3.4.2.1 Publicité directe aux consommateurs et prescription éthique Barbara Mintzes, PhD, École de santé publique et de santé des populations, Université de la Colombie-Britannique; et Lynette Reid, PhD, Département de bioéthique, Faculté de médecine, Université Dalhousie Objectifs : 1. Évaluer les preuves des effets de la publicité directe aux consommateurs (PDC) sur les demandes des patients et les comportements de prescription des médecins. 2. Décrire les tendances actuelles du marketing pharmaceutique dans le but d’évaluer les informations des patients influencées ou générées par la PDC. 3. Expliquer les stratégies pratiques et éthiques de gestion des demandes de patients générées par la PDC. Contexte : Les patients obtiennent des informations d’une variété de sources extérieures à la consultation médicale, parmi lesquelles figurent les médias traditionnels, l’Internet et les médias sociaux, ainsi que les amis et la famille. Les médecins s’efforcent depuis longtemps d’intégrer les valeurs et les croyances des patients à l’expertise médicale pour arriver à de bonnes décisions prises en commun. Au cours des dernières années, en raison de modifications à la réglementation et des tendances en marketing, les informations que recueillent les patients de toutes ces sources peuvent dériver directement ou indirectement de la PDC sur des médicaments d’ordonnance que diffuse l’industrie pharmaceutique. La plupart des pays industrialisés, dont le Canada, se sont dotés de lois interdisant la PDC sur des médicaments délivrés uniquement sur ordonnance pour des motifs de protection de la santé. Les États-Unis et la Nouvelle-Zélande constituent les deux exceptions. Ces lois représentent un compromis entre la liberté d’expression commerciale et la protection de la santé. Les restrictions se justifient par le fait que les médicaments délivrés uniquement sur ordonnance traitent généralement des problèmes plus sérieux et sont potentiellement plus toxiques que les médicaments en vente libre. L’avis d’un médecin est requis pour assurer les soins appropriés et éviter une exposition inutile aux effets indésirables de médicaments. Il a été déterminé que la PDC conduit à des volumes et des coûts d’ordonnances plus élevés (Gilbody et coll., 2005) et à une prescription moins appropriée (McKinlay et coll., 2014; Spence et coll., 2005; Nierdeppe et coll., 2013). Les dépenses en PDC ont connu une croissance rapide aux États-Unis depuis le début des années 1990, atteignant 4,2 milliards de dollars en 2010 (Mintzes, 2012). Au Canada, bien que la PDC soit interdite par la Loi sur les aliments et drogues, deux politiques administratives mises en place en 1996 et en 2001 permettent certaines formes de PDC. Ces politiques accordent aux fabricants la possibilité de faire de la publicité sur les maladies traitées par leurs produits dans des « annonces de sensibilisation à la maladie » du moment que ni la marque, ni le fabricant n’est mentionné, et permettent la « publicité de rappel » dans laquelle un nom de marque est mentionné, mais pas les maladies que le produit vise à traiter (Gardner et coll., 2003). De plus, les Canadiens sont exposés à la publicité qui provient des États-Unis et à l’Internet, y compris les campagnes sur les médias sociaux. Les Américains voient en moyenne 16 heures de PDC par an à la télévision, ce qui dépasse grandement le temps passé en consultation auprès d’un médecin (Brownfield et coll., 2007). Law et coll., (2008), ont estimé que les Canadiens anglophones voient le tiers de ce volume de publicité transnationale. Les dépenses par habitant en PDC produite au Canada se situent à environ 5 pour cent du total américain (Mintzes et coll., 2009a). Law et coll., (2008), ont comparé les taux de prescription dans les provinces anglophones et au Québec avant et après trois campagnes de PDC menées aux États-Unis, utilisant les différences dans le temps consacré à la télévision américaine de part et d’autre de la frontière en tant qu’expérience naturelle. Ils ont constaté que la PDC a entraîné une augmentation de la prescription de tégasérod pour traiter le syndrome du côlon irritable, un médicament qui a par la suite été retiré pour des raisons relatives à l’innocuité. La prescription de deux autres médicaments n’a pas été influencée : l’étanercept, utilisé uniquement pour des soins spécialisés, et le mométasone, entièrement remboursé uniquement au Québec. Cette étude a révélé que les effets de la PDC peuvent varier selon le médicament et son admissibilité au remboursement, et qu’un profil déficient au chapitre de l’innocuité n’a pas réussi à contrecarrer l’influence de la PDC sur les ventes. Deux sphères particulières de préoccupation sont concernées par la PDC permise au Canada. La permission que le Canada accorde aux campagnes de sensibilisation à la maladie correspond au virage de l’industrie qui a choisi de cibler les maladies plutôt que les médicaments dans ses efforts de marketing (Mintzes, 2006). Brody et Light (2011) suggèrent qu’un ensemble de stratégies de marketing, y compris la « médicalisation » (création de nouvelles maladies) et l’« extension des indications » (changement du seuil pour le traitement) contribue à ce qu’ils désignent par le nom de « loi des avantages inverses », étant donné que des médicaments d’utilité clinique raisonnable pour des populations de patients restreintes sont employés dans des populations plus vastes où ils sont susceptibles de causer de réels préjudices. Par exemple, un essai comparatif randomisé (ECR) a établi que les demandes de patients pour des médicaments qui font l’objet de publicités peuvent mener à une prescription inappropriée. Kravitz et coll., (2005) ont réparti aléatoirement des patients standardisés dans des scénarios représentant une dépression profonde ou un « trouble d’adaptation », une détresse temporaire causée par un déménagement et le chômage. Les patients standardisés ont également été répartis aléatoirement entre ceux qui devaient demander un antidépresseur annoncé, le Paxil (paroxétine), ceux qui devaient ne formuler aucune demande et ceux qui devaient demander des renseignements généraux sur un antidépresseur. S’ils demandaient le Paxil, il était tout aussi probable qu’ils se feraient prescrire un antidépresseur, que leurs symptômes soient liés à la dépression ou au trouble d’ajustement. Les antidépresseurs ne sont pas approuvés pour traiter le trouble d’ajustement, et il n’existe pas de preuves de leur efficacité à cet égard. En outre, les profils d’innocuité des médicaments annoncés dans les « publicités de rappel » au Canada suscitent des inquiétudes. Huit médicaments ont fait l’objet d’une publicité télévisée intense de 2001 à 2006, représentant 59 pour cent des dépenses canadiennes en PDC. Six d’entre eux étaient accompagnés d’avis de Santé Canada relatifs à l’innocuité, et quatre, de mises en garde dans un encadré noir émises par la FDA américaine (Mintzes et coll., 2009a). Les publicités de rappel ne comportent pas d’informations sur les risques. Pour leur part, les États-Unis interdisent les publicités de rappel pour les médicaments sujets à des mises en garde en encadré noir. La PDC s’intègre habituellement dans des campagnes de marketing plus vastes principalement destinées aux médecins, et qui comprennent des visites médicales, des échantillons gratuits, des événements éducatifs et des publicités dans les revues scientifiques. Le financement de lignes directrices en matière de pratique clinique, l’entretien de relations avec les principaux leaders d’opinion et l’appui à des groupes de patients figurent également parmi les activités synergétiques de marketing (Fugh-Berman et Ahari, 2007). D’après un sondage réalisé en 2004, les médecins américains considèrent négativement la PDC, et la plupart d’entre eux déclarent que cette forme de publicité influe sur les attentes des patients quant à la prescription et augmente l’usage de médicaments; ils conviennent de la nécessité d’une meilleure réglementation (Robinson, 2004). Les médecins ont fait remarquer dans des groupes de discussion qu’il peut être difficile d’opposer un refus aux requêtes de patients (Tentler et coll., 2007). Un commentaire signalait qu’il semblait préférable de commettre une erreur par un traitement excessif face à l’incertitude. Les médecins se plient souvent aux demandes, même s’ils n’auraient pas nécessairement opté pour ce même traitement dans d’autres circonstances (Mintzes et coll., 2003). Cependant, le fait d’offrir une brève explication et d’autres options de traitement aide à atténuer les effets négatifs d’un refus (Blose et Mack, 2009), comme c’est aussi le cas pour l’exploration du contexte dans lequel le patient formule la demande (Kravitz, 2013; Paterniti, 2010). Présentation du cas 1 Le Dr Persadie assiste à un exposé du Dr McKenzie, un éminent expert en insuffisance de testostérone à l’occasion de sa conférence annuelle d’urologie. Outre la communication des dernières informations cliniques sur les problèmes de santé qui causent une production inadéquate de testostérone (p. ex., le syndrome de Klinefelter, d’autres anomalies congénitales, les adénomes pituitaires), le Dr McKenzie a présenté un aperçu de la recherche qu’il a récemment menée sur l’insuffisance de testostérone liée à l’âge. Le Dr McKenzie a souligné la nécessité pour les hommes de plus de 45 ans de faire vérifier périodiquement leur niveau de testostérone, donnant à penser que le diagnostic et le traitement au bon moment d’un faible niveau de testostérone peuvent améliorer la qualité de vie des hommes, le tonus et la force musculaire, ainsi que l’appétit sexuel, et pourrait même avoir un effet cardioprotecteur, particulièrement en combinaison avec un régime d’exercice. Même si une vérification périodique est avantageuse pour tous, il a souligné son importance pour les hommes atteints de diabète de type II et les obèses, qui constituent deux groupes à risque élevé d’insuffisance de testostérone. Le diagnostic et le traitement précoces de l’insuffisance de testostérone dans le but de normaliser les niveaux d’hormones de ces hommes devraient produire des effets substantiels sur la qualité de vie et même procurer des bénéfices accrus sur la santé en général, d’après le Dr McKenzie, comme la prévention de complications cardiovasculaires. Par conséquent, il a parlé des indications approuvées par Santé Canada et de la prescription d’AndroGel à des fins autres que l’usage approuvé, dans le contexte d’autres approches cliniques possibles. Le Dr Persadie est quelque peu sceptique. Un article dans la revue JAMA Internal Medicine sur l’insuffisance de testostérone en tant que « modèle pour vendre une maladie (Schwartz et Woloshin, 2013) » a mis en évidence l’absence d’un consensus à propos d’un seuil pour les faibles niveaux de testostérone, ou de liens réels aux symptômes. Il se rappelle la physiologie de base : les niveaux de testostérone sont au plus haut chez les hommes lorsqu’ils sont dans la vingtaine, puis décroissent graduellement. Il a également vu des Bien que le scénario se base sur un cas qui relèverait du domaine de l’urologie ou de l’endocrinologie, les éléments de cette campagne publicitaire hypothétique constituent un amalgame de stratégies de marketing observées ou documentées recoupant des spécialités, et ne représentent aucune société ou campagne en particulier. Ce cadre peut être utilisé pour des scénarios propres à une spécialité, comme une demande pour des analgésiques précis en rhumatologie ou des psychotropes en psychiatrie. Le choix d’un exemple tiré de votre spécialité aidera à renforcer l’expertise clinique, de même que le rôle de la pensée critique et de la pratique factuelle. 1 comptes rendus dans les médias indiquant que les suppléments de testostérone peuvent causer des crises cardiaques, des accidents vasculaires cérébraux et la mort (Vigen et coll., 2013). Ce risque a mené à porter à nouveau la question de l’étiquetage d’AndroGel devant la FDA (Thompson, 2014). M. Tom Jones, un patient du Dr Persadie âgé de 52 ans, a été dirigé vers celui-ci par son médecin de famille en raison de symptômes de perte de désir sexuel, d’humeur dépressive et de fatigue. M. Jones demande directement un test de testostérone et indique croire que son niveau de testostérone est faible. Il manifeste les symptômes classiques, dit-il : il se sent fatigué, est de mauvaise humeur, s’endort après le souper, se sent très épuisé après une longue journée au travail, a perdu de beaucoup l’intérêt envers le sexe et éprouve des difficultés dans ses performances sexuelles. En outre, il pose directement la question à propos d’AndroGel : est-ce que le Dr Persadie croit que ce médicament pourrait l’aider? Il dit que son médecin de famille n’a pas voulu le prescrire sans examens plus complets. Questions aux fins de discussion Q1. Quelles sont les sources probables des informations de M. Jones et du Dr Persadie? À quel point sont-elles fiables? M. Jones a peut-être vu les résultats de campagnes de sensibilisation à la maladie par l’intermédiaire de publicités traditionnelles, ou d’interventions dans les médias de porteparole de patients ou de sites Web. Des « publicités de rappel » utilisant le nom de la marque peuvent avoir été liées aux annonces de sensibilisation par des indices virtuels (conception analogue, placement média rapproché). Le Dr Persadie dispose d’informations scientifiques, dont une partie est produite grâce à un financement des fabricants d’AndroGel, et l’autre partie, de manière indépendante. Le Dr McKenzie, dans son exposé scientifique, a été en mesure de parler de sa recherche et de son expérience clinique de prescription à des fins non prévues sur l’étiquette, ce que la société n’est pas autorisée à intégrer dans ses activités de marketing. Q2. Le médecin de M. Jones vous a envoyé son patient pour des examens plus approfondis. Dans quelle mesure cet aiguillage est-il approprié? Certains médecins de famille peuvent utiliser l’« aiguillage aux fins d’examens plus approfondis » comme approche de gestion des requêtes de traitement inapproprié motivées par la PDC. Cela pourrait être préférable à se plier aux requêtes des patients, mais entraînerait des répercussions sur les ressources. Q3. Est-ce que le Dr Persadie devrait envoyer M. Jones subir les tests de testostérone? Est-ce que ces tests sont utiles ou pas dans cette situation? Est-ce que les résultats conduiraient à une meilleure prise en charge et amélioreraient la santé du patient? Pensez aux risques de surdiagnostic et de surtraitement soulevés par les tests de dépistage. Quelles sont les caractéristiques des tests : sensibilité et spécificité; fiabilité test-retest (p. ex., est-il nécessaire de procéder à des tests multiples, est-ce que le niveau de testostérone fluctue au fil du temps)? Comment pesez-vous les risques de tests excessifs dans le contexte des soins axés sur le patient? Est-ce que les tests auraient été envisagés en l’absence d’une campagne promotionnelle sur l’AndroGel? Q4. Que devrait dire le Dr Persadie à M. Jones? Comment devrait-il aborder des demandes pour des tests et des traitements non indiqués sur le plan médical en général, et motivées par la PDC en particulier? Kravitz (2013) et Paterniti (2010) offrent des idées d’approches cliniques particulières. Les options observées comprennent le changement de sujet, le refus, ou des tests supplémentaires et l’aiguillage. Vous êtes maintenant le spécialiste vers lequel le patient a été aiguillé et vous pourriez être bien placé pour aborder plus directement avec le patient les risques liés aux tests excessifs et au surtraitement. Les preuves appuient les réactions axées sur le patient qui incluent l’exploration du contexte — « Où avez-vous vu l’annonce publicitaire? Qu’est-ce qui vous a semblé vrai? » — tout en offrant un diagnostic autre et en recherchant l’avis d’autres fournisseurs de soins pertinents à l’intérieur d’un cadre temporel convenu pour traiter les symptômes et revoir la demande de prescription. 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