Folio), 1989, 648 p.
34
28
tableaux prédestinées par eux à la poussière et au sondage en quête d’approbation
esthétique.
Mais peut-on réellement trouver une nouveauté « radicale » au sein du spinozisme qui
reconnaisse un tel déploiement cognitif et qui maintienne un rapport réel avec l’inconnu ?
N’est-ce pas réintroduire du miracle, c’est-à-dire de l’ignorance, en plein cœur de la nature
éternelle de Dieu ? Lorsqu’il s’exclame à propos de la joie que lui procure le
franchissement de nouvelles étapes en philosophie, Spinoza insinue-t-il que le miracle est
au fond la condition incompréhensible que requiert son système si l’on veut le comprendre
et le pratiquer convenablement, ce système qui aimerait « nous conduire comme par la
main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa suprême béatitude 36 » ? Bien que la
réponse soit assurément négative, il vaut mieux ne pas trop anticiper ici, car il est possible
que la différence entre le connu et l’inconnu recoupe la différence réelle entre les attributs
ainsi que la différence entre les modes et les attributs de Dieu, leur unité étant l’idée de
Dieu activement exprimée par un mode fini 37, laquelle n’a rien d’un miracle objectivement
produit en Dieu – ce qui n’aurait aucun sens, Dieu étant une cause immanente et non pas
occasionnelle –, encore qu’elle puisse sans doute se vivre comme telle par un mode existant
dans la durée qui, pour la première fois, accèderait consciemment à l’éternité. Mais,
demandera-t-on, quelle folie peut amener l’interprète à parler d’inconnu dans le
spinozisme, comme si la connaissance de l’éternité n’était en fait que le synonyme de celle
de l’inconnu ? Nonobstant notre étonnement, poser l’inconnu à titre de terrain de la
connaissance peut certes se comprendre, dans la même mesure où l’on s’imagine qu’une
communauté scientifique cherche à percer les mystères de l’univers, à toucher l’inconnu, la
chose en soi au fondement du monde38. Or, concevoir ce terrain de la connaissance comme
ce que nous ne connaissons pas et en faire un but afin de la joindre à une prétendue
« originarité » de l’inconnu qui soit identique au point de départ de la connaissance ne
36
E2intro.
Ces points ne seront pas abordés dans ce chapitre ; si mes forces le permettent, leur développement
s’effectuera dans le troisième chapitre, NOUVEAUTE ET ETERNITE DANS LA CINQUIEME PARTIE DE L’É THIQUE,
avec la question du troisième genre de connaissance et de la béatitude – car c’est là tout l’enjeu de la question
de l’inconnu.
38
Quoique ce soit un type de recherche qui, lorsqu’il est identifié à la philosophie, risque de l’annuler en sa
possibilité, car faire de la philosophie une science peut rapidement déboucher sur des absurdités théorétiques
faisant d’elle une simple vision objective du monde restant en grande partie extérieure à celui-ci.
37
29
revient-il pas à la même chose que de transposer nos désirs en causes finales, c’est-à-dire de
transformer le but de la connaissance qu’est le « mystère » en cause expliquant de façon
absolument négative la démarche philosophique ? L’inconnu serait « l’Inconnu », le dieu
transcendant servant de refuge à notre ignorance et qui, afin de répondre à nos désirs, la
convertirait en panacée incompréhensible à jamais ? Sortirons-nous du cercle de la
compréhension et du vrai en postulant un « Inconnu » insondable ? N’est-ce pas le meilleur
moyen de condamner la pensée à se perdre elle-même en de folles superstitions qu’elle
aurait à connaître pour elles-mêmes, en butant sur des mots qui l’étonneraient, qui
l’obsèderaient et qui la dépossèderaient complètement de ses moyens en l’attachant à des
procédés d’investigation étymologique interminables ? Nous pourrions par exemple
chercher à trouver le fondement ou le sens du monde et de Dieu en passant toute la suite de
ce texte à formuler des hypothèses sur l’origine du mot « Inconnu » afin de dresser la liste
de ses propriétés et de ses prédicats essentiels. Peut-être même réussirions-nous à
convaincre certains prospecteurs de nouveautés qu’il est possible de retrouver le « sens de
l’être » même dans le système hyper-rationaliste de Spinoza. Mieux, avec un peu de
chance, enfin serait révélée cette absurdité selon laquelle, après tout, Spinoza était croyant,
qu’il tenait la « Raison » pour la figure vraie du mystère insondable et inconnu dont
procèderait la philosophie et toutes les sciences posant sous le masque de la recherche
rationnelle.
À cela, ne peut-on pas rétorquer que le problème n’est pas tant la « présence d’inconnu » au
sein de la démarche de la connaissance, que le renversement implicite que ces questions
font subir à cette présence et qui la mute en savoir absolu et transcendant dont le pouvoir
irait jusqu’à expliquer non seulement la connaissance des choses, mais celles-ci en ellesmêmes, bien que nul ne puisse le démontrer ou le comprendre ? Ensuite, peut-on considérer
ce renversement de l’inconnu en transcendance ou en cause finale pseudo explicative
comme le corollaire de la division imaginaire que nous faisons entre la nouveauté que
recèle pour nous cet inconnu (franchissement de nouvelles étapes de la compréhension) et
l’éternité que nous lui attribuons à titre de propriété en soi (vérité éternelle) ? Or, puisque la
réponse à cette question dépend de ce que nous entendons par « cause finale » et par
« division imaginaire », il est évident que le concept d’inconnu n’aura de sens et
30
d’efficacité théorique pour nous qu’une fois que sera montré comment s’articulent ces deux
aspects, le premier étant le résultat du renversement de la causalité par lequel le finalisme
se reconnaît, le deuxième le mécanisme mental expliquant, justement, ce renversement. Si
bien qu’il est fort possible que leur mise en rapport donne les conditions pour comprendre
d’abord ce qu’est cet inconnu formant le sol et la fin de la connaissance vraie des choses,
puis comment se forme la division entre la nouveauté et la pensée sub specie aeternitatis,
faisant du même coup passer du côté de la défense la thèse selon laquelle le spinozisme
écarterait toute forme de nouveauté. Car si l’inconnu, qui par hypothèse enveloppe du
nouveau, échappe à la critique du finalisme, et que l’inconnu se trouve aussi bien au
commencement de la pensée vraie qu’en sa fin, il semble inévitable de faire de la nouveauté
une dimension essentielle de l’excogitation inventive à laquelle Spinoza exhorte son
lecteur : la nouveauté serait essentielle, puisqu’elle formerait d’une certaine façon une
condition nécessaire, sinon suffisante, de la philosophie éternelle spinoziste. L’inconnu ne
suppose-t-il pas une part de nouveauté essentielle au sein de la pensée, c’est-à-dire une
nouveauté qui ne soit pas seulement du côté des effets mais aussi du côté des conditions de
la pensée ? Refuser cette conclusion en s’autorisant d’une distinction entre la possibilité de
la nouveauté pour soi et l’impossibilité d’une nouveauté en soi reconduirait le finalisme au
cœur même de la philosophie éternelle, telle qu’esquissée dans l’Éthique, en séparant
l’essence éternelle d’un individu ou d’un mode fini de l’existence de celui-ci, entre
lesquelles se placerait un écart (de nouveauté) à franchir purement illusoire, imaginaire et
non existant, auquel cas ne nous serait plus donné le moyen de penser cette illusion sinon
en renvoyant à la logique finaliste qui projette l’éternité comme une fin extérieure et
objective39. Car si « l’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose40 » ;
que « tout ce qui est, est en Dieu, et [que] rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir 41 » ;
et que « la puissance de Dieu est son essence même 42 », il suit que du point de vue de Dieu,
qui est éternel, nulle essence ou puissance de chose n’est séparée entre son essence
éternelle et son existence individuelle et temporelle : cette séparation ne peut avoir de sens
39
Sur ce point, je suis la thèse de Pascal Sévérac selon laquelle il est impossible de séparer l’en soi du pour
soi de l’essence modale, ou du conatus, de la même façon qu’il est impossible de le faire à propos de la
connaissance de Dieu, que ce soit celle qu’il a lui de lui-même ou celle qu’un mode a de lui. Cf. Pascal
Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Honoré Champion, Paris, 2005, 476 p.
40
E1p20.
41
E1p15.
31
que du point de vue modal qui s’empêche difficilement d’imaginer loin devant soi
l’éternité43, qui, elle seule, enveloppe la compréhension de l’identité de la différence entre
le pour soi et l’en soi d’une chose (que ce soit Dieu, soi-même ou un concept). Par
conséquent, l’éternité n’est pas réellement divisible, ni susceptible d’être atteinte comme
l’on franchit finalement le fil d’arrivée d’un marathon. L’éternité spinoziste n’est pas
transcendance ou finalité, mais immanence 44. Alors que faire lorsque – paradoxalement –
l’éternité se présente à l’individu comme une fin inconnue, bien que, du point de vue
ontologique, elle ne soit pas plus séparée en Dieu qu’en ses modes finis ? Doit-on poser un
devenir réel de l’éternité en un mode fini, c’est-à-dire poser la réalité de l’invention d’une
nouvelle construction, réelle à son tour, qui n’exclut pas l’inconnu mais, au contraire, qui
l’enveloppe réellement, et non pas uniquement de façon imaginaire ou pour soi ? Dit
autrement, on voit que s’il est montré que la possibilité de l’inconnu subsiste dans le
spinozisme, et qu’elle n’a pas à être expulsée de la connaissance, non seulement il se
pourrait que soit fondée la nécessité de l’invention réelle pour parvenir à la béatitude
éternelle, mais aussi, de façon encore plus radicale, que celle-ci ait pour corrélat nécessaire
une forme de nouveauté absolument essentielle sans laquelle elle ne serait qu’un flatus
voci, une boucle fermée sur soi, un cercle vicieux incompréhensible et irrespirable.
Admiration des fins : l’exemple de Burgh
Afin de mieux comprendre ce rapport avec l’inconnu, reprenons maintenant la critique du
finalisme qu’élabore Spinoza dans l’appendice du De Dieu. On se demandera si
l’explication ou la raison de la fausseté des notions ou des divisions imaginaires peut
équivaloir, voire s’identifier, à l’acte d’invention par lequel la pensée produit sa propre
norme de vérité, échappant ainsi au finalisme auquel la confine son ignorance native. La
42
E1p34.
E1df8explication : « En effet une telle existence [éternelle] se conçoit, de même que l’essence de la chose,
comme une vérité éternelle, et pour cette raison elle ne peut s’expliquer par la durée ou le temps, quand même
on concevrait la durée sans commencement ni fin. » - Mentionnons qu’il faudrait refaire tout le mouvement
du De Dieu, voire de toute l’Éthique, pour vraiment comprendre le rapport entre l’essence et l’existence chez
Spinoza. Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent commentaire qu’a fait Pierre Macherey de l’Éthique, en
cinq parties, en commençant bien sûr ici par celle portant sur De Dieu. Voir Introduction à l’Éthique de
Spinoza. La première partie : la nature des choses, Paris, Presses Universitaires de France (Les grands livres
de la philosophie), 2001, 359 p.
44
E1p18 : « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive. »
43
32
première partie de l’entreprise de Spinoza dans l’appendice est, comme mentionné plus
haut, d’exposer la raison qui fait que la plupart des hommes se satisfont dans ce préjugé
qu’est le finalisme, c’est-à-dire la naturalisation de leur tendance à attribuer des fins à
toutes choses sur le modèle de leur désir plus ou moins conscient. La cause se résume
ainsi : « les hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous
l’appétit de chercher leur utile, chose dont ils ont conscience 45 ». Trois conséquences
découlent de ce quasi axiome :
premièrement, que les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de
leurs volitions et de leur appétit, et que, les causes qui les disposent à appéter et à
vouloir, ils les ignorent, et n’y pensent pas même en rêve. Il suit, deuxièmement, qu’en
tout les hommes agissent à cause d’une fin; à savoir, à cause de l’utile, dont ils ont
l’appétit ; d’où vient que, des choses accomplies, ils veulent toujours savoir les causes
finales, et rien qu’elles, et quand on les leur a dites, ils sont contents ; c’est qu’ils n’ont
plus alors de raison de douter. Et, si nul ne peut les leur dire, il ne leur reste plus qu’à
se tourner vers eux-mêmes, à réfléchir aux fins qui les déterminent eux-mêmes,
d’ordinaire, à de tels actes, et à juger nécessairement du tempérament d’autrui à partir
de leur propre tempérament46.
La conscience qu’ont les hommes de leurs volitions et de leur appétit devient le principe
d’évaluation des choses et des évènements qu’ils vivent. Or, puisque cette conscience n’est
pas consciente des causes qui la font et la façonnent telle qu’elle se regarde elle-même, il
suit que la causalité dont elle prend acte n’est que rarement celle de la nature, projetant
plutôt la conscience dans un régime d’association qui met en rapport ce qu’elle juge utile
avec les moyens qu’elle découvre comme lui permettant d’atteindre cette fin. Par exemple,
si je désire écrire sur la nouveauté en philosophie et que j’ignore les causes qui me
déterminent à agir ainsi, il se pourrait bien que ce soit en vue d’atteindre moi-même cette
nouveauté, que ce soit en philosophie ou dans le monde, comme ces acheteurs de tableaux
n’ayant cure de l’art et qui organisent pourtant les plus importants évènements artistiques
(qu’on pense à une université ou à un musée en quête de subventions supplémentaires ou
d’autres marques de prestige jugées utiles). Si je désire excogiter une nouvelle construction
conceptuelle à saveur spinoziste, ai-je un tant soit peu réfléchi aux causes qui me
déterminent à chercher une telle fin ? – Quoi qu’il en soit, ne désirant pas tomber sous la
critique du finalisme de Spinoza, il demeure approprié d’éviter de ramener aussi sèchement
la philosophie à une quête de nouveauté, à moins de vouloir s’en prendre au
45
E1app.
33
« nécessitarisme » de ce philosophe qui, après tout, a peut-être manqué une dimension
capitale de la connaissance humaine en rejetant le règne des fins au rang des mythologies et
des superstitions. Pourtant, le refus du finalisme chez Spinoza ne saurait engendrer une
alternative binaire distribuant d’un côté la nouveauté honnie par la philosophie vraie, et de
l’autre l’éternité visée par elle : un tel découpage conceptuel ne redoublerait-il pas l’éternité
immanente et nécessaire de la nature infinie d’une touche naïve de finalité, d’où
s’ensuivrait que la condamnation de la fin dans l’appendice concernerait aussi bien la
nouveauté comme telle que l’éternité qui est pourtant centrale au système de l’Éthique ?
Encore une fois, si l’appel à l’invention d’une nouvelle construction mentale n’est pas
l’occasion d’un simple sourire sardonique de la part de l’auteur, ne sommes-nous pas bel et
bien autorisés à y voir la condition effective et pratique de l’accès à l’éternité ? Ce ne serait
pas la première fois qu’un philosophe classique s’avance masqué en maniant habilement
l’écriture et en laissant pointé au beau milieu d’une critique de la superstition (finaliste) un
propos paradoxal appelant ironiquement à ce qu’il semble interdire, soit en l’occurrence de
produire de nouvelles catégories mentales, de nouveaux concepts et schèmes dynamiques
refondant la langue de bois de la théologie chrétienne du XVIIe siècle47. Mais comment
penser ce rapport de la nouveauté avec l’éternité sans faire de celle-ci un concept vide qui,
en vérité, précipiterait la « vraie connaissance des choses » constituant son essence ou son
contenu dans le fourre-tout des volitions d’une conscience ignorante des causes qui la
déterminent, et ce de telle sorte qu’elle ne pourrait alors prétendre à rien de plus qu’à un
relativisme ponctué d’une pléthore de « nouvelles » normes de vérité ne se distinguant en
rien du règne des fins que critique vigoureusement Spinoza ?
Certes, on répètera, et avec raison, que l’exposé géométrique de l’Éthique rend ce type de
questionnement un peu niais, voire impossible, dans la mesure où l’association de cette
forme d’expression à la plus grande rigueur formelle et démonstrative va de soi pour plus
46
E1app. Souligné par Spinoza.
Car, comme le remarque André Tosel, la nouveauté de la science et de la philosophie modernes est un lieu
commun chez Bacon, Descartes, Hobbes, Galilée, Leibniz, Locke, Newton, jusqu’à Vico et Montesquieu. La
nouveauté est une sorte de lieu commun implicite chez ces penseurs, mais chez aucun d’entre eux le paradoxe
ne se fait aussi violent que chez Spinoza pour qui la nature est nécessaire et éternelle de part en part et dont le
propos explicite ne fait jamais l’éloge de la nouveauté, sauf peut-être à quelques endroits mineurs. Ce sont
donc ces derniers qui nous intéressent ici plus particulièrement. Voir André Tosel, « La “Science nouvelle” de
Vico face à la “mathesis universalis” », Noesis, N°8, 2005, URL : http://noesis.revues.org/index120.html.
47
34
d’un, à commencer par Spinoza lui-même, qui semble loin de considérer cette forme
comme étant sans rapport avec la nécessité éternelle de la structure absolument infinie de la
nature divine. Au contraire, il accorde à sa démonstration de la nature absolument infinie de
Dieu la même valeur qu’aux propriétés géométriques déduites à partir de l’essence d’un
cercle ou d’un triangle. Il n’est pourtant pas sans importance de rappeler que l’usage de ce
procédé formel en philosophie n’a pas eu beaucoup d’adeptes. On pense principalement à
Descartes et à Pascal, quoiqu’ils en aient fait un usage moins important que Spinoza qui,
inversement, en fit son véritable cri de guerre. Écrire more geometrico lui apparaissait être
un moyen de déployer un ordre de connaissance nécessaire qui ne fasse nulle place à la
contingence – ou le strict minimum nécessaire à l’élaboration d’une éthique – ainsi qu’au
raisonnement finaliste qui, selon ce qu’en dit Spinoza dans l’appendice, semble
nécessairement aboutir à un rapport avec la connaissance qui soit essentiellement admiratif,
c’est-à-dire séparé des conditions de production des produits formels de l’esprit que sont les
idées et les affects48, une séparation plongeant celui-ci dans un état de stupeur avancé
contre laquelle même la critique conceptuelle la plus vigoureuse ne peut avoir grand effet,
même lorsque Descartes ou Pascal en sont les auteurs. On se rappellera que l’Éthique est
une œuvre publiée sans nom d’auteur49 : était-ce de la part de Spinoza une décision
éditoriale commandée par la logique anti-admirative et anti-finaliste de sa philosophie
exposée à la manière géométrique, qu’on reconnaît justement à son caractère si peu
personnel, si peu subjectif, comme si elle avait été écrite par un inconnu ? Ne pas séparer
une œuvre de ses conditions de productions impliquait-il l’abrogation maximale de la
personnalité de son auteur, afin que soit préparé l’espace d’invention du futur lecteur ? Si
c’est le cas, cette stratégie aurait permis à Spinoza d’éviter de susciter chez ses
contemporains une trop grande admiration, laquelle ne lui apparaissait nullement comme
une voie menant à la philosophie vraie, ou de la consternation, qui n’y mène pas non plus,
ces deux formes mentales étant intrinsèquement liées au finalisme. Voyons pourquoi.
48
Un affect enveloppe la puissance du corps et la puissance de l’esprit. Pour les besoins de la cause, nous
prenons ici l’affect en sa dimension strictement mentale. Voir E3df3.
49
Ce qui n’était pas rare au XVIIe siècle chez les philosophes et les scientifiques. Ce sujet est traité de
multiples façons par plusieurs auteurs. Pour un exemple récent, voir Jonathan Israel, Radical Enlightenement.
Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, New York, Oxford University Press, 2001, 832 p.
35
Le fait que les hommes considèrent « les choses comme des moyens en vue de leur utile »
les amenèrent tôt ou tard à reporter les conditions de production de celles-ci sur autre chose
que leur esprit et leur corps. En effet, imaginant entre les choses des rapports analogiques
apparemment découverts un peu partout dans la nature, et ne pouvant « croire qu’elles se
fussent faites elles-mêmes », les hommes en conclurent « qu’il y avait un ou des recteurs de
la nature, dotés de liberté humaine, qui avaient tout réglé en fonction d’eux et avaient tout
fait pour leur usage ». Or, en reportant les conditions et la recherche des moyens de
production de leur utile propre sur l’existence de recteurs fictifs ne se trouvant en fait nulle
part dans la nature, ces hommes – c’est-à-dire nous tous, du moins dans l’enfance – qui
s’imaginaient former le centre des efforts de production de ces recteurs, posèrent que ceuxci cherchaient à « s’attacher les hommes et être tenus par eux dans le plus grand
honneur » – ce qui suppose que la production humaine de moyens continuait, et que les
hommes ne cédaient pas totalement leur puissance de production aux objets de leur
créance –, « d’où vint qu’ils excogitèrent, chacun selon son tempérament, diverses
manières d’honorer Dieu », par avarice et cupidité. Par la suite, dit Spinoza, « ce préjugé
tourna à la superstition et fit dans les esprit de profondes racines », puis transforma la
production humaine en camp d’entraînement ayant pour but de mieux identifier les « causes
finales de toute chose et [de] les expliquer 50 ». Dit autrement, l’inconnu que sont pour les
hommes les causes de leurs désirs s’est sublimé en fiction, c’est-à-dire en mode non
existant dont la prétention à l’existence n’a de ressort que dans l’esprit humain, dans
l’imagination, par suite de quoi leur principale tâche devint celle de remplir cette fiction
d’un contenu qui ne pouvait provenir de nulle part sinon de leur complexion, de leur
ingéniosité particulière. Or, ces recteurs de la nature qui ne se trouvent nulle part sont, de ce
fait, des fictions à découvrir partout dans la nature, n’étant que des formes vides, sans
détermination ou propriété indiquant leur essence et qui permettrait de les différencier ou
de les distinguer entre elles. Ainsi, afin de surmonter leur stupéfaction face aux choses
qu’ils ignorent, telles ces formes vides, les hommes cherchèrent de nouveaux miracles afin
de libérer leur esprit de l’admiration en laquelle celui-ci se trouvait, eux qui sont
littéralement obsédés ou fixés sur certaines choses, par quoi ils ne firent que continuer à
reproduire le même mécanisme mental alors qu’ils s’imaginent s’adonner à tout autre chose
50
E1app. Pour toutes les citations de ce paragraphe, sauf lorsqu’indiqué.
36
(par exemple à la justification a posteriori de l’existence de ces recteurs). Car l’admiration
est précisément :
cette affection de l’Esprit, ou imagination de chose singulière en tant qu’elle se trouve
toute seule dans l’Esprit, s’appelle Admiration, et si elle est mise en mouvement par un
objet qui nous fait peur, elle est dite Consternation, parce que l’Admiration d’un mal
tient l’homme suspendu dans la seule contemplation de ce mal au point qu’il est dans
l’incapacité de penser à d’autres choses qui pourraient le lui éviter. Mais si ce que nous
admirons, c’est la prudence d’un homme, son industrie ou quelque chose du genre,
étant donné que par là même nous contemplons cet homme comme largement
supérieur à nous, l’Admiration s’appelle alors Vénération51
On voit que l’admiration n’est pas tant l’effet d’une représentation théorique finaliste que
sa cause, puisque c’est l’admiration qui explique cette dernière comme une conséquence
idéelle de l’état de fixation ou d’obsession dans lequel se trouve l’esprit. Tandis que la
réciproque n’est pas vraie : le finalisme ne peut expliquer l’admiration, attendu
qu’expliquer consiste à penser une chose par sa cause, ce que le finalisme écarte au profit
d’une analogie indexée sur un système de fins prédéterminées, auquel cas on le considèrera
plutôt comme la reproduction de l’admiration et non comme son principe explicatif. C’est
pourquoi la destruction des préjugés passe surtout par la modification des mécanismes
mentaux à la base du finalisme, et non du finalisme lui-même qui pourrait s’avérer utile
pour la démarche de la connaissance. Avant de saisir cette utilité, il faut toutefois montrer
dans quelle mesure l’admiration peut produire le finalisme. Qu’est-ce que l’admiration ?
Comment fonctionne-t-elle ?
L’admiration dispose l’esprit de telle manière qu’il n’arrive plus à penser à autre chose qu’à
la fin qui le détermine : une chose seule dans l’esprit devient nécessairement une fin, car
l’absence de causes extérieures fait qu’il n’a plus que cette chose pour objet, et ce rapport
vient former un circuit d’appel et, symétriquement, de répulsion, dans lequel la causalité est
comme bouclée sur elle-même et vient absorber l’esprit un peu comme s’il vivait en
osmose avec ou plutôt en fonction de la norme extérieure que devient pour lui cette fin
isolée. Parlant des prédicateurs finalistes qui ne cessent de « demander les causes des
causes jusqu’à ce que [leur interlocuteur] se réfugi[e] dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire
51
E3p52sc.
37
dans l’asile de l’ignorance52 », Spinoza fait appel à cette structure admirative non pas pour
signifier que l’ignorance serait en soi un mal, mais que l’acte par lequel nous fixons
l’ignorance en un transcendantal 53 ou en un concept vide, une image, sert cette structure
admirative ou en forme une conséquence, selon le point de vue adopté. Qu’est-ce que cela
signifie, sinon que l’inconnu qu’enveloppe l’ignorance est comme trahi par l’admiration
qui, en tant qu’« affection de l’Esprit 54 » singulière, vient isoler un pan de notre ignorance
afin d’en faire la cause du phénomène qui nous dépasse, comme par exemple en faisant de
la complexité de la structure du corps humain une raison pour réclamer les services d’un
Dieu qui n’est qu’une « fiction humaine ». Or, précise ironiquement Spinoza, cela n’est pas
chercher « les vraies causes des miracles », puisque celui qui cherche les vraies causes des
phénomènes comme le corps humain ne trouvera jamais de miracle55, attendu que le
miracle se définit justement par notre ignorance des causes des choses. Il faut « comprendre
les choses naturelles au lieu de les admirer comme un sot 56 », dit-il, par quoi est souligné le
fait que la logique finaliste n’est pas tant condamnée à cause de sa prétention à employer
des fins pour aborder les choses que pour son incapacité à maitriser ou contrôler la structure
admirative qui la cause et qu’elle alimente en retour. C’est pourquoi Spinoza peut continuer
en disant que les finalistes « savent bien qu’une fois supprimée l’ignorance, l’admiration
stupide, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont d’argumenter et de maintenir leur autorité, est
supprimée57 », car, en effet, la suppression du pan d’ignorance ayant servi à la fabulation
débridée qui se termine à chaque fois en transcendance divine, en miracle inexplicable, est
la même chose que de briser le circuit fermé de l’admiration. En expliquant un phénomène
naturel par sa cause, la possibilité du miracle objectif en Dieu est supprimée, de même
qu’est modifié le désir servant de ressort à la recherche de ce miracle, car ce désir est luimême conditionné par l’admiration elle-même supportée par l’ignorance, celle de laquelle
brille malencontreusement celui que Spinoza traite de « sot ». En revanche, la modification
du désir soutenant la structure admirative n’a pas nécessairement à être totale, il peut s’agir
d’un simple déplacement de l’attention vers autre chose que la fin vers laquelle tend
52
E1app.
Cf. E2p40sc1.
54
E3p52sc.
55
Le chapitre 6 du TTP, intitulé « Des miracles », traite cette question de façon approfondie.
56
E3p52sc. Je souligne.
53
38
obstinément l’esprit, puisque l’admiration n’est pas un affect mais une « affection de
l’esprit » – qui n’implique pas tant une joie ou une tristesse qu’une tendance de l’esprit à
« agir » de telle ou telle manière –, ce qui fait que nous n’avons pas ici à porter l’analyse de
cette modification affective plus loin 58. Il suffit pour nous de remarquer que Spinoza
s’attaque au problème de l’admiration en déployant une critique du type d’argumentation
qui renforce ou qui implique l’admiration, soit ce qu’il appelle poliment la « réduction à
l’ignorance59 ». Car nous voulons voir comment l’admiration aboutit au finalisme qui
répugne tant à Spinoza.
En quoi consiste ce type d’argumentation qui, sans réduire toutes les assertions et les
propositions d’un individu à l’absurde, les ramènerait à l’ignorance comme à leur condition
de possibilité ? Le portrait qu’en fait Spinoza nous intéresse ici particulièrement, car il met
en scène la logique confuse à laquelle nous avons plus haut assigné la critique que Burgh
lui a adressée dans la lettre 76, où il lui demandait : « comment tu sais que ta philosophie
est la meilleure de toutes celles qui ont jamais été enseignées dans le monde, ou qu’on
enseigne encore, ou qui seront enseignées dans le futur 60 ». Pour nous qui voulons savoir si
la raison de la fausseté des notions ou des divisions imaginaires peut correspondre à l’acte
d’invention par lequel la pensée produit sa propre norme de vérité, il semble en effet que la
mise en rapport de la réduction à l’ignorance, de la structure de l’admiration ainsi que du
cercle logique du vrai et de la compréhension aille de soi. Car la fausseté qu’est le résultat
de ce genre de réduction et, plus encore, du procédé qui rend possible ce résultat, n’indiquet-elle pas le sens de la critique de Burgh, qui reprochait à Spinoza sa prétention
mégalomaniaque à posséder la vérité une fois pour toutes ? Burgh objecte à Spinoza son
audace philosophique ; il lui dit : si tu crois posséder le vrai, c’est que tu t’imagines
57
Ibid. Entendons par « ignorance » une certaine forme d’ignorance, celle qui se présente comme un savoir
véridique, et non la totalité de l’ignorance des hommes.
58
Bien que la question de la modification des affects au sein d’un système nécessaire soit capitale, notre
problème présent ne rend pas nécessaire l’approfondissement de cette question. Nous renvoyons donc à Pierre
Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La troisième partie : la vie affective, Paris, Presses
Universitaires de France (Les grands livres de la philosophie), 1997, 424 p. ; ainsi qu’au petit ouvrage de
Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit (Reprise), 2003, 176 p., qui traite tout le
spinozisme d’un point de vue pratique, offrant un traitement général du problème de la modification de soi et
des affects.
59
E1app.
60
Correspondance, op. cit., p. 372.
39
prédiquer la vérité de toi-même, te l’accaparer par la raison, ce qui n’est pas possible car
Dieu est tout-puissant, etc. Il veut faire dire à Spinoza qu’il y a une cause au fait qu’il croit
détenir une philosophie vraie, une autre cause à cette première cause, et de même ad
infinitum, ce qui fait que Spinoza ne sortirait pas du mystère, ce pourquoi, selon Burgh, la
fausseté de sa philosophie serait par là confirmée. Le spinozisme serait faux parce qu’il ne
pose pas un Dieu transcendant par-delà la philosophie : il se refuse à transfigurer
l’ignorance des hommes, dont celle de Spinoza, en solution que nous dirons volontiers
incompréhensible. À quoi Spinoza répondrait : je ne prédique rien, ma philosophie est
vraie parce que je la comprends réellement. Burgh y verrait de l’insubordination
philosophique, un exemple de l’autonomie qu’il refuse d’accorder à la raison humaine. Or,
ce qui le choquerait davantage, c’est l’irréductibilité de l’attitude de Spinoza à la structure
de l’admiration qui semble correspondre à la sienne en tous points. Après quelques pas en
philosophie, Burgh s’est lassé du cartésianisme qu’il pratiquait tant bien que mal et s’est
rendu à Rome, où il boucla le cercle de ses présuppositions : il put alors donner libre cours
à l’affection de son esprit et clamer haut et fort que la vraie cause de toutes choses est Dieu,
ce principe transcendant incompréhensible par la raison et aimable par le cœur. Par quoi il
s’imagina surmonter son ignorance et se joignit à la communauté de ceux qui savent, c’està-dire des ignorants qui pensent savoir qu’ils ne peuvent jamais rien savoir, ce pourquoi ils
font appel à un principe inintelligible pour expliquer les évènements naturels. Ce que Burgh
et ses pareils tiennent pour leur liberté vient renverser l’ordre de la nature, bien qu’ils
s’imaginent ainsi répondre aux exigences de celle-ci, en laquelle ils ne voient que des
causes finales qui sont pour eux des modèles et qui, malheureusement, en disent davantage
sur leur propre complexion ou tempérament que sur l’objet de leur foi. D’ailleurs, la foi est
le vrai nom de la réduction à l’ignorance à laquelle ils s’adonnent autant que possible et qui
leur permet en imagination de dépasser l’inconnu au sein duquel ils ne baignent pas moins
que les autres, au même titre que les philosophes par exemple. Bref, le spinozisme aurait
été vrai s’il avait été fondé sur la complexion de Burgh !
Ainsi, le cercle logique du vrai et de la compréhension que percevait Burgh dans la pensée
de Spinoza n’était rien d’autre que son propre cercle admiratif, qui lui faisait voir en
Spinoza un admirateur de même farine que lui-même, un expert d’ailleurs, comme si
40
Spinoza avait voulu proclamer la bonne nouvelle, la découverte d’une vraie philosophie, la
seule et unique philosophie éternelle qui soit. Autrement dit, il percevait en la philosophie
spinoziste son présupposé ou sa propre procédure réduisant tout évènement à son
ignorance, ce qui s’explique probablement par le fait qu’il tenait Spinoza pour un
adversaire, un concurrent le menaçant dans l’incertitude de son dogme incompréhensible.
L’attitude de Burgh illustre la confusion admirative par laquelle l’on se fie aux effets de sa
conscience pour juger des choses que l’on désire, en ce sens qu’il réduit la vérité à la bonne
cible extérieure, c’est-à-dire à la sienne, ce qui fait qu’il reste totalement aveugle à la
nouvelle excogitation spinoziste qui, de son côté, ne semble pas refuser l’inconnu en
prenant soin d’écarter de la philosophie toute solution transcendante. Encore que même si
Burgh avait vu en esprit cette exigence spinoziste, il n’en aurait rien perçu, sauf peut-être la
gentillesse qu’a eue Spinoza de conserver un dieu dans un système qui pourrait aussi bien
s’en passer.
Mieux, peut-être que Burgh avait tout simplement trop d’admiration pour l’éternité divine,
qu’il croyait présente en toutes choses, et ce à un point tel qu’il finit par s’oublier en
chemin à force de chercher des miracles et des signes de cette éternité ? L’admiration
intégrale des fins n’engendre-t-elle pas une séparation des conditions de production des
choses et de leurs effets, de telle manière que l’isolement de la chose contemplée et de
l’esprit produise en celui-ci une illusion de nouveauté objective, comme si la chose se
donnait pour la première fois et, par réflexion, que pour lui ? D’où on déduit que la
nouveauté ne causerait en fait problème que lorsqu’elle est comprise du point de vue de la
structure de l’admiration, c’est-à-dire lorsqu’elle se présente d’emblée à l’esprit comme un
objet singulier absolument séparé de ses causes, un phénomène détaché de ses conditions
de production, au même titre que l’esprit qui se perd alors en cette chose nouvelle
apparemment inconditionnée. Car le renversement de l’inconnu que recèle l’ignorance en
cause finale pseudo explicative semble s’opérer au niveau du pour soi, c’est-à-dire que c’est
pour l’esprit admiratif qui considère son objet comme une transcendance qu’une chose est
d’abord dite nouvelle et, si la fixation persiste, qu’elle passe ensuite au statut de chose
éternelle, bien que ce soit de façon purement imaginaire 61. C’est pourquoi l’admiration
61
À la lettre, l’éternité exclut l’imagination, dans la mesure où elle ne peut se rapporter au temps. Cf. E1df8.
41
engendre selon Spinoza des superstitions intolérables : n’arrivant pas à contempler d’autres
choses que l’objet qu’il imagine actuellement, l’esprit est « causé » par son imagination
qui, elle, s’alimente seulement de son objet, dont elle ne peut d’ailleurs pas se détacher
absolument (au sens où l’esprit ne sort jamais de la chaîne infinie des causes, et qu’il est
déterminé à associer telles images 62), si bien que les effets de cet objet en viennent à
déterminer la forme de la conscience de telle sorte qu’elle finit par croire que cet objet ne
peut exister ou être tel qu’en vertu d’une transcendance, d’une volonté bonne ou mauvaise,
conformément au tempérament de chacun. L’esprit admiratif est déterminé tellement qu’il
divise de façon purement imaginaire la nouveauté, qu’il perçoit en une chose, de l’éternité
en soi, qu’il croit absolument devoir poser afin de s’expliquer son état d’ignorance.
L’illusion de nouveauté objective est faussement expliquée par cette éternité en soi qui
acquiert alors le statut de cause finale, comme si l’éternité divine avait voulu appeler tel
esprit en l’attirant vers le signe de sa présence qu’est cette nouveauté. Il devient dès lors
indifférent de conclure à la nouveauté absolue du monde ou à son éternité, dans la mesure
où l’esprit reste captif de la structure admirative qui l’empêche de réfléchir aux causes qui
le déterminent et qui l’empêchent de réellement comprendre : les divisions imaginaires
qu’il engendre sont séparées de leurs prémisses, de leurs principes ou de leurs causes, ce
qui fait qu’elles sont fausses ou sans portée véritable. Étant incapable de former un rapport
autre avec son objet, l’esprit retrouve du connu, c’est-à-dire ce qui constitue sa complexion
particulière, au sein du rapport inconnu auquel il participe et duquel il tire un faux savoir
qui n’est en fait que le rejet de son ignorance et de cet inconnu. Ainsi s’explique la division
de la nature en notions imaginaires et opposées telles que l’éternité et la nouveauté.
En ce sens, si l’admiration explique la tendance qu’ont les hommes à tomber dans le
finalisme métaphysique, et que ce finalisme rejette la possibilité de l’inconnu en érigeant en
transcendance un pan de l’ignorance constituant celui-ci, c’est parce que les conditions de
production de l’invention ne sont pas comprises et qu’elles ne peuvent établir un dispositif
mental capable de se rapporter activement à l’inconnu. Penser la raison de la fausseté des
notions imaginaires comme le bien et le mal, le chaud et le froid, etc., ainsi que des
superstitions est alors la même chose que l’invention d’un nouveau rapport de
62
À ce sujet, voir E2p17sc., où Spinoza définit ce qu’est l’imagination.
42
connaissance. Car sortir de la structure de l’admiration qui forme le principe du finalisme
métaphysique consiste justement à ne pas oblitérer la nature infinie des causes qui nous
déterminent, en lesquelles une part d’inconnu et d’ignorance trouveront éternellement leur
source, et cette sortie n’est possible que lorsque nous inventons de nouveaux rapports, de
nouvelles connexions entre les choses et nous, au lieu d’ériger en transcendance la chose
qui nous obsède. Déterminer la cause ou la raison de la fausseté d’une division imaginaire
est le même acte que celui par lequel la pensée invente un nouveau rapport et refuse de
polariser le caractère infini des rapports qui la constituent en distribuant, selon les
exigences de l’admiration, la nouveauté d’un côté, et l’éternité transcendante de l’autre, par
quoi elle ne fait encore que reproduire la division qui la sous-tend entre la cause qui la
détermine obstinément et son propre pouvoir de causation qu’elle finit par attribuer à celleci. Dès que l’esprit se saisit en tant que pouvoir de causation 63, il comprend qu’attribuer une
fin à une chose est en son pouvoir et que la naturalisation de cette fin en la chose
contemplée n’est qu’une illusion de l’imagination ; il en vient donc à faire une différence
entre sa propre tendance à objectiver en fin l’objet de son admiration et l’invention de fins
et de nouveaux rapports dont il est capable au sein d’un monde qui pour lui demeure en
grande partie inconnu. Cela implique que l’imbrication du finalisme en la structure
admirative n’implique pas un rejet définitif de la finalité dans le spinozisme, puisque
considérer le finalisme indépendamment de l’admiration est possible du moment où est
reconnue la dimension positive de l’invention et de l’inconnu. Reconnaître l’inconnu
comme positif, c’est ne pas préjuger de la destination de la connaissance en la naturalisant
ou en pensant la trouver dans le monde extérieur, qu’elle soit éternelle ou nouvelle. Et si
l’on ne préjuge pas de la fin de la connaissance, cela suppose que l’invention est essentielle
à son déploiement, qu’elle en constitue une dimension organique, pour ainsi dire, car l’on
accepte alors l’imprévisibilité qu’elle porte en elle. Or, si l’inconnu enveloppe
nécessairement de la nouveauté, dira-t-on que, peu importe la nature de la fin de la
philosophie, celle-ci sera nouvelle ?
Nouvelle norme de vérité et exposition de l’inconnu
63
Ce sera l’objet du deuxième chapitre, à travers le concept de décision.
43
Revenons à l’interpellation du lecteur contenue dans l’appendice de la première partie de
l’Éthique. Maintenant que nous savons que la critique du finalisme a pour raison plus
profonde le désir de Spinoza de modifier, voire de détruire la structure de l’admiration qui
est au fondement du finalisme tel que répandu à son époque (et non moins aujourd’hui), il
n’est plus plausible d’envisager cet appel à l’excogitation d’une nouvelle construction
mentale comme une remarque ironique cherchant à faire voir au lecteur sa propension à
chercher du nouveau un peu partout dans la nature. En effet, la quête de nouveau est
critiquée dans l’appendice en fonction du désir de la philosophie spinoziste de ne pas
réduire la pensée à un moyen servant une fin extérieure, que celle-ci soit l’éternité ou la
nouveauté, car cette réduction peut mener à une emprise quasi totale de la structure de
l’admiration sur l’esprit. Placer l’activité de la philosophie dans cette situation fait d’elle un
cercle logique par lequel la fin de la philosophie fonde le commencement et celui-ci cellelà. De la sorte, connaissant la fin dès le début, le passage de l’ignorance pré-philosophique
à la philosophie vraie ne serait qu’illusion, par quoi la philosophie est assignée à une
position de servitude profonde : toute sa démarche servirait l’éternité de sa présupposition,
qui est l’éternité elle-même, en laquelle elle verrait la cause et la raison d’être de son
existence, soit sa cause finale. Comme dit Spinoza à propos des causes des choses
inconnues des hommes, il est « plus facile de ranger cela parmi les autres choses inconnues
dont ils ignoraient l’usage, et demeurer ainsi dans leur présent et inné état d’ignorance, que
de détruire toute cette construction pour en rebâtir une neuve »64. Il veut dire que les
hommes préfèrent consolider leur ignorance et croire à leur pseudo sagesse que de modifier
leurs bricolages mentaux et d’accepter le caractère indestructible de leur ignorance, un peu
comme si cette acceptation formait le préalable de l’invention d’une nouvelle construction
mentale. Car c’est refuser son ignorance que de se réfugier dans la volonté de Dieu et de
faire comme si les choses inconnues étaient expliquées dès qu’est avancé tel principe
transcendant. La question devient donc de savoir ce qu’il faut faire avec ces choses
inconnues si, justement, nous ne les connaissons pas et que nous ne pouvons faire semblant
de toutes les connaître sans tomber dans la logique de l’admiration qui nous laisse
impuissants face aux évènements du monde ?
64
E1app.
44
Si le principe de la philosophie vraie est l’acte de comprendre même, et non la vérité,
comment agir à l’égard de choses qui nous sont inconnues ou que nous ne comprenons
pas ? Comment maintenir un rapport avec l’inconnu sans sortir de ce monde, sans
introduire de la transcendance au sein de la pensée qui se veut uniformément immanente ?
Immédiatement après l’appel à l’invention d’une nouvelle construction conceptuelle,
Spinoza donne cette réponse :
D’où vint qu’ils tinrent pour certain que les jugements des Dieux échappent de très loin
à la prise de l’homme : et cela seul eût suffi à faire que la vérité demeurât pour
l’éternité cachée au genre humain ; s’il n’y avait eu la Mathématique, qui s’occupe non
pas des fins mais seulement des essences et propriétés des figures, pour montrer aux
hommes une autre norme de la vérité, et outre la Mathématique on peut encore
assigner d’autres causes (qu’il est superflu d’énumérer ici) qui ont pu faire que les
hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs, avant de se laisser conduire à
la vraie connaissance des choses65.
Il est bien spécifié que la vérité éternelle serait demeurée cachée aux hommes à jamais sans
l’avènement de ce type de connaissance, la mathématique, qui permet de penser autrement
qu’en termes de fins et de moyens. Spinoza signifie-t-il que grâce à la mathématique seule
il n’y a plus d’inconnu, c’est-à-dire d’inconnu en soi, ou, pour emprunter le langage de
Kant, de chose en soi inconnue ? Certes non, puisqu’il ajoute ensuite que d’autres causes
que la mathématique ont pu faire que les hommes pussent détruire leurs préjugés relatifs à
la nature divine. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le statut de la mathématique mais celui du
rapport de la connaissance de l’éternité avec l’inconnu. Car est-il certain que la
connaissance mathématique de l’éternité abolisse éternellement le « concept » d’inconnu ?
Ne peut-on conjecturer que, si Spinoza ne s’avance pas à énumérer d’autres causes à cette
connaissance de la vérité éternelle, c’est peut-être parce que la possession de l’éternité ne
vient nullement éventrer la possibilité de l’inconnu en matière de connaissance
philosophique de soi et du monde ? N’est-ce pas parce qu’il ignore ces autres causes que
Spinoza ne les nomme pas ? Pourtant on peut le faire pour lui et pointer quelques causes ou
conditions ayant favorisé la connaissance de la vérité éternelle – par exemple, la démocratie
grecque, la diminution de puissance du christianisme européen, etc. –, quoi qu’on leur
trouvera difficilement quelque air de ressemblance avec la mathématique, qui a l’avantage
de couper court à toute démarche finaliste en offrant un modèle de connaissance qui soit
65
Ibid.
45
strictement déductif et synthétique. Cependant, on ne voit pas pourquoi il faudrait
absolutiser la mathématique et en faire l’unique voie vers la vérité puisque, d’une part, la
prudence de Spinoza ne nous permet pas de conclure une telle chose et, d’autre part, parce
qu’il est possible que l’essence de la vérité rende impossible toute affirmation catégorique
voulant faire d’une chose particulière, d’un mode fini, le possesseur unique de la vérité.
Spinoza sait que sa philosophie est vraie parce qu’il la comprend, ce qui veut dire qu’il sait
qu’elle est vraie parce que le modèle mathématique lui permet de comprendre la nature
divine – et non parce que le modèle mathématique serait la vérité elle-même, auquel cas
cette heureuse science constituerait une nouvelle cause d’admiration chez le lecteur de
l’Éthique, et l’appel au lecteur serait rien de moins que le cri d’un prophète. On en conclut
que, loin d’identifier la vérité à la mathématique, Spinoza n’oppose pas non plus celle-ci à
l’inconnu : si la mathématique est une condition suffisante du vrai, elle n’est pas nécessaire
pour l’atteindre, ce qui est fort paradoxal, attendu que la mathématique est précisément le
modèle de la nécessité spinoziste et que la vérité éternelle est la nécessité déductive de la
nature. Donc, si la mathématique n’est pas opposée à l’inconnu, et que la mathématique est
le modèle de la connaissance vraie, peut-on affirmer qu’elle forme, de façon contingente, le
tiers permettant de rapporter l’inconnu à la vérité sans perdre ni celle-ci ni celui-là ?
Nous avons vu que la destruction des préjugés ou des constructions finalistes n’engendre
pas celle de l’inconnu, dans la mesure où l’acte d’éluder celui-ci forme la cause des
préjugés et du finalisme transcendant. C’est ce que notre analyse de l’admiration nous aura
laissés comprendre. Si bien qu’il faut se demander si le maintien de l’inconnu au sein de la
connaissance est la même chose ou non que la philosophie non finaliste, c’est-à-dire
immanente et éternelle. Car il y a une différence entre, d’un côté, le fait de ne pas éluder
une chose (l’inconnu) et, d’un autre côté, l’identification de cette chose avec la cause ou la
raison d’être de ce que cette chose permettrait d’atteindre, à savoir la vérité éternelle. La
philosophie exprimée dans l’Éthique ne procède jamais à une telle identification qui, selon
cette hypothèse, et de façon totalement absurde, érigerait l’inconnu en principe de raison ;
au contraire, le spinozisme est une philosophie de la connaissance au sens le plus fort qui
soit : la béatitude est l’acte de comprendre ou la connaissance adéquate des choses
46
singulières66 ou de Dieu et jamais la connaissance n’est laissée de côté au profit d’une
quelconque identification du mode fini à la substance qui aurait cet effet de dissoudre la
connaissance en un tout diffus et indifférencié, contrairement à ce que pensait Hegel 67.
Dans ce cas, on identifiera difficilement l’inconnu à la cause immanente éternelle divine,
puisqu’elle est la connaissance même, voire la puissance de penser de Dieu. Pourtant, si
l’inconnu subsiste quelque part, où devra-t-on l’inscrire : dans le sujet pensant, ou dans une
forme de finalisme échappant à la logique admirative ?
Par ailleurs, si Spinoza affirme que sa philosophie est vraie parce qu’il la comprend, mais
qu’elle n’est pas la vérité en soi, indépendamment de l’acte de comprendre qui la produit, et
que la nouvelle « norme de vérité » que confère la mathématique aux hommes leur permet
de connaître les « jugements de Dieu », bien qu’elle n’en soit pas le seul moyen possible,
ne pouvons-nous pas affirmer à notre tour qu’une certaine marge d’inconnu reste présente
au cœur de la démarche de la connaissance et que la philosophie éternelle demeure relative
à la nouveauté qu’enveloppe l’inconnu ? Pour le dire autrement, sans inconnu, sans la
possibilité pour les hommes de considérer aussi difficilement que possible autre chose que
leur construction finaliste et criblée de préjugés, auraient-ils pu inventer une nouvelle
norme de vérité telle que la mathématique 68 ? Notre analyse du rapport de Burgh à Spinoza
nous a effectivement montré à quoi mène le finalisme, mais aussi ce qui mène au finalisme,
à savoir l’admiration, cette affection de l’esprit qui vient fixer celui-ci sur un objet à la fois
singulier et imaginé comme transcendant et qui semble plus néfaste que le finalisme en soi,
lequel, libéré d’une cause qui participe du mécanisme de l’admiration, pourrait bien se voir
confirmer en son statut de réquisit théorique capital pour comprendre la dimension que
nous pourrions appeler, quitte à tordre la langue, la « compréhension inventive » de la
philosophie éternelle.
66
Nous verrons ce point dans le dernier chapitre.
Hegel, Science de la logique, t.1, livre 1, « L’Être », édition de 1812, Paris, Aubier, 1972, p. 58.
68
Encore une fois, précisons qu’il ne s’agit pas de montrer une réserve d’inconnu ou une contingence qui soit
au fondement de la nécessité de la nature spinoziste, comme si Spinoza avait fait erreur et que son système
serait vain en vertu de l’absence de possibles ou de futurs contingents inscrits dans la nature de Dieu. Nous
voulons uniquement prendre au mot le Spinoza de l’appendice, lequel ne se gène pas d’exhorter son lecteur à
la destruction du finalisme et à l’invention d’une nouvelle manière de penser qui ne soit pas finaliste.
67
47
Or pouvons-nous définir la mathématique spinoziste comme une compréhension
inventive ? C’est là tout le problème. Si la mathématique permet aux hommes « de se
laisser conduire par la vraie connaissance des choses », comment justifier le fait que
Spinoza fasse usage du verbe « laisser » sous sa forme réflexive, laquelle incite le lecteur à
comprendre que la mathématique guiderait les hommes de l’extérieur, un peu comme le
dieu de Burgh qui aurait une longueur d’avance éternelle sur toute chose ? La nouvelle
norme de vérité que rend possible la mathématique est-elle identique à la transcendance
qu’appelle l’esprit pétri d’admiration, cette fin extérieure et objective ouvrant
immédiatement à celui qui sait les portes de la vérité éternelle, dont les pouvoirs
permettraient à la philosophie de se laisser guider jusqu’à la vraie connaissance des
choses ? Entendue ainsi, la norme de vérité fraîchement délivrée avec l’invention des
mathématiques qui date déjà de plusieurs milliers d’années correspondrait exactement à la
structure finaliste dépeinte par Spinoza : un miracle donnant la clé de la vérité éternelle, ou
la suspension téléologique du temps des préjugés menant tout droit à la fin de la pensée
humaine universelle.
Mais il n’est pas nécessaire de procéder à la généalogie des mathématiques. Nous ne
cherchons pas à savoir si la naissance des mathématiques est un évènement
ontologiquement nouveau 69, mais si elles forment une méthode d’invention de vérité qui ne
fasse pas fi de l’inconnu et qui procède pourtant de l’éternité, ou qui accède à la vérité
éternelle. Au cas où la réponse s’avérait positive, la détermination de notre problème nous
forcerait à comprendre l’appel au lecteur de l’appendice comme l’explicitation la plus claire
qui soit de la nécessité pour la pensée d’inventer une nouvelle construction mentale, un
nouveau modèle d’invention conceptuelle qui se rapporte à l’éternité comme à de l’inconnu
et qui soit également absolument vrai, c’est-à-dire réellement compris. Du même coup,
cette hypothèse nous amènerait à affirmer que le modèle mathématique, du point de vue de
l’appendice du De Dieu, enveloppe deux propriétés apparemment contradictoires : il serait
le seul exemple donné par Spinoza qui satisfasse à la fois à l’exigence de ne pas engendrer
d’admiration – ou de transcendance incompréhensible – sans abandonner l’inconnu, et qui
69
D’autant plus que ce serait là une transgression évidente du système de l’Éthique qui n’admet aucune
nouveauté objective au sens d’un miracle ou d’une coupure dans l’être.
48
donne prise à une récupération de la logique finaliste de façon positive et productrice pour
la connaissance philosophique. C’est dire que la nouvelle norme de vérité qu’expriment les
mathématiques réussirait ce coup de force consistant à ne pas présupposer l’extériorité de la
vérité et qui pourtant pourrait de droit revenir sur soi tout en transformant ses conditions de
production ou d’invention, laquelle fait nécessairement appel à la finalité. Mais n’est-ce pas
là exactement la méthode d’exposition ou de construction de l’Éthique ? Le système
propose des définitions et des axiomes qui servent de catégories de départ à une marche
déductive qui ne se confond en rien avec la platitude abstraite qu’on attribue souvent aux
mathématiques, mais qui sait revenir sur elle-même en un processus de réflexion sans fin,
modifiant au fur et à mesure la signification des définitions en les maniant à répétition dans
des configurations logiques fort variées tendant à instaurer une philosophie vraie et
éternelle. L’inconnu serait partout, découlant du processus dynamique que les différentes
boucles conceptuelles engendrent et synthétisent, sans que l’on puisse mettre fin à ce
système mobile qui, par nature, empêche toute connaissance de reposer en elle-même, étant
perpétuellement reprise et modifiée autrement par d’autres et, de façon générale, par le
contexte duquel elle ressort. On demandera toutefois où s’insère la finalité au sein d’un
processus déductif mathématique qui se veut nécessaire, quand bien même ce dernier
viserait à l’invention conceptuelle, car la mathématique « s’occupe non pas des fins mais
seulement des essences et propriétés des figures 70 ».
Or, il n’est pas vain de nous répéter que, la méthode mathématique que met en jeu
l’Éthique a ceci de caractéristique qu’elle se confond parfaitement avec le discours
philosophique en tant que tel : aucune thèse philosophique n’a de sens ou de validité
indépendamment des boucles déductives constituant le parcours suivi par le lecteur, si bien
qu’il est impossible de considérer le système de l’extérieur afin d’objectiver ses thèses et de
déterminer la fonction véritable de celui-ci, comme si la fin de la philosophie était
extérieure au traité géométrique de l’Éthique. D’un autre côté, la vérité éternelle à laquelle
vise le système spinoziste n’est pas la même chose que la vérité axiomatique ou
mathématique qu’on retrouve dans les traités d’Euclide par exemple, car, comme nous
l’avons écrit plus haut, il est absurde de considérer l’apparition des mathématiques dans le
70
E1app.
49
monde comme la cause nécessaire ou unique de la nouvelle norme de vérité non finaliste de
la philosophie de Spinoza. Ce n’est pas la naissance objective des mathématiques qui
garantit la vérité d’une philosophie, mais le fait qu’on comprenne celle-ci. La vérité est en
quelque sorte un effet de la compréhension71, et non le postulat premier et exclusif de la
philosophie spinoziste, même si l’on ne peut qualifier cette dernière de pragmatisme au
sens fort, dans la mesure où l’effet de vérité du fait de comprendre a encore pour condition
l’idée de Dieu, qui est l’éternité même. Le spinozisme n’est pas un causalisme univoque
qui aurait pour objectif de produire des automates rivés à la thétique de l’Éthique, comme si
la vérité était donnée à la manière d’un récif dans le texte ou d’un bateau coulé au fond de
l’océan qui recèlerait un trésor de savoir objectif. Au contraire, la finalité reste présente et
inscrite quelque part, bien qu’immanente à Dieu, en tant que les hommes sont des
expressions de Dieu, des modes finis qui ne possèdent pas activement l’éternité de
naissance. Comme dit Spinoza, « les yeux de l’Esprit, par lesquels il voit et observe les
choses, ce sont les démonstrations mêmes »72, par quoi est montré que le texte de la
philosophie est dans la même position que les yeux du lecteur par rapport au monde : il ne
s’agit pas de considérer l’objectivité des choses, comme si ces dernières étaient placées
devant soi, mais de les pratiquer de l’intérieur, pour ainsi dire, comme on produit les
démonstrations intellectuelles, lesquelles ne visent à rien d’autre qu’elles-mêmes, c’est-àdire à leur déploiement infini en compréhension. La fin de l’Éthique est sa propre
modification intrinsèque. Ses concepts sont autant de passions73 qui doivent être construits
et modifiés par la réflexion de leurs causes, c’est-à-dire qui ne conquièrent leur fin qu’à la
71
Mentionnons au passage que cette distinction a un nom chez Spinoza : il s’agit de la différence entre l’idée
adéquate et l’idée vraie, la première étant la condition suffisante du vrai, sans qu’elle dépende en rien de cette
vérité, soit le comprendre même, tandis que la deuxième est la même chose mais considérée de l’extérieur,
c’est-à-dire en fonction de sa convenance avec ce dont elle est l’idée. Cf. E2df4.
72
E5p23sc.
73
E2df3 : « Par idée, j’entends un concept de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose
pensante », ainsi que l’explication : « je dis concept plutôt que perception, parce que le nom de perception
semble indiquer que l’Esprit pâtit d’un objet. Alors que le concept semble exprimer une action de l’Esprit ».
Pourquoi disons-nous que les concepts sont des passions, sinon parce qu’ils restent toujours des perceptions à
la fois actives et passives ? La définition d’un concept est un acte perpétuel ou infini, bien que ses
composantes soient finies, comme l’est le texte de l’Éthique. Par conséquent, l’intermodification des idées ou
des concepts n’acquiert de stabilité que dans le mouvement que recèlent leurs rencontres, ce qui veut dire
qu’ils restent des passions, même lorsque la pensée atteint son dynamisme extrême, soit dans la béatitude
éternelle. Car bien que la différence entre la passion et l’action soit de nature, il reste qu’elles évoluent sur un
seul et même plan dynamique tendanciel. À ce sujet, quoique d’un point de vue corporel, on consultera la
première section du grand ouvrage d’Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris,
Minuit (Le Sens Commun), 1969, p. 7-78.
50
mesure de leur effort pour entrer consciemment dans les différents rapports qui les
constituent et qui, essentiellement, enveloppent leur propre fin, leur propre objet de désir.
Ainsi les concepts deviennent des actions. C’est seulement en ce sens qu’il est possible de
parler de finalité dans le spinozisme, chaque démonstration étant immédiatement sa propre
fin tout en répondant au déterminisme interne au processus déductif, et en inventant par
ailleurs la marche de l’esprit qui est en cours de réinvention perpétuelle. La fin est
l’invention, mais la réciproque se dit également : l’invention est la fin de la philosophie de
l’Éthique. Par conséquent, si la vérité n’est pas posée comme extérieure à la pensée, c’est
parce qu’elle est sa propre fin, ce qui implique qu’elle n’est pas une fin qui reposerait
comme un objet en dehors de la démarche de la pensée mais qu’elle ne consiste en rien
d’autre qu’en ce processus d’invention mentale que la pensée produit en revenant
perpétuellement sur ses conditions de production effectives.
Pourtant, si nous disons que c’est la seule forme de finalité possible dans la pensée
spinoziste, il faut remarquer que cette finalité n’est pas à proprement parler celle de la
nature, au sens où les choses tendraient vers une certaine fin qui serait prédéterminée ou
inscrite dans leur essence. La pensée se modifie elle-même, non pas parce qu’elle est libre
de le vouloir, mais parce qu’elle ne présuppose pas l’extériorité de la vérité – par exemple
en considérant une thèse comme vraie en soi –, en se rapportant aux idées ou aux choses
comme à autant de moyens de production produisant la pensée et, par là, la transformant à
coups de démonstrations à partir de catégories définitionnelles dynamiques. Donc, même le
modèle mathématique est susceptible de varier, de se modifier, ne reposant lui-même sur
aucun point d’appui extérieur au système qui donnerait une fondation à sa modification, si
bien que l’on n’insistera jamais assez sur le fait que l’Éthique est une « machine à
inventer » qui n’a rien à voir avec l’opération de destruction et d’évacuation définitive de la
finalité hors de la philosophie qu’on croit souvent y percevoir. Ce que cherchait Spinoza,
c’était une construction mentale qui enveloppe la cause de sa propre modification :
seulement ainsi pouvait-il espérer échapper à la structure de l’admiration telle que nous
l’avons diagnostiquée chez Albert Burgh. Car envelopper la cause de sa propre
modification, c’est d’emblée reconnaître la multilatéralité de la pensée, le fait qu’elle ne
51
puisse s’en tenir à une seule voie linéaire qui tienne la pensée captive d’une chose simple74
ou singulière, et qu’elle soit ainsi déterminée à mettre en rapports divers éléments ou
définitions de concepts qui échappent constamment à la pensée unique, à l’opinion figée ou
au pan d’ignorance qu’un Burgh voulait transposer en connaissance objective absolue,
c’est-à-dire en objet de foi précédant l’acte de compréhension au lieu d’en suivre aussi
nécessairement que « l’existence même, en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de
la seule définition d’une chose éternelle »75, soit la vérité éternité produite par cet acte.
Mais si la méthode de construction conceptuelle de l’Éthique réussit à détruire l’admiration
à sa racine en déployant une toile de concepts ou de modifications de modifications de
pensée, et qu’elle le fait en fournissant les causes ou les conditions de l’invention mentale,
n’admettons-nous pas déjà que la nouveauté est non seulement possible, mais qu’elle est
indissociable de la connaissance de la vérité éternelle ?
Fin de l’invention et nouveauté
Nous avons présupposé l’indissociabilité de la finalité et de l’invention tout le long de notre
parcours. Pourtant, notre objectif était de montrer la possibilité de la nouveauté dans le
spinozisme sans retomber dans le finalisme si virulemment critiqué par Spinoza.
L’invention mentale nous apparaissait être le concept le plus propice à l’établissement de la
possibilité de la nouveauté, et voilà que nous concédons que l’invention n’a guère de sens
si l’on persiste à vouloir faire l’économie de la finalité afin de la penser. Sommes-nous
donc en pleine contradiction ? Ou bien notre entreprise serait vaine, auquel cas il faudrait
ici se résigner à l’échec de celle-ci, ou bien des précisions seraient les bienvenues afin que
nous sachions de quoi il est question lorsque nous affirmons, finalement, l’importance de
l’invention dans le spinozisme et, partant, du sérieux de Spinoza lorsqu’il appelle à
l’excogitation d’une nouvelle construction mentale dans l’appendice du De Dieu. Or,
pouvons-nous honnêtement préciser ce qu’est l’invention sans participer à son processus
qui ne roule dans l’existence qu’en s’enveloppant d’un voile d’inconnu ? Définir avec
sérieux l’invention ne revient-il pas à lui assigner une fin objective qui, à l’encontre de
74
Voir E5p5 : « L’affect envers une chose que nous imaginons, simplement, et non comme nécessaire, ni
comme possible, ni comme contingente, est, toute choses égales d’ailleurs, le plus grand de tous ».
75
E1df8.
52
notre désir de penser la nouveauté sans retomber dans la logique de l’admiration, viendrait
l’orienter et la limiter dans son principe, par quoi notre entreprise ne serait au fond rien de
plus qu’une imposition d’interprétation académique oblitérant l’inconnu et prétendant
dépasser la condition suffisante de la vérité qu’est la compréhension ? Nous l’avons vu :
oblitérer l’inconnu, c’est frayer avec la logique admirative, ériger un pan de notre ignorance
en savoir objectif et faire semblant de procéder à l’invention, attendu que l’invention
nécessite l’inconnu et que les notions imaginaires sont dérivées de l’acte par lequel l’on
s’efforce d’anéantir son ignorance, d’où résulte que manquer l’inconnu est au fond
identique au semblant d’invention. Donner ici la fin de l’invention aurait pour effet de
reproduire ce que nous appelons la structure de l’admiration, précisément parce que serait
par là supprimée l’ignorance et l’inconnu au profit d’une fiction incompréhensible à
prétention explicative absolue, soit une fausse invention. Nous ne savons pas à quoi mène
l’invention avant que son processus soit enclenché, encore que la contemporanéité du
processus ne garantisse nullement le savoir de la fin de l’invention.
Dès le début de ce texte, nous proposions d’interpréter l’appel de Spinoza à l’excogitation
d’une nouvelle construction mentale comme la mise en scène de l’effet d’ignorance de ceux
qui restent prisonniers de la fiction de la nouveauté. Depuis ce moment, il est devenu clair
que la nouveauté ne pouvait être quelque chose de strictement négatif dans le spinozisme,
ce que nous avons déduit à partir de l’exploration des concepts d’inconnu, d’ignorance et
d’invention, eux-mêmes tirés de l’analyse du cercle de la compréhension et du vrai ainsi
que de la structure de l’admiration présente, entre autre, dans l’appendice de la première
partie de l’Éthique. Or, si nous ne pouvons préjuger de la fin de l’invention ou de la
nouveauté, comment pourrions-nous prétendre décider de la nature fictive ou non-fictive de
la nouveauté dans la philosophie éternelle de Spinoza ? D’un côté notre raisonnement nous
pousse à affirmer la nécessité d’introduire la question de la nouveauté afin de comprendre
au sens large, mais aussi afin de comprendre le terminal de l’Éthique, à savoir la
connaissance éternelle ; tandis que de l’autre, la nature même de l’invention et de la
nouveauté nous empêche de conclure de façon positive à la présence effective de la
53
nouveauté au sein du système 76. Comment trancher cette question ? Même lorsque nous
donnons comme fin à l’invention la modification intrinsèque du système conceptuel de la
pensée philosophique, nous ne savons toujours pas si Spinoza entend réellement produire
une philosophie qui soit une machine à invention de nouveauté, puisque les prospecteurs de
nouveauté sont les mêmes que les sages, c’est-à-dire des ignorants77 ! En effet, poser une
fin est en soi un produit de l’ignorance, en ce sens que c’est parce que nous sommes
ignorants et qu’il y a de l’inconnu que nous tendons à inventer quelque chose et à nous
fixer un objectif à atteindre. Si nous savions tout, si nous étions ce tout, fort est à parier que
l’objectif serait éternellement rempli. Or, nos développements nous font dire que
l’ignorance n’est pas rien, qu’elle constitue de l’intérieur la démarche inventive de la
connaissance, ce qui fait que procéder à une distinction claire entre la fiction de la
nouveauté et la nouveauté devient théoriquement indécidable. Affirmer que la nouveauté
existe en tant que notion ou concept, voire comme réquisit du système de l’Éthique, c’est
faire comme si nous savions absolument ce qu’elle est, – mais nous ne le savons pas : si
nous le savions, nous reproduirions la structure de l’admiration en faisant passer la
nouveauté pour ce qu’elle n’est pas, à savoir un savoir indépendant de l’acte de comprendre
ou d’invention que suppose le vrai, ou, ce qui est la même chose, une compréhension qui ne
soit pas inventive, c’est-à-dire éternellement donnée. Mais dire que la nouveauté n’existe
pas, qu’elle est pure fiction, c’est d’une certaine façon perdre l’inconnu, dont l’omission
nous a semblé mener tout droit à l’affection mentale qu’est l’admiration, laquelle engendre
une séparation des produits de l’esprit et de ses conditions de production pratiques, puis,
76
Ce pourquoi nous maintenons le caractère hypothétique de ce texte. Nous ne prétendons pas savoir si la
mathématique spinoziste produit du nouveau ou qu’elle implique l’inconnu. À vrai dire, ce n’est pas là une
réponse nécessaire à la mise en forme de notre problème.
77
C’est ainsi que nous comprenons le scolie de la dernière proposition de l’Éthique, E5p42scolie, comme un
rappel à l’ignorance à laquelle même le sage n’échappe pas : « J’en ai fini par là avec tout ce que je voulais
montrer concernant la puissance de l’Esprit sur les affects et la Liberté de l’Esprit. D’où il appert combien le
Sage est puissant, et plus puissant que l’ignorant, qui agit par seul caprice. L’ignorant, en effet, outre que les
causes extérieures l’agitent de bien des manières et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l’âme, vit
en outre presque inconscient de soi, de Dieu et des choses, et dès qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse d’être.
Alors que le sage, au contraire, considéré en tant que tel, a l’âme difficilement émue ; mais, étant, par une
certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être, mais c’est
toujours qu’il possède la vraie satisfaction de l’âme. Si maintenant l’on trouve très difficile le chemin que j’ai
montré y mener, du moins peut-on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu’on trouve si
rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut se trouvait sous la main et que l’on puisse le découvrir
sans grand labeur, que tous ou presque le négligent ? Mais tout ce qui est remarquable est difficile autant que
rare ». Comme le sage participe aussi de l’inconnu et de l’ignorance, ne pouvons-nous dire que la nouveauté
soit autant néfaste pour l’esprit que nécessaire, c’est-à-dire une condition de la vie éternelle ?
54
éventuellement, un finalisme métaphysique et transcendant. Ne sont-ce pas là les deux
faces d’une même attitude qui fasse abstraction de la réalité de l’acte de penser, de la
dimension foncièrement pratique qui le caractérise ? Il semble impossible de déterminer la
nature de la nouveauté sans que soit montré du même coup comment s’opère la
modification des conditions de la pensée par l’invention déductive de la méthode
philosophique. C’est pourquoi il est maintenant temps de passer à ce second aspect du
problème de la nouveauté, ce que nous ferons non pas en nous attardant davantage à
l’appendice de l’Éthique, ou même aux autres parties du système, mais en prenant pour
terrain pratique le Traité de la réforme de l’entendement, lequel est écrit directement au je
et met en scène la fiction de la nouveauté – mais aussi la nouveauté de la fiction –, à partir
de laquelle nous pourrons peut-être arriver à mieux comprendre la place de la nouveauté
chez Spinoza et, plus encore, de manière générale, dans la vie de tous les jours, celle que
nous vivons inévitablement à la pointe de notre ignorance.
Décision et invention dans le Traité de la réforme de
l’entendement
Par M.D.
« L’homme qui se scandalise, ses paroles ne
sortent pas de son fond, leur source vient du
paradoxe, comme l’homme qui en parodie un autre
n’invente rien, mais ne fait que le copier à
rebours. »
–
Johannes Climacus78
Il est l’heure de mettre la fiction en scène. Comment pourrait-il en aller autrement pour
nous qui venons de frapper un mur ? Le fait que l’approche théorique aboutisse au caractère
indécidable de la nature de la nouveauté nous enjoint à sauter au sein de la fiction. En effet,
si la démarche philosophique se réfléchit elle-même en tant que problème, si la philosophie
devient son propre problème, qu’elle le veuille ou non, sa propre ignorance la ramène aux
joies et aux délires de la fiction, laquelle dispense un milieu propice à l’invention dont nous
ne pouvons sortir sans d’abord déterminer à quel point nous y sommes plongés. Avant de
décider de la nature fictive ou non-fictive de la nouveauté dans la philosophie éternelle de
Spinoza, il nous est nécessaire de participer de la fiction de la nouveauté à notre tour, à
notre manière, et de pratiquer ses cercles révolutifs interminables. C’est pourquoi
l’approche choisie dans ce chapitre n’est plus de même nature que précédemment. Cette
fois, il ne sera pas question du rapport de Spinoza et de ses lecteurs en général, mais de
mon propre rapport problématique à la pratique d’écriture de la philosophie spinoziste.
Doit-on alors croire que j’essaierai de parodier le discours de Spinoza, comme si je visais à
assimiler la place ou le lieu d’énonciation de l’auteur de l’Éthique ? Je ne saurais le décider
à la place du lecteur. Étant partie prenante du processus fictionnel que cherche à instaurer
ce texte, il ne serait pas sérieux de ma part de prétendre être en mesure de fixer les places,
78
Kierkegaard est juridiquement responsable de ces paroles, quoiqu’il n’en soit guère le véritable auteur. À ce
sujet, voir : Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, coll. Tel, Paris, 2002, p. 524525.
56
d’assigner les rôles et de délimiter les fonctions des participants, desquels vous faites partie
ayant déjà fait un bon bout de chemin à travers mes essais « instauratifs ». Je ne tranche
donc point, quoique ce ne soit peut-être pas en vertu de la raison à laquelle l’humilité d’un
auteur raisonnable serait supposée m’en conforter. Je ne nie pas désirer m’assimiler le
discours philosophique de Spinoza, non pas par modestie – dont on ne peut guère manquer
lorsqu’on pratique les œuvres de ce philosophe – mais plutôt parce qu’il me semble
drôlement plus naïf de croire être capable de fixer les places du jeu philosophique entre le
lecteur et l’auteur, le récepteur et le commandant, etc. Réfléchir la nature problématique du
positionnement actuel du discours philosophique transforme en problème ce qui peut pour
d’aucuns apparaitre comme une évidence : Spinoza produit des thèses, on les commente de
façon révérencieuse. Loin de m’accorder à cette pseudo évidence, j’approche ce rapport
lecteur-auteur de façon personnelle : le caractère indécidable de la nouveauté, c’est-à-dire
de son absence ou de sa présence effective dans le système de Spinoza, implique, au niveau
pratique, qu’il faille décider pour soi-même de ce qu’il en est, ce qui, certes, implique
d’étranges conséquences. Par exemple, au lieu de disparaitre derrière l’écriture des autres,
de celle de Spinoza et de ses commentateurs, je me présente ici avec insistance afin de
souligner d’abord que le problème de la nouveauté est une affaire strictement privée qui ne
relève que très peu de la vérité officielle du spinozisme, laquelle est bien sûr une fiction
parmi d’autres. Très peu, ai-je dit, car les conditions pratiques de la position du problème
de la nouveauté chez Spinoza ne sont pas sans rapport avec la nature la plus fréquente des
études sur Spinoza qui portent sur son œuvre et qui l’abordent un peu comme si elle
présentait un étalage de thèses philosophiques ayant force de vérité ou non, en fonction des
interprétations que l’on en tire. Toutefois, comme il n’y a pas de nouveauté objective dans
son œuvre que l’on pourrait épingler au passage comme une thèse offrant une
représentation objective du monde, il est évident que l’entreprise à laquelle je m’adonne ici
ne saurait se confondre avec ces études théoriques, bien que la mienne puisse être très
inférieure à celles-ci, ce que je n’essaierai pas de montrer, ni d’imposer. Or, l’allure
cavalière de mon entreprise personnelle n’est pas purement arbitraire.
En un sens, peu de gens savent ce que Spinoza entend par éternité, si bien que douter de
l’existence réelle d’un tel savoir est une des choses les mieux partagées parmi ses
57
commentateurs. C’est là la difficulté première du système. Qu’est-ce que l’éternité ou la
béatitude éternelle ? Seulement à cette condition bien comprise la philosophie spinoziste
peut-elle être dite vraie, puissante, intéressante, etc. Il n’y a cependant là rien de nouveau,
d’autres posent la même exigence afin de comprendre leur doctrine, même si aujourd’hui
nous n’y croyons plus ou très peu, à la mesure de notre affairement théorique personnel.
Autant dire que notre contribution théorique dans le chapitre précédent n’a pas non plus
réussi à solutionner ce mystère, ayant en plus mobilisé de nouveaux concepts eux-mêmes
relativement indéterminés, comme s’ils ne pouvaient souffrir la circonscription complète de
leur existence singulière. L’inconnu, l’invention et l’ignorance étaient des concepts forgés
au passage afin de sortir du cercle du vrai et du comprendre, sortie que nous n’avons pas pu
confirmer en vertu de leur nature dynamique et variable, passant du faux au vrai et de leur
rejet complet de la part de Spinoza à leur introduction forcée et nécessaire afin de
comprendre certains rouages capitaux du système. Forcée et nécessaire de notre point de
vue, c’est-à-dire de l’intérieur de notre problème et de ses conditions singulières. Or, nous
avons présumé que leur fonction était d’éviter d’enchainer la pensée dans le cercle identifié
par Burgh ; – mais cela était-il nécessaire ? Car en attribuant comme fin à ces concepts de
nous sortir du cercle en question, n’avons-nous pas d’emblée neutralisé notre chance de
comprendre la nouveauté, laquelle n’est pas une affaire objective, disions-nous, mais toute
différente (subjective ou d’une autre nature ?), ce qu’une fin extérieure au jeu circulaire de
la pensée du vrai et du comprendre serait venue trahir en rapportant les moyens que nous
nous sommes donnés pour comprendre ce dernier à des conditions extérieures à leur champ
d’effectuation réel ? En d’autres mots, nous avons laissé dans l’ombre une face de ces
concepts en ne considérant que celle tournée vers l’éternité en tant que représentation
finale à atteindre, de telle sorte que le résultat escompté, la compréhension du rapport de la
nouveauté et de l’éternité, s’est transformé en une impossibilité de répondre, en une
indécidabilité théorique, extérieure au cercle, comme si la naissance des concepts issus de
ce cercle n’avait en elle-même aucune importance et que leur effectivité n’avait de
justification qu’en rapport avec d’autres concepts hiérarchiquement supérieurs ou
transcendants. Le cercle du vrai et du comprendre a été analysé d’un point de vue extérieur,
ou, pour le dire concrètement, le désir à la racine de l’opération avait pour fin un désir de
résolution théorique définitive (d’où la question portant sur la possibilité de la nouveauté).
58
En conséquence, j’ai failli à mes propres concepts, en tirant leur singularité du côté de la
solution théorique jamais trouvée ! Comment cela est-il possible ? L’auteur d’un concept
n’en est-il pas nécessairement le maître en tous points ? Il semble bien que non, puisque
nous avons oublié en cours de route l’origine des concepts au profit de leur fin, et ce même
si nous n’avons jamais laissé croire au lecteur que nous possédions une solution concrète à
notre problème de la nouveauté et de l’invention d’une nouvelle construction mentale.
Aurions-nous par hasard manqué de quelque chose ? Avons-nous trop concédé au désir
théorique de la philosophie en n’accordant aucune attention particulière à l’invention de nos
propres concepts ? D’un autre côté, n’était-ce pas une trahison commandée par la fidélité au
texte qu’exige justement l’interprétation théorique ? Suis-je moi-même divisé entre deux
manières de faire de la philosophie, voire possédé par elles, l’une théorique et l’autre
personnelle ? Après tout, le lecteur se demande peut-être encore si la nouveauté traitée n’est
pas celle que nécessite la béatitude éternelle de Spinoza mais bien le désir de briller de ma
personne.
Mais n’ai-je pas dit quelques lignes plus haut qu’il était par nature indécidable de
déterminer le caractère fictif ou non de la nouveauté, si bien que la théorie serait dans son
plein droit de juger de la sorte, quand bien même je me dénuderais et me mettrais en scène
en tant qu’auteur véritable à la seconde suivante ? Et pourquoi pas ? Mettre en scène la
fiction, celle de la philosophie et de ses composantes, n’engendre pas un rejet de la théorie.
Parlons plutôt d’une recontextualisation pratique bien méritée. Si la mise en scène de la
fiction de la nouveauté s’adresse bel et bien aux ignorants, n’est-il pas légitime de ma part
de désirer me mettre en scène de façon fictionnelle afin d’assumer mon ignorance
congénitale, que le discours théorique tend par nature à dissimuler en séparant la puissance
d’imaginer de la pensée de ses productions théoriques ? Or, en vertu de l’échange des
places qu’implique la puissance assimilatrice de la fiction, il n’est pas absurde de
considérer Spinoza lui-même comme un ignorant parmi d’autres, de telle sorte que lui voler
le clavier électronique des mains – qu’il n’a jamais utilisé de son vivant, à son grand
malheur, lui qui l’a pourtant inventé par anticipation en composant l’Éthique ainsi – n’a
rien d’un déshonneur, ni d’une trahison. Au contraire, si la philosophie est l’invention
d’une sagesse singulière, me marier à l’ignorance de Spinoza est plus que recommandé,
59
dans la mesure où c’est ainsi que je me donnerai la possibilité de réfléchir les conditions de
l’invention de mes propres conditions d’invention, lesquelles m’autoriseront à
m’emprisonner volontairement au sein de la fiction de la nouveauté afin de copier à rebours
les moyens qu’il s’est donnés pour mettre en rapport son ignorance élective avec sa
compréhension singulière de l’éternité. Je dis bien mettre en rapport l’ignorance d’un
individu singulier avec la compréhension singulière qu’il a de l’éternité, et non supprimer
l’ignorance par la force absolue de l’éternité d’une définition, puisqu’il n’est dit nulle part
qu’une telle chose puisse s’effectuer. Trancher cette question est affaire de théoricien, soit
ce que je ne suis pas et dont je fais ici mon mea culpa. Jouer d’abord la fiction pour ellemême est ma tâche ; c’est seulement ensuite, ou pendant la joute, que sera décidé si la
nouveauté est l’apax de la philosophie éternelle ou une simple fiction extérieure à la vraie
compréhension éternelle. Or, si j’écarte le désir esquissé par le chapitre précédent que nous
avons maintenant reconnu et qui était de sortir de la fiction, du cercle du vrai et du
comprendre ainsi que de la constellation conceptuelle qu’il a engendrée, comment pourraije décider de la nature fictive ou non fictive de la nouveauté sans me faire violence, sans me
contraindre de l’intérieur de la fiction – que je désire mettre en scène pour elle-même – à
sortir de cette fiction ? De quelle valeur sera mon jugement s’il tire toute sa force de
l’intérieur de la fiction de la nouveauté ? Peut-on proférer des jugements vrais ou adéquats
qui ne soient pas de même nature que ceux produits par une démarche théorique restant
extérieure à son objet ? Plus essentiellement encore, comment me décider à désirer juger de
cela sans m’arracher de mon propre sol, lequel est le fruit de ma propre imagination, de la
fiction – mieux, de celle qui naît de l’assimilation de ma personne par la performance
philosophique du texte de Spinoza ? Pour décider de l’éternité et de son acquisition
personnelle, ne faut-il pas d’abord nous confronter à ces problèmes réfléchissant la
dimension fictionnelle de la philosophie ?
Ainsi, afin de décider au sens fort, il faudra participer au processus de l’invention d’un
problème ou d’un champ problématique au sein duquel naît le problème de la décision,
grâce auquel nous parviendrons peut-être à élucider notre problème principiel, à savoir
celui de la présence ou non de la nouveauté en philosophie, particulièrement au sein de
60
celle de Spinoza. Je sauterai cette fois dans le Traité de la réforme de l’entendement79,
après l’Éthique, car s’y dessine explicitement le problème de la décision en philosophie,
soit un problème pratique qu’il faut nécessairement poser si je veux comprendre celui de la
nouveauté. J’essaierai de suivre et de prolonger certains mouvements exprimés par cette
œuvre, en réfléchissant de façon concrète les gestes fictionnels que pose Spinoza pour son
lecteur – ou plutôt que je poserai pour mon lecteur, sous le chef de mon ignorance têtue et
pourtant réflexive. Dois-je préciser que les résultats auxquels ce chapitre parviendra
n’auront dans le meilleur des cas rien à voir avec la démarche théorique qui habituellement
s’empresse d’écarter de la sphère du problème philosophique instauré tout ce qui relève de
l’idiosyncrasie de son auteur ? À partir de maintenant, la compréhension de la différence
entre la fiction de la nouveauté et la nouveauté passera par une réflexion des conditions
intrinsèques à l’instauration fictionnelle de la décision, lesquelles seront à leur tour mêlées
de fiction, comme si la fiction formait le sol que la pensée ne pouvait pas ne pas poser afin
de se penser elle-même et, plus fondamentalement, afin que je me décide moi-même. Car il
ne s’agit que de cela : comment décider d’inventer une vie nouvelle qui soit éternelle ?
*
Décision
L’ouvrage de Spinoza le plus explicite sur la question de la nouveauté, le TRE, est aussi
celui qui, dès le premier paragraphe, pose le plus clairement l’éternité comme réalisation de
la philosophie et, partant, de la liberté, pour nous hommes de la vie commune. Le problème
inaugural s’énonce comme suit : « je résolus finalement de chercher s’il y avait quelque
chose qui serait un bien véritable, capable de se communiquer et qui, une fois tout le reste
rejeté, serait l’unique affection de l’âme ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la
découverte et l’acquisition me feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et
continue80. » La décision est claire : le narrateur vise l’éternité, ni plus ni moins. Pourtant,
79
Spinoza, Œuvres I, Premiers écrits, Traité de la réforme de l’entendement, trad. Beyssade, PUF, Paris,
2009, p. 60-155. – Dorénavant : TRE. Toutes les citations de Spinoza renverront au numéro du paragraphe
cité.
80
TRE, § 1.
61
dès le départ et au même moment, la nouveauté et l’éternité sont implicitement mises en
rapport, à travers le concept de découverte, qui suggère aussi bien la découverte d’une
chose préexistante que l’invention de celle-ci. D’abord, on ne voit guère de problème, dans
la mesure où l’éternité faisant l’objet de la décision du narrateur, ou du je, n’est pas encore
atteinte ou réalisée, tout reste à faire, ce pourquoi il est facile de restreindre la portée de la
découverte ou de l’invention à une simple manière de parler, ou à la rhétorique à laquelle
nous ont habitués les philosophes de l’Antiquité comme Épictète et Épicure qui ont
fréquemment introduits leurs traités par un prologue de circonstance. Or, il suffit de lire la
suite de ce premier paragraphe pour voir que la constellation de sens introduite par ce
concept n’était que la découverte, littéralement, d’un champ à inventer, à instaurer. Tout de
suite, le je du texte porte son attention sur ce qui vient d’être décidé, en pesant le poids de
certitude de ce désir extrême :
« Je dis que finalement je résolus : à première vue, en effet, il semblait inconsidéré,
pour une chose alors incertaine, d’en vouloir perdre une certaine. Je voyais bien les
avantages que l’on tire des honneurs et de la richesse, et que j’étais contraint de
renoncer à leur recherche si je voulais m’appliquer sérieusement à une autre chose
nouvelle (rei alli novae). Si jamais le bonheur suprême s’y trouvait, je me rendais
compte que je devrais en être privé ; si au contraire il ne s’y trouvait pas et si je m’y
appliquais exclusivement, je serais alors aussi privé du bonheur suprême 81. »
La décision est d’emblée divisée par le caractère paradoxal de sa forme. D’un côté, l’objet
de la décision est la jouissance « pour l’éternité d’une joie suprême et continue », tandis
que, de l’autre, l’avènement de cette jouissance est pensé comme une naissance à l’éternité
qui, du point de vue affecté du narrateur, semble absolument nouvelle. La cause de cette
division dans l’énonciation est indiquée par le marqueur temporel « finalement », qui
introduit l’alternative entre les choses de la vie commune et la nouveauté absolue à venir
que représente l’éternité pour le narrateur, en suggérant un double point de vue sur la
décision, soit l’après-coup et l’avant, le retour sur la décision et le moment imminent de la
décision. Autrement dit, l’éternité est soit absolument nouvelle, soit présente, sans que nous
le sachions encore, au sein de la vie commune, ce qui veut dire qu’elle serait à découvrir ou
à inventer de l’intérieur de cette vie commune. Or, si elle est à inventer, l’éternité ressortira
paradoxalement aussi comme nouvelle, bien que de manière relative, si l’on considère la
découverte de l’éternité comme un événement allant tout à fait de soi, et ce même si ses
81
TRE, § 2. Je souligne « nouvelle ».
62
effets ne s’en feront pas moins sentir comme majeurs pour le découvreur renaissant en joie.
Par conséquent, les deux possibilités de l’alternative ressortent comme nouvelles, du point
de vue du découvreur, si bien qu’il nous semble jusqu’à maintenant arbitraire de dire que
nous décidons de l’éternité ou de la nouveauté. Le narrateur aurait aussi bien pu s’engager
dans la recherche de la nouveauté que dans celle de l’éternité, puisqu’il semble que ni l’une
ni l’autre ne fait l’économie de la nouveauté, ce qui renvoie sa décision à une décision en
faveur d’un oxymore, d’une fiction ou bien trop facile à atteindre, ou bien impossible, étant
donnée la contradiction dans laquelle se trouverait notre héros de fonder son existence sur
une pure chimère. Toutefois, il s’avère que le narrateur spinozien ne refuse point la frivolité
de la conséquence, lui qui enchaîne avec cette question fort problématique, que nous
prenons ici, soit dit en passant, pour principale focale d’exploration du TRE : « ne serait-il
pas possible, par chance, de parvenir à une nouvelle règle de vie, ou du moins à une
certitude à son sujet, sans changer l’ordre et la règle commune de ma vie ?82 ». En effet,
comment éviter la question du changement de soi sans changement à partir du moment où
la nouveauté semble se dire à titre de propriété évènementielle à la fois de l’éternité d’une
joie suprême et continue et de la vie ordinaire ? Bien que l’audace soit ici remarquable, le
narrateur n’hésite pas à répondre immédiatement qu’il le tenta souvent « en vain83 », ce qui
ne fait pas baisser la tension, loin de là. Échecs et déceptions se répètent, mais au sein de ce
qui est toujours là, ou de l’éternel, la nouveauté n’advient guère jamais. En revanche, la
reformulation du problème sous l’aspect de la nouveauté introduit une variation capitale :
s’agite en l’âme du narrateur la possibilité de parvenir, voire d’inventer, ajouterons-nous,
une « nouvelle règle de vie », afin de produire, de construire ou de générer l’éternité de la
joie suprême et continue. Ce déplacement de la nouveauté indique alors que le but n’est pas
tant de trouver ou de retrouver une nouvelle chose en tout point gagnante et originale, que
de forger ou d’inventer une règle de construction nouvelle de l’éternité. Dès lors, le
problème devient celui de l’invention d’une règle permettant l’invention de l’éternité, ce
qui est non moins paradoxal, puisque toute la difficulté est de savoir comment d’abord
inventer cette règle.
82
83
TRE, § 3. Je souligne.
Ibid.
63
Problème axiomatique de possession
Mais y a-t-il grande différence entre l’invention d’une chose nouvelle, soit la règle
d’invention, et l’éternité comme chose nouvelle ? Ne sommes-nous pas dans les deux cas
en face d’un même problème qui consiste à essayer de déterminer comment trouver ce qui
est extérieur à soi, quelque part dans le monde, en attente d’un découvreur heureusement
hardi et doté d’une chance peu commune ? Si c’était le cas, le narrateur spinozien ne seraitil pas également illusionniste, en ce sens que la réponse négative à cette question que nous
qualifions de fort problématique aurait été une feinte ou une manière de détourner le lecteur
d’une vraie réponse qu’un texte philosophique ne saurait donner aussi facilement à son
lecteur ? En plus d’être chanceux, il serait bien rusé et ne manquerait pas de se jouer de
nous, pauvres lecteurs, le temps d’une parade conceptuelle fort difficile à laquelle nous
devrions travailler afin d’atteindre notre intérêt. Nous serions en quelque sorte possédés par
la mainmise de l’auteur de ce texte qui, pour sa part, serait bien sûr libre et fier de posséder
les amateurs de nouveautés en un beau tableau de sa confection, en conséquence de quoi le
problème de l’invention serait ici le fruit d’une stratégie purement rhétorique vu
l’impossibilité dans laquelle nous serions d’atteindre cette chose extérieure et nouvelle
prétendument monopolisée par l’auteur du texte. Or, le narrateur spinozien clame d’entrée
de jeu que ce « bien véritable » est communicable de soi ou « capable de se
communiquer », par quoi l’on conclut immédiatement l’impossibilité d’être véritablement
propriétaire de ce bien suprême et de ce texte, dans la mesure où celui qui en veut le
monopole ou bien le manque tout à fait en se saisissant d’autre chose, ou bien le partage à
son insu, ce qui est la même chose. De cette caractéristique pourra légitimement s’autoriser
un lecteur attentif qui y verra tout de suite un signe de sa possession, c’est-à-dire du fait
qu’il est vraisemblablement possédé, mais pas forcément par l’auteur du texte en personne,
qui lui-même se trouve peut-être dans une situation similaire à la nôtre, c’est-à-dire d’être
possédé. Après tout, si l’éternité est un bien intrinsèquement communicable et continu, on
peut supposer que peu importe la personnalité que nous attribuons à l’auteur de notre
possession, il reste que d’une manière ou d’une autre nous pouvons nous imaginer partager
voire communiquer l’éternité sans même que nous le sachions. Cette situation implique
donc l’axiome fictif circonstanciel suivant : nous savons et ne savons pas que nous sommes
64
éternels ou que nous participons de l’éternel, quoique ce soit pour l’instant sous le mode de
l’être-possédé et non de la possession véritable84. Ainsi nous répondons à la possible
fiction de la décision placée dans la bouche du narrateur par l’invention d’une autre fiction,
non moins fictive que la première, et nous demandons au lecteur de nous faire confiance à
son tour. Il y a donc du nouveau dans notre développement. Pas tout à fait nouveau
cependant, quoique le second degré de la fiction apparaisse peut-être ici relativement
nouveau. Il est certes rare de tomber sur un texte de philosophie qui déduise un axiome
essentiellement fictif d’une décision aussi fictive prise dans un autre texte. Retenons
seulement qu’il n’est nul besoin de faire confiance à l’auteur du TRE – ou à n’importe quel
autre, et encore moins à des commentateurs – pour parvenir à cet axiome, car c’est bien le
narrateur qui affirme cette propriété de communication en soi de l’éternité, même si, au
départ, il ne semble pas plus certain que nous de cette vérité, ce qui fait que, en un sens,
nous possédons, par le biais de notre nouvelle fiction, au moins partiellement l’auteur, notre
maître pour ainsi dire qui à son tour nous possède et, par là, nous accédons au moins
fictivement à une possession de ce qui éternellement nous possède, à savoir l’éternité. Voilà
esquissés les linéaments de notre axiomatique (fictive) de la possession (fictive).
Nouveauté de l’invention ou éternité de l’invention
Ainsi, nous partageons l’éternité, nous le savons, même si nous ne savons pas ce que cela
signifie. Une chose est sûre : cette nouveauté dans notre développement n’a pas de quoi
satisfaire une soif de nouveauté moindrement sérieuse ; car que change cette information
fictive à notre vie de possédé ? Si nous savons que l’éternité ne nous est pas tout à fait
extérieure (voir axiome), il en ressort que l’invention dont elle est susceptible ne sera pas à
proprement parler celle d’une nouveauté objective, car l’éternité est déjà là, au fondement
de notre existence et aussi, sans doute, de la connaissance. Si la nouveauté était objective, il
faudrait la rencontrer hors de soi, déjà toute faite, comme un objet extérieur, comme un
dieu sur terre assis en face de soi, alors que nous disons justement qu’elle n’est pas
84
D’ailleurs, nous n’inventons pas tout à fait cet axiome, que nous trouvons certes dans l’Éthique, partie V,
proposition 23, scolie : « Et néanmoins nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels. » Ici,
pour les besoins de la cause : remplacer expérience par narrateur. L’ajout de la négation de ce savoir, quoique
contradictoire d’un point de vue logique, nous semble existentiellement nécessaire. Éclaircissements à venir.
65
extérieure à nous ; sinon l’éternité serait strictement éternelle et la nouveauté strictement
nouvelle, ce qui ne ferait pas avancer d’un pas notre problème d’ailleurs trop sérieux pour
devenir un choix de réponse binaire. Sauter hors de soi, sauter en soi, c’est la même
difficulté et le même délire. On en conclut alors que l’éternité n’est pas extérieure à soi, et
que la nouveauté n’est pas objectivement constituée hors de soi. Corollairement, on dira
que la nouveauté et l’éternité ne sont pas séparables. Ainsi va le paradoxe.
Par suite, il est également nécessaire de dire que l’hypothèse de l’invention d’une règle
d’invention ne signifie pas que la règle est absolument nouvelle, forgée ex nihilo, hors de
l’éternité, car la règle se veut la règle de construction et d’acquisition de l’éternité.
Pourtant, selon l’hypothèse, nous ne possédons pas absolument l’éternité ; par quoi
l’éternité serait extérieure à la règle elle-même. Or, il s’agit d’une conclusion absurde et
contraire à notre axiome fictif selon lequel, en tant que nous le possédons – car, oui, au sein
de notre fiction, nous le possédons certainement cet axiome – nous savons que nous
sommes éternels et donc que la règle ne peut être tout à fait extérieure à l’éternité ni
absolument nouvelle. En ce sens, il est juste d’affirmer que l’éternité commande la règle,
que la règle se règle sur l’éternité, même si la règle d’invention inventée a pour corollaire
au moins un brin de nouveauté dans notre rapport ou notre règlement avec l’éternité ; car la
règle, il faut premièrement l’inventer. En revanche, en tant que nous sommes possédés par
notre axiome ou notre fiction, nous ne savons pas que nous sommes éternels, nous lui
sommes comme extérieurs, ce qui donne l’impression que la règle est à la fois éternelle et
nouvelle, écartelée entre deux extrêmes inconciliables, chose qu’apparemment nous ne
pouvons résoudre à l’instant.
D’un autre côté, si l’invention de l’éternité ou d’une règle d’invention de l’éternité n’est pas
absolument nouvelle, devrons-nous pour autant en inférer que la manière par laquelle nous
arriverons – espérons-le ! – à construire l’éternité sera elle-même absolument éternelle,
comme un peintre un peu bête qui essaierait de montrer que, s’il se lève avant l’aube pour
peindre l’aube, c’est parce qu’il est en vérité l’auteur réel de l’aube que, par hypothèse,
nous disons éternelle ? Ici, loin d’être forgé ex nihilo, le coup de pinceau philosophique
serait l’expression immédiate de l’éternité, le pur semblant de nouveauté immédiatement
résorbé dans l’éternité du geste divin. Ce serait une autre manière de dire que le narrateur
66
du TRE n’est nul autre que l’auteur en personne, et qu’il se possède absolument en tant
qu’écrivain de génie, tellement qu’il pourrait à sa guise feindre le « péril extrême85 » d’une
vie de possédé afin de refléter son éternité au sein du temps de son lectorat. Hélas, quoique
nous croyions savoir savoir et savoir ne pas savoir que nous sommes éternels, nous ne
savons pas encore s’il est « possible, par chance, de parvenir à une nouvelle règle de
vie86 », ce pourquoi il nous est ici impossible de déterminer le statut de l’invention, qu’elle
soit éternelle ou nouvelle, et encore moins de savoir si l’auteur cherche à tromper ses
lecteurs, gentiment ou méchamment.
Discontinuité instantanée
Selon le raisonnement développé dans la dernière section, il semble que nous devions
affirmer que nous sommes à la fois dans l’éternité et hors de l’éternité ; que nous devions
inventer une règle de vie rendant possible l’invention d’une nouvelle vie et que cette
invention d’une règle de vie n’est pas absolument nouvelle car, en un sens, elle procède de
l’éternité dans laquelle nous sommes sans sciemment le savoir. Existentiellement, cela se
traduit ainsi : nous sommes divisés, écartelés, discontinus – des possédés, malades de notre
éternité et de notre désir de nouveauté et de remède miracle 87. Nous désirons nous
déposséder, nous libérer, ce qui suppose un instant à partir duquel le désir s’enclenche et
rompt avec le mode passé, l’être-possédé. D’où le caractère discontinu de la décision, que
nous avons mise de côté pendant un moment : nous décidons de conquérir l’éternité, aussi
bien en tant que nous visons l’éternité hors de nous, ce qui s’exprime par un saut vers un
ailleurs, qu’en tant que nous décidons instamment de l’éternité, ce qui suppose aussi une
rupture probablement essentielle, mais interne à la vie commune. Le premier aspect ouvre
la voie paradoxale par laquelle nous avons tenté jusqu’à maintenant de poser le problème
de la nouveauté et de l’invention ; tandis que le deuxième, le miracle de l’instant de la
décision, indique sous l’angle du temps ou de la durée que l’acte de s’engager est lui-même
discontinu, par suite de quoi nous pouvons prudemment conclure – abstraitement, mais tout
85
86
TRE, § 7.
TRE, § 3.
67
de même – que certaines conditions font en sorte que la décision s’efface aussi rapidement
qu’elle est proclamée. Notre axiome fictif transpirait déjà cette difficulté majeure, à savoir
la discontinuité de la décision, étant lui-même l’expression d’une oscillation interne entre
deux pôles, le savoir et le non-savoir – une charmante aberration que la logique bivalente
ne saurait supporter plus d’un instant sans perdre sa validité intrinsèque et fondationnelle.
Mais il est trop tard, l’axiome est déjà engagé dans notre parcours, ce pourquoi nous ne
nous laisserons pas abattre par ce retour critique qui, lui aussi, est probablement un retour
du désir de nouveauté extérieure ou objective, sous la forme d’un nouveau sol absolu ou
d’une terre originaire. Il serait sans doute agréable de pouvoir introduire un nouvel axiome,
contredisant le premier et permettant la synthèse, à partir de laquelle nous pourrions
dépasser le paradoxe et digérer notre maestria non sans fierté, aussi illusoire fût-elle. Non,
soyons vigilants, difficiles, et plongeons à l’intérieur de ce paradoxe oscillatoire de la
nouveauté et de l’éternité. Comment donc ? En commençant par tâcher de déterminer les
causes qui rendent aussi brève la décision de conquérir l’éternité par l’être-possédé que je
suis. Si quelque chose en moi persiste à me faire croire que je suis libre, tout en sachant
« que la plupart, à ce que je crois, s’ignorent eux-mêmes88 », continuer devrait tout au
moins me permettre de posséder ma propre distraction pendant un moment. À quoi il faut
ajouter que condamner la distraction ne se confond pas avec la vertu, dans la mesure où
l’acte de condamner ressortit à son tour d’une distraction commandée par différents
principes ou causes extérieures…
Intervalle pour divertissements
Quelles causes nous déterminent, nous, possédés ? Je décide dans l’instant, sans changer
« l’ordre et la règle commune de ma vie », qu’il me faut inventer une « nouvelle règle de
vie89 ». Que faire donc ? Porter attention à cette vie commune, puisque, selon la condition
donnée, c’est d’elle, nécessairement, que je pourrai parvenir à déduire ou à inventer une
87
C’est bien sûr ce qu’un lecteur sérieux de Spinoza pourra attester sans devoir porter le fardeau de la preuve,
le texte ici présenté offrant une preuve suffisante de la maladie et du statut d’esclave de son auteur. Mais peutêtre son auteur n’est-il pas, lui non plus, à confondre avec le narrateur.
88
Spinoza, op. cit., TTP, préface, § 2.
68
règle d’invention d’une vie nouvelle et pourtant éternelle et, forcément, banale, car elle
n’est supposée nouvelle qu’en un sens faible, étant en fait le ressassement de la vie
commune ou ordinaire. Et l’invention de cette règle, puisqu’elle dépend de ma capacité à
décider de l’éternité, se produira également dans l’instant ou, plus précisément, trouve sa
condition dans l’instant, ce pourquoi il me faut savoir quelles sont les causes qui font que
ma décision instantanée ne tient pas la route, qu’elle se perd en chemin et qu’elle ne mène
nulle part sinon devant la nécessité de m’engager résolument sur cette voie, soit ce que,
dans les conditions actuelles de mon développement, je n’arrive guère à soutenir plus d’un
instant. Nous dirons a fortiori la même chose concernant notre axiome fictif qui, tout en
subvertissant la logique bivalente, vient peut-être, comme l’instant par rapport à
l’invention, la fonder de l’intérieur de son oscillation apparemment aberrante – oscillation
constitutive de la difficulté que nous avons à cerner la nouveauté et l’éternité. Or, au lieu de
demander pourquoi l’instant est instantané – question qui aurait pour avantage d’opérer un
mouvement circulaire ou réflexif, mais qui nous en tiendrait à la tautologie, règlementaire
certes, mais éternellement tautologique – il semble maintenant propice de considérer ce sur
quoi porte mon attention lorsque je proclame ma liberté et que je m’engage pour l’éternité.
Autrement dit, lorsque nous décidons de bien vivre, que poursuivons-nous ?
Réponse : nous ne le savons pas. Et c’est ici légèrement fâcheux, car on pourrait s’attendre
évidemment à ce que nous assumions ce sentiment qui persiste en nous et qui affirme
doctement la liberté, la joie éternelle ou, par quelque généreuse concession à ce texte, la
nouveauté absolue. Pour les besoins de la cause, disons que nous poursuivons la liberté ou
l’éternité ou la nouveauté, en précisant toutefois que ce ne sont là que des mots ; ainsi
aurons-nous un accord portant sur l’essentiel. Cela parait absurde ? Mais comment pourraitil en aller autrement, nous qui décidons instamment de l’éternel pour aussitôt nous perdre
dans quelque « bien » causant grande tristesse et déception abrutissante ? À cela, on
objectera que si nous ne gagnons pas l’éternel, nous y gagnons au moins une prestation ou
autre chose. Grâce à cette remarque, notre axiome fictif sera à nouveau confirmé par
application : nous ne savons pas ce que nous poursuivons, et nous savons pourtant quel mot
utiliser afin de le dire à notre prochain et de le convier à notre banquet (il s’agit bien sûr de
89
TRE, § 3.
69
la « liberté »). Rassurons-nous cependant du fait que nous décidions bel et bien de l’éternel,
du nouveau ou de la liberté, ce qui rend possible l’instauration d’un tableau de mots à partir
duquel nous pourrons nous entendre, espérons-le, une fois les choses mises au clair – ce
que l’on ne devrait toutefois pas attendre de moi, préférant le jeu à la conclusion et au
résultat bien modelé.
D’abord, si nous recouvrons nos actions et biens poursuivis de beaux mots, il n’en reste pas
moins que nous agissons en certaines choses et que des biens, nous en avons. Ce que nous
estimons « comme le bien suprême », dit le narrateur, « se ramène à trois objets : la
richesse, les honneurs et le plaisir. Tous trois divertissent tellement l’esprit qu’il ne peut
guère penser à quelque autre bien 90. » Par exemple, pour rester aussi concret que possible,
je ne cacherai pas que la nouveauté forme ici le divertissement le plus invraisemblable
jamais imaginé ! Plus haut, nous le disions : Spinoza tient la nouveauté en horreur 91.
Désirer la nouveauté ou, pire, désirer inventer du nouveau, voilà le comble de la
distraction : dans l’instant où nous cherchons à éliminer tout ce que nous connaissons du
monde, nous nous imaginons tomber joyeusement sur une de nos inventions alors qu’en
réalité l’instant est déjà dépassé et nous ne faisons que manquer, distraits que nous sommes,
le retour du passé ou de la vie commune. En d’autres mots, il se pourrait fort bien que ce
qui m’apparaisse nouveau ne soit que l’avènement d’un plaisir singulier 92 : « l’âme s’y
absorbe tellement, comme si elle trouvait le repos dans un bien, qu’elle est absolument
empêchée de penser à un autre 93 », qu’elle est portée sur la contemplation d’une seule
chose, abstraite des rapports qu’elle entretient avec d’autres, comme si cette chose figurait
en face d’elle, absolument nouvelle. Du point de vue de la décision, cela signifie que l’objet
de la décision est perçu comme une fin extérieure isolée et qu’elle admire, pour ainsi dire,
et que l’instant par lequel l’on s’imaginait échapper au connu et rencontrer du nouveau
n’était que le commencement pour l’esprit d’un mouvement de perte et de « tristesse
extrême qui, si elle n’absorbe pas l’esprit, le trouble en tout cas et l’engourdit 94 ». Car la
90
TRE, § 3.
Voir le premier chapitre de ce texte.
92
Explicitement, sera traité seulement le plaisir. Les honneurs et la richesse sont toutefois expliqués par le
narrateur de façon similaire.
93
TRE, § 3.
94
TRE, § 4. À ce sujet, voir la section ADMIRATION DES FINS : L’EXEMPLE DE BURGH, dans le premier chapitre
de ce texte.
91
70
satisfaction du désir dans le plaisir de l’objet se révèle rapidement être transitive, c’est-àdire passagère et fuyante, laissant après-coup l’esprit seul dans son hébétude, repu de son
désir affaibli, sans désir de se reprendre selon l’ordre des événements extérieurs. Dit
autrement, l’instant s’avère être une illusion et il est absorbé dans l’effet qu’a sur nous cette
chose extérieure, par quoi la nouveauté s’évapore comme le mirage de l’eau au désert –
puisque, comme disait l’Ecclésiaste, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Ceci indique
une cause de possession importante. Je désire inventer une nouvelle règle de vie pour
l’éternité et voilà que je me perds dans mon propre désir d’inventer du nouveau, qui
échoue, étant absorbé par une fin extérieure. Évidemment, je ne peux pas inventer cette
dernière, puisque je l’ai d’abord poursuivie en tant que source de plaisir éventuelle, mais
cette source s’est révélée être pauvre en effets durables, me lassant après peu de temps et ne
me donnant pas la possibilité de multiplier les possibilités de pensée de mon esprit. Cela a
eu pour effet de m’attrister et de dissoudre la décision, en raison du caractère discontinu
que cette fin offre à mon esprit et qui, conséquemment, m’empêche d’atteindre une joie
éternelle et continue. Dans ce cas, si le mot « liberté » a pour contenu un tel plaisir, il va
sans dire que le mot en dit moins sur la chose que la chose sur le mot, car la liberté n’est ici
qu’un engourdissement de l’esprit, c’est-à-dire un échec de la décision et, réciproquement,
un effet de cette décision qui était en fait elle-même déterminée par l’idée que nous nous
faisions de telle chose jugée à tort ou à raison comme une cause de plaisir. Tout au plus, la
décision n’aura donc duré qu’un instant, c’est-à-dire l’instant de l’échec. Or, nous pouvons
maintenant dire que nous savons que le plaisir, considéré en lui-même, ne saurait offrir un
contenu satisfaisant à l’éternité que nous désirons. Car il est cause de la fausse décision,
celle que nous prenons en pensant nous donner les moyens de parvenir à une « joie
suprême et continue », alors qu’en vérité nous signons la fin de notre décision, soit la fin
temporelle et l’objet singulier comme fin, les deux brisant la continuité joyeuse à laquelle
nous aspirons le plus fortement, dans la distraction engourdissante. Ainsi, être possédé,
c’est être déterminé par des causes extérieures qui, lorsqu’elles sont abstraites par l’esprit
du réseau des relations dont elles font partie, nous paraissent éternellement bonnes, des
biens par nature, ou éternellement mauvaises, des démons et autres superstitions. Du point
de vue de notre axiomatique fictive, il en ressort que le savoir est disloqué du non-savoir,
l’éternité coupée de la nouveauté, et leur rapport, que nous tâchons tant bien que mal
71
d’instaurer ici, est « discontinué », plongeant alors l’esprit dans un état d’hébétement
stupide face au nouveau ou à l’éternité, selon notre préférence nominale. Au lieu d’activer
le paradoxe intrinsèque à notre axiome, il semble qu’un divertissement tel que le plaisir
vienne rompre la réciprocité des trois termes de notre danse, si bien qu’il devient indifférent
de brandir l’éternité, la nouveauté ou l’invention, qui tous sont des mots abstraits n’ayant
pour l’instant aucune signification concrète.
Malgré cela, notre axiome fictif est encore vrai, car si nous ne savons pas dans quoi nous
nous embarquons lorsque nous confondons l’éternité ou la nouvelle vie et l’expérience du
plaisir, nous savons pourtant que cet embarquement a bel et bien lieu. D’un côté, nous ne
savons pas si la chose que nous aimons est éternelle, mais, de l’autre, nous savons que si
l’objet aimé était éternel, nous l’aimerions éternellement. À ce sujet, le narrateur, dès le
début du texte, faisait précéder sa décision éternelle par cette idée selon laquelle les choses
n’ont en elles-mêmes « rien de bon ni de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme en
était émue95 », insinuant par là que plus une chose émeut l’âme, plus elle possède l’âme, si
bien que si la chose est éternelle, le mouvement et la possession de l’âme seront éternels96.
Mais c’est précisément ce que nous ne savons pas encore. Que l’amour soit mouvement, et
que ce mouvement soit éternel, nous ne pouvons pas encore le comprendre (peut-être que
nous ne dirons plus rien d’autre sur l’amour dans ce texte), car il nous manque des outils
indispensables. Par exemple, la règle d’invention de l’éternité. Il nous faut générer
l’éternité afin d’en parler, et il faut être éternel pour générer l’éternité, choses que nous
avons jusqu’ici raisonnablement présumées, mais insuffisamment pour continuer ici sans
crier gare : car je ne peux omettre ma nature temporelle.
Avertissement : point d’honneur
Après le divertissement vient l’avertissement. Comment être averti ? Non, personne
n’essuiera ici d’avertissement ; là n’est pas ma tâche, ni mon point d’honneur. Mais
l’avertissement de la pensée est ici nécessaire, sinon on retombera dans le divertissement,
95
TRE, § 1.
TRE, § 9 : « l’amour pour une chose éternelle et infinie repaît l’âme uniquement de joie, il est pur de toute
tristesse ; c’est cela qu’il faut ardemment désirer et rechercher de toutes ses forces. »
96
72
voire dans la distraction, ce que nous ne voulons surtout pas, puisque nous sommes en train
d’inventer la nouveauté spinozienne, que c’est ipso facto une chose nouvelle, et de surcroît
parce que nous ne pouvons pas la dire sans nous faire épingler de concert par l’auteur, le
narrateur et le lecteur. En effet, la livraison conceptuelle de la nouveauté, étrangement,
procède de l’éternité et, passant par la fiction, retourne instamment à l’éternité. Tâche
fugitive. Notre lecteur averti aura remarqué que l’axiome effrontément avancé par nous dès
le début de ce texte marquait déjà avec force ce rapport paradoxal qu’entretiennent la
nouveauté et l’éternité, le non-savoir et le savoir, l’inconnu et le connu. D’ailleurs, on ne
manquera pas de faire remarquer que cet axiome n’a jamais été formulé par Spinoza, le
maître more geometrico, lequel, en matière d’axiomes, sera éternellement annoncé aux
amateurs de nouveautés comme quelqu’un de sérieusement averti et qui n’aurait jamais usé
d’une telle légèreté dans le choix de ses axiomes qu’il voulait assurément éternels. Peut-être
même qu’on fera un pas de plus puis, sous l’impulsion de l’élan, on condamnera notre
entreprise comme une véritable crucifixion de Spinoza. Soit ! Mais laissez-moi dire que
notre entreprise batailleuse n’est pas la première, loin de là. Je persiste dans l’idée que ce
que la philosophie instaure ici, en tant qu’elle s’exprime tant bien que mal à travers notre
entreprise, n’a rien de nouveau et qu’elle confirme vraisemblablement l’opinion de chacun
selon laquelle, d’une part, le système de Spinoza est éternel, d’autre part, que les hommes
sont libres, et que le propos qu’on lit depuis le début n’est qu’un tissu de mots, ce pourquoi
on substituera selon son désir l’éternité à tout autre concept paraissant déplacé et outrancier
eu égard au temple spinoziste. Maintenant, car je n’ignore pas l’étrangeté de notre
entreprise, on me permettra de citer le maître des axiomes, à qui est permis ce type
d’avertissement, car, hélas ! j’ai bien peur qu’une telle intervention passe aujourd’hui pour
une volonté de nouveauté franchement exagérée, voire dangereuse. Voici l’avertissement –
à ne pas confondre avec l’avertissement philologique de l’historien : « à partir d’ici je ne
doute pas que les Lecteurs seront dans l’embarras, et que bien des choses leur viendront à
l’esprit qui les arrêteront, et c’est pourquoi je leur demande d’avancer avec moi à pas
lents, et de ne pas porter de jugement avant d’avoir tout lu97. »
Synthèse rétrospective
97
E2p11sc. Je souligne.
73
C’est l’heure de remettre les pendules à l’heure. Bien des choses ont jusqu’à maintenant été
dites et lancées dans tous les sens sans que le lecteur sache véritablement de quoi il
retourne. Il est évident que que ce dernier sait que nous ne suivons pas un commentaire très
sage de Spinoza et que nous peinons à ne pas nous engouffrer dans une dialectique binaire
entre la nouveauté et l’éternité. À cet égard, on aura sûrement remarqué que la tâche est
essentiellement déroutante, par nature, et n’est pas seulement la résultante d’une niaiserie
de l’auteur de ces lignes. Car le résultat n’est pas la fin de la route, ni la route de la fin, en
premier lieu parce que le complexe conceptuel mis en jeu ici se compose de plus de deux
termes et que l’espace de pensée développé se refuse à toute linéarité digne de ce nom, en
sautant ici et là, entre la nouveauté et l’éternité, la décision et l’invention, l’axiome fictif et
le divertissement, etc. En second lieu, en nous donnant pour problème principiel la
possibilité d’inventer une nouvelle règle de vie au sein de la vie commune, nous avons
impudemment détourné la fin officielle du TRE, ce qu’un lecteur saura nous reprocher avec
l’éternité sous la main et l’injonction à la synthèse à la bouche. Concédons-lui dès
maintenant la nécessité de procéder à une synthèse qui, non sans être prolixe, saura remettre
en mémoire l’essentiel.
Nous sommes partis de la forme paradoxale de la décision inaugurant le TRE, de laquelle
nous avons tiré nos trois termes directeurs que ceux qui savent reconnaissent comme à
moitié faux : la nouveauté, l’éternité et l’invention. Dès le départ, nous avons noté
l’ambiguïté produite par l’insertion du marqueur de relation temporelle « finalement98 »
qui, avec force, met en cause toute notre entreprise. En effet, c’est finalement que le
narrateur décide de présenter son problème philosophique de telle manière, et non de telle
autre, comme une décision de second degré, sur laquelle nous avons passé aussi vite que
possible, car il est clair que ce « finalement » change tout 99. Que change-t-il ? À première
vue, on dira que cet adverbe décisif vient modifier le rapport temporel que le narrateur
98
Voir plus haut la section Décision.
TRE, § 5 : « Je dis que finalement je résolus : à première vue, en effet, il semblait inconsidéré, pour une
chose alors incertaine, d’en vouloir perdre une certaine. Je voyais bien les avantages que l’on tire des
honneurs et de la richesse, et que j’étais contraint de renoncer à leur recherche si je voulais m’appliquer
sérieusement à une autre chose nouvelle (rei alli novae). Si jamais le bonheur suprême s’y trouvait, je me
rendais compte que je devrais en être privé ; si au contraire il ne s’y trouvait pas et si je m’y appliquais
exclusivement, je serais alors aussi privé du bonheur suprême. »
99
74
entretient avec sa décision, ce qu’un commentateur sérieux attribuera justement à une
qualité d’esprit subtilement pétrie de rhétorique classique : le narrateur, ou plutôt Spinoza,
saurait d’avance à quelle fin il est en mesure de parvenir et aurait tout simplement déjà raflé
les dividendes de son Traité – qu’il aurait d’ailleurs laissé inachevé en vertu de la
compréhension claire qu’il aurait eu de ce fait, c’est-à-dire du savoir de son éternité et de sa
mainmise sur elle, toute possédée par la pensée du philosophe. Or, cette hyperassurance de
l’auteur l’aurait empêché de forger les marches essentielles à cette escalade de l’éternité, les
« notions communes100 », qui ne seraient nulle part à trouver dans le TRE, ce qu’un lecteur
habile à repérer les stratagèmes rhétoriques pourra prestement conclure au premier coup
d’œil, en rencontrant dès le début ce « finalement », qui revient ensuite à plusieurs reprises.
Le marqueur temporel « finalement » trahirait la présupposition de la fin, de la possession
éternelle de l’éternité, d’où l’absence desdites notions communes 101. On touche là
directement notre problème paradoxal du rapport de la nouveauté avec l’éternité.
Formulons-le ainsi : le TRE est-il le fruit d’une synthèse philosophique de la nouveauté et
de l’éternité ? La décision inaugurale est-elle le résultat final ou rétrospectif d’un parcours a
priori déterminé et balisé par une liberté éternelle, une vérité éternité toujours déjà là ?
« Finalement je résolus » : ce serait le signe de la fin prochaine de notre entreprise, la
synthèse rétrospective d’une réforme de l’entendement éternellement pré-faite et disponible
pour l’entendement humain au cas où, miraculeusement, notre homme sentirait le besoin de
s’en saisir. Par ricochet, notre entreprise serait aussi une synthèse rétrospective, ce pourquoi
la section que vous lisez en ce moment ressortirait, évidemment, comme la plus importante,
et rassemblerait enfin la décision instantanée de l’éternité en l’invention nouvelle de la vie
commune, résultat que nous aurions réussi à démontrer spéculativement en un nombre de
pages remarquable. Si finalement je résolus de décider l’éternité, c’est parce que je savais,
d’une manière ou d’une autre, que mon invention est strictement fictive et qu’elle n’est en
vérité qu’un néant face à l’immanence absolue de l’éternité. Ainsi de toutes ces pages
fictives écrites dans le seul but de prouver que les choses sont en ordre et que notre axiome
est en fait vrai, qu’il s’explique de l’intérieur comme le savoir du non-savoir, qui n’est plus
100
Thèse soutenue par Gilles Deleuze et plusieurs autres. Voir Deleuze, Spinoza philosophie pratique, Op.
cit., p. 149-163.
101
Nous ne faisons que le mentionner au passage. Traiter de cette question ici n’est pas nécessaire. Peut-être
Spinoza s’est-il dit la même chose ?
75
que souvenir, et le rétablit ainsi dans sa vérité éternelle que nous aurions feint d’oublier,
etc. Que notre synthèse rétrospective serait facile si les choses en allaient effectivement de
la sorte ! Nous dirions : voilà, la nouveauté de l’invention s’évanouit dans l’éternité qui,
une fois comprise, résorbe tout ce que sa puissance peut résorber, soit, considérant sa nature
infinie, tout ce qui est concevable, incluant notre axiome fictif que nous aurions
dialectiquement posé comme vrai et qu’on pourrait utiliser sans crainte de se tromper peu
importe la recette entreprise. L’avantage de cette résolution finale résiderait bien sûr dans
sa pleine cordialité et communauté d’esprit avec les commentateurs, les experts en
rhétorique et les lecteurs qui peut-être ont cessé de nous entendre depuis déjà un bon
moment.
Or, tout cela est très beau mais passe à côté du problème : pourquoi le narrateur utilise-t-il
l’adverbe « finalement » pour proclamer sa décision ? Reprenons donc de là, en laissant à
côté du problème les contempteurs de l’éternité et, plus encore, les critiques de la
nouveauté, lesquels devraient, selon l’histoire de la philosophie la plus excellente,
obligatoirement inclure Spinoza, le chantre du système éternel. Cela est gênant, bien
entendu, mais nous rappelons résolument à notre lecteur que le narrateur spinozien est pour
nous plus intéressant que Spinoza en personne, nous qui baignons confortablement dans la
fiction philosophique entamée par notre axiome selon lequel nous savons et ne savons pas
que nous sommes éternels ou que nous participons de l’éternel, quoique ce soit pour
l’instant sous le mode de l’être-possédé et non de la possession véritable. Notre entreprise
serait-elle une simple diversion rhétorique, une distraction conceptuelle trop longue pour
être sérieusement considérée comme philosophique ? Avant de répondre, il faut procéder à
la synthèse, remettre les pendules à l’heure et regarder vers l’arrière afin de consolider nos
acquis spéculatifs. Veut-on nous berner à coups de stratagèmes rhétoriques afin de montrer
que finalement l’éternel est une certitude objective, la nouveauté une incertitude subjective
passagère et l’invention un ressouvenir théorique que le narrateur voudrait provoquer en
nous ? Si la nouveauté était une incertitude subjective, notre narrateur ne ferait que
percevoir des fausses nouveautés, des fausses inventions qui, finalement, ne se révéleraient
être que des mirages sur le chemin immuable de la synthèse philosophique, des négations
ponctuellement gênantes, mais éternellement dépassées dans l’éternité de la fausse surprise
qu’est le savoir de notre éternité et de notre véritable possession éternelle de l’éternité. Par
76
conséquent, le rapport du narrateur spinozien avec la démarche conceptuelle mise en branle
dans le TRE ne serait qu’artifices et dédales temporels superflus. Le paradoxe de la
nouveauté de l’éternité relèverait de l’imagination, laquelle ne comprend pas réellement les
choses, mais les imagine, faisant alors de la nouveauté de l’éternité une simple farce
instantanée, comme la poudre à soupe se convertit en soupe véritable une fois opérée la
synthèse de la poudre et de l’eau chaude. Or, le passage de la vie commune, ou du nonsavoir de la vie éternelle, au savoir de la nouvelle vie éternelle immanente à la vie
commune doit avoir réellement lieu pour que nous puissions réellement briller d’une joie
éternelle et continue, ce qui veut dire que ce passage n’est pas simplement logique, mais
relève de l’existence d’un homme malade et requiert de celui-ci une vraie nouveauté, un
véritable événement inventif au sein duquel le non-savoir devient savoir. C’est paradoxal, et
c’est ce que nous ne pouvons éviter, à moins de considérer la décision du narrateur pour
l’éternité comme la décision que l’éternel prend lui-même, en personne, sous le masque
d’une conscience malade emportée à son insu par la puissance absolue de la synthèse et de
l’autosynthèse de l’éternel. Car si l’homme est éternel et rien qu’éternel, qui prend la
décision sinon l’éternité elle-même ? Voilà de la rhétorique authentique, celle dans laquelle
nous tombons automatiquement si l’on ne prend garde au fait que notre narrateur, avant
d’inventer une nouvelle règle de vie, n’a essentiellement pas possession de sa future
invention. Il faudra donc qu’il se passe quelque chose avant de pouvoir affirmer que notre
homme est lui-même éternel et qu’il le sait, non plus sous le mode de l’être-possédé, mais
en tant que maître possesseur de l’éternité et d’une nouvelle règle de vie qu’il aura inventée
de son crû. De plus, si c’est bel et bien le narrateur qui prend la décision de l’éternité, il
faudra inévitablement admettre que, distraction ou pas, imagination ou pas, il est nécessaire
qu’il y ait un instant à partir duquel la décision soit prise, un instant essentiellement décisif
pour la vie de notre homme, une marque dans le temps discontinuant son rapport avec
l’ancien ainsi qu’avec le présent et le futur. Nous en avons parlé à quelques reprises, et le
voilà qui revient, cet instant, dont le sérieux est insoupçonnable, puisqu’il faut
nécessairement un entre-deux ou un espace de passage, aussi étroit soit-il, entre le nonsavoir et le savoir de notre éternité concrète. Or, justement, le savoir de l’éternité concrète
suppose un événement réel par lequel elle advient à la vie commune de notre narrateur, ce
pourquoi l’instant ne vient nullement absoudre la difficulté puisque, au contraire, l’instant
77
est ici une pure limite entre deux éléments qui constituent l’étoffe de notre axiome, d’une
connaissance fictive que nous prétendons déduire de la fiction dans laquelle nous sommes
embarqués à grand train depuis un moment – même si le lecteur soupçonne qu’il n’y a pas
possibilité de s’en sortir objectivement certain quant à la question de la nouveauté chez
Spinoza.
L’instant forme-t-il cet événement concret par lequel je passe à l’éternité s’il n’est qu’une
abstraction conceptuelle ajoutée au beau milieu d’un axiome logiquement insupportable ?
Remarquons que nous n’ajoutons pas l’instant à notre axiome, qui, depuis toujours,
comporte une subordonnée essentielle à son intellection : quoique ce soit pour l’instant
sous le mode de l’être-possédé et non de la possession véritable, avons-nous dit. Il a donc
toujours été dit que l’instant est axiomatiquement décisif et qu’il est susceptible de modifier
de l’intérieur un principe logique que notre lecteur aura tôt fait de ranger au rayon des
oublis éventuels. Cet élément temporel ne sera cependant guère facile à oublier, car il est le
pivot de l’axiome et, sans pivot, l’axiome ne serait qu’un postulat auquel il faudrait croire,
ce que, par bienveillance pour la communauté de nos efforts, notre modestie n’impose à
personne, nous qui réfléchissons ici ensemble, la présence du lecteur n’étant pas moins
indispensable que la mienne. – Entre nous, il faut bien que le texte s’écrive !
Par pivot, je n’entends pas la synthèse immanente à l’axiomatique philosophique, par
laquelle la pensée pourrait se ressaisir de l’éternité et de la nouveauté ainsi que du savoir et
du non-savoir en un seul mouvement de savoir éternel. Non, nous voulons plutôt faire
sauter les verrous de l’axiome, tandis qu’au contraire la sublimation de la contradiction qui
lui est intrinsèque ne ferait que réintroduire l’hypothèse rhétorique selon laquelle le
« finalement » de la décision n’est qu’une farce en clin d’œil pour ceux qui savent (les
commentateurs éternels et les critiques de la nouveauté). Je dis finalement, car ma décision
suppose un intervalle temporel réflexif au sein duquel quelque chose se passe réellement,
d’où je tire forcément quelque conclusion, imaginaire ou non, par laquelle j’attribue un
contenu à ma décision de l’éternité. « Voici seulement ce que je voyais : tant que l’esprit se
tournait vers ces pensées, il se détournait des premiers objets et pensait sérieusement à une
nouvelle règle de vie ; ce fut pour moi un grand soulagement 102 ». Tant que je me tourne
102
TRE, § 11.
78
vers la pensée de la décision ou de l’instant décisif, je me distrais – permettez
l’expression – des distractions que sont le plaisir, les honneurs et la richesse, et je deviens
littéralement sérieux, dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire que je me mets à penser à un
remède au lieu de me fixer sur les choses que les possédés perçoivent faussement, et au prix
de leur vie, comme le bien suprême 103. Comble du paradoxe : se tourner vers la décision est
non pas l’antithèse du divertissement ou de la distraction du possédé contre laquelle l’on
s’attendait à ce que notre narrateur spinozien nous mette en garde ; non, c’est même
l’inverse, il nous recommande plutôt d’utiliser cette distraction tant condamnée par les
moralistes afin de nous distraire activement des choses qui rendent notre distraction brève
et fatale. Autrement dit, il s’agit d’instaurer un plan de diversion contre la distraction qui
finit souvent par nous perdre, afin d’ouvrir l’instant de la décision en une temporalité
distrayante concertée. Ainsi, sans sortir à proprement parler de la distraction et des
divertissements que sont le plaisir, les honneurs et la richesse, le narrateur nous enjoint à
inventer une nouvelle distraction active qui saura détourner les forces du corps et de l’esprit
des faux biens. Et ce détournement se fait non pas vers le bien suprême ou l’éternité, qui est
à ce stade parfaitement incompréhensible, mais vers la décision inaugurale qui s’est
produite comme par miracle, de l’intérieur de notre fiction, et qui mérite selon notre homme
d’occuper entièrement l’esprit. Il ne s’agit surtout pas de nier les divertissements en vertu
d’un principe extérieur à la réflexion. Procéder de la sorte nous ferait retourner à
l’hypothèse rhétorique, où le point de départ était l’éternité et non le temps des mortels.
C’est plutôt de la réflexion venant de passer en observation ses propres divertissements
qu’est extraite la force de détournement des divertissements vers un vrai divertissement
digne d’attention : soit le moment de la décision, l’acte de décider même indépendamment
de son rapport avec l’objet visé, l’éternité incompréhensible. Tout se passe comme si la
décision était l’avènement du plus important des divertissements qui, à l’instar des autres,
comporte sa part d’étonnement 104 ! Notre objectivité axiomatique s’étonne ici, avec raison,
car à quoi s’attendait-on sinon à une autre description séduisante de la nature de Dieu et de
103
TRE, § 7 : « Or tous ces objets que poursuit la foule, non seulement n’apportent aucun remède pour
conserver notre être, mais ils y font même obstacle et, souvent cause de la perte de ceux qui les possèdent, ils
sont toujours cause de la perte de ceux qui en sont possédés. »
104
Nous disons bien étonnement, même si l’opinion préfère séparer Spinoza des Grecs à qui il opposait la
critique de l’étonnement et de la surprise. Or, l’analyse de la nouveauté montre qu’il n’en est rien, même si
79
ses propriétés, qui aurait été proclamée sous le chef recommandable de la déduction
scientifique, que le lecteur pourrait suivre joyeusement jusqu’au résultat escompté ? Au
contraire, la décision semble générer de l’autodétournement passionnel et conceptuel chez
le décideur, ce qu’un disciple de l’axiomatique éternelle aimera bien entendre, souriant
toutefois de cette méprise par laquelle je substitue le concept de décision à celui de
l’éternité. Or, il n’en va pas ainsi car, comme il a été dit plus tôt, l’éternité nous est encore
parfaitement incompréhensible, et notre joie n’a pas assez de panache pour s’identifier
aussitôt à la continuité éternelle. Cette synthèse est impossible, existentiellement j’entends.
Mais que cette dernière soit impossible ne signifie pas que la pensée ne fasse un pas en
avant ou sur elle-même, puisqu’il y a force « soulagement » – ce qui n’est pas rien pour un
homme temporel – ainsi qu’une proportion existentielle générée de l’intérieur de la
réflexion de la décision, entre le temps du détournement des objets de divertissement
nuisibles et la qualité de la réflexion de la décision. Ce soulagement temporel – et non du
temps – est frappé du concept d’intervalle : « [e]t bien qu’au début ces intervalles aient été
rares et n’aient duré qu’un espace de temps très limité, pourtant, à mesure que le bien
véritable me fut de mieux en mieux connu, ces intervalles devinrent plus fréquents et plus
longs105 », explique le narrateur. Une fois la décision reprise, il y a possibilité de
soulagement ; l’instant de la décision perd son caractère de limite purement fictive, pour
s’étendre ou enfler de l’intérieur, à la mesure de la qualité de réflexion que je génère
concernant le « bien véritable » et du temps qu’elle implique. Ainsi, la discontinuité
instantanée de la décision s’avère être une expression insuffisante de la décision. Pourquoi
donc ? Était-ce une expression fictive ? Pas tout à fait, car la décision suppose
effectivement l’instant de la décision, instant qui nécessairement rompt avec le passé en un
point temporel unique, au sens où sa présence effective ne souffre nulle cohabitation, nul
empiètement causal. Cette discontinuité est aussi l’abime me séparant de l’éternel auquel
j’aspire, soit l’éclair de la décision par laquelle je m’efforce de passer de la discontinuité
relative de la vie commune à la continuité absolue de la vie éternelle – mais sans sortir de la
vie commune, car c’est là notre épineuse hypothèse. De la discontinuité relative à la
continuité absolue, en passant par la discontinuité absolue, voilà le chemin
Spinoza est fort prudent à ce sujet. Comme quoi la critique de la surprise peut se réfléchir en surprise de la
critique.
105
TRE, § 11.
80
malheureusement impossible à traverser. Du moins lorsque c’est dit de cette manière, car il
semble
maintenant
que,
si
nous
considérons
la
décision
dans
sa
capacité
d’autodétournement de la pensée, le chemin de la pensée peut se faire en grossissant de
l’intérieur l’instant absolument discontinu de la décision en une invention à la fois
absolument nouvelle et absolument éternelle. Or, loin de considérer cette formule rêche
comme une solution synthétique à notre paradoxe, je m’alarme à nouveau de notre situation
axiomatique, à laquelle l’on me permettra de m’attarder un peu plus longtemps étant donné
l’ampleur de la difficulté à laquelle nous nous confrontons.
D’une part, notre axiome est fictif, nous le savons, et s’écartèle intérieurement en quelque
chose de nouveau (essentiellement ou non) : l’intervalle, qui n’a rien d’une fiction, lui qui
exprime le temps réel d’une pensée en train de se faire, grossissant de l’intérieur et
réfléchissant de plus en plus adéquatement le « bien véritable », l’éternel ou la nouvelle vie.
Par suite, cet intervalle forme ce qu’on appelle le pivot axiomatique de la possession, en ce
qu’il dépossède son homme des divertissements morbides proportionnellement à la
nouvelle possession qu’il s’autorise en réfléchissant de plus en plus adéquatement le « bien
véritable », qui n’est pour nous, mortels, qu’une simple reprise métaphorique de la décision
de nous inventer une nouvelle vie éternelle. On en conclut donc que le pivot, quoiqu’il
écartèle notre axiome fictif, reste d’un certain point de vue immanent à ce dernier, car c’est
l’instant de la décision que nous réfléchissons tout en lui transférant notre droit de
possession, décision à partir de laquelle nous avons déduit notre axiome fictif, ce pourquoi
l’intervalle, aussi réel soit-il, reste encore aux prises avec la fiction de l’instant et de
l’axiome. Rien de moins paradoxal. Autant la pensée gagne en réalité qu’elle s’étend en
fiction. – D’autre part, si l’intervalle est une expansion tendanciellement continue de
l’instant de la décision, on dira que l’intervalle est décisif, ce qui implique que la décision
n’est plus uniquement instantanée et discontinue, mais également continue ou, plus
précisément, progressivement continue. Conséquemment, nous nous retrouvons avec une
décision inaugurale non plus seulement fictivement instantanée, mais aussi fictivement
continue, puisque nous ne savons pas vraiment si cette continuité fictive est identique à la
joie éternelle et continue, ni si l’intervalle durera une seconde ou une éternité. C’est ce
rapport qu’exprime la conjonction impossible de l’invention en l’intervalle qui serait à la
fois absolument nouvelle et absolument éternelle. Absolument nouvelle, car s’ouvre un
81
espace continu inouï, étant un détournement de détournement ou un auto-détournement de
la décision initialement discontinue ; absolument éternelle, car notre homme temporel
rejoindrait alors le plan de continuité de l’éternité, comme s’il était sauté dans un ailleurs
(mais c’est une métaphore). Or, à moins de nous contredire, il est impossible de conclure à
la nécessité de la synthèse de ces deux aspects de l’intervalle ou de l’invention, car nous ne
savons pas ce qu’est l’éternité joyeuse et continue, nous qui sommes ancrés dans le monde
temporel et dans la vie commune. Nous en trouverons la preuve a posteriori au sein de
l’exercice de la pensée, dont la continuité n’est jamais donnée, mais toujours à faire, ce
pourquoi la synthèse n’est que chimère et distraction hors de la décision ou un retour aux
divertissements de premier degré. Prendre au sérieux le désir de « parvenir à une nouvelle
règle de vie » fait tomber le règne de la synthèse rétrospective, au profit de la fiction de
l’instant de la décision nouvelle, qui ne peut être moins réelle que l’éternel. En effet, si la
fiction de l’instant ou de l’invention d’une vie nouvelle peut se réfléchir indépendamment
de l’objet visé, ne devons-nous pas dire que la nouveauté enveloppe quelque existence
réelle ? Et que dans ce cas l’éternité présuppose la nouveauté et, réciproquement, la
nouveauté l’éternité ?
Maintenant, notre vénérable lecteur peut confirmer la raison de sa perplexité, lui qui peutêtre a l’impression d’être détourné de ce à quoi il s’attendait, car nous venons de conclure à
l’impossibilité de procéder à la synthèse, chose qui, je l’accorde, n’a rien d’un honneur
pour ce texte à multiples entrées non linéaires. Ainsi on aura remarqué que la synthèse
annoncée plus haut en grande pompe n’était qu’un gentil guet-apens. Croira-t-on que les
pendules soient « finalement » remises à l’heure ? Un rapide survol de cette dernière
section pourra rassurer le lecteur à ce sujet, elle qui est plus longue que toutes les
précédentes, plus bavarde et insensée que tout ce que vous avez pu lire, alors qu’elle devait
fournir au lecteur une rétrospective concise et facile à mémoriser. Sachez cependant que la
présence en vous de ce sentiment d’être détourné m’est cher, car il est signe que le
paradoxe que nous voulions poursuivre a d’ores et déjà entamé le procès de notre
possession !
Interlude logique
82
Notre développement jongle avec deux logiques apparemment opposées. D’un côté est
posé l’instant discontinu de la décision, qui suppose un saut qualitatif ne souffrant aucune
quantification : je décide de l’éternité, ou je ne décide pas. De l’autre, par le concept
d’intervalle, il semble qu’il soit possible pour l’instant discontinu de se continuer, de
grossir de l’intérieur, de s’allonger et de se mesurer, comme un texte philosophique tire sa
substance de lui-même (et non d’opinions collectées dans le monde), de façon à ce qu’il
puisse accumuler les concepts, les paragraphes et les pages. Mais comment penser le
développement continu de ce qui est par soi discontinu ? C’est là le paradoxe que nous
moissonnons ensemble, à l’aide des pousses de folie du narrateur spinozien. Une solution
envisageable serait de confronter la perspective temporelle de l’instant à la perspective sub
specie aeternitatis de l’instant. Ainsi nous pourrions dire : la décision est la nouveauté de
notre narrateur devenant dans le temps, mais le retour réflexif sur la décision est le
mouvement de l’éternité, par quoi serait dit que la nouveauté est subjectivement vraie, mais
éternellement illusoire vu le nécessaire évanouissement du temps en l’éternité. En effet,
l’éternité est au-delà du temps et ne se conçoit aucunement par lui ; elle est l’existence
nécessaire conçue par soi. Or, quoique cette solution soit également difficile – est-elle
même une solution ? – là n’est pas stricto sensu le problème que nous traitons. Nous
n’opposons pas le temps à l’éternité, mais la nouveauté à l’éternité, avec l’invention d’une
règle de vie nouvelle comme tiers et l’axiome fictif comme terre-plein existentiel glissant.
Le temps n’est pourtant pas accessoire pour notre problème, puisque l’instant suppose le
temps et l’intervalle est grosso modo l’expression spirituelle du temps. En fait, la nouveauté
dont il est question ici, la nouveauté vitale, ne s’en tient pas seulement à la variation dans le
temps ; la nouveauté follement désirée par le narrateur est en partie essentiellement
éternelle106. Il ne nous est donc pas possible de réduire la nouveauté à un simple moment du
temps qui serait dépassé aussitôt l’éternité possédée conceptuellement ou existentiellement.
Car, essentiellement, c’est l’éternité elle-même qui est nouvelle, même si en un autre sens
elle ne l’est pas le moins du monde. La réduction de la nouveauté à l’éternité enlèverait
donc au paradoxe sa nature paradoxale, et offrirait en compensation une abstraction
logique, précisément celle que les plus prudents des lecteurs considèrent impossible à
avaler, à savoir, l’éternité que le philosophe spinoziste pourrait se targuer de posséder par la
106
Ou, de manière essentielle, en partie éternelle.
83
pensée, la pensée sub specie aeternitatis, la vraie sagesse indestructible. Certes, on peut
dire que le spinozisme est une philosophie de l’éternité, mais rares sont ceux qui y croient –
chose en ordre, car il ne s’agit pas d’une enchère à croyances. Réduire la nouveauté à
l’éternité produit, d’un point de vue temporel, une impossibilité logique par laquelle la
quantité s’élimine au sein de la qualité absolue de l’éternité. En conséquence, tout le TRE
redeviendrait rhétorique – entendre aussi : théorique – et l’intervalle ne serait qu’une
stratégie cosmétique introductive pour les clients psychologiquement rebutés par le
spinozisme éternel, si bien que nous serions finalement ici sur le point de déballer la
synthèse tant attendue, celle que tout le monde pourrait répéter sans rien y comprendre :
« rétrospectivement, tout est éternel, dont la nouveauté et la décision, qui n’étaient que des
mots, et nous savons éternellement que nous sommes éternels, libres et joyeux ». Est-ce
satisfaisant ? Non, le narrateur répète à maintes reprises que « finalement » il « résolut », il
a donc sérieusement pensé à son inquiétante affaire, croyons-nous, ce pourquoi le comment
développer en continu le discontinu retient notre attention, ou nous détourne encore dans le
jeu de nos cercles.
Deux
logiques
apparentes,
l’une
quantitative,
l’autre
qualitative,
l’intervalle
d’autodétournement de la décision et la fiction de l’instant de la décision. « Finalement je
résolus » n’est pas de la rhétorique inessentielle, il y a donc un intervalle essentiel
constituant le mouvement réflexif circulaire entre la possibilité de la décision et la prise de
la décision. Avant de décider, j’hésite, je me demande s’il est simplement possible de
décider une chose aussi importante, c’est-à-dire de décider d’inventer une nouvelle règle de
vie éternelle, puis, après un certain temps, je décide, je saute à pieds joints dans la
recherche de cette joie continue et éternelle. Pourquoi ai-je décidé ? C’est parce que
l’intervalle temporel au cours duquel je tâchai de réfléchir la possibilité de la nouveauté
existentielle m’est apparu comme l’expression réelle de l’exercice de ma puissance, comme
la condition actuelle de ma décision. C’est l’auto-détournement qu’imprime la possibilité
de décider à ma vie, jusque-là commune, qui me permet de ne plus succomber aussi
facilement aux distractions fatales qui finissent tôt ou tard par me posséder, moi et mes
lubies quotidiennes. Or, pour devenir effective, cette décision a-t-elle pour condition la
quantité, en intervalle et en connaissance ? Ou bien indique-t-elle le saut qualitatif hors de
soi, avant même que la logique quantitative ait pu m’apprendre quoi que ce soit sur la
84
possibilité du saut ? Mais comment répondre à cette question ? La facilité serait de
répondre : les deux possibilités, car elles enveloppent l’immanence de l’éternité, par suite
de quoi on pourrait se lancer dans le détail, en précisant que l’intervalle réflexif suppose
l’éternité de la possibilité, autrement dit la nécessité de la possibilité, et que le saut suppose
aussi l’éternité, dans la mesure où c’est en vérité l’éternité qui saute en elle-même. Ainsi
tiendrions-nous la synthèse finale, la fin du paradoxe, le « transcendantal » solutionnant nos
difficultés. De même pourrait-on reprendre notre axiome et le répandre comme la vérité
nouvelle. Mais nous ne pouvons embrasser cette synthèse, ni la légitimer, car, que nous le
voulions ou non, nous sommes mortels et aucun détournement ne peut véritablement nous
en détourner. Pour cette raison, l’éternité ne sera jamais gagnée pour l’éternité. Plus encore,
comment assurer la continuité objective de notre joie au sein de l’éternité ? Faudra-t-il
poser une supraéternité garantissant la nécessité de la possibilité, et une supra-supraéternité
garantissant la supraéternité, et ainsi de suite ad infinitum ? Doubler l’échelle de l’éternité
d’une seconde échelle éternelle ? Laissons ces questions qui méritent grande attention au
théoricien ignorant les plaisirs de la distraction.
Décision transversale
Ouvrons une voie transversale. D’où vient l’auto-détournement de la décision ? Car cette
expression est encore mystérieuse. L’autodétournement de la décision, c’est la réflexion
intrinsèque de la décision, l’intervalle temporel par lequel la décision se pense elle-même
indépendamment de l’objet qu’elle vise. Rappelons une énième fois que la décision vise
l’éternité de la joie, etc. La décision se braque donc sur l’éternité, c’est sa folie et son idée
fixe. Mais que se passe-t-il lorsque nous fixons une chose ? Nous finissons notre rapport,
mieux, nous le déterminons de façon finie. Ainsi l’objet de la décision, l’éternité infinie,
glisse et devient fini. En termes simples, la décision mène à la distraction de premier
degré – c’est ce que nous savons depuis un moment. Lorsque notre homme poursuit le bien
suprême, l’éternité, il trébuche sur des objets finis, des divertissements mondains comme le
plaisir, les honneurs et la richesse. Cependant, ces divertissements « font du tort tant qu’on
les recherche pour eux-mêmes107 », ce qui veut dire que, considérés comme moyens, ils ne
107
TRE, § 11.
85
peuvent nous faire du tort, puisqu’alors ils sont les moyens du bord permettant d’inventer
notre nouvelle règle de vie, sans sortir de la vie commune. De ces moyens la décision
s’alimente de façon immanente en produisant ses propres déterminations de désirs et de
concepts. Car la fiction de l’instant de la décision trouve en eux l’occasion de se réfléchir à
titre de distraction ultime, pour ainsi dire, donnant alors à notre homme les moyens
d’inventer sa fin sans se perdre dans un nouvel objet fini. Il ne peut pas se perdre, car il
prend son point de départ concret dans le fini et, par hypothèse, il est distrait du fini, ce
pourquoi il se tourne vers l’infini, qu’il le sache ou non (voir axiome fictif). En d’autres
mots, la décision ne se perd plus – comme auparavant – dans le fantasme fini ou abstrait de
l’éternité, car le contenu qu’elle se donne, en le réfléchissant dans l’intervalle, est
directement issu de l’existence de notre individu qui désire désirer se décider. C’est dire
que la différence entre le désir d’inventer ou de décider et l’objet désiré ou décidé est
maintenue, voire produite par la réflexion, qui est ainsi différentielle ; ou encore que
l’identification immédiate entre la décision et l’objet est empêchée par la réflexion
développée en intervalle par la reprise perpétuelle de la fiction de l’instant de la décision.
La décision se décide alors elle-même, elle s’enclenche de l’intérieur, qui n’est autre que le
détournement des objets finis, dans un mouvement de reprise infinie. Partant de la fiction
de la décision première, le narrateur cherche à inventer une règle de construction de
l’éternité, mais ce n’est que par le détournement de l’attention opéré par l’analyse des
divertissements que la pensée peut se mettre à générer de l’intérieur son propre mouvement
synthétique de décision. Toutefois, cette synthèse n’a rien du mouvement rétrospectif
rhétorique dont nous parlions qui, en signant la farce de l’éternité, se jouerait de notre
narrateur. Au contraire, cette synthèse va vers l’avant, sans retomber dans l’éternité
illusoire de l’objet fini que nous poursuivons, en réfléchissant incessamment la décision,
tout en nous détournant simultanément de l’objet de la décision, qui est forcément posé par
la pensée comme fini (l’éternité, la nouveauté, la liberté, le plaisir, les honneurs, la richesse,
etc.). En ce sens, la décision devient infinie. Elle joint en elle une distraction formelle et
essentielle, le désir de l’éternité, ainsi qu’une distraction inessentielle, tel moyen fini de
l’expérience commune. La différence réfléchie de ces deux distractions produit le
mouvement d’invention perpétuelle de l’infini. Comment donc ?
La décision se dit de l’infini – ou de la recherche de l’infini en tant qu’elle s’élabore à partir
86
des vrais biens qu’elle désire –, en ce sens qu’elle le vise objectivement, mais surtout par
son mouvement qualitatif de reprise perpétuelle, qui fait qu’elle devient l’infini, sans plus
se buter sur des fins extérieures ou des divertissements finis. Or, réciproquement, la
décision ne procède quantitativement que des objets finis constituant l’expérience de notre
homme, des vrais biens qu’il recherche, sans quoi elle s’imagine saisir immédiatement
l’infini, ce qui la ramènerait nécessairement à l’abstraction finie et à la représentation d’une
fin extérieure, en face de soi, comme le bœuf en enchère ou la théorie représentant le
monde. Par conséquent, la décision devient infinie parce qu’elle se reprend incessamment,
mais aussi parce que le devenir infini suppose une composition synthétique d’éléments
strictement finis ou singuliers. On dira aussi que, par la réflexion ou l’auto-détournement de
la décision, la différence apparemment relative entre ces deux types de distraction devient
infinie, par quoi l’identité advient, car ce sont les deux faces de la même chose, à savoir de
la décision. Voilà donc une nouvelle formulation de notre paradoxe, qui ne résout pas
réellement notre problème. Pourquoi ? Peut-être parce que nous baignons toujours dans
l’espace de la fiction de la décision. Impossible d’aller plus loin – c’est-à-dire d’être plus
clair – sans nous demander comment passer de la fiction à la vérité. Quand même nous
entr’avouerions que cette nouvelle voie transversale n’est que la transposition existentielle
du pivot axiomatique, il n’en reste pas moins que la question du pivot aboutissait à la même
conclusion, à savoir que l’intervalle reste tributaire de la fiction de la décision, si bien que
le récent ajout stipulant que l’intervalle de la décision se pense intrinsèquement et
indépendamment de l’objet visé ne semble être qu’une autre bulle de savon, une fiction
bonne pour les magasins de nouveautés.
Détournement pathétique de la méthode
Notre narrateur spinozien est attentif à cette difficulté. Pour lui aussi, l’infini pose
problème. Il se demande en effet comment saisir adéquatement l’infini ? C’est bien sûr
l’objet de la décision, ou ce qu’il faut inventer pour se déposséder et passer du non-savoir
au savoir. Il recense donc les « modes de percevoir 108 » qu’il a utilisés dans son traité « afin
de choisir le meilleur de tous et de commencer du même coup à connaître [s]es forces ainsi
108
TRE, § 18-24.
87
que la nature qu’[il] désire porter à sa perfection 109 ». Notons que le choix du mode le
meilleur produit du même coup la possibilité d’augmenter la connaissance de mes forces, il
me touche directement. Encore faut-il y arriver, et c’est là tout le problème de la décision.
Cette perception la plus parfaite est celle « où la chose est perçue par sa propre essence et
par elle seule, ou par la connaissance de sa cause prochaine 110. » Ainsi, si je connais
directement l’essence d’une chose ou
sa
cause prochaine, je peux affirmer
proportionnellement que je me connais mieux moi-même, ou ma nature. « Enfin une chose
est perçue par sa seule essence quand, du fait que je connais quelque chose, je sais ce que
c’est que connaître quelque chose 111 », ajoute-t-il, ce qui implique que la connaissance de
tel objet fini produit des effets sur moi, puisque j’apprends alors ce que c’est que savoir
quelque chose. C’est la connaissance réflexive, ou l’autodétournement en intervalle de
l’analyse et de l’évaluation des choses avec lesquelles j’entre en rapport. « Quel emploi
faut-il donc en faire pour qu’une connaissance de cette sorte nous donne l’intellection des
choses inconnues, et cela, en outre, le plus directement possible112 » ? Exigence de vitesse
et aventure dans l’inconnu, ce sont les deux aspects que nous pouvons à bon droit rapporter
à notre problème : décider l’inconnu, la nouvelle vie éternelle, le plus vite possible. Mais
restons calmes, la synthèse rétrospective ne découle pas magiquement du désir d’en
découdre avec le paradoxe qui, de son côté, exerce sa possession sans plus jamais crier
gare : toutes nos tentatives de le contourner ont jusqu’à maintenant buté sur la difficulté
qu’il recèle, directement en chemin ou par la rencontre avec quelque signe extérieur faisant
entrevoir sa présence, à la suite duquel nous nous sommes enfuis en changeant de section
d’écriture. La sagesse n’exclut d’ailleurs pas la fuite. Mais on me reprochera peut-être que
cette prétendue sagesse cache une ruse beaucoup moins sage, une ruse dont la malignité
n’aurait pour but que de délivrer une fois pour toutes la synthèse – ainsi, tout à coup, la
solution se présenterait sous les couleurs du quatrième mode de percevoir, en finissant
enfin avec notre raisonnement interminable. Or, cette blague a perdu son cachet
humoristique. Saisir directement l’essence d’une chose inconnue, c’est là une expression
qui ne feint pas un seul instant d’être logiquement supportable, elle qui juxtapose deux
109
TRE, § 18.
TRE, § 19.
111
TRE, § 22.
112
TRE, § 29. Je souligne.
110
88
éléments en soi impossibles. Comment saisir directement une chose ? De surcroît, comment
penser directement une chose inconnue sans la confondre avec du connu ? Renvoi en
amont : comment décider de l’inconnu, de l’absolument nouveau, sans sortir de sa vie
commune ? Comment saisir l’objet de la décision, l’éternité nouvelle, si l’on ajoute cette
condition selon laquelle il faudrait saisir sans détour, directement l’objet ? Faudra-t-il faire
fi de soi-même et sauter dans l’inconnu pour se prévaloir de ce mode de percevoir dit
intuitif ? Faudra-t-il se libérer de soi-même avant de parvenir à la liberté véritable, éternelle
et joyeusement continue ? Non, non. Ce mode de percevoir serait-il lui aussi un dérivé de la
fiction de la décision ? Cela impliquerait que la saisie directe de l’essence des choses doive
nécessairement passer par la fiction, ce qui a de quoi nous laisser perplexes, « passer par »
signifiant l’indirect et non le direct. Essayons quand même. Je décide fictivement de ma
nouvelle vie éternelle ; se produit de l’autodétournement ou de la réflexion
indépendamment de l’objet visé par la décision ; ainsi il ne reste plus que la forme de la
décision, car l’objet, l’éternité, nous est encore inconnu. Selon nos constructions
antérieures, cette forme, c’est l’intervalle réflexif par lequel la décision devient infinie, ou
par lequel l’infini devient décisivement immanent au procès de la connaissance. Le devenir
infini de la décision n’est rien d’autre que la reprise perpétuelle de l’acte d’autodétournement de la décision aux prises avec ses éléments concomitants, qui sont les objets
finis composant la multiplicité de ses relations intrinsèques. Autrement dit, à défaut de se
perdre dans le fantasme objectif de l’infini, la décision se prend elle-même pour objet et se
perçoit alors comme acte formel, comme mouvement réel et causal. Or, même si elle
semble générer un mouvement de reprise réelle, la décision reste fictive, car l’objet qu’elle
vise, l’infini ou l’éternité, n’est pas connu au moment de la décision, ce pourquoi la
décision devient un mouvement de reprise de la décision, un effort constant de décider ne
trouvant sa mesure nulle part sinon en lui-même. D’où le devenir infini de la décision.
Mais qu’est-ce qu’une fiction ? Une idée qui « se rapporte seulement au possible, et non au
nécessaire ni à l’impossible113 ». Ici, la décision vise le nécessaire, l’éternité, mais, nous
l’avons vu, la décision est paradoxale, ayant pour objet quelque chose qui est à la fois
absolument nouveau et absolument éternel. Même s’il est par nature nécessaire et éternel,
113
TRE, § 52.
89
son objet lui est donc strictement possible, à savoir : « une chose dont l’existence, à
considérer sa seule nature, n’implique pas qu’il est contradictoire qu’elle existe ni qu’elle
n’existe pas, mais dont la nécessité ou l’impossibilité d’existence dépend de causes qui
nous sont inconnues tout le temps que nous forgeons la fiction de son existence 114 ». C’est
bien le cas de la nouvelle règle de vie éternelle, elle dont « nous n’aurions même pas pu
forger la moindre fiction à son sujet » « si sa nécessité ou son impossibilité, qui dépend de
causes extérieures, nous avait été connue 115 ». Si et seulement si, car sa nécessité ne nous
est pas connue. La décision est fiction, une simple possibilité de décision ne se référant
formellement qu’à elle-même. Mais, objectivement, elle est aussi la décision de l’inconnu
tout le temps que nous ignorons être vraiment éternels, puisque l’éternité visée est celle de
notre joie, laquelle n’est par hypothèse pas immédiatement vécue ou réfléchie
concrètement. Dans ce cas, ne pouvons-nous pas dire que ce mode de percevoir réflexif ou
intuitif trouve son expression éthique première dans la décision fictive elle-même ? Saisir
des choses inconnues, autrement dit, se saisir ou se décider à titre de chose inconnue ?
Lorsque je décide, je me prends à mon insu pour objet de conquête, car je suis inconnu à
moi-même et ignore ce que je fais du point de vue de l’éternité, si bien que, pendant que je
forge la fiction de mon éternité, peut-être suis-je en vérité lancé dans une entreprise de
transformation
directe
de
moi-même,
passant
de
l’inconnu
indéterminé
à
l’autodétermination de moi-même ? Si c’est le cas, la cause prochaine de la chose que je
m’efforce de connaître, ce n’est rien d’autre que l’intervalle de la réflexion qui me fait
progressivement comprendre la décision fictive, soit moi-même en tant que cause
déterminée par d’autres causes. Réciproquement, la cause prochaine de l’intervalle réflexif,
n’est-ce pas tout simplement la décision, que je pose à titre de fiction de l’éternité
nouvelle ? Qu’y a-t-il de plus direct qu’une connaissance immédiate de et par soi, c’est-àdire une transformation opérant – paradoxalement – sur elle-même, comme notre narrateur
réfléchissant à sa propre transformation à l’aide de concepts ? Si ces hypothèses sont
valables, le mode de percevoir réflexif est bel et bien coupable de « fictionner » à son tour.
La possibilité de la décision deviendrait nécessaire, chose aberrante. Que dis-je ! La
décision fictive deviendrait progressivement nécessairement infinie, et ce, sans égard pour
114
115
TRE, § 53. Je souligne.
Ibid. Voir également TRE, § 6.
90
l’objet officiel de la décision ? Mais qu’est-ce qu’une possibilité nécessaire ? Un tour de
passe-passe ? Chers lecteurs, continuons nos cercles !
Si cet ultime mode de percevoir saisit « la proportionnalité adéquate » des choses,
« intuitivement, sans faire aucune opération 116 », et que la chose inconnue visée par la
décision est l’infini (l’éternité), on devra poser que la décision devient infinie en se
reprenant elle-même en tant qu’acte réflexif intuitif immanent à la multiplicité des rapports
qu’elle implique sur son passage. Ces rapports, ce sont moi et les autres, moi et mes
passions, moi et les valeurs qui stratifient mon milieu de vie, moi et mes moi, etc. – tous des
aspects de l’intervalle ouvert dans ou par la décision, qui se modifient simultanément à
l’analyse que je fais des causes qui me déterminent. De plus, on dira que la décision est
l’expression pathétique de la forme de l’idée intuitive ; elle ne fait aucune opération sur les
choses, car, d’une certaine manière, elle est posée avant la mise en œuvre des règles
logiques habituelles de l’esprit, ce pourquoi, en un sens, on doit la dire inventive de
l’espace dynamique au sein duquel s’inscrivent celles-ci. Notre narrateur se lance de l’avant
à la poursuite de l’éternité, de manière passionnée, afin de réfléchir les causes qui le
traversent. Or, quand bien même nous voudrions comprendre la décision comme
l’intervalle réflexif indépendamment de son objet, nous ne pouvons dire que tout objet soit
perdu. Non, l’objet de la décision se déplace vers la décision elle-même, sans pourtant que
s’établisse une identité abstraite du style Je = je entre la forme de l’idée et l’objet de l’idée,
car « une idée vraie (et nous en avons) est quelque chose de différent de ce dont elle est
l’idée117. » C’est là une autre manière de dire l’intervalle réflexif ou le devenir infini de la
décision : la décision se reprend elle-même, mais elle se reprend en tant que différence
différant d’elle-même, car l’objet de l’idée est différent de l’idée qui la prend pour objet, et
que ces deux aspects des idées se modifient simultanément dans le devenir de l’intervalle
réflexif qui les enveloppe. Pour cette raison, la décision s’invente elle-même, de façon
immanente, même si l’immanence est en un sens l’éternité, en posant ensemble des
éléments finis en un devenir infini de la passion de la décision. Pourquoi la passion ? Car je
suis affecté, écartelé, possédé, malade de l’éternité et des nouveautés illusoires : mon savoir
est en compétition avec mon non-savoir. J’ai un problème d’axiome existentiel.
116
117
TRE, § 24.
TRE, § 33.
91
Au lieu de procéder de l’extérieur pour mettre sur pied une nouvelle règle de vie, j’invente
l’intervalle ou l’espace réflexif pourtant déterminé par les objets finis qui me déterminent à
leur tour, en reprenant l’élan de détournement que ces objets impriment à mon existence.
J’analyse le plaisir, les honneurs et la richesse ; je produis alors une réflexion conceptuelle
critique tâchant d’expliquer les causes qui me déterminent ; plus cette réflexion est
adéquate, c’est-à-dire plus je parviens à comprendre ces choses distrayantes à l’aide du
mode de percevoir intuitif, plus l’intervalle de détournement vers le désir d’une nouvelle
vie éternelle devient « plus fréquent et plus long », plus large et plus complexe ;
simultanément, puisque j’ai décidé l’éternité – mieux, puisque je m’efforce de décider de
conquérir l’éternité, se met en rapport le ou les premier(s) détournement(s) des objets finis
avec le deuxième détournement, celui de l’instant de la décision qui, puisqu’il est pétri de
fiction, est nécessairement aussi une distraction, essentielle cette fois ; du même coup, ce
qui s’invente en moi, ce n’est plus seulement une fiction de décision d’un côté, et des
fictions fatales de l’autre, ce sont plutôt des rapports de concepts différentiels, desquels
découlent immédiatement des effets réels modifiant ma vie, sans pourtant sortir de la vie
commune, car les relations complexes formant l’élan de ma réflexion proviennent d’elle
seule, et non d’un ailleurs chimérique sur lequel une réflexion inadéquate nécessairement se
heurterait. D’un souffle moins inhumain, nous pourrions dire que l’invention intrinsèque à
la décision ou à la saisie intuitive est la mise en rapport de deux ensembles fictifs : d’une
part, la fiction de la décision, qui agit à titre d’autodétournement principiel de l’esprit,
d’autre part, les fictions finies constituées par les différents rapports de détermination que
j’entretiens avec le monde auquel j’appartiens (sociologique, anthropologique, économique,
religieux, idéologique, etc.). Sans que nous sachions encore si ces deux ensembles fictifs
sont réellement distincts, il semble nécessaire d’affirmer leur unité de principe en la fiction
de la décision, car c’est elle qui s’objective comme condition de production et qui se
relance ainsi perpétuellement. En vérité, ce n’est pas parce que nous affirmions plus haut la
différence de la forme de la décision et de son objet que nous pourrons conclure à la
différence claire et distincte de la fiction de la décision et des détournements de premier
degré, ces divertissements dont elle aura révélé dans un même mouvement la nature finie et
fictionnelle. Car il aura fallu que la fiction de la décision assimile ces objets pseudo
souverains (plaisir, honneurs, richesse, etc.) pour que soit montré et expliqué leur nature
92
finie, laquelle par suite n’enveloppe pas le principe qui nous permettrait de les différencier
de la fiction. Bref, c’est grâce à la fiction que la décision est rendue possible et que je peux
me détourner de détournements objectifs finis, mais, en s’assimilant ceux-ci, la fiction de la
décision brouille la distinction entre la réalité et la fiction de leur existence.
Dans ce cas, comment la conjonction de divers systèmes fictifs peut-elle produire en moi
des concepts adéquats qui enveloppent leurs causes ? Comment la fiction devient-elle vérité
nécessaire, éternelle et infinie ? Comment l’écartèlement de soi, ou le fait d’être possédé,
peut-il devenir la forme de la possession de ma nouvelle vie ? Autrement dit, comment la
différence infinie de la décision peut-elle produire l’éternité sans regarder par-derrière soi
ou sans marcher à reculons en répétant ce « finalement » comme un automate ?
Savoir et non-savoir axiomatique
Il nous faut un critère de démarcation du vrai et du faux, de la possession et de l’être
possédé. Le narrateur affirme qu’ « il doit avant tout exister en nous, comme un instrument
inné, une idée vraie, dont la compréhension fait en même temps comprendre la différence
entre une telle perception et toutes les autres118 », c’est-à-dire les fictives et les fausses.
Dirons-nous que la décision est une telle idée vraie ? Peut-on à partir de la décision déduire
la différence entre une idée vraie et toutes les autres « perceptions » ? Ce serait possible si
nous savions que la décision est une idée vraie. D’abord, il faut déterminer ce qu’est une
idée vraie ? Précédemment, nous disions qu’ « une idée vraie (et nous en avons) est quelque
chose de différent de ce dont elle est l’idée119 ». Une idée peut faire l’objet d’une autre idée,
elle est donc « aussi par elle-même quelque chose d’intelligible », ce qui veut dire qu’une
idée se dédouble en essence formelle et en essence objective, la première étant l’acte de
l’idée susceptible d’être pris pour objet par une autre idée, tandis que la deuxième est l’idée
qui prend pour objet une autre idée ou une essence formelle. Suivons l’exemple du texte :
« Pierre, par exemple, est quelque chose de réel ; l’idée vraie de Pierre est l’essence
objective de Pierre lui-même. Puisque l’idée de Pierre est quelque chose de réel, qui a
sa propre essence particulière, elle sera donc aussi quelque chose d’intelligible, c’est-àdire l’objet d’une autre idée, idée qui aura en elle objectivement tout ce que l’idée de
Pierre a formellement ; et, à son tour, l’idée qui a pour objet l’idée de Pierre a derechef
118
119
TRE, § 39.
TRE, § 33.
93
sa propre essence, qui peut aussi être l’objet d’une autre idée, et ainsi indéfiniment.
C’est ce dont chacun peut faire l’expérience quand il voit qu’il sait ce qu’est Pierre et
qu’il sait aussi qu’il le sait et, encore, sait qu’il sait qu’il le sait, etc. 120 »
Il y a une réflexivité intrinsèque à toute idée, ou l’idée est par nature réflexion. Autrement
dit, l’idée d’une chose est simultanément sa connaissance, car elle se dédouble et se prend
elle-même pour idée, ce qui veut dire qu’elle est idée de l’idée. Cette connaissance, c’est
précisément l’essence objective, ou « le sentiment de l’essence formelle » qui « est
précisément la certitude121 ». Donc, puisque la certitude, le sentiment de l’essence formelle,
l’essence objective, l’idée de l’idée, la réflexion et la connaissance sont la même chose, on
en conclut qu’avoir l’idée vraie de Pierre implique la certitude, par laquelle l’on comprend
que « la vérité n’a besoin d’aucun signe et qu’il suffit, pour dissiper tout doute, de posséder
les essences objectives des choses 122 ». Or, « comme il y a le même rapport entre deux
idées et entre les essences formelles de ces idées, il s’ensuit que la connaissance réflexive
qui porte sur l’idée de l’être le plus parfait sera supérieure à la connaissance réflexive de
toutes les autres idées123 » ; et que, attendu la nature réflexive de l’intervalle immanent à la
décision, ou son devenir infini, la décision, qui prend justement pour objet l’éternité ou
l’infini, est la vérité de l’éthique, la pathétique vérité de la réflexion éthique. Oui, l’éthique,
c’est la réflexion de l’invention d’une nouvelle règle de vie éternelle. En se réfléchissant
comme essence formelle, la décision fait ressortir son propre savoir, ce qui est la certitude,
ainsi que son non-savoir 124, et génère de l’intérieur une distinction forte entre ce qui est
décidé et ce qui ne l’est pas, entre ce que je possède et ce qui me possède. Son mouvement
réflexif reprend sur son passage un réseau d’idées de choses de plus en plus grand, donnant
alors à la décision de plus en plus de réalité, en transformant la fiction pathétique en réalité
effective – mais seulement en ce sens que la fiction s’assimile de plus en plus de choses,
comme si la réalité devenait de plus en plus expliquée à partir des différentes instaurations
fictionnelles de la reprise de la décision. Puisque le contenu de l’éternité n’est rien d’autre
que cette reprise, l’éternité visée par la décision n’est pas tant un terme qu’un point de
120
TRE, § 34.
TRE, § 35.
122
TRE, § 36.
123
TRE, § 38.
124
Il serait intéressant de mettre en rapport ces développements avec ceux de Pierre-François Moreau à
propos de la « perspective différentielle » qu’engendre le sentiment d’éternité dans la cinquième partie de
121
94
départ, ce qui est conforme à la nature pathétique de la décision, laquelle cherche à s’établir
comme commencement véritable en brisant le cercle de la vie commune. Il faut se décider.
Toutefois, la difficulté consiste aussi à ne pas sortir de la vie commune, car c’est d’elle que
germe la décision ou l’intervalle réflexif. Aussi, c’est pourquoi le mode de percevoir ultime
est la saisie intuitive, puisque c’est lui qui connaît ou comprend directement l’essence
d’une chose, c’est-à-dire l’essence objective d’une essence formelle, ou la certitude, qui est
la réflexion même, soit, selon notre parcours, la réalité de la décision, celle de notre
narrateur, qui désire vivre une nouvelle vie au sein de cette vie, et c’est cette décision qui
engendre sa propre transformation, laquelle est prise dans le va-et-vient de la fiction et de
ce qui la déborde, soit cette réalité encore à reprendre par la décision.
Mais que devient notre axiome fictif, selon lequel nous savons et ne savons pas que nous
sommes éternels ou que nous participons de l’éternel, quoique ce soit pour l’instant sous le
mode de l’être-possédé et non de la possession véritable ? Si, par la décision réfléchie, nous
savons que nous développons intrinsèquement la vérité de l’idée, notre éternité nous est
connue, puisque lorsque je sais, je sais que je sais, et si je sais que ma décision est le
devenir infini de la vérité, je conclurai ipso facto que je sais que je suis éternel. Malgré
cette certitude, il reste que la vérité de la décision n’a de sens pour nous mortels que si nous
la reprenons incessamment, différenciant toujours le désir de l’infini des objets finis qui
donnent du ressort et de la détermination à la reprise, tout en parvenant à l’identité de ces
deux ensembles fictifs, car l’infinité de la différence décisive prend toute la place, pour
ainsi dire, et devient norme d’elle-même. D’où suit que, décidément, nous savons que nous
sommes éternels, mais le savoir de notre éternité n’est pas donné éternellement pour nous
qui sommes déterminés par des causes extérieures. Celui-ci se produit dans l’instant de la
reprise de la décision, par quoi la fiction de notre axiomatique peut rejoindre la vérité, non
pas de n’importe quelle chose, mais de l’éternité même, quand la différence intrinsèque des
rapports constitutifs de notre expérience commune se réfléchit adéquatement comme cause
de soi ou, c’est la même chose, comme infini. Mais cette espèce de coalescence de la
fiction de l’instant de la décision et de l’éternité, n’étant pas donnée pour l’éternité, est
réellement vécue comme nouvelle, absolument nouvelle. Nouveau choc éternel. Nous ne
l’Éthique. Cf. Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, Presses Universitaires de France (Épiméthée), 2009,
p. 543-544. Nous y reviendrons dans le troisième chapitre.
95
savons pas ou plus que nous sommes éternels, car c’est seulement la reprise de la fiction de
la décision qui rend possible la parfaite identité de la décision et de l’éternité au sein de la
fiction, et cette reprise suppose essentiellement la nouveauté de l’effort ou de l’invention,
de telle sorte que la certitude de l’éternité est instamment renversée en non-savoir de notre
éternité, toujours à refaire, dans l’instant de la décision, oscillant sans cesse entre l’être
possédé et la possession de l’éternité ou de l’idée de l’éternité, avec ses deux faces,
formelle et objective. Dès lors, pouvons-nous annuler ou maîtriser le caractère fictif de
notre axiome pour l’exhausser à la vérité par soi ? Ou bien devons-nous maintenir sa nature
fictive ? Si le savoir de notre éternité n’est que possibilité de la reprise, il est nécessaire de
retenir le caractère fictif de l’axiome. Même la subordonnée de l’axiome devrait être
conservée, car c’est toujours pour l’instant que nous savons ou que nous ne savons que
nous sommes éternels, et ce rapport est identique concernant la question de la possession,
puisque si je possède l’éternité, je suis aussi absolument possédé par elle, puis, si je ne la
possède pas, je possède encore quelque chose, à savoir mon non-savoir – chose très simple
et pourtant si difficile à comprendre –, qui tient mon existence par le fil exigu de la reprise
réflexive de la décision, en intervalle, oscillant entre deux pôles se refusant à toute synthèse
rétrospective ou prospective. Dans ce cas, comment engendrer l’éternité à partir de la
fiction ?
« Par exemple, pour former le concept de sphère, je forge à mon gré la fiction d’une cause :
un demi-cercle tourne autour de son centre et la sphère est comme engendrée par cette
rotation125 » dit le narrateur, marquant par là que la genèse de la pensée réflexive se fait à
partir de la fiction pour aboutir à la vérité, exactement comme le TRE le fait en procédant
de la décision de la nouvelle vie éternelle à la vérité à la fois nouvelle et éternelle de la
reprise de la décision, sans cependant jamais pouvoir se maintenir comme par magie dans
une liste synthétique rétrospective, car le mouvement est toujours à refaire. Je sais que je
sais lorsque je reproduis la genèse mentale de la sphère, car je produis le mouvement moimême, mais le résultat est un comparatif, une analogie, un comme si réfléchissant
adéquatement l’idée mais dont la présence nous empêche de dissocier la vérité de la fiction
de la règle de construction. N’est-ce pas la même chose avec l’éternité de mon existence,
125
TRE, § 72. Je souligne.
96
qui n’émerge qu’en regard de la fiction d’une décision pathétique que je pose follement, et
pourtant de manière très simple, afin d’échapper à la complexité de la vie commune ? Notre
axiome rappelle d’ailleurs constamment cette difficulté, lui qui fut déduit de la fiction de la
décision de l’éternité, et qui provient donc directement de la pensée se faisant, sans jamais
être en mesure de prétendre à un savoir extérieur ou inerte qui n’entrerait pas dans le jeu de
la réflexion infinie de la pensée et de la décision. En revanche, même s’il fut déduit, n’est-il
pas la vérité la plus banale, une vérité que n’importe quel homme se doit de savoir ou de
comprendre ? N’est-ce pas pourquoi nous persistons à faire de lui non pas une définition ou
un postulat, mais un axiome, dont chacun dispose aussi longtemps qu’il pose l’instant de la
décision et la réflexion infinie qu’il engendre selon la possibilité que la vie commune offre
à chacun de devenir sage sans quitter la simplicité la plus difficile ? Oui, la difficulté est
certainement de ne pas quitter la vie commune et de se décider pour l’invention d’une
nouvelle règle de vie éternelle, non pas de s’envoler finalement, après une petite réflexion
préliminaire fondant le saut magnifique dans tel discours, telle conception de la liberté, tel
objet grandiose, etc.
Retournement de la fiction
Prenons garde à nos désirs. Car que voulons-nous ici, sinon réintroduire subrepticement des
clés qui nous permettraient de sortir de la fiction ? Je désire approfondir toujours plus la
fiction dont je m’enveloppe afin que nous comprenions ce qu’il en retourne de l’invention
d’une nouvelle règle de construction de l’éternité. Ainsi aura-t-on remarqué que l’axiome
fut annoncé d’entrée de jeu comme notre axiome fictif. Pourquoi cela ? Voulais-je masquer
mes élucubrations par un principe de communauté garantissant un fondement à ma décision
et à la vérité de mes réflexions sur la fiction au sein de la fiction ? – Qui est mon lecteur
ici ? Qui est ce « nous » ? La question presse, car un axiome n’est-il pas justement une
vérité partagée par tous, et ce, qu’ils le sachent ou non ? Or, comment rapporter la vérité
d’un axiome prétendument communautaire à la décision subjective dont je me suis fait le
héraut tant bien que mal jusqu’ici ? Ai-je assis ma décision et son caractère pathétique sur
une certaine image de ce que c’est que savoir quelque chose, ce que c’est que de savoir la
vérité d’une définition ou d’une philosophie ? Autrement dit, ai-je présupposé l’identité du
97
point de départ de ma décision et de cet axiome en tant qu’on le considère comme une
condition de possibilité de la philosophie ? Au lieu de désirer sortir de la fiction par la
théorie, j’y serais entré, non sans assurer mes arrières, c’est-à-dire en me réclamant d’une
vérité qui ne serait plus objective ou extérieure au jeu de la décision, mais qui ferait appel à
une communauté de sujets eux-mêmes entendus sur ce que c’est que de savoir et de
connaître la vérité. Mes cercles auraient joui de la certitude de votre compagnie, chers
lecteurs, pour mener leur affaire avec passion, non sans savoir que mon non-savoir était
fondé en la communauté de nos affaires publiques : « vous garantissez l’axiome, je me
charge de la fiction » ; « je vous rends responsables de notre axiome difficilement
justifiable, et vous me laissez peindre des fictions selon mon désir ». Car qui a déclaré
l’axiome en règle ? Qui a dit qu’il était possible de transformer le commentaire
philosophique en fiction philosophique ? – Tremper la philosophie dans la fiction convoque
tôt ou tard cette frivolité concertée du commentaire philosophique. D’une part, l’on accorde
à l’auteur grande liberté, d’autre part, on oblige celui-ci à signer afin d’admettre en coulisse
qu’au fond son idiosyncrasie exprimée n’était qu’une tactique menant finalement au parti
de la théorie, symbolisé par notre axiome fictif, lequel produirait – enfin ! – la synthèse
espérée : si la fiction permet la décision de l’éternité, alors l’éternité est fiction – donc la
philosophie est fiction, et la fiction philosophie, car, par hypothèse, c’est celle-ci qui se
donnait pour point de départ la fiction, et c’est cette dernière qui, d’une certaine façon, a
fait naître la vraie philosophie, la philosophie qui se décide à faire le mouvement de
l’éternité, de telle manière qu’il deviendrait indifférent de différencier entre fiction
philosophique, philosophie, celle-ci naissant en vérité de la fiction.
En effet, si la fiction assimile tous les objets possibles de la décision, et que, par hypothèse,
cette décision est effective, ne faut-il pas en déduire qu’après tout les mots fiction et
philosophie éternelle sont interchangeables, et que pratiquer l’une est pratiquer l’autre,
qu’on le sache ou non ? Finalement : ainsi serait rompu notre paradoxe de la nouveauté et
de l’éternité, car nous saurions, après grand désespoir, différencier la fiction de la
philosophie, en assimilant totalement la seconde à la première, en confirmant abstraitement
la tautologie et pour éventuellement cligner de l’œil de toute notre intelligence à nos
prochains théoriciens qui, eux, en retard d’un pas dialectique sur notre subtilité, n’auraient
pas trouvé de moyen pour faire de la théorie abstraite sans avoir l’air d’en faire. En somme,
98
ce serait là une question d’apparence. Car si l’objet de la décision est au fond la décision,
ne peut-on en conclure que la philosophie est l’art de prendre des décisions – arbitraires ?
Or, dire que la fiction de la décision est assimilation de son contexte et de ses objets
n’implique pas que nous sachions que l’objet de la décision est bel et bien la décision ellemême. S’il a fallu la mise en scène de la fiction pour éviter de poser un infini, une éternité
et une nouveauté extérieurs, il ne suit pas de là que ceux-ci soient identiques à la fiction et
que le problème de la décision s’y réduise par assimilation complète, car c’est d’abord par
le biais de la fiction qu’a été posée la décision ainsi que son objet, si bien que, la fiction
étant déjà enveloppée dans la condition de l’assimilation, il est impossible de déduire plus
qu’un rassemblement ou qu’un agencement de la condition et des objets qu’elle prend pour
cibles. Donc, si la fiction de la décision ravale ce qu’elle génère de l’intérieur d’elle, elle ne
vient pas identifier ses aliments et ses productions, puisqu’elle ne peut faire abstraction des
effets de ces dernières sur son alimentation ou sur ce qui fait son existence ou sa puissance.
La sphère est comme engendrée par la mise en mouvement d’une cause fictionnelle, mais
elle ne s’extrait pas hors de cette dimension de fiction. Si elle en sortait complètement, on
reviendrait à l’aporie que nous avons rencontrée en début de parcours : l’objet de
l’invention serait extérieur à l’invention, par quoi l’invention n’inventerait rien attendu que
l’objet n’est nul autre que l’éternité, laquelle ne peut sortir d’elle-même, ni être prise pour
objet de l’extérieur ou de façon autre qu’immanente.
Notre paradoxe bouge, mais il persévère dans son être têtu ! Corollairement, notre axiome
est fictif, mais il reste solide en sa qualité de pivot. C’est lui qui nous permet de penser la
production concrète de la décision, en la faisant pivoter sur elle-même jusqu’à ce que sa
forme réflexive enveloppe tout objet fini par lequel elle peut se produire en tant que
détournement de détournement perpétuel et infini. Pourtant, c’est moi qui décide, et pas
vous. Quelle est la différence ? Vous ne pouvez décider à ma place d’inventer une nouvelle
règle d’invention de l’éternité. Symétriquement, je ne peux en faire la théorie pour vous, en
vertu de ce rapport paradoxal de la fiction de la nouveauté de la décision et de la réalité de
celle-ci. Un pont nous sépare. Comment le franchir ? – En décidant. Comment décider ? –
Comment le savoir ? Le savoir renvoie à la décision, et la décision au savoir. Que fais-je
lorsque je commente une œuvre philosophique ? De la fiction ?
99
Je vous convoque, je vous tanne. D’un point de vue académique, est-ce acceptable ? La
théorie me tanne car elle m’empêche de décider ; pendant que je théorise, je ne réfléchis
pas mes principes d’action, c’est-à-dire mes affects et mes désirs. Néanmoins, ma décision
produit une avalanche de concepts, lesquels pourraient certainement être assimilés
complètement sous la forme d’une théorie abstraite dérivée de ma lecture du texte de
Spinoza. Mais pourrais-je communiquer le problème de la décision de la nouvelle vie si
j’employais une telle stratégie abstraite ? Ne prendrais-je pas de la sorte le chemin classique
consistant à engendrer un « se tourner vers la vérité » bénéfique pour quiconque sachant a
priori comment ajuster ses propres conditions affectives en fonction d’une telle
recommandation abstraite ? Pour ma part, je me recommande surtout du détournement. Si
le monde est infini, ce que ma fiction me permet de dire afin de me donner les conditions
permettant l’étirement maximal du paradoxe, il n’y a que des détournements de
détournements, des affirmations d’affirmations de ce qui déborde incessamment
l’abstraction des différences conceptuelles que je pose afin de construire mon propre
philosophème. La précision du concept appelle une « précompréhension » fictionnelle que
toute instauration philosophique présuppose dans l’instant où elle se pose. La fiction est
comme l’élément du concept, mais ce dernier ne s’y réduit nullement. C’est cette relation
paradoxale que nous relatons ici depuis un bon moment. Nous avons approfondi la fiction,
en ce que nous l’avons à la fois explorée et inventée, et nous avons retrouvé en son sein un
problème inversement symétrique à celui que mon désir de sortir de la fiction générait plus
tôt, à savoir, celui de l’inscription du philosophème et de ses concepts en plein cœur de la
fiction, ainsi que des différences qu’impliquent ces derniers à l’égard de celle-ci qui les
assimile décidément. Mais comment se démêler au sein de ce rapport inextricable entre la
fiction et les concepts, entre la fiction de la décision et la nouveauté effective qu’implique
le désir d’éternité ? Comment penser ce rapport dynamique de la vérité intrinsèque à la
fiction et de la fiction elle-même en tant que contexte d’instauration de cette vérité ?
Existentiellement parlant, pourrai-je continuer à me considérer comme un je unique lorsque
le comme si de la définition génétique de mon existence sera, si une telle chose est
concevable, identique aux conditions de production de cette comparaison, c’est-à-dire à la
fiction qui enveloppe et rend possible cette différence entre je et nous, entre ma singularité
et l’universalité de la philosophie vraie ? Pourrai-je encore discerner une différence entre
100
ma décision personnelle et notre axiome fictif si le produit de ma décision s’intègre ou
s’assimile à la fiction de laquelle découle toute notre entreprise philosophique ? Un tel
renversement est-il pensable, où le comparatif – la métaphore – engendré par la génétique
de la fiction se révèle faire un avec l’enveloppe fictionnelle qui la rend possible ? Puisque
la décision est invention, et que l’objet de l’invention est la construction de l’éternité, de
façon nouvelle, il faudrait conclure que les différences entre les composantes finies et la
reprise infinie de la décision feraient un, par quoi le je deviendrait une différence absolue,
une nouveauté radicale, elle-même identique à l’éternité, et tout cela sans que nous
puissions prétendre poser une différence tangible entre cette expérience radicale et la fiction
dont elle s’enveloppe, ni nous débarrasser du comme si de la génétique de la décision. Qui
sait si je me suis réellement décidé ? – Mais est-ce encore une question pertinente ? La
réflexion de la fiction de la décision ne donne-t-elle pas de façon immanente les conditions
de la communication de celle-ci, rendant par là la décision impersonnelle, oscillant entre le
je et le nous que nous formons ensemble, vous lecteurs, et moi, essayant d’être auteur ? Qui
parle ici ? Moi-même, M.D., ou Spinoza ? Ni l’un ni l’autre ? Quelle sorte de personnage
peut bien se décider de façon impersonnelle…?
*
Ces questions feront maintenant l’objet de notre dernier chapitre, en portant notre attention
sur la fin extrême de l’Éthique, où l’on assiste à la naissance de ce que Spinoza nomme le
troisième genre de connaissance, qui était la connaissance intuitive dans le TRE126. Nous
tenterons de comprendre cette science intuitive dite éternelle du point de vue de la
nouveauté – mieux : si cette science nouvelle est un acte concret naissant à partir de soimême. Au cas où la réponse à cette question s’avérait claire, nous essaierons de comprendre
126
Il y aurait certainement des différences à montrer entre le 4 e mode de percevoir du TRE et le 3e genre de
connaissance de l’Éthique. Mais puisque nous ne nous intéressons ici qu’à l’extrême ou à la pointe de
l’éternité chez Spinoza, il n’est pas nécessaire de comparer ces deux instances de la science intuitive afin de
poser notre problème qui n’a rien de philologique ou d’historique. Or, il faut le dire, je présuppose depuis le
début de ce texte l’identité de ces deux instances. Mon principe de lecture est le suivant : la béatitude que
Spinoza a en tête dans le TRE et dans l’Éthique est la même, ce qui fait que celui-là n’est pas moins important
que celui-ci, et que, dans la mesure où la science intuitive est la forme d’expression principielle de la
béatitude, il serait malséant de croire que Spinoza ait manqué à ses propres principes philosophiques ainsi
qu’à son problème existentiel.
101
comment ce paradoxe s’exprime dans la vie singulière d’un individu existant. C’est
seulement en posant ce problème que nous parviendrons à comprendre le rapport entre moi
et vous, entre ma décision et notre axiome fictif.
103
Nouveauté et éternité *127
Comment inclure le lecteur dans un système philosophique ? En forgeant une fiction à son
usage ? Si c’est bien le cas, dira-t-on que le système présuppose une distinction réelle entre
la puissance du concept et l’outil de la fiction ? Si je me rapporte à l’Éthique comme à une
grande fiction articulée, suis-je recommandé par Spinoza lui-même à procéder ainsi, ou
bien je prends mes lubies pour la vraie philosophie et ne continue en fait qu’à m’enfoncer
dans le délire de l’imagination confuse ? Approfondir la fiction fut l’objet du chapitre
précédent. En sortir celui du premier. Que reste-il à faire si nous voulons être conséquent
avec notre problème tout en le précisant plus encore ? Certes, la seule réponse valable, a
fortiori spinoziste, serait celle-ci : une infinité de choses. Pour des raisons économiques
évidentes, il vaut mieux circonscrire cet infini et nous décider un tant soit peu. Or,
justement, la décision, c’est-à-dire le problème de la décision, a comme naturellement fait
ressortir l’importance de la fiction en philosophie, puisque c’est au sein d’elle que toute
décision philosophique se pose : la vraie décision, c’est celle qui commence par une autoposition de ses conditions d’effectuation et qui se reprend infiniment dans ce mouvement
d’assimilation de ses objets, quitte à tout prendre et à ne rien laisser au devant de soi,
transformant ainsi la question de la possibilité de la nouveauté – soit notre première
tentative de comprendre le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité – en une strate éloignée
du cœur du problème. En effet, la reprise infinie de la décision, ou de la fiction de la
décision, éjecte progressivement la question encore abstraite de la possibilité de la
nouveauté hors de la sphère d’assimilation de ma réflexion en réfléchissant aux conditions
qui m’ont amené à la poser, de la même manière que nous disions que la décision se révèle
finalement n’être rien de plus que la réflexion de la forme de la décision indépendamment
de son objet, risquant ainsi au passage de donner une image assez paradoxale de la décision
127
Note de l’éditeur : à partir d’ici, ce qui m’est parvenu du texte de M.D. s’apparente plutôt à des notes
réflexives. J’ignore s’il avait une suite en tête ou si ces développements étaient conçus par lui comme étant
aporétiques. Je les ai conservés intactes afin de ne pas donner au lecteur l’illusion d’avoir achevé sa lecture. Il
semble d’ailleurs que M.D. considérait ces notes comme le commencement véritable de son œuvre. – Mais
pourquoi a-t-il donc décidé d’arrêter à ce moment alors qu’il commençait à exhiber la mécanique de son
discours ?
104
philosophique. À titre d’exemple, on s’imagine Socrate si intensément décidé qu’il oublie
toute fin extérieure afin de se concentrer sur sa propre activité réflexive, seul au placard,
coupé des lumières du monde, tel l’idiot assimilé par sa bêtise. C’est en quelque sorte ce
que nos derniers développements ont laissé imaginer en campant la décision au sein d’un
espace de fiction sans extériorité où plus rien ne semblait résister à notre envolée. Était-ce
un moyen d’éviter l’abstraction théorique à laquelle nous a confinés notre première
tentative de poser le problème de la nouveauté que de renverser notre perspective initiale en
surenchère fictionnelle ? Après-coup, nous savons cependant que la fiction servait de
condition pratique à l’instauration d’un plan de décision véritable, puisque c’est en
procédant d’elle que nous avons pu éviter de faire de la décision une espèce de saut absolu
dans le nouveau ou dans l’éternité. La fiction a révélé sous la forme du concept ce que nous
avons appelé la « forme de la décision », son aspect réflexif de reprise de soi perpétuelle,
sans que nous la rabattions immédiatement sur son objet, à savoir l’infini, la nouvelle vie,
l’expérience de l’éternité. C’est par le biais de la fiction qu’a été découvert cet intervalle de
réflexion, lequel ne peut être fondé sur l’infini sans convertir celui-ci en objet fini, ce
pourquoi la fiction peut à bon droit être considérée par nous comme une condition pratique
et concrète : elle nous a permis d’éviter de fétichiser la décision, ainsi que son objet, en
transformant celle-ci en processus d’assimilation universelle des objets tombant sous sa
réflexion, au lieu d’en faire une rupture temporelle inopinée. Or, la décision reste un
problème car, bien qu’elle se dise à la fois d’elle-même et de l’infini, dont on a dit que
finalement elle procédait, elle n’est jamais donnée, définitive, finale. Sa nature l’empêche
de se fermer sur elle-même. Pourtant, il a été dit qu’elle se prenait elle-même pour objet à
partir du moment où nous avons activement réfléchi sa nature réflexive, ce qui ne va pas
sans causer de nouveaux problèmes, dans la mesure où l’antériorité logique de la fiction par
rapport à la décision nous empêche de déduire plus qu’un rassemblement de la condition de
l’assimilation et des objets rencontrés sur son chemin. Par conséquent on se demande
comment nous pourrons identifier un critère différenciant la fiction et la rationalité ou
l’intelligibilité de nos concepts en regard de la nouveauté qui, selon toute apparence, ne se
laisse pas facilement capturer par ceux-ci (mais ce n’est là qu’un cas particulier de ce qui
m’intéresse vraiment ; cela le lecteur le sait maintenant). La nouveauté est-elle vraiment du
105
côté des objets de la décision ? Si la nouveauté n’est pas à trouver dans les concepts, ou par
les concepts, où est-elle ?
*
Je suis « face » au système de l’Éthique et j’essaie d’y entrer. La question de la fiction sert
de pont entre le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité, que j’entrevoie à quelques
endroits du système, et ma propre existence subjective désirant la béatitude et rien d’autre.
Mais je ne peux pas entrer dans le système en prétendant connaître a priori ses mécanismes,
ce pourquoi je bute sur cette sentence selon laquelle les fictions ne peuvent en rien m’aider
à connaître Dieu, soit l’éternité. Je pense à ces deux passages de la fin de l’Éthique :
« …Mais il faut noter ici que, quoique nous soyons à présent certains que l’Esprit est
éternel en tant qu’il conçoit les choses sous l’aspect de l’éternité, pourtant, afin que
s’explique plus aisément et se comprenne mieux ce que nous voulons montrer, nous le
considérerons comme si c’était maintenant qu’il commençait à être, et maintenant
qu’il commençait à comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité, ainsi que nous
l’avons fait jusqu’ici ; ce qu’il nous est permis de faire sans risque d’erreur pourvu
que nous ayons soin de ne rien conclure que de prémisses absolument claires .128 »
« Quoique cet Amour envers Dieu n’ait pas eu de commencement […], il a pourtant
toutes les perfections de l’Amour comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous
l’avons feint dans le Coroll. Prop. précéd. Et cela ne fait pas de différence, sinon que
l’Esprit a eu de toute éternité ces mêmes perfections dont nous avons feint qu’elles
venaient maintenant s’ajouter à lui, et ce accompagné de l’idée de Dieu comme cause
éternelle129 ».
Les fictions sont des feintes, des diversions concertées. – Ai-je tenté de feindre quelque
chose en forgeant un axiome fictif ? Me suis-je ainsi détourné de moi-même ? En essayant
d’inclure le lecteur dans mes recherches de philosophie, n’ai-je pas présupposé mon
inclusion dans le champ de la philosophie, ce champ auquel j’aurais aimé adjoindre mes
lecteurs considérés comme lui étant extérieurs ? Plonger dans la fiction afin de comprendre
le problème de la décision me semblait irrésistible.
*
128
129
E5p31scolie.
E5p33scolie.
106
Le je est un leurre : Spinoza veut dépasser le je afin de l’intégrer dans l’entendement infini
de Dieu. Approfondir la fiction équivalait à ériger le je en instance philosophique
fondamentale. Mais l’axiome, pour être fictif, nécessitait un appel au nous, lequel donne
consistance à la fiction, un peu comme un romancier appelle à la créance du lecteur pour
faire vivre ses personnages au sein d’une communauté d’objets de sa confection. Par
conséquent, la décision doit-elle être comprise comme une apparition impersonnelle de
l’amour qu’a le je pour Dieu ou l’éternité ? – Mais si c’est le cas – ce que je ne saurais dire
ou comprendre –, si celui dont se dit la décision est quelqu’un ou quelque chose
d’impersonnel, par exemple Dieu en tant qu’il s’explique par ma condition singulière, puisje conclure que ce n’est pas moi qui n’ai en fait ni en droit posé la décision…? Car je me
suis détourné de moi-même, et je ne suis jamais revenu à moi. – Qui donc s’avance sous ce
processus perpétuel que j’ai appelé la décision ? – Je sais que le terme de décision paraît
tout à fait saugrenu, d’autant plus que Spinoza ne semble pas accorder si grande importance
à ce geste ou à ce concept dans son œuvre. Pourtant persiste en moi la décision en tant que
processus de détournement perpétuel de l’abstraction et de la transcendance que la pratique
philosophique ne saurait accepter sans du même coup périr. Supposons que je me considère
décidé, au sens où la décision aurait été prise par moi dans un passé récent ; pourrai-je alors
continuer comme si cette décision n’avait plus aucune pertinence ou importance quant à
mon développement personnel et philosophique ? J’ai le sentiment que l’impersonnalité de
la philosophie éternelle n’implique pas un rejet du je bien que ce je ne soit plus nulle part à
trouver actuellement, un peu comme certains peintres font disparaître leurs personnages
dans la profondeur du tableau. Juridiquement parlant, quelque chose a changé qui
m’empêche de poser la réalité effective de ce je qui, autrefois, posa le problème de la
décision non sans courage et pathos. Néanmoins, que la décision ait été effective dans le
passé ne m’autorise en rien à me représenter comme absolument ancré dans l’éternité de la
béatitude spinoziste ; si c’était le cas, je me serais démêlé de l’emprise qu’a la fiction sur
moi et mes démarches conceptuelles, puisque je saurais précisément en quoi la fiction
m’aurait aidé à parvenir au sommet, à la libération parfaite, à la béatitude. C’est bien là
exactement ce que je conteste ! Car je ne fais que présupposer mon inclusion dans le
système philosophique de Spinoza, je ne peux que faire comme si je comprenais réellement
107
la béatitude. Ni plus ni moins. Au fond, je pose la fiction de ma béatitude afin d’éviter ce
dont la décision constamment reprise me permet de me détourner, à savoir la transcendance
de l’éternité, la presqu’île injustifiable de la nouveauté absolue (non pas une île, car je la
pose comme pénétrable par nature). En revanche, si je suis vraiment parvenu à la vraie
béatitude éternelle, à la vraie compréhension sub specie aeternitatis dont parle Spinoza,
quel sens revêt dès lors l’usage de la fiction ? Vais-je dire simplement que la fiction sert
mon prochain, dépravé qu’il est de ne pas s’être décidé de conquérir cette éternité dont, non
sans humour, je me réclame impersonnellement ? – Celui en moi qui fixe ardemment la
nouveauté de la béatitude éternelle persévère encore : il souligne incessamment l’ignorance
dont je ne me laverai probablement jamais complètement ; il est comme le personnage en
moi qui conteste l’unicité de ma personne dans la béatitude. Qui est-ce donc ? La décision
devient impersonnelle, aussi étrange que cela puisse paraître, mais le caractère impersonnel
ou asubjectif de cet acte concret de décider par rapport à ma personne n’est pas rien, il n’est
pas l’avènement d’une nouveauté objective que je pêcherais dans le monde ou dans
l’ensemble des idées qui me constituent.
*
Je ne trouverai la nouveauté absolue nulle part dans le système de Spinoza. Elle n’est pas
objective : elle est intimement liée à la modification du rapport que j’entretiens avec la
pratique philosophique, avec mes idées et mes affects, par quoi on ne peut correctement la
dire subjective, étant liée à l’universalité de la philosophie, encore que le caractère
impersonnel généré de façon immanente par la reprise de la décision n’implique pas qu’elle
n’ait aucun lien avec ma personne concrète. Ce pourquoi je devrais aussitôt me retourner
vers ma personne, ou plutôt vers les causes qui me déterminent à écrire ainsi sur une
question qui ne participe pas de façon évidente des problèmes que traite Spinoza au fil de
son œuvre. Je pense aux influences qui m’ont amené à « extraire » le paradoxe de la
nouveauté et de l’éternité dans le TRE et dans l’Éthique. Quelles sont-elles ?
*
108
Je ne pourrai jamais déposer ce mémoire ; – on ne voit pas en quoi j’augmente la quantité
de connaissances que nos étagères de livres recèlent déjà au sujet de Spinoza. Pire, que je
ne sache pas dissimuler que mon intérêt principal soit strictement personnel m’empêche de
faire comme si je construisais une règle de compréhension menant directement au savoir de
l’éternité spinoziste. – Or objectiver mes désirs de réforme affective n’indique-t-il pas déjà
suffisamment au lecteur que le commentaire objectif de Spinoza ne se tient pas où l’on
devrait s’attendre, c’est-à-dire dans l’explication transparente des thèses de celui-ci, mais
en vérité du côté de la forme d’expression de la pensée ? Si la transformation de soi forme
la tâche principale de l’individu désirant plus que tout la connaissance de l’éternité, et
partant de son union par la connaissance avec cette éternité, ne serait-il pas vain et
contradictoire de faire comme si l’on pouvait accomplir cette tâche en s’oubliant en cours
de route…? Je crois maintenant savoir que mes influences constituent en fait le seul objet
de mes recherches spinozistes : je désire comprendre ce qui me fascine moi-même dans la
pensée spinoziste en particulier et dans la pensée philosophique en général. – Le lecteur
s’en moque fort probablement, lui qui s’est habitué à décliner toute mise en scène du sujet
de l’étude philosophique du côté des obscénités signalant à l’esprit averti que la vraie
philosophie s’est ici définitivement éclipsée. Mais va-t-on continuer à opiner en ce sens si
la connaissance des affects qui nous composent forme en vérité le cadre opératoire et la fin
de la béatitude éternelle ?
*
Devrais-je maintenant renverser mon texte sur lui-même afin de montrer qu’il est possible
de faire la théorie de ses propres développements personnels en regard du problème de la
nouveauté de la béatitude ? Je pourrais ainsi mettre en forme, au mieux, une conception
propre et originale des choses. On dirait peut-être par après : « vous avez raison, la
nouveauté est fondamentale chez Spinoza ; comment ai-je pu manquer cela ? ». – Si vous
êtes ce genre de lecteur, ce dont je ne saurais me prévaloir, vous me donnez d’avance raison
de ne pas théoriser mes propres développements, aussi aberrants soient-ils. Mes
raisonnements ne sont pas transportables. À ce compte là, je préfère la fiction, qui me
permet de faire comme si j’avais déjà une idée claire, que je désire atteindre avant d’avoir
109
entrepris sa quête, laquelle se définit pourtant comme un processus éternel qui n’a ni début
ni fin.
*
Or si je préfère la fiction, comment pourrez-vous saisir le sens de mes propos et les
encadrer dans une interprétation particulière – et tout à fait contestable – des réflexions de
Spinoza ? – Il n’est pas exclu que j’utilise la fiction et que je parle du problème de l’usage
de celle-ci justement dans le but de détourner le lecteur de mes tentatives de l’inclure au
sein de mes boucles de raisonnement. Ni que le je qui revient depuis quelques dizaines de
pages soit l’auteur de ce que je pense réellement à propos de la fiction, de Spinoza, de la
nouveauté et de la béatitude. Du coup, si ces mots ont ici un sens, la méfiance à mon égard
est on ne peut plus justifiée. – Mais pourquoi donc le dire ? Il devrait maintenant être
évident pour le lecteur que mon but est de comprendre ce que peut bien être une lecture
philosophique d’une philosophie qui prenne en charge la difficulté d’inclure le rapport
personnel du lecteur (soit vous et moi) avec le propos, et ce sans écarter la possibilité de
générer de l’intérieur de cette lecture une gamme de processus impersonnels qui,
juridiquement parlant, se rapportent à ma personne, à moi-même en tant qu’auteur amateur,
mais qui réellement ne se réduisent aucunement à ma propre idiosyncrasie. Par conséquent,
être méfiant est ici une arme critique que j’aurai tâché autant que possible de sculpter à
l’usage du lecteur afin qu’il génère à partir de mes détournements spinozistes – mais pas
seulement, d’autres ayant pu aussi bien m’influencer – un détournement de second degré
qui le force à rejeter mes fictions conceptuelles.
*
Mais quel sens a ce dernier commentaire ? Suis-je entrain de recadrer le cadrage de la
fiction par une vue théorique que l’on pourrait, in extremis, me reprocher ? Qui est l’auteur
réel de ces fictions impersonnelles qui prétendent à la production d’effets qui soient réels et
concrets ? Est-ce là une nouveauté dans notre développement ? La nouveauté ne serait pas
extérieure, objective, mais naîtrait de l’intérieur de ma personne à la fois éclatée et unifiée
110
par le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité dont elle se fait décidément l’esclave. – Un
paradoxe m’a-t-il confirmé en ma position de ventriloque impersonnel que j’aurai pourtant
bien tenté d’être de façon si pathétiquement personnelle ? Quand je vise le concept, à en
saisir sa nature, je me bute sur une limite indécidable entre lui et la fiction. Quand je
m’enfonce dans la fiction, je me perds moi-même et oscille entre nous et moi-même dans
une discussion réflexive où les personnages sont à la recherche d’une décision commune
qui leur permettrait de donner leur assentiment quant à la nature de leur véritable auteur.
*
Mais quels personnages ? – C’est là ce que je ne saurais dire. Lorsque j’essaie de prendre
cette question au sérieux, de considérer l’éventail des différences concrètes entre ma
personne braquée sur la béatitude et l’impersonnalité que celle-ci enveloppe, n’émergent
que des incongruités difficiles à communiquer, des mises en scène de ma propre ignorance
congénitale. Y a-t-il donc du nouveau en ma personne ? Il semble que je ne puisse rien dire
sinon que mes perspectives scéniques intérieures forment les effets de la fiction de la
nouveauté en moi-même. – Mais est-ce parce que je ne peux qu’ignorer ce qu’est le
véritable statut de la nouveauté en moi, ou bien parce que la décision m’a retiré la
perspective qui me permettait de théoriser cette nouveauté ?
*
Je n’ai plus de contrôle sur la décision ; elle persévère en ma personne et ouvre les murs de
la prison de la fiction de la nouveauté, sans pourtant que je puisse en sortir, tout en la
voyant se reprendre, avec son caractère impersonnel caractéristique, comme si elle était en
face de moi, et ce bien qu’elle ne puisse se concevoir indépendamment de moi.
*
En toute logique, je devrais ici disparaître. Mais je ne le peux pas, désirant encore
comprendre la nouveauté de la béatitude chez Spinoza, soit ce qu’il ne m’est plus possible
111
de faire, maintenant que la décision, qui, depuis le début, était censée me permettre de
comprendre la stratégie d’écriture de Spinoza, ne m’appartient plus. La décision se prenant
pour objet, il ne me reste plus qu’à la rejouer pour elle-même ; car si elle est impersonnelle,
elle naît d’elle-même et se moque de ce qu’en pense Spinoza, ou, à cet effet, qui que ce soit
d’autre. – Dès lors, le problème n’est plus celui de la conquête de la béatitude éternelle,
mais de saisir l’auto-production de cette décision qui saute incessamment de sa naissance à
sa disparition dans l’effectuation de sa puissance. Il est donc maintenant…
(La suite manque)*130
130
Note de l’éditeur.
113
Postscriptum à l’œuvre inachevée de M.D.
Par Johannes Climacus
Cher lecteur, laissez-moi commencer ce postscriptum en tâchant de me dédommager en
tant qu’auteur. C’est à ma décharge personnelle que, solennellement, je me sépare
entièrement des interprétations exaltées de mon disciple fictif. Considérez donc ce
postscriptum comme une rétractation directe aprèues laquelle ne devrait rester aucun
soupçon quant à la nature des rapports que j’entretiens avec M.D. Que cela soit tenu pour
dit. Nos rapports hiérarchiques sont maintenant dissous, et jamais ne chercherai-je à
réclamer les paroles de mon disciple comme les miennes. Ma pratique des œuvres de
Spinoza et mon sens aigu de la répartition de ce qui revient à chacun des auteurs
m’enjoignent à disposer des écrits de mon disciple de la même façon que l’on étale le
dimanche après-midi ses vêtements sur la corde à linge : seulement le propre y est
suspendu, et c’est ce à quoi il est recommandé de s’attendre de ma part ici. J’agirai donc
comme la ménagère mieux aguerrie que le disciple, lequel n’a pas su exposer l’objectivité
de ses rapports à l’égard de Spinoza et de moi, en reprenant la tâche aussi rapidement que je
pourrai. Or, fort de ma bonne foi en matière de lavage et de répartition du propre et de ce
qui est souillé, on me demandera sans tarder en quoi consistait l’effort de ce disciple que je
m’apprête à reprendre ici ? Car avant de repasser le travail bâclé du disciple, il faut
certainement s’assurer de l’ampleur de la tâche après l’avoir bien circonscrite en explicitant
ses moyens, sa fin et ses effets. Quelle fut donc cette tâche que M.D. s’efforça en vain de
mener à terme ?
Il va sans dire que traiter cette question n’a rien à voir avec la grossièreté familière avec
laquelle l’on envisage le travail de la ménagère – c’est-à-dire en bon bourgeois, pincettes et
grille de correction à la main. Le théoricien décidé et prompt à agir en ce genre d’affaire ne
saurait avoir le dernier mot, ni l’autorité de trier le propre et le sale, quand bien même se
croirait-il certain de connaître les résultats de l’entreprise alambiquée de son disciple. Car
justement les résultats de la philosophie ne sont et ne peuvent être exposés sur aucune corde
114
à linge, et le désenchantement de la finale du texte de M.D. ne laisse deviner aucune
évidence ou solution objective quant à son problème, à savoir sa version remaniée du
mien : le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité dans la béatitude absolue. En toute
honnêteté, je ne prétendrai pas en savoir plus que d’autres lecteurs, sinon que je reconnaisse
naturellement le désir de mon disciple de se démarquer de son maître, ou plutôt de ses
maîtres, Spinoza et moi-même, des auteurs spatio-temporellement localisables, objectivés
par l’histoire et au fait de nos personnalités respectives. Je ne le prétendrai pas car je ne
crois pas que le terrain de jeu choisi par M.D. soit de nature telle qu’il puisse faire l’objet
d’une recension ou d’une critique frontale au sein de laquelle lui serait montré ce qu’il
n’aurait jamais pu percevoir, à savoir l’ineptie de ses propres mouvements philosophiques
dont nul lecteur exigeant ne peut raisonnablement faire l’économie. Cela saute aux yeux
immédiatement, dès l’amorce du premier chapitre, où est annoncé, de façon intéressante,
quoique passablement anodine, que ce qui mobilisera son attention, sa thèse en quelque
sorte, est « la mise en scène de l’effet d’ignorance de ceux qui restent prisonniers de la
fiction de la nouveauté131 ». Que veut-il dire par là ? Quel est l’objet de son enquête ? Quel
est le sens de cette question apparemment dépourvue de sens si l’on suit la lettre du texte de
l’Éthique de Spinoza, laquelle ne met pas en scène l’ignorance de ses lecteurs, mais cherche
plutôt à « nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa
suprême béatitude132 » ? M.D s’est-il donc trompé de discipline, substituant l’analyse
littéraire et rhétorique à la rigueur intraitable de la philosophie spinoziste ?
Comment M.D. peut-il commencer ainsi son enquête sur le problème de la nouveauté ? Et,
puisqu’il est à ce sujet très évasif, qu’entend-il au juste par « nouveauté » ? Cela reste un
peu confus. Après quelques lectures de ses écrits, je ne crois pas qu’il soit très risqué
d’affirmer que la nouveauté qu’il a en tête est sans commune mesure avec ce que notre
époque réclame simultanément comme son critère axiologique, sa fin, son moyen, son
principe et le signe de son goût, qui m’est d’ailleurs si rustre. Au contraire, il semble que sa
nouveauté rassemble des dimensions qui nous sont de nos jours étrangères ; elle joint en un
seul mot ce que Spinoza indiquait par son concept d’éternité, la pensée sub specie
131
132
Cf. chapitre 1, p. 15.
Je suivrai le même système d’annotation que M.D. Cf. E2introduction.
115
aeternitatis ou la science intuitive133, et ce que moi, Climacus, réclame comme mien en la
figure de la « béatitude134 », cette apparition scandaleuse de l’infini dans la vie de l’individu
existant. C’est là le problème qui fascinait, qui obsédait M.D. : comment sauter dans ce
plan d’existence radicalement nouveau et éternel ? Le lecteur aura remarqué en lisant ce
que j’ai indiqué rapidement dans la préface que ce problème était pour M.D. une idée fixe
et que le simple fait de le poser lui apparaissait hautement problématique. La lecture
complète de ses écrits est à cet égard plutôt révélatrice. On y sent assez bien que l’attitude
théorique qu’il pensait au préalable adopter afin d’aborder son problème lui est apparue
comme contradictoire, remarquant finalement que son problème n’était pas à proprement
parler inscrit de manière explicite dans la philosophie de Spinoza. Comme je l’ai aussi noté
dans ma préface, il me semble que c’est là tout l’intérêt de la perspective de mon disciple,
car il n’a pas succombé à l’abstraction théorique en tâchant de positionner son problème.
C’est une tentation qu’il a pourtant laissée prendre place en sa personne pendant un
moment, pour ainsi dire, dans la mesure où, à mon avis, son premier chapitre se rapporte
assez convenablement à ce que l’on rencontre habituellement dans le monde de la théorie.
Une question est posée, une hypothèse est avancée et l’auteur la traite avec respect en
suivant les thèses et les arguments de l’œuvre choisie. Ainsi voit-on pendant un bon
moment M.D. approcher son problème comme s’il s’agissait d’un casse-tête effectivement
présent dans le texte de Spinoza. Je l’ai d’ailleurs senti très académique lors des premières
pages, où on le voit essayer de nous en mettre plein la vue en citant les propositions
sèchement abstraites du début de l’Éthique. Il serait cependant relativement facile de réfuter
ou de douter de la consistance des développements assez rapides qu’il nous présente à cet
égard, par exemple au sujet de la nécessité des modes135 et du rapport de l’essence à
133
Cf. E2p40sc2.
À ce sujet, qu’on aille voir mes Miettes philosophiques, qui jonglent avec la catégorie du « christianisme »
afin de penser un problème très similaire.
135
M.D. évite aussi de traiter directement le rapport des modes aux attributs. Pourquoi donc ? La nécessité des
modes chez Spinoza m’apparaît incompréhensible si on la considère de façon abstraite, c’est-à-dire en la
dépouillant de ce dont elle est l’expression, à savoir de la nécessité intrinsèque de l’attribut conçu comme
essence éternelle et infinie exprimant la substance absolument infinie. Pour des raisons obscures, mon disciple
a pensé qu’il était préférable de discuter indirectement des attributs spinozistes ; était-ce le fait d’une décision
philosophique ? Si c’était le cas, et bien que ce soit impossible à démontrer, je crois que la décision de mon
disciple ne serait pas sans intérêt, car je conviens entièrement avec lui de la difficulté qu’il y a à traiter d’un
concept spinoziste qui ne se réduit en rien à une représentation objective du monde ou de la substance. En
effet l’attribut est l’expression conceptuelle du pur dynamisme des choses singulières, et puisque Spinoza ne
distingue pas réellement l’idée et l’objet de l’idée, il semble qu’il soit impossible de poser l’attribut de façon
134
116
l’existence, sans parler de sa tentative de justifier la différence qu’il imagine entre une
« vraie philosophie » et une « philosophie vraie136 » qui, à bien y penser, ne sert que très
peu son propos – du moins si l’objet de son propos est bien celui que nous retenons ici, à
savoir la nouveauté de la béatitude éternelle. Par exemple, il nous dit d’un côté que la
différence entre l’essence et l’existence en est une de raison, et non objectivement inscrite
dans la nature des choses, tandis que de l’autre il cherche à nous montrer l’importance de
« l’Inconnu » dans le spinozisme, ce qui, en toute rigueur, est soit insensé, soit
stratégiquement faible. Dans la mesure où la lettre du texte spinoziste n’affirme nulle part
que les choses recèlent quelque contingence devant nous demeurer inconnue et, partant, que
d’essayer de montrer une part d’inconnu dans le champ des connaissances concrètes que
nous formons du monde soit valide du point de vue du système, on ne voit pas en quoi ce
serait une stratégie viable que de forger le concept de « l’Inconnu » afin de déceler par je ne
sais quelles manigances une quelconque nouveauté chez Spinoza. Si l’écart entre l’essence
et l’existence est de raison, on peut conclure que cet « Inconnu » n’est rien d’autre que le
fruit de la folle de son logis, soit de son imagination. Cela est d’autant plus évident
lorsqu’on jette un coup d’œil à l’autre chef-d’œuvre de ce philosophe, le Traité théologicopolitique, où il est absolument clair que les « nouveautés », les miracles137 et la contingence
en Dieu sont des élucubrations engendrées par notre ignorance des lois de la nature. Quel
est donc le but de mon disciple lorsqu’il forge un concept d’inconnu ?
Or l’ambigüité des écrits de mon disciple me pousse à croire qu’il s’agit là d’une opération
doublement réfléchie, car lui-même semble s’amuser à disséminer à plusieurs endroits des
signes qui montrent que ses développements n’ont pas de réelle prétention théorique, au
sens où la réflexion du système de Spinoza ne lui aurait pas tant servi à dire du nouveau
extérieure sans le devenir, si bien que le refus de M.D. à parler de l’attribut serait peut-être le signe d’une
compréhension de la difficulté de communiquer un tel type de savoir, qui n’a rien de théorique et qui relève
complètement de la pratique, de la sagesse. – C’est là mon hypothèse, mais pour laquelle, certes, je ne
croiserais pas le fer ; car comment argumenter en faveur d’une telle chose ? Un respect des personnes ou de la
différence des modes est ici plus que recommandable : ce qui est mien n’est pas sien, et vice versa. Or,
contrairement à M.D., je ne renverrai pas ici à des commentateurs !
136
Cf. chapitre 1, section Cercle du vrai et du comprendre, p. 16-23.
137
Pour un exemple parmi des dizaines, voir TTP, op.cit., chapitre 6, p. 273-274 : « Le Philosophe en outre,
dans l’Ecclésiaste, 1 :10, enseigne très clairement qu’il ne se produit rien de nouveau dans la nature, et […]
bien qu’il se produise quelquefois quelque chose d’apparemment nouveau, ce n’est pourtant pas nouveau,
mais cela s’est déjà produit dans les siècles précédents et le souvenir s’en est perdu. »
117
qu’à en faire l’occasion d’une réflexion secondaire138. Par exemple, pour revenir à cet
usage quelque peu maladroit qu’il fait du concept d’inconnu, le lecteur, qui en son for
intérieur se demande probablement avec irritation où s’en va l’auteur, rencontre
soudainement une remise en question de ce qui vient d’être avancé et qui va comme suit :
138
Avant de continuer ici, remarquons que la possibilité qu’il soit en fait question de double réflexion et non
pas seulement de réflexion théorique du texte de Spinoza nous empêche incontinent de poursuivre notre
répartition du propre et du linge sale, car la corde à linge s’avère être dans l’esprit de M.D. autre chose qu’une
simple ligne théorique dont il aimerait se faire l’auteur. Il semble plutôt que son activité théorique se
confonde avec l’attitude du trapéziste préférant se suspendre à la corde que d’en contempler la nature brute. Je
soupçonne même M.D. de reprendre ici mes propres développements philosophiques : non pas les mêmes
concepts ou outils, mais l’esprit de pendaison ludique que j’ai placé en exergue de mes Miettes. « Plutôt bien
pendu que mal marié », disais-je, de quoi nous pourrions nous inspirer ici afin de comprendre cet étrange
rapport réflexif mis en branle par lui. Mais comment interprète-t-il cette sentence shakespearienne ? D’abord,
il me semble plausible de diagnostiquer en son attitude une manie de scénariste : il se met en scène dans toute
son ignorance en prenant soin de confectionner un décor spinoziste de son cru. Apparait alors un type de
rapport qu’il ne faudrait certainement pas confondre avec celui constituant le marié, ou la marieuse, car s’il
est prêt à se suspendre aux écrits de Spinoza, jamais il ne dit désirer s’y marier, ce qu’il aurait pu faire, par
exemple, en déclarant son allégeance complète aux thèses spinozistes. La présence de linge sale, c’est-à-dire
non spinoziste, un peu partout sur la scène de ses réflexions me fait pencher vers cette interprétation, et c’est
pour cette raison qu’il ne me semble pas conforme à l’esprit de l’auteur que de montrer de la maestria critique
en l’épinglant chaque fois qu’il est nécessaire. De façon tout à fait contradictoire, mon disciple a pensé qu’il
était préférable de miner toute possibilité de confrontation directe avec ses écrits, de telle sorte que ma
position de maitrise, celle de maitre, ne me semble pas ici possible. C’est là une contradiction, puisque cette
position prétend en avoir déjà fini avec le débat alors que c’est le fait de se positionner ainsi qui sonne la
cloche et qui me fait savoir que je participe d’un débat, quand bien même serait-il perdu d’avance. Comment
dès lors devrai-je entretenir un rapport hiérarchique avec mon disciple ? Comment corriger ses ébats simili
spinozistes ? – D’une certaine façon, tenter de le corriger me paraît inutile depuis qu’il s’est égaré (car oui,
c’est immédiatement après m’avoir laissé ses papiers qu’il a disparu je ne sais où). Quel est donc mon rôle
ici ? – Mais cette dernière question ne correspond-elle pas à l’esprit scénique de mon disciple dont je parlais
plus haut ? Si je remets en cause ma position de correcteur et que je cherche à m’adapter à la forme des écrits
de mon disciple, suis-je encore en position d’autorité, ou bien je m’intègre déjà à la scène qu’il semble avoir
voulu disposer de telle manière que je m’y glisse par la suite volontairement ? – Voilà que la rétractation avec
laquelle j’ai entamé ce postscriptum perd de son mérite, de sa distinction ; car si me distinguer de mon
disciple avait pour but de remettre sur pied le Spinoza qui me paraît être le vrai, et que cet effort de distinction
avait déjà été prévu par mon disciple, suis-je encore autorisé à me poser autrement qu’en collègue ou en
disciple fictif de mon disciple devenu momentanément mon maître fictif ? Veux-je être perçu comme un
individu mal marié aux œuvres de Spinoza dont je me ferais le garant objectif ? Veux-je me confondre avec
Maître Kierkegaard, cet auteur de discours édifiants, en prenant pour objet non plus le christianisme et ses
formes axiologiques dépourvues d’humour, mais Spinoza comme Dieu personnel ? Il va sans dire qu’il y a là
un problème de forme d’expression apparemment irréductible à la niaiserie de mon disciple. Or je refuse de
me porter responsable de la niaiserie en rédupliquant l’incompréhension de la double réflexion de M.D. au
sein même des écrits de Spinoza, par quoi je prouverais à la fois : mon incompréhension de mon rôle en tant
que diagnosticien critique conscient du problème de la forme d’expression de la philosophie ; mon
incompréhension du rôle de la théorie dans les écrits de M.D. ; mon incompréhension de la nature pratique du
système spinoziste et, pour chapeauter le tout, mon incompréhension de ma propre incompréhension de ce
qu’est le fait d’être auteur. Corriger mon disciple devient donc ici la manœuvre par laquelle je place ma
propre autocritique dans le miroir des écrits de mon disciple qui m’utilisent indirectement comme miroir afin
de réfléchir leur propre rapport problématique à l’égard du fait de poser un problème philosophique
réfléchissant l’existence de son homme. Ne suis-je pas donc ici entrain de neutraliser la théorie sur laquelle
s’adosse ma conception du rapport maître-disciple ? Auquel cas ma performance n’aurait aucune objectivité
théorique par rapport au statut que mon disciple attribue à la théorie au sein du développement de son
problème personnel. Par conséquent, qui est le créateur de la scène ici…?
118
« Sortirons-nous du cercle de la compréhension et du vrai en postulant un « Inconnu »
insondable ? N’est-ce pas le meilleur moyen de condamner la pensée à se perdre ellemême en de folles superstitions qu’elle aurait à connaître pour elles-mêmes, en butant
sur des mots qui l’étonneraient, qui l’obsèderaient et qui la dépossèderaient
complètement de ses moyens en l’attachant à des procédés d’investigation étymologique
interminables ? Nous pourrions par exemple chercher à trouver le fondement ou le sens
du monde et de Dieu en passant toute la suite de ce texte à formuler des hypothèses sur
l’origine du mot « Inconnu » afin de dresser la liste de ses propriétés et de ses prédicats
essentiels. Peut-être même réussirions-nous à convaincre certains prospecteurs de
nouveautés qu’il est possible de retrouver le « sens de l’être » même dans le système
hyper-rationaliste de Spinoza. Mieux, avec un peu de chance, enfin serait révélée cette
absurdité selon laquelle, après tout, Spinoza était croyant, qu’il tenait la « Raison » pour
la figure vraie du mystère insondable et inconnu dont procèderait la philosophie et
toutes les sciences posant sous le masque de la recherche rationnelle.139 »
Pourquoi cette auto-ironie ? L’auteur cherche-t-il par là à nous indiquer quelque chose de
plus que ce qu’il est effectivement entrain de nous dire, à nous signaler une logique
supérieure dont il aimerait se faire le chantre ? Pointe-t-il de la sorte vers le contexte de sa
production littéraire qu’il ne considèrerait pas correctement comprise sans qu’en soit
soulignée la dimension performative ? Je me souviens très bien de la propension bien
avouée de M.D. à définir la philosophie comme un art de transformation de soi à l’aide de
concepts réflexifs. On se demande alors si cette perspective autocritique de l’auteur est à
comprendre comme une pointe légèrement ironique, un peu comme s’il désirait tâter le
lecteur et lui indiquer les limites sur lesquelles se bute son entreprise. Est-ce le cas ? M.D.
se sert-il de cette occasion pour préparer le terrain de la suite de son œuvre dont le lecteur
ne tardera pas pour attendre une confirmation quant à la nature des limites de la théorie
lorsqu’il est question de modification de soi ? Un peu plus et l’auteur sortait un portevoix et
nous criait à tue-tête que la conclusion logique de ses développements initiaux ne pouvait
être autre que fictionnelle, soit bien sûr ce qu’il masqua de façon quelque peu maladroite à
la toute fin du chapitre où le lecteur apprend non sans surprise que la distinction entre la
nouveauté et la fiction de la nouveauté est en vérité un cas « théoriquement
indécidable140 ». En effet, si l’appel à l’excogitation d’une nouvelle manière de penser a
pour contexte la mise en scène des effets de l’ignorance de ceux qui restent prisonniers de
la fiction de la nouveauté, et que la critique de l’admiration à laquelle s’adonne assez
longuement M.D. ouvre des perspectives sur la possibilité de mobiliser la fiction afin
139
140
Chapitre 1, p. 29.
Chapitre 1, p. 53.
119
d’aiguillonner le lecteur en son désir de réforme de sa manière de penser, n’est-il pas
évident dès la position des prémisses que la conclusion ne vaut plus par elle-même et
qu’elle nécessite un principe d’explication supérieur ? Si « les prospecteurs de nouveauté
sont les mêmes que les sages, c’est-à-dire des ignorants141 », et que la différence entre la
fiction et la nouveauté est indécidable, n’est-il pas forcé de conclure que le champ de
bataille de la nouveauté et de la sagesse passe nécessairement par le jeu de la fiction et que,
vu notre ignorance, c’est uniquement au sein de celle-ci que le problème de la décision peut
se poser ? N’est-ce pas une explication suffisante – quoique fort abstraite, telle que M.D le
préfère – de l’enchaînement du premier au deuxième chapitre, lequel bute alors sur le
problème tout à fait pratique – et que présuppose la distinction théorique entre la fiction et
la nouveauté – de la décision de sauter dans la fiction qu’appelle le désir de dépasser cette
indécidabilité ? Pour expliquer ou dépasser la question abstraite de cette distinction, n’estce pas une occasion idoine que celle qui consiste à se laisser capter par le problème de la
décision afin de se décider soi-même ? M.D. est déterminé par son problème, et c’est parce
qu’il le pose devant soi, à coups de concepts, qu’il accepte le jeu de la fiction et de la
nouveauté (quoiqu’en un sens faible, de la théorie abstraite à la fiction théorique, et non en
adoptant subitement le point de vue du contemporain qui ne demande rien de mieux que de
participer à la production massive de nouveauté : livres, thèses, modes, etc.).
Mais pourquoi mon disciple a-t-il dû attendre ce moment pour enfin sauter dans l’existence
et décider de réfléchir cette tendance qui est la sienne de courir après les fictions ? – Ma
thèse est que c’est sa décision de se tourner vers Spinoza qui l’a réveillé à son intérêt à la
fiction, laquelle décision avait pour cause son désir de modifier sa propension à m’admirer,
moi, son maître fictif. C’est une situation qu’il me faut certainement souligner et expliquer
dès maintenant en vertu de sa complexité et de l’intérêt qu’elle suscite en moi. Car je dois
avouer que si ce n’était de ma passion philosophiquement intéressée pour les problèmes
d’ordre hiérarchique, entre un maître et son disciple ou son apôtre 142, jamais je n’aurais
daigné éditer les écrits de M.D.. Étant moi-même impliqué dans ce rapport admiratif
141
Chapitre 1, p. 53.
C’est l’objet de mes Miettes que de problématiser le rapport qu’entretient l’ignorant avec son maître, que
ce dernier soit un simple mortel, comme Socrate – lequel n’était pas le moindre des mortels – ou un dieu, qui
142
120
trouble que ce dernier affectait à mon égard, je saisis cette occasion pour polémiquer aussi
raisonnablement que possible avec ses développements personnels en les interprétant de
mon point de vue qui n’a rien d’objectif. Comment pourrais-je prétendre à un diagnostic
objectif alors que je figure moi-même, en tant qu’objet au sein du champ des désirs de mon
disciple, aux côtés de Spinoza, un philosophe qu’il m’oppose afin de surmonter l’affection
mentale qui le porte à accepter aveuglément mes invitations de pensée que sont mes
heureux écrits ? C’est l’intégrité de ma personne qui est en jeu, dans la mesure où la nature
fictive du rapport entre mon disciple et moi fait que je tire puissance d’exister autant et
aussi longtemps qu’un lecteur me prend pour objet de réflexion, ou que l’on se charge de
pratiquer mes œuvres. Par conséquent, si mon disciple fictif trouve en l’œuvre de Spinoza
des moyens pour contrer l’ascendant affectif que je semble avoir sur sa personne, ma
réaction première est de contrôler la bride et de restituer parcimonieusement de ses œuvres
ce que j’ai envie de mettre de l’avant, ce qui suppose que mon diagnostic en cours ne
prétende pas davantage à la théorie objective que les expérimentations de mon disciple. En
effet ce que j’avance ici ne vaut pas davantage que ce qu’un lecteur consciencieux pourrait
penser à son propre compte ; je danse avec des idées, et celles-ci ne sont pas plus les
miennes que les vôtres seraient miennes, quand bien même l’on présenterait une citation à
l’appui.
Mais revenons au texte de M.D. Car avant de considérer le renversement par lequel, dès le
deuxième chapitre, il a retourné la théorie par la fiction, il reste à expliquer la cause de la
thèse abstraite selon laquelle la distinction entre la fiction de la nouveauté et la nouveauté
aurait un « caractère indécidable ». Porter notre attention là-dessus nous permet de toucher
la cause pour laquelle j’ai décidé d’éditer ces chapitres inachevés. Je l’ai dit d’entrée de jeu,
c’est le désir qu’avait M.D. de réformer sa tendance à l’admiration de ses maîtres en
philosophie, et de moi particulièrement, qui m’a fait décider de rendre public une affaire
habituellement consignée à la sphère privée. Ce désir, je ne l’invente pas, il est directement
théorisé et expliqué par M.D., qui trouve dans l’appendice à la première partie de l’Éthique
et, plus tard, dans le Traité de la réforme de l’entendement, l’occasion de mettre en lumière
se serait manifesté dans une fiction hautement poétique, à l’usage de ceux qui savent s’élever au dessus du
niveau de l’abstraction auquel se confinent trop souvent les philosophes traitant de problèmes éthiques.
121
l’admiration qui le fait analyser minutieusement, ligne par ligne, l’œuvre de son « second »
maître, Spinoza. Je ne cacherai pas que la critique de l’admiration que construit mon
disciple constitue un des moments les plus intéressants de sa réflexion, puisqu’elle me
donne à voir, dans la bouche d’un autre, ou par regard interposé, l’état des rapports
hiérarchiques et confus que lui et moi entretenions à cette époque. Spinoza offre la théorie
dont M.D. a besoin pour s’expliquer son propre élan admiratif, et mon autorité fictive que
je n’ai jamais endossée se voit ainsi contestée et ramenée à sa juste mesure, c’est-à-dire à sa
puissance toute relative que l’on appelle de manière générale une « influence ».
La critique de la structure de l’admiration qu’en tire M.D. est relativement simple. Après
avoir cité la définition que donne Spinoza de l’admiration, qui serait une « affection de
l’Esprit, ou imagination de chose singulière en tant qu’elle se trouve toute seule dans
l’Esprit143 », il enchaine avec ce passage qui m’a semblé le plus révélateur de sa démarche :
« On voit que l’admiration n’est pas tant l’effet d’une représentation théorique finaliste
que sa cause, puisque c’est l’admiration qui explique cette dernière comme une
conséquence idéelle de l’état de fixation ou d’obsession dans lequel se trouve l’esprit.
Tandis que la réciproque n’est pas vraie : le finalisme ne peut expliquer l’admiration,
attendu qu’expliquer consiste à penser une chose par sa cause, ce que le finalisme écarte
au profit d’une analogie indexée sur un système de fins prédéterminées, auquel cas on le
considèrera plutôt comme la reproduction de l’admiration et non comme son principe
explicatif.144 »
C’est à juste titre que M.D. conclut que l’admiration n’est pas la même chose que le
finalisme et que celui-ci ne peut l’expliquer, montrant alors qu’il perçoit une distinction
concrète entre l’objet de l’admiration, en tant que cible du désir, et la fin, en tant qu’elle
forme la sagesse à laquelle il aspire ardemment et que j’incarne pour lui, en tant que
représentation du modèle purement fictif dont il a besoin pour réfléchir son désir. À partir
de ce moment, du moins lorsque j’ai lu pour la première fois ce chapitre, j’étais confiant en
l’avenir de mon disciple et j’en ai immédiatement déduit qu’il enchaînerait avec un
raisonnement du type de celui qui clôt son premier chapitre, à savoir que la distinction entre
la fiction et la nouveauté revêt un caractère indécidable. Car M.D. est un amateur de
fictions, il s’imagine habiter le monde comme une fiction sur deux jambes ; ce pourquoi je
143
144
E3p52sc.
Chapitre 1, p. 36.
122
savais du même coup que la différenciation entre l’objet de l’admiration et la fin constituait
en fait la condition, voire la première pierre de la construction d’une nouvelle fiction de son
imagination qui, éventuellement, pourrait le libérer. Comment puis-je affirmer cela ? Cela
m’apparaît évident. L’objet véritable de l’admiration de mon disciple n’était pas ma
personne mais la béatitude éternelle. Lorsqu’il confondait la béatitude comme fin et la
béatitude comme une idée fixe absorbant son esprit admiratif, il se perdait en ma qualité de
maître. C’était le moyen qu’il se donnait pour continuer à désirer désirer la béatitude. Mais
il était humain et avait tendance à s’oublier lui-même dans l’admiration qu’il éprouvait
pour celui qui le menait sur le chemin de sa quête de sagesse absolue, ce pourquoi il
finissait par préférer se reposer près de la cible qu’était son maître que de viser la fin réelle
vers laquelle il s’efforçait de tendre. Comme pris par une illusion d’optique, il confondait et
inversait la hiérarchie de la cible et de la fin, de l’admiration et de ce vers quoi tendait son
désir, et perdait l’élasticité nécessaire à tout individu existant tâchant de substituer la
béatitude éternelle, la nouvelle vie, à la figure du maître, que son esprit, pour des raisons
contingentes, ne désirait plus quitter.
Son problème avait donc plusieurs aspects. D’une part, il s’agissait pour lui de prendre
conscience de l’état de ses rapports avec moi, Climacus, en cessant de me percevoir comme
l’exemple incarné du sage absolu (bien qu’il me savait mortel, sinon n’aurait probablement
jamais eut lieu en lui ce scandale théorique que lui a permis de vivre sa pratique du système
de Spinoza). D’autre part, arrêtant de me confondre avec le soleil vers lequel il tendait, il a
pu enfin voir la fiction au principe du rapport hiérarchique et purement idéalisé qu’il
entretenait à mon égard. C’est là mon idée, et je ne peux en être certain, car ce dont il s’agit
ici ne relève plus uniquement du texte explicite mais aussi et surtout de la forme de son
expression. En reconnaissant que notre rapport était essentiellement fictif, je crois que M.D.
a pu objectiver l’usage que sa personne faisait de la fiction dans ses rapports affectifs avec
moi, voyant ainsi que ce qu’il imaginait de parfait dans son maître n’était que le reflet
incompris d’un des personnages conceptuels grouillant au fondement de son existence. Ce
n’était pas lui, ce n’était pas moi : c’était quelqu’un d’autre ! – Comment donc ? Belle
affaire ! Mais ce personnage ne serait-il pas simplement Spinoza, le tiers dont mon disciple
eut besoin afin de modifier sa propre constitution mentale, ou afin de procéder à un ménage
123
intérieur ? Je ne le crois pas, c’est là peut-être le coup de théâtre dont il s’est
involontairement fait l’auteur. Toutefois, avant d’expliquer cela, je vais essayer de montrer
le passage ou la connexion des idées de mon disciple, lesquelles l’ont poussé à envisager
différemment son rapport à l’autorité du maître.
Or ce passage ne s’est pas tellement bien passé. Du moins pas comme je m’y attendais. Car
non content d’en finir avec son ancien maître, moi-même, mon disciple s’est buté sur un
problème de taille qu’il a pensé pendant longtemps ne pas pouvoir résoudre complètement,
et probablement qu’il n’y est jamais parvenu. Le problème était le suivant : sachant qu’il
avait Spinoza comme concepteur véritable, le moyen qu’il trouva pour expliquer
l’admiration qu’il éprouvait à mon égard ne garantissait nullement son utilisateur contre les
risques d’admiration future envers Spinoza. Le problème de l’admiration du maître se
voyait ainsi redoublé, en prenant cette fois Spinoza pour objet, de telle sorte que, comme il
arrive souvent chez les débutants en philosophie, l’arme critique s’est retournée contre son
manipulateur. Mais le rapport n’est pas si simple et c’est probablement pour cette raison
que la critique de l’admiration n’est pas poussée à son terme dans le premier chapitre et
qu’elle revient à pleines dents dans le second. Cette reprise fréquente des positions
antérieures de M.D. semble d’ailleurs former un des traits distinctifs de sa prose, un peu
comme si plusieurs niveaux d’écriture se chevauchaient dans le texte et que le
développement naturel des concepts qu’il utilise nécessitait des recadrages de toutes sortes,
allant même parfois jusqu’à forger des fictions pour tenter de faire mieux sentir sa pensée.
Mais comment revient donc la critique de l’admiration dans le deuxième chapitre ?
D’une certaine façon, j’ai déjà répondu à cette dernière question. C’est la prise en charge du
plan de la fiction qui a permis à M.D. de saisir ce qui clochait dans notre relation, dans la
mesure où mon existence fictive n’avait en réalité rien pour l’empêcher de mener ses
affaires sans se percevoir comme mon obligé. Après tout, si je suis fictif, il ne peut dire si
j’existe, si bien que le savoir de mon caractère fictif est en quelque sorte suffisant pour se
délivrer du peu de pouvoir que j’exerce à l’endroit de mes lecteurs. En revanche, le fait
qu’il réfléchisse ma nature fictive l’a ipso facto projeté dans l’infini de la fiction (et dans la
fiction de l’infini). Car c’est grâce à son maître fictif que M.D. a su forger une manière de
124
pensée lui permettant de viser la béatitude145, et sans ce maître il n’aurait donc pas pu
réfléchir la puissance de la fiction en matière de réflexion philosophique. Mais si la critique
spinoziste de l’admiration lui a permis de voir la fiction au principe de notre rapport
hiérarchique, les conditions sous lesquelles peut opérer la fiction en philosophie ne lui
apparurent pas immédiatement. Autrement dit, il a pu distinguer ma personne de l’idéal
qu’il désirait atteindre, de la fin de sa quête, mais il n’a pas compris du même coup que le
fait d’objectiver la fiction au devant de soi en disait davantage sur lui-même que sur la
béatitude ou sur la pensée de Spinoza sur laquelle il transférait dès lors toute la puissance
de son admiration. J’en ai pour preuve le fait qu’il ait décidé de placer en exergue de son
deuxième chapitre un passage de mes Miettes philosophiques. Il vaut la peine que je me
cite ici : « L’homme qui se scandalise, ses paroles ne sortent pas de son fond, leur source
vient du paradoxe, comme l’homme qui en parodie un autre n’invente rien, mais ne fait que
le copier à rebours ». À nouveau, M.D. intervient de façon indirecte et tourne en dérision
sa propre entreprise : car est-il d’office d’ouvrir un chapitre de mémoire universitaire en
associant son nom à la parodie, au fait de ne pas inventer et de « copier à rebours » les
écrits d’un autre !? Il est tout à fait intéressant de constater que cette citation provenant des
écrits de son maître ne remplit aucunement une fonction d’autorité ; au contraire, M.D.
destitue sa propre autorité d’auteur en indiquant de façon aussi claire qu’à midi que ses
réflexions collent encore sur celles de ma personne, et que la suite s’efforcera de mettre en
forme un procédé d’écriture qui, comme on le verra, se détache explicitement de ce que
nous pourrions nommer un commentaire transparent de Spinoza. Mais quelle raison M.D.
avait-il pour renverser d’entrée de jeu son désir et sa prétention à l’originalité en écrivant
sur l’œuvre de Spinoza ? Il me semble que cette manœuvre témoigne, non sans éliminer
toute ambigüité, que M.D. se cherche soi-même et qu’il ignore toujours où il doit se situer
entre ma personne et son nouveau maître, Spinoza. Il réfléchit pourtant cette ignorance et
admet d’emblée que son interprétation du problème de la décision dans le Traité de la
réforme de l’entendement sera accompagnée d’influences souterraines : soit en l’occurrence
de ma personne et aussi, de façon symétrique, du style adopté par Spinoza dans son oeuvre
faisant d’ailleurs grand usage de la fiction et laissant intervenir un narrateur qui, comme le
145
Sur ce point, je n’en démordrai pas : M.D. est le disciple du maître Climacus. Je crois fermement que son
problème est le produit de mon influence, ou du moins qu’il ne s’explique pas adéquatement sans que l’on me
fasse intervenir. – Est-ce à une légitimation de mon intervention présente ou des écrits de M.D. ?
125
remarque mon disciple, ne peut réellement être identifié à Spinoza lui-même. J’interprète
cette stratégie littéraire comme étant la mise en scène de l’ignorance de M.D., précisément
en ce que le texte se retourne alors sur lui-même et se divulgue en tant que mise en scène
d’une mise en scène philosophique. Peut-être sa pudeur l’a-t-il incité à décliner les
tergiversations constitutives de ses affects et de sa structure admirative sous le masque de la
fiction, annonçant ainsi qu’à partir de ce moment il ne se considérait plus vraiment comme
le véritable auteur du texte. Sa personne acceptait la dissolution, la perte de soi dans le
cercle de ses influences de pensée. L’effet de la critique de l’admiration serait donc déjà
enclenché à ce stade, l’esprit de M.D. ne présupposerait plus l’unité de sa personne et
accepterait désormais de se laisser capter par les fictions de son esprit, en suivant pendant
un moment la réflexion de mes écrits en lui, avant de les mettre de côté, quelques pages
plus loin, afin de se laisser guider par les boucles de raisonnement de Spinoza et, qui sait,
d’autres influences anonymes encore146.
Toutefois, l’admiration a changé de sens dans le passage qui s’est opéré entre l’admiration
de ma personne à celle de Spinoza, son nouveau maître : c’est l’objet de sa seconde
admiration, Spinoza, ou plutôt le philosophème de Spinoza, lequel enveloppe une critique
radicale du finalisme et de l’admiration, qui renverse l’admiration de M.D. en réflexion de
l’admiration, par quoi celle-ci devient active, si je puis dire. Comment cela s’est-il passé ?
L’objet de réflexion de M.D. est la critique de l’admiration spinoziste, et cette critique a
pour principe explicatif la méthode réflexive de Spinoza, soit la réflexivité intrinsèque des
idées147 pouvant se prendre pour objet et ainsi être modifiées. Mon disciple peut donc
trouver le jeu conceptuel adéquat pour son problème, en ce que son admiration se renverse
de l’intérieur, par son explication positive, et devient puissance de détermination de sa
pensée, de sa manière de se rapporter au champ au sein duquel il se meut. Or, comme la
découverte de la réflexivité spinoziste n’est pas une affaire strictement théorique, M.D. a dû
tâcher de trouver une forme d’expression adéquate à son objet, à savoir la fiction, celle que
Spinoza a lui-même employée dans son Traité. Ainsi M.D. parodie-t-il les développements
de son premier maître, moi-même, et copie à rebours Spinoza en prenant pour position
146
Je le soupçonne par exemple de s’être inspiré de Georges Bataille assez librement. Mais de quelle œuvre ?
Peut-être s’agit-il de L’expérience intérieure, Paris, Gallimard (Tel), 1954, 192 p.
147
Cf. Chapitre 2, section Savoir et non-savoir axiomatique, p. 92 et sq.
126
d’enquête le point de vue qu’il trouve chez moi. C’est donc sous l’influence indirecte de
mes travaux que M.D. pratique le texte de Spinoza, si bien que la fiction dont s’enveloppe
sa parodie relève à la fois de la fiction qu’a employée Spinoza pour introduire son oeuvre,
et de la fiction qu’est notre rapport hiérarchique qui a été démasqué dès le premier chapitre.
Ce double rapport est tout à fait intéressant pour un psychologue en ce qu’il montre la
coïncidence du champ des désirs de M.D. cherchant à modifier ses affects, et de la fiction
tendue par la rencontre qu’il organise entre ma personne et Spinoza. C’est au sein de cette
coïncidence, de cette rencontre que M.D. a trouvé un terrain de jeu propice à sa quête ; c’est
elle qui lui a servi de médium de réflexion de soi. On se demande alors s’il est possible
d’affirmer que la fiction soit nécessaire pour ouvrir cet espace de transformation de soi que
désire M.D. ? Avait-il besoin de se commettre dans l’espace de tension de la fiction pour
modifier son affection mentale admirative ? Ou la présence de la fiction y est-elle
contingente, accessoire, voire jetable une fois l’entreprise de transformation commencée ou
achevée148 ? Ma qualité de commentateur ne me permet pas de trancher cette question, car
la trancher suppose qu’il soit en ma puissance de prendre pour objet le rapport fictif que
j’entretiens envers moi-même à travers le regard que mon disciple pose sur ma personne.
Cela je ne le peux pas.
Mais quel est le sens de cette question ? Si je ne tranche pas afin de savoir si la fiction est
nécessaire ou non pour la réforme de sa pensée, c’est probablement parce que je veux
respecter le contrat imaginaire que mon disciple et moi avons établi. Rien ne me permet de
sortir de mon existence déterminée pour plonger dans la tête de mon disciple, ni de mon
lecteur, ce pourquoi je maintiens le contexte de la fiction de nos rapports. Car de la même
façon que M.D. ne sort pas de la fiction (ou qu’il se pose en tant qu’un des participants à
l’élaboration de sa propre fiction textuelle), je ne sors pas du champ de mes désirs pour
donner mon interprétation de ses écrits. Il y a un rapport intime entre la fiction (la sienne et
la nôtre) et la réflexion du champ des désirs (ceux de M.D., et les miens en tant que maître
suspendu à ses réflexions). En quoi consiste ce rapport ? Rappelons que la fiction est
148
C’est là le grand problème dont s’enquiert M.D. partout dans son œuvre. La preuve est donnée dans son
dernier chapitre, où sont cités deux scolies fondamentaux (E5p31sc. ; E5p33sc.) de la cinquième partie de
l’Éthique qui soulignent le caractère fictif du devenir éternel et du statut d’accessoire que Spinoza accorde à la
fiction. Cf. chapitre 3, p. 105.
127
comme le produit de la critique de l’admiration : elle émerge de la différenciation
conceptuelle entre la cible de l’admiration et la position d’une fin philosophique,
respectivement moi-même en tant que maître et la béatitude en tant que nouvelle vie
éternelle. Or l’objectivation conceptuelle de la fiction correspond aussi à l’oscillation de
l’admiration, à la fluctuatio animi de mon disciple, car en me perdant comme autorité, il se
bute sur l’image qu’il se fait de Spinoza. Dès ce moment, M.D. n’est plus auteur, disais-je
plus haut. Il devient un personnage de la fiction qu’est son texte. Mais ce n’est « son » texte
qu’en un sens très faible, puisque le régime d’expression littéraire de sa pensée a
radicalement changé : il est passé du côté de la parodie et de la copie à rebours, sans
cependant que l’on sache qui copie quoi. On comprend alors que les multiples niveaux de
fiction qui apparaissent suite à ce renversement ne sont pas rapportés au problème de la
décision de façon naïve et arbitraire. Car si M.D. s’intéresse à la décision, c’est uniquement
parce qu’il se cherche soi-même, indécis et perdu qu’il est entre ses maîtres et son désir
d’atteindre une vie nouvelle et éternelle. Mais le saut qu’il fit dans la fiction est le fruit de
la découverte du « plancher » de fiction à partir duquel nous nous rapportions l’un à
l’autre : sans cette prise de conscience de l’importance de la fiction dans la construction de
son problème, j’imagine que M.D. aurait continué à théoriser la béatitude, ce qui, de
manière comique, l’aurait exclu pour l’éternité de la béatitude. Il a donc fallu qu’il s’exerce
à réfléchir la forme de son propre message pour se détourner 149 du texte de Spinoza, lequel
lui servait pourtant déjà de terrain de réflexion de la forme d’expression de la pensée, dans
la mesure où le problème qu’il posait à l’œuvre de Spinoza touchait directement la question
des effets de la mise en scène de la pensée. Faut-il ensuite s’étonner de le voir poursuivre
son enquête avec une réflexion de la forme de la décision entièrement traversée de fiction ?
C’est une longue parodie de Spinoza qui m’a fait bien rire, mais que je n’ai pu m’empêcher
de rapporter à mes Miettes, encore une fois, ainsi qu’à La reprise150 de Constantin
Constantius qu’il aimait beaucoup. Ses raisonnements l’ont fait rencontrer ceux de l’auteur
de La reprise à maints endroits, lui qui a même renversé le problème de la décision en
149
En ce sens, tous les développements de mon disciple autour du « détournement » des distractions ou des
détournements qu’elles forment me semble pouvoir être lus comme une ruse par laquelle il s’efforçait de se
détourner de la théorie de la décision, dont il se servait peut-être dans le but de se détourner de ma personne.
150
Un autre ouvrage paradoxal que notre époque rapporte aujourd’hui à Kierkegaard, dans le même esprit de
confusion avec lequel l’on me confond moi-même avec lui, soit un phénomène d’attribution qui devrait
128
« reprise de la forme de la décision », laquelle forme est, selon ses mots, « paradoxale »,
soit une expression qui nous est très cher, à Constantius et moi. Inutile donc de chercher à
montrer que ce qui est exprimé par le concept de décision soit strictement spinoziste si l’on
reste attentif au fait que la décision semble toucher toute une communauté d’auteurs qui
n’ont jamais vraiment été convoqués pour eux-mêmes dans le fil du texte de M.D. – Que
signifie d’ailleurs cette mobilisation exubérante de penseurs qui n’ont guère droit de cité et
qui subissent le même sort que ma personne en étant tout simplement assimilés par les
boucles du narrateur spinoziste que mon disciple parodie ? Il vaut la peine que je change de
paragraphe pour continuer, car, à mon avis, il s’agit là du nœud de l’affaire, le cœur de la
démarche de mon disciple qui, en remplaçant la théorie de la mise en scène par la mise en
scène de la mise en scène de la pensée, a complètement refondé son problème, à savoir le
paradoxe de la nouveauté et de l’éternité, bien que je n’estime pas qu’il ait réussi à en tirer
une vue claire et distincte.
Mon interprétation se joue autour de cette expression énigmatique qui émerge vers la fin du
second chapitre et qui reviendra une dernière fois dans le troisième chapitre, après le
changement de forme assez abrupt qui abandonne le lecteur avec toute une série de boucles
réflexives se prenant successivement pour objet, et où chaque idée devient l’objet de l’idée
suivante. Il s’agit de celle-ci : la « décision impersonnelle151 » ; et, de façon similaire
quoique très obscure : « l’impersonnalité152 ». Quelle espèce de délire a pu faire passer mon
disciple de sa quête toute personnelle de soi-même à la formulation de ce concept de
décision impersonnelle ? Quelle mouche l’a piqué ? Une décision impersonnelle peut-elle
signifier quelque chose ? Il semble que ce ne soit pas là une question qui intéresse M.D. : il
ne fait que remonter à la surface cette expression et la laisse flottante, comme un poisson
mort, comme une métaphore parfaitement inconsistante. D’un point de vue théorique, je ne
crois pas qu’un lecteur indulgent puisse y déceler davantage d’intérêt, tellement que celuici se félicitera de ne pas avoir à jouer le rôle du correcteur académique face à ce genre de
trahison flagrante de l’esprit du concept. Quoique la métaphore plairait sans doute à Hegel,
pourtant susciter un peu de méfiance parmi le lectorat rarissime des œuvres dites philosophiques. Cf.
Kierkegaard, La reprise, Paris, Flammarion (GF), 1990, 273 p.
151
Cf. Chapitre 2, p. 100.
152
Cf. Chapitre 3, p. 106 et 110.
129
lui qui projetait son acosmisme existentiel dans la plupart des vrais philosophèmes qu’il
avait la chance de parcourir, bien qu’il ne pouvait s’empêcher de le faire à toute vitesse,
entre deux parties de cartes nocturnes – mais laissons Hegel en paix ; trop d’honneurs
pourraient suivre d’une comparaison rustique entre lui et Spinoza. – La décision
impersonnelle est une métaphore, j’en conviens. Quelles sont les causes de l’apparition de
cette métaphore ? J’estime qu’elle résulte d’un malentendu interne à la démarche
philosophique de mon disciple. Ce malentendu me semble recycler l’admiration mentale
dont il souffrait, cette fois sous la forme d’un retour imprévu des outils conceptuels forgés
sur son chemin. Je pense aux jeux de réflexion des personnages conceptuels dont M.D.
s’est fait le secrétaire le temps de sa réflexion. Cherchant la nouveauté dans le système de
Spinoza, il s’est immédiatement buté sur une impossibilité théorique dont il ne pouvait
s’expliquer les ressorts si ce n’est en embrassant le réseau de fictions que lui inspirait, entre
autres, ma personne. Or cette explication découlant de l’usage de la fiction, puisqu’elle
impliquait la coexistence en l’écriture conceptuelle de M.D. de différents auteurs flottants
ou atmosphériques, rien n’empêchait à ce qu’elle divague selon les rythmes de ses
influences et qu’elle se perde dans cette grande confusion. Si la nouveauté n’était pas à
trouver dehors, elle remonterait peut-être de l’intérieur de M.D., de la composition de ses
affects par exemple, lesquels étaient, comme je m’efforce de le faire voir ici, inextricables
des miens, son maître, et peut-être aussi de ceux qu’il percevait chez Spinoza. Le
symptôme majeur de cette explication de l’apparition de la décision impersonnelle dans les
écrits de mon disciple est exposé directement par lui, placé devant le regard du lecteur. Il
s’agit de l’ « axiome fictif » forgé par notre autotransformateur dans ce même deuxième
chapitre : « nous savons et ne savons pas que nous sommes éternels ou que nous
participons de l’éternel, quoique ce soit pour l’instant sous le mode de l’être-possédé et
non de la possession véritable ». Je ne veux pas commenter cet axiome, car je ne prétends
pas le comprendre, surtout que, en matière de logique conventionnelle, cet axiome est
franchement insupportable, comme le reconnaît lui-même mon disciple. On peut dire
toutefois que, à l’instar des axiomes de Spinoza, il est écrit à la première personne du
pluriel, au nous. Or le reste du texte est écrit au je, sans que nous sachions toutefois de quel
je il est question. Il y a là une tension formelle évidente renvoyant à celle du champ des
désirs de M.D. Étrangement, celui-ci se refuse à quitter le nous au nom duquel le premier
130
chapitre aporétique avait été composé. Il revient non plus comme une formulation théorique
similaire par sa forme au sens commun, à l’autorité duquel l’on renvoie parfois afin de
passer outre et d’aller plus loin, mais comme un outil servant de tenseur pour la pensée du
lecteur, soit pour mon disciple lisant Spinoza, Climacus en tant qu’il s’exprime à travers
M.D. lisant Spinoza, et Spinoza en tant qu’il s’explique à travers une forme d’expression
réfléchissant l’appropriation par le lecteur d’un mouvement philosophique pratique. Qui lit
qui lisant quoi ? Mon hypothèse est que la décision impersonnelle dont s’enquiert M.D. de
façon interminable est le produit du choc entre Spinoza, M.D. lecteur et ma personne. Mon
disciple semble avoir senti que sa décision, qui n’était que la réflexion tendanciellement
infinie de la composition de ses objets, n’avait plus d’auteur distinguable : ni Climacus, ni
Spinoza, ni le narrateur du Traité de la réforme de l’entendement, ni lui-même. En d’autres
mots, que la critique de l’admiration réfléchie en tant que tel par M.D. ne pouvait plus
présupposer l’actualité extérieure d’une cible incarnant ou exprimant la nouveauté absolue
qu’il désirait par-dessus tout. En déduirai-je pourtant une équivalence de celle-ci avec la
décision impersonnelle153 ?
Peut-on affirmer que la réflexion indirecte de la multiplicité des personnages à l’œuvre
dans la réflexion de mon disciple soit corrélative au changement de direction qu’il s’efforça
d’effectuer par rapport à sa quête de nouveauté éthique et personnelle, abandonnant l’objet
extérieur pour se tourner plutôt vers la transformation de sa personne en une forme
d’impersonnalité déterminée ? C’est un problème que mon disciple n’a jamais résolu, du
moins ne l’a-t-il pas fait explicitement pour son lecteur, ni pour ses maîtres. Mais loin d’y
voir un défaut de fabrication conceptuelle, il me semble qu’il soit préférable ici de
souligner la tautologie de l’entreprise de mon disciple. Car l’effacement périodique auquel
le lecteur assiste dans les dernières pages de son texte et qui culmine avec la disparition
réelle de mon disciple – j’entends au sein du texte mais aussi en dehors, car je ne l’ai jamais
revu – m’apparaît être une belle façon indirecte d’avouer son impuissance à penser ce que
lui-même désirait tant penser, soit « cette science intuitive dite éternelle du point de vue de
153
Afin d’avoir à l’esprit le contexte de cette expression : « La réflexion de la fiction de la décision ne donnet-elle pas de façon immanente les conditions de la communication de celle-ci, rendant par là la décision
impersonnelle, oscillant entre le je et le nous que nous formons ensemble, vous lecteurs, et moi, essayant
131
la nouveauté » ou cet « acte concret naissant à partir de soi-même154 ». Comment peut-on
penser une auto-transformation du point de vue d’un auteur dont l’unité a éclaté ? M.D. est
captif de sa fiction. C’est mon avis. Il a eu besoin de multiplier les personnages afin de se
comprendre comme une partie d’un tout qui n’est supporté par aucune structure subjective
réelle. La multiplication s’est opérée au sein de la fiction, laquelle est en quelque sorte la
condition de la transformation du champ de ses désirs. Le contexte explicitant le champ des
désirs est donc la fiction, qui à son tour a été posée comme objet de pensée par le biais de
sa disposition admirative. M.D. ne peut donc sortir de la fiction. Les derniers
développements totalement abstraits qu’il construit sont à cet égard assez évocateurs de son
incapacité à cerner les causes de sa condition. Or, je me demande si la tautologie de
l’égarement de M.D. et de l’impersonnalité qu’il évoque ne dissimule pas en vérité une
contradiction que je m’empresserais d’approuver si l’on m’en donnait l’occasion. Car « ne
pas pouvoir sortir de la fiction » est une thèse philosophique qui présuppose un point de
vue extérieur sur la fiction, comme si la fiction s’opposait à la réalité et à la philosophie.
Faut-il alors renverser l’opinion de mon disciple et affirmer que le vrai désir qui
commandait son entreprise philosophique était d’entrer dans la fiction ? La fiction dans
laquelle M.D. désirerait entrer serait ainsi la « décision impersonnelle ». Mais pourquoi
parler de contradiction alors que son œuvre exhibe fièrement son désir d’entrer en
contradiction avec soi-même et avec les écrits de Spinoza ? M.D. pouvait-il faire comme
s’il était possible de traiter d’affects et, surtout, de les transformer, en adoptant un point de
vue extérieur ? Si la nouveauté philosophique que désire M.D. n’est pas dans le monde,
mais que c’est celui-ci qui est enveloppé et qui s’explique par celle-là, était-ce tout
simplement possible qu’il fasse voir à son lecteur un autre point de vue que celui de
l’intériorité par rapport à la fiction, avec toute l’ambigüité et les malentendus qu’une telle
démarche recèle ?
d’être auteur ? Qui parle ici ? Moi-même, M.D., ou Spinoza ? Ni l’un ni l’autre ? Quelle sorte de personnage
peut bien se décider de façon impersonnelle…? » Cf. Chapitre 2, p. 100.
154
Ces passages de mon disciple montrent aussi que son esprit n’en avait pas fini avec l’admiration ; car que
dévoilent-ils sinon des cibles, des objectifs typiques d’une structure mentale admirative ? M.D. admira la
nouveauté de la béatitude et en reste captif. Il l’appelle la décision impersonnelle afin de s’oublier au sein de
ce rapport très personnel.
132
Ce problème me trouble quelque peu et cela pour diverses raisons, parmi lesquelles domine
principalement cette idée qu’au fond tous les écrits de mon disciple constitueraient une
tentative de montrer l’intrication nécessaire de la fiction et de la pensée sub specie
aeternitatis, c’est-à-dire de ce que Spinoza appelait de façon assez impersonnelle le
troisième genre de connaissance, soit la connaissance des essences singulières et, dans le
cas de l’humain, des affects. Si la connaissance des affects est une connaissance de soi par
soi, pour ainsi dire, et que la solidité de la personne est une illusion, n’est-ce pas non
seulement possible mais nécessaire de faire usage de fictions dotées de personnages afin de
montrer la dynamique « impersonnelle » du discours philosophique ? Si vous me demandez
mon avis à ce sujet, je vous dirai que je ne puis du tout répondre. De la même façon que je
ne peux rien dire de la nouveauté radicale qu’espérait rencontrer mon disciple dans la
pensée de Spinoza, si ce n’est que le croisement des points de vue ou des personnages dans
son texte me donne parfois le sentiment que ce n’est pas moi qui regarde le monde, mais le
monde qui se voit à travers la réflexion de ma personne en mon disciple et, médiatement,
en celle de Spinoza. Puis-je alors dire que je trouve ainsi une possession qui soit non pas
personnelle mais purement impersonnelle, en ce sens qu’elle ne serait rien d’autre que la
réflexion concrète de ma possession involontaire d’un autre qui tâcherait de prendre
possession de moi en tant que personnage déterminé de l’éventail de ses possibilités ? La
réflexion du croisement des fictions et des personnages conceptuels peut-il produire de la
nouveauté au sein de ma personnalité ?
Était-ce là ce que cherchait à penser mon disciple ? Je n’en sais rien ; mon postscriptum a
perdu son fil conducteur, pour la simple raison que j’ignore à qui d’entre nous deux revient
la possession du principe explicatif de notre rapport. Est-ce un tel type d’échange de points
de vue, voire d’affects, que M.D. essayait de pointer avec cette expression de « décision
impersonnelle » ? Car je ne peux dire si mon diagnostic est plus ou moins qu’un tableau
reproduisant l’attitude de mon disciple. S’il est plus qu’un tableau reproducteur, va-t-il plus
loin que mon pauvre disciple égaré, ou ne fait-il que manquer celui-ci conformément à la
disparition qu’il a peut-être organisée après tout ? Je laisse ces questions au lecteur, « s’il
en fut un seul », comme disait mon disciple ! Pour ma part, j’aimerais seulement terminer
en réitérant que j’édite ces écrits de M.D. pour mon propre compte et que je ne désire
133
fortifier aucun intérêt personnel, ni en prétendant à l’éternel, ni en mimant la nouveauté ou
non de cette œuvre inachevée. Si l’on veut y déceler une tentative de m’identifier à
l’impersonnalité à laquelle aspirait mon disciple, ce n’est plus mon affaire.
9 novembre 2012, Maître Climacus
134
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