PHARMACEUTIQUES _ OCTOBRE 2006
30 Dossier
LE MÉDICAMENT
EN MAL
D’EUROPE
Les révolutions thérapeutiques
du XXesiècle sont à l’origine de
l’Europe du médicament.
Les nouveaux traitements ont
incité à la régulation, étatique
d’abord, concurrentielle ensuite,
mettant face à face des
expertises diverses issues d’un
patrimoine culturel différent et
de systèmes de san
divergents.
——————
La découverte des sulfamides en 1935, de la
pénicilline en 1940, des neuroleptiques en
1950 ont amorcé une révolution thérapeu-
tique qui a fait des médicaments la clé de
voûte de la médecine moderne et a large-
ment contribué à la hausse de l’espérance
de vie des populations », indique Boris Hau-
ray dans son ouvrage « L’Europe du médicament »*. Avec
raison, l’auteur souligne une évolution irréfutable des pré-
parations magistrales en officine vers les médicaments
produits par des laboratoires pharmaceutiques capables
de couvrir les besoins du monde entier. Devenues les « in-
dustries les plus puissantes du monde », les laboratoires se
définissent avant tout par leurs enjeux économiques et
de santé publique, des enjeux qui s’évaluent par la place
que les médicaments ont pris dans la vie quotidienne.
L’importance d’une régulation est apparue dans les an-
nées 1950 en France où l’affaire de Stalinon®, un anti-
septique à l’origine du décès de 102 patients, a obligé le
gouvernement à réagir. D’autant que cette première affaire
a été suivie de celle de la thalidomide, responsable de
12 000 fœtopathies de 1957 à 1962 et du talc Morhange,
avec l’intoxication de 145 nourrissons et le décès de 36
autres en 1972. Autant dire que les essais cliniques étaient
en ligne de mire. Pourtant, il a fallu attendre la loi Huriet-
Serusclat du 20 décembre 1988 pour que les exigences
éthiques soient définitivement fixées. Aujourd’hui, le mé-
dicament est l’un des produits les plus régulés. Mais au ni-
veau européen, cela ne s’est pas fait sans mal. « Les ef-
forts pour construire des politiques pharmaceutiques
communes se sont vite heurtés aux intérêts nationaux et
aux écarts de pratique et de normes entre pays », note
Boris Hauray.
Qualité, sécurité, efficacité. Malgré tout, après nombre
de péripéties, l’Agence européenne du médicament
(l’EMEA), dont la création a été décidée en 1993, était sur
pied deux ans plus tard. Cœur de contrôle des médica-
ments, elle n’est cependant pas l’équivalent de l’améri-
caine Food and Drug Administration, car elle ne supplante
pas les agences des Etats-membres, mais fonctionne
comme « une tête de réseau des expertises nationales » et
est en mesure de concurrencer l’autorité américaine. L’Eu-
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rope du médicament s’appuie sur trois piliers : la coopé-
ration entre experts, la concurrence entre autorités natio-
nales et le pilotage de l’institutionnalisation de l’Europe.
Pour arriver à ce stade, il a fallu passer par la contre-ex-
pertise publique préalable à toute commercialisation
prouvant la qualité du produit, la sécurité de son utilisa-
tion et son efficacité : le fameux dossier d’AMM. Avant
l’EMEA et même encore aujourd’hui, une véritable
concurrence existe entre autorités sanitaires de chaque
pays, chacune essayant d’être la meilleure, la plus sécuri-
sée, tout en offrant très rapidement aux consommateurs
toute nouvelle molécule susceptible de leur apporter une
plus-value médicale.
« S’imposer comme un acteur majeur au
niveau européen ou mondial, c’est pour un
Etat être capable de faire prévaloir sa vision
sanitaire, améliorer l’attractivité de son ter-
ritoire pour les activités de recherche et ob-
tenir des financements supplémentaires, puisque les
agences sont partiellement ou totalement financées par
des redevances payées par des industriels », souligne Bo-
ris Hauray. Une vision en partie partagée par Jean Ma-
rimbert, directeur de l’Afssaps : « On ne peut peser sur
les choix de régulation ou dans l’élaboration des recom-
mandations qu’en étant présent et actif. Il y a dans le ré-
seau européen une dimension de concurrence qui co-
existe avec une démarche de coordination et de
coopération entre les agences nationales sur les procé-
dures nationales. Tout simplement parce que la question
de la localisation des activités se pose, aussi bien à l’échelle
mondiale qu’à l’intérieur de l’Europe. Il est important
que cette dimension joue son rôle de stimulant, tout en
gardant en tête la primeur aux problématiques de santé
publique et de sécurité des patients ». Cela explique que
l’implication de la Communauté dans la défense de la
santé publique n’aille pas jusqu’à l’instauration d’une re-
connaissance mutuelle automatique des AMM. D’ailleurs,
l’article 30 du Traité CE (ancien article 36 du Traité de
Rome) édicte clairement que la protection de la santé et de
la vie des personnes constitue un motif
d’exception possible au libre-échange.
Pour autant, une AMM européenne a au-
jourd’hui cours et remporte un succès im-
portant. D’autant qu’elle s’associe à de
nouvelles procédures de reconnaissance
mutuelle qui, sans être systématiques, deviennent mon-
naie courante. Là où le bât blesse : les institutions com-
munautaires n’ont jamais pu intervenir directement sur les
prix, variables d’un pays à l’autre puisqu’ils sont libres ou
administrés. Toujours est-il que l’EMEA et l’émergence des
nouvelles AMM forcent les laboratoires à avoir des straté-
gies européennes d’enregistrement. D’où la montée en
puissance de l’EFPIA (créée dès 1959 sous le nom de Grou-
pement international de l’industrie pharmaceutique) qui
Défense de la santé
publique
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© CE
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revendique depuis toujours la mise en place du prix
unique. « De leurs côtés, les administrations sanitaires na-
tionales sont obligées d’anticiper dans leurs travail les ju-
gements nationaux », précise Boris Hauray.
Le défi des Anglais. D’autant que le nouvel espace eu-
ropéen porte en germe la possibilité de faire disparaître
certaines administrations nationales, ou au moins de les
marginaliser, ce qui amène chaque Etat à s’interroger sur
ses capacités d’expertise et sa réputation internationale.
Très en avance sur le reste de l’Europe malgré son inté-
gration tardive, le Royaume-Uni a, sans le vouloir, lancé un
lourd défi à la France et l’Allemagne. « En 2004,
seuls trois pays n’avaient pas adopté une or-
ganisation ayant la forme d’une agence : l’Au-
triche, la Belgique et le Luxembourg », ajoute
Boris Hauray. C’est donc finalement la concur-
rence entre pays qui a été décisive dans la
construction de l’europe du médicament, en
sus de la coopération qui s’est développée entre experts.
« Contrairement à ce qui se passait il y a quelques années,
ce ne sont plus quatre agences qui font la pluie et le beau
temps en Europe. Si la Suède reste largement leader en
termes de nombre de procédures centralisées, suivie par
le trio Royaume-Uni/France/Allemagne, les agences d’Es-
pagne, des Pays-Bas, du Portugal… entrent dans la com-
pétition. Nous ne sommes pas encore dans une situation
où les nouveaux Etats-membres prennent beaucoup de
dossiers mais cela va se faire progressivement », souligne
Jean Marimbert. L’Europe représente un territoire en quête
d’homogénéisation en perpétuelle mutation. De six lors de
sa création, elle compte depuis peu 25 Etats-membres
régis principalement par une logique de marché unique.
Logique difficilement applicable au marché du médica-
ment. C’est ainsi que « les questions d’harmonisation des
systèmes de prix et de remboursement, qui faisaient l’ob-
jet d’une mobilisation de la part des industriels au milieu
des années 1980, ont été clairement considérées comme
séparées des problèmes d’enregistrement et la prise en
charge communautaire a été minimale, afin de ne pas
rendre plus difficiles les négociations sur le médicament
en 1993 », rappelle Boris Hauray. Difficiles, mais pas in-
surmontables selon les industriels, en tous cas
en ce qui concerne une harmonisation des
prix, puisque l’EFPIA revient à la charge régu-
lièrement et encore davantage avec le Forum
pharmaceutique européen.
La fixation des prix et la décision de rem-
boursement d’un produit connaissent des
modalités différentes d’un Etat à un autre, et dans un es-
pace unifié comme l’Europe, elles restent des prérogatives
nationales. Cette chasse gardée ne laisse que peu ou prou
de liberté d’action aux instances de décisions euro-
péennes, et surtout n’incite pas les groupes pharmaceu-
tiques à adopter une stratégie européenne globale. Il est
difficile de concilier différents environnements de poli-
tique de santé et l’idée basique de l’Europe, à savoir la libre
circulation. On note pourtant un point commun en corré-
lation directe avec les budgets santé. Les dérembourse-
ments concernent de plus en plus d’Etats-membres qui
> Système décisionnel
> Agences
> Autres acteurs
• Le Parlement européen
Vote les lois européennes avec
le Conseil de l’UE, adopte le budget
européen et peut censurer la
commission.
• Le Conseil de l’Union européenne
Réunit les ministres des Etats-membres, vote les
lois avec le Parlement. Compte 9 groupes de
travail, dont le Conseil emploi, politique sociale,
santé et consommateurs.
• Le Conseil européen
Réunit chefs d’Etat et gouver-
nements, définit les grandes
orientations politiques de l’UE,
peut arbitrer le Conseil de l’UE
en cas de désaccord.
• La Commission européenne
Possède l’initiative législative, contrôle l’application des lois et règlements communautaires. Elle regroupe de grands
services, dont la direction générale santé et protection des consommateurs, la DG santé publique et la DG entreprise en
industrie (dans laquelle on trouve une division industrie pharmaceutique).
• Agence européenne des
médicaments (EMEA)
Rattachée à l’Union européenne, l’EMEA
coordonne l’évaluation des médicaments
dans l’Union européenne et est responsable
de la procédure d’AMM centralisée et de
reconnaissance mutuelle. Ses divisions les
plus connues : le comité des médicaments à
usage humain et le Comité des médica-
ments orphelins.
EFPIA (Fédération Européenne
d'Associations et
d'Industries Pharmaceutiques)
Syndicat européen de l’industrie pharma-
ceutique.
• Europabio
Structure similaire à l’EFPIA,
mais pour l’industrie
des biotechnologies.
• Centre européen de prévention et de
contrôle des maladies
Créée en mai 2005 à Stockholm, cette agence décèle,
évalue et communique sur les menaces que des
maladies transmissibles peuvent représenter pour la
santé.
Peu de liberté
d’action
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EUROPE DU MÉDICAMENT dossier
Les grandes étapes
1941
Approbation
préalable de l’Etat
avant mise
sur le marché
d’un médicament
1964
Création de la
Commission
européenne
de pharmacopée
1978
Première commission
d’AMM créée en France
1975
Création du Comité
des spécialités
pharmaceutiques (CSP)
et du Comité
Pharmaceutique (CP)
1993
Adoption de la
création de l’EMEA
L’Europe du médicament
OCTOBRE 2006 _ PHARMACEUTIQUES
Unanimement, chercheurs,
industriels et institutions
déplorent « une excellence
dispersée dans les domaines de la
recherche et de l’innovation » en
Europe. Jean-François Dehecq,
pdg de Sanofi-Aventis, souligne à
la fois les dépenses limitées de
l’Europe en R&D comparées à
celles de ses concurrents, la fuite
des cerveaux et les
investissements des entreprises
françaises en recherche aux Etats-
Unis*. L’Union européenne
constate de son côté que 80 % de
la recherche publique est menée
au niveau national dans le cadre
de programmes de recherche
nationaux ou régionaux. C’est sur
constat qu’elle a décidé la création
d’un Espace européen de la
recherche (EER) en 2000, qui
s’appuie actuellement sur le
programme cadre de recherche
2002-2006. Il regroupe
l'ensemble des moyens dont
dispose la CE afin de mieux
coordonner les activités de
recherche et de faire converger
les politiques menées, tant au
niveau des États-membres que de
l'Union européenne. Une politique
de la recherche européenne est
donc en construction, de façon à
pouvoir établir de véritables
stratégies communes et relever
les défis de l’avenir. Selon la
brochure de l’UE sur l’EER, il sagit
de « fédérer l’excellence »,
« étalonner les compétences »,
« accroître la visibilité »,
« renforcer les outils de la science
et le capital humain » et ainsi créer
une « ouverture significative sur le
monde ». Le but reste avant tout la
création d’un marché intérieur de
la recherche, vu comme un
véritable espace de libre
circulation de la connaissance, des
chercheurs et des technologies,
avec pour but de renforcer la
coopération, stimuler la
concurrence et atteindre une
meilleure allocation des
ressources.
Un nouvel élan pour la recherche
entrent tous dans une stratégie d’économie des dépenses
de santé, en hausse parce que les habitants vivent de plus
en plus longtemps, les maladies longue durée sont deve-
nues monnaie courante et les attentes des patients vont
vers les soins les plus récents et performants. Le défi est de
taille pour les systèmes de santé et entraîne des consé-
quences lourdes en termes d’attractivité et de compétiti-
vité. S’affrontent l’intérêt des Etats – des médicaments et
des soins à bas prix pour être dans la capacité de continuer
à assurer une couverture médicale performante tout en
évitant l’explosion des coûts – et des laboratoires – renta-
biliser les coûts de ces produits particulièrement coû-
teux. Résultat : l’industrie pharmaceutique a tendance à
construire une stratégie géographique où le Vieux conti-
nent n’a plus l’importance d’antan, s’attaquant en priorité
aux pays qui « rapportent », tels les Etats-Unis ou le Ja-
pon.
La « tragédie sanitaire » allemande. S’il ne semble pas
que ses initiatives soient suivies par les autres membres,
l’Allemagne symbolise ce que les laboratoires craignent
le plus. Fer de lance des stratégies de baisse des dépenses
de santé, le pays se retrouve aujourd’hui stigmatisé dans
ses procédés. La réforme lancée par Gerhard Schröder en
2003 est devenue le cauchemar des industriels avec la suite
que lui a donnée Angela Merkel. Au menu, maintien des
groupes jumbos, gel des prix jusqu’en 2008, hausse de la
TVA, instauration d’un bonus-malus ayant une influence
sur les honoraires des médecins selon leurs prescrip-
tions… Une véritable « tragédie sanitaire » selon le Verband
Forschender Arzneimittelhersteller (équivalent allemand
du Leem) qui mine toute harmonisation future des poli-
tiques européennes de santé. L’industrie pharmaceutique
allemande, déjà affaiblie par les prix de référence par
groupe thérapeutique qui mélangent allègrement prin-
ceps et génériques dans des gammes à forte consomma-
tion, prévoit des pertes importantes et menace de s’expa-
trier. Les laboratoires n’hésitent pas à déménager au
Royaume-Uni, tels Pfizer ou Merck&Co. D’autres choisis-
sent de profiter de la faiblesse relative du concurrent pour
l’absorber et atteindre la taille critique qui leur permet de
continuer les investissements en R&D. C’est ainsi que
Bayer a tout récemment avalé Schering, laissant son ad-
versaire Merck KGaA affamé et fragilisé. Résultat : les labo-
ratoires se voient contraints de rogner sur les dépenses
de R&D, de commercialisation et de marketing… misant
désormais sur les forces de vente à l’étran-
ger.
Mais comme ces mesures ne suffisaient
pas, Angela Merkel veut maintenant créer
un fonds de santé qui recevraient les coti-
sations des assurés et les redistribueraient
aux 300 caisses allemandes d’assurance-
maladie sous la forme d’une prime unique par assuré. Ce
plan strictement comptable qui devait être finalisé en sep-
tembre a été repoussé de trois mois, personne ne tombant
d’accord au sein de la coalition. La question reste donc
en suspens : le système sera-t-il toujours public ou de-
viendra-t-il privé ? Les mesures drastiques prises outre-
Rhin pourrait avoir des conséquences lourdes sur l’en-
semble du continent car « affaiblir le premier marché
européen c’est affaiblir toute l’Union européenne », sou-
ligne Bernard Lemoine, vice-président du Leem.
MÉLANIE MAZIÈRE
Le problème de
fixation des prix
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EUROPE DU MÉDICAMENT dossier
*pour une analyse sociologique, lire L’Europe du médicament, de Boris Hauray, Ed. Les
Presses Sciences Po, Coll. Gouvernances, (fév.2006).
* Réalités Industrielles (fév.2005), l’article de Jean-
François Dehecq « L’avenir de la recherche
européenne dans le domaine pharmaceutique »,
ed. Aska, série des Annales des Mines
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