L’épistémologie d’Émile Meyerson Problématiques africaines Collection dirigée par Lucien AYISSI Il s’agit de promouvoir la pensée relative au devenir éthique et politique de l’Afrique dans un monde dont on proclame de plus en plus la fin de l’histoire et de la géographie. L’enjeu principal de cette pensée à promouvoir est la réappropriation conceptuelle, par les intellectuels africains (philosophes, politistes, et les autres hommes et femmes de culture), d’un débat qui est souvent initié et mené ailleurs par d’autres, mais dont les conclusions trouvent dans le continent africain, le champ d’application ou d’expérimentation. La pensée à promouvoir doit notamment s’articuler, dans la perspective de la justice et de la paix, autour des questions liées au vivre-ensemble et aux modalités éthiques et politiques de la gestion de la différence dans un espace politique où la précarité fait souvent le lit de la conflictualité. La collection « Problématiques africaines » a également l’ambition d’être un important espace scientifique susceptible de rendre de plus en plus présente l’Afrique dans les débats mondiaux relatifs à l’éthique et à la politique. Déjà parus Joseph EPEE EKWALLA, Développement social des entreprises camerounaises, 2012. Jean-Baptiste DJOUMESSI, Société civile. L’autre voie du développement de l’Afrique, 2011. Marcien TOWA, Identité et transcendance, 2011. Pascal MANI, Le vade-mecum du chef de terre. Comment réussir une carrière dans la préfectorale, 2010. Serge-Christian MBOUDOU, L'heuristique de la peur chez Hans Jonas. Pour une éthique de la responsabilité à l'âge de la technoscience, 2010. Aaron Serge MBA ELA II, Chroniques philosophiques d’un pédagogue, 2010. Roger Bernard ONOMO ETABA, Le tourisme culturel au Cameroun, 2009. André Liboire TSALA MBANI, Les défis de la bioéthique à l’ère éconofasciste, 2009. Jacques Chatué L’épistémologie d’Émile Meyerson Éléments pour une réception politiste africaine Du même auteur - Basile-Juléat Fouda. Idiosyncrasie d'un philosophe africain, Préface de Philippe Laburthe Tolra, Paris, L'Harmattan, coll. Etudes africaines, 2007. - Senghor philosophe. Cinq études. Préface de Charles-Robert Dimi, Yaoundé, CLE, 2009, - Epistémologie et transculturalité, tome 1: Le paradigme de Lupasco ; tome 2, Le paradigme de Canguilhem, Paris, L'Harmattan, coll. Histoire et philosophie des sciences, Préface de Laurent Bove, 2010. © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-9906-23 EAN : 9782296990623 Pour Colette Njiki Chatué Avant-propos Argument pour un détour stratégique L’épistémologie ne peut être indifférente aux conséquences que l’activité scientifique doit supporter, parmi lesquelles l’acception même de la politique n’est pas des moindres. Devant le défi maintenu d’une désaliénation du devenir des peuples issus de la colonisation, il n’est guère aisé de trouver des alliances épistémologiques proprement dites. Nous nous proposons de montrer qu’un détour technique par l’épistémologie d’Emile Meyerson peut aider, à cet égard, à sortir du cadre de pensée assimilationniste d’une rationalité de type cartésien, fondée sur une heuristique d’« inspiration » mathématique, mais qui s’avère quasi inquisitive : violente. Un tel détour se doit alors d’être patient. Car on ne peut par les seuls argumentaires culturaliste et idéologique, revenir des conséquences inouïes de l’idée d’une suprématie absolue du mode de pensée mathématique, alléguée de Descartes à Bachelard, en passant par Comte ou Brunschvicg. Ces conséquences portent ultimement sur la détermination de l’humain de l’humain, dont nous prétendons ici qu’elle ne peut se passer de la décision des peuples. On trouve chez Meyerson une pratique de l’épistémologique qui ne relève ni de la « philosophie scientifique », ni d’une « science des sciences », mais qui, défiante à l’égard du strict internalisme, participe d’une philosophie de l’esprit laissant apparaître que l’activité scientifique n’est guère une singularité absolue et absolument supérieure, ni une fin en soi, mais un « cheminement » inscrit dans une anthropologie irréductible à ses seules figures philosophiques. Car l’obstination de l’explication, opposée aux réductions légalistes/prévisionnistes de l’activité scientifique, doit être ellemême expliquée et jugée, mais autrement. De cela se préoccupe Emile Meyerson dans toute son oeuvre. Il nous semble alors qu’on peut en inférer des enjeux politiques, notamment par le 7 truchement de la problématique de l’« espace public » en tant qu’il résulte, depuis Francis Bacon, Hugo Grotius ou Baruch Spinoza, des leçons analogiques ou ontologiques de la physique moderne. Comme espace socialisé, l’espace public est le dehors d’un dedans auquel il reste lié par un lien analogique autorisant l’hypothèse d’une continuité relative, entre espace privé et espace public, plutôt que d’une rupture absolue, qui travaille la conception de l’espace public de Jürgen Habermas et celles de ses principaux contempteurs, notamment Hannah Arendt1. L’enjeu de ces conceptions est de décider si l’espace public doit être pensé indépendamment de l’expérience que les peuples peuvent en avoir sans forcément la dire. Il ne s’agit pas alors simplement de s’en faire le porte-parole, mais de faire l’apologie, en matière politique, de la non-parole, d’où l’on puisse envisager d’autres modes de la parole et de la prise de parole. S’en faire le porte-parole reviendrait, comme chez Habermas, à ouvrir l’espace public à une opinion publique marginalisée. Il ne s’agit pas non plus, dans une perspective spinoziste, de porter au centre de l’espace public une opinion publique des multitudes (définies en fonction de leur pouvoir d’autoconstitution) en le subordonnant à la possibilité éthique de leur passage du régime de l’imagination à celui de la raison. Ne peut-on, plus radicalement, explorer la possibilité politique d’une propre rationalité de cet imaginaire public2 ? 1 Tout au long de multiples écrits, leur perspective commune est celle de la critique de la transcendance absolue d’une sphère quasi ésotérique du pouvoir public, qu’il soit monarchique (Habermas) ou totalitariste (Arendt). La liberté ainsi requise contre les mystifications du pouvoir peut à son tour se constituer en recours anti-démocratique… Sur les débats y relatifs, voir notamment Bernard Miège, La société conquise par la communication, Presses Universitaires de Grenoble, 1989. 2 Poser la question en ces termes c’est se montrer méfiant à l’égard des critiques réductrices du grand rêve des Lumières, centré sur la perspective de l’usage public de la raison, critiques qui apparaissent sous les plumes incisives de Homi K. Bhabha (Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, 1992, 2007, Paris, Payot et Rivages) notamment, comme une contestation finale du rationalisme, ainsi que sous celles, non moins incisives, des tenants du 8 Cette idée d’une propre rationalité de l’imaginaire public (à distinguer des conceptions suggérées par les théories récentes du « tiers symbolisant », qui rattachent l’imaginaire public à un fonds privé) devrait permettre, à terme, de solliciter plus avant le concours des sciences empiriques telles que la géographie politique (irréductible, comme on sait, à la géopolitique), ou de l’ethnolinguistique, y compris celle des littératures orales… (dont les procédures rationnelles plus ou moins tenues en mépris pourraient bien ne pas relever de pratiques méthodologiques de suppléance, mais d’une rationalité alternative, imposée du réel à la pensée), pour refonder la représentation de l’espace en fonction des aires culturelles, mais sans évacuer le bénéfice du recours à l’épistémologie des sciences de la nature dans la construction moderne du champ politique, tel qu’à l’œuvre chez Bacon ou chez Spinoza. Cet a priori épistémologique se ramène d’une certaine manière à l’axiomatisation d’un primat éternel de la physique mathématique de leur temps, et dont le privilège persiste au regard d’enjeux idéologiques et/ou culturels historiquement et géographiquement déterminés. Par exemple, comment envisager une conception conséquente de ces répliques que révèlent, de proche en proche, à partir des postures anthropologiques de l’ethnolinguistique et de la littérature orale, les représentations diaprées de l’espace dans les cultures africaines, qui ne sont pas sans effets sur leur rapport actuel non seulement à l’Etat, mais aussi à l’histoire et à la géographie ? Car on ne saurait séparer la représentation scientifique et politique de l’espace de ses métaphorisations culturelles, au moins. Les métaphores, en tant qu’elles participent du « texte » social, infléchissent la perception de l’espace public en suscitant des dispositions bien diverses, comme la disposition à socioconstructivisme, ramenant le rationalisme à un mythe moderniste artificiellement mis en route depuis Platon. Les vertus du rationalisme ne sont pas épuisées du fait des miasmes de son histoire interne et externe. Précisément, Meyerson offre l’occasion de repenser le social en fonction de présuppositions épistémologiques relevant d’un rationalisme en dissidence, mais d’un rationalisme tout de même maintenu. 9 l’appréhension, ou, plus souvent, à la préhension ; la disposition à la participation, ou, plus souvent, à la subjectivation ; la disposition à la dissension, et, plus souvent, à la sacralisation ; etc.3 C’est dans cette perspective que nous proposons ici une manière de plaidoyer pour une prise en compte culminante de la notion d’« ordre public », préalablement à celle d’« espace public », dans la problématique de la construction de l’espace démocratique, notamment dans les pays issus de la colonisation, où l’Etat précède la nation en instituant, entre gouvernants et gouvernés, un espace véritablement acosmique, qui risque de contribuer, longtemps encore, à l’éloignement d’une forme de gouvernement faiblement comptable de ses actes auprès de ses mandants « internes ». On en attend, au mieux un Etat pédagogue et paternel, et au pire, un régime inducteur de barbarie, de torpeur et de servitude. Comment donc, à partir de l’épistémologie d’Emile Meyerson, rejoindre cette notion d’ordre public, en tant qu’elle devrait précéder, axiologiquement, celle d’espace public ? Telle est notre préoccupation dans cette sorte d’expérience de lecture que constitue le présent ouvrage. Le long détour par le texte d’Emile Meyerson se justifie entre autre par la nécessité de se défier politiquement du succès théorique des épistémologies de la rupture, succès imputable, à notre avis, à une influence latente, mais profonde, du tranché spinoziste entre science et non science, en dépit de la tempérance éthique de ce tranché par la perspective d’une récupération pratique de la connaissance dite « du premier genre ». Nous ne préjugeons donc pas, ici, de la portée intrinsèquement politique de l’épistémologie d’Emile Meyerson. Sans doute donc, disons-nous, l’étude attentive de l’épistémologie d’Emile Meyerson permet-elle, d’un côté, de 3 Sur la question de la représentation de l’espace dans les cultures africaines, voir par exemple Journal des Africanistes, t. 79, Fascicule 1, intitulé « L’expression de l’espace dans les langues africaines », éditions Sociétés des africanistes, Paris, 2009. 10 compléter les épistémologies dites « non historiques », et, de l’autre, de nuancer le tranché critique et internaliste des épistémologies dites « historiques ». Mais il faut aussi souligner qu’elle fait plus que tempérer les idéologies scientistes qui risquent toujours d’accompagner la valorisation de l’épistémologie, même rabattue sur le sol plus accommodant de la « philosophie des sciences ». Nous voudrions, dans le présent essai, contribuer à formuler la problématique de la prise en compte épistémopolitique de cette épistémologie, qui permet en effet de se départir peu ou prou de la pression de l’idéologie scientiste et quantitativiste dont les plus terribles conséquences se trouvent tapies dans l’épistémologie des « sciences de développement », poumon pervers d’un véritable triumvirat comprenant les multinationales, les experts internationaux, et les pouvoirs locaux, qui prennent alibi de la notion acritique et idéologiquement connotée de « développement ». De plus, on le sait trop, les espaces publics des pays d’Afrique noire en particulier, restent pour la plupart des espaces sans affectataires légitimes. On le sait sans doute moins, les canons présumés de la légitimité politique sont, partout, bien loin d’être purs. Les ressorts historiques de la légitimité politique portent une empreinte épistémologique forte, mais vouée à d’indéfinies hésitations, et en même temps susceptibles d’être assumées comme telles. Cela, on le sait mal, pour avoir mésestimé la longue tradition d’autoquestionnement du rationalisme scientifique qui, à partir de La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, dessina, en fonction du terreau des sciences, l’architecture de l’espace politique moderne4. A 4 Pour soutenir son singulier argumentaire en faveur de l’idée/idéal d’un « contrat naturel », Michel Serres réfère volontiers cette transition inouïe des sciences de la nature aux sciences politiques à Galilée. Parodiant Rousseau, il écrit : « Galilée le premier enclôt le terrain de la nature, s’avise de dire : ceci appartient à la science, et trouve des gens assez simples pour croire que cela ne tire à aucune conséquence pour les droits positifs et les sociétés civiles, fermés sur les relations des hommes. Il fonde la société scientifique en lui donnant son droit de propriété, du coup, fonde en profondeur la société moderne. Le contrat de connaissance s’identifie à un nouveau contrat social » (Le contrat naturel, éditions F. Bourin, 1990, p. 133). 11 l’origine de cette minoration préjudicielle, le durcissement de l’opposition du rationalisme et de l’empirisme, qui empêcha en effet d’approcher la première comme une figure possible de la seconde, sans que d’ailleurs l’inverse soit vrai. De cette longue errance que l’on peut en effet qualifier d’épistémopolitique, il nous semble qu’Emile Meyerson permet de revenir, et ce d’une manière non seulement puissante et opportune, mais aussi contextuelle, c’est-à-dire, à chaque fois, locale, d’abord (quelles que soient les péjorations et les défiances aujourd’hui accordées à ce mot), pour autant que les peuples et leurs cultures sont porteurs d’une possibilité politique d’eux-mêmes, homogène aux exigences de la rationalité politique potentialisée dans les sciences. Il est question, dans le présent propos, de dire en quoi. Non sans se demander, en même temps, dans quelles limites. Nous espérons ainsi contribuer à la formulation du problème de la pertinence des approches essentiellement idéologiques et anthropologique qui, à la suite de la magistrale étude habermasienne sur l’espace public, inclineraient à rabattre la problématique de l’autoconstitution des peuples sur la seule refonte du modèle « bourgeois » de la sphère publique et sur ses avatars tropicaux, où l’on voit que ce modèle est plus ou moins mâtiné des pires restes du « pouvoir africain », c’est-à-dire de ce qu’il faut bien désigner, en mêlant les deux macroperspectives idéologique et anthropologique, comme un ethnoimpérialisme anachronique. A tout le moins, nous voudrions, en appoint, faire valoir, ici, la perspective épistémopolitique de la théorisation, encore en cours, de la démocratie, œuvre à laquelle toutes les postures théoriques sont conviées, fût-ce à titre inégal. Car, sauf à le postuler, il n’est nullement vrai que notre savoir sur le monde soit l’unique fondement de notre dignité et de notre responsabilité. Il s’agira pourtant d’utiliser l’approche épistémologique d’Emile Meyerson, sans nullement prétendre trouver dans sa pensée des développements politiques obvies et utilisables en l’état. Le lien entre épistémologie et politique aura ainsi constitué, depuis Bacon notamment, une thématique 12 diversement déclinée, après l’optimisme des Lumières et le scientisme du XIXème siècle, par les épistémologies de Karl Raimund Popper, Ludwig Wittgenstein, Paul Karl Feyerabend, Bruno Latour, Dominique Lecourt, etc., sans que la théorie meyersonienne des « deux sciences » ne soit invitée au débat. C’est que le rôle reconnu à l’activité scientifique dans l’histoire de la pensée et de la vie, du fait des effets de la perception du savoir sur l’évolution de la conscience humaine et, partant, de la conscience politique, se trouve accentué lorsqu’on aborde l’étude des sciences par le biais de l’histoire des sciences, mais en se gardant de les y réduire. L’histoire des sciences révèle en même temps qu’une raison scientifique, une raison tout court, qui, par son « cheminement », relance la philosophie de l’esprit dans le sens d’un « continuisme » que l’on ne saurait rattacher, comme fait notamment Pierre Duhem, à un fonds théologique prédéterminé, ni, comme fait Henri Bergson, à une métaphysique positive de l’esprit. Et à ce titre, que l’on peut dire minimaliste, il nous semble que l’épistémologie d’Emile Meyerson se prête spécialement à une interprétation continuiste du champ politique, que les philosophies, les épistémologies, et les idéologies de la rupture, dans une proximité plus ou moins grande avec le strict internalisme, condamnent à un élitisme politiquement équivoque. Au centre de notre essai d’interprétation politique du meyersonisme, nous ferons alors figurer la notion d’« ordre public » telle qu’entendue par le droit international, en prétendant qu’il entre en résonance avec la théorie meyersonienne des « irrationnels épistémologiques » en tant qu’évincés au nom d’un rationalisme du prétendre, ils se justifient lorsqu’on les approche du point de vue, tout différent, d’un rationalisme du tendre, tel qu’à l’œuvre par exemple chez un Blaise Pascal attirant à sa manière l’attention sur la rupture intra-épistémologique qu’impose, aux méthodologies formalistes, le propre point de vue du réel. 13 Chapitre 1 Idée d’une acclimatation épistémopolitique du meyersonisme en Afrique Les études faites par Emile Meyerson au sujet des rapports entre science et bon sens (Identité et réalité, 1908), entre science et philosophie (De l’explication dans les sciences, 1921), et entre logique et heuristique (Du cheminement de la pensée, 1931), concourent à établir, contre le positivisme, la valeur explicative des théories (« causalisme ») et la dimension métaphysique de toute activité scientifique (« chosisme »). Mais tout cela présuppose, chez notre philosophe, une théorie épistémologique fondamentale : la théorie des « deux sciences » : rationaliste et empiriste, respectivement exemplifiées par les travaux de Joseph Louis Lagrange et Sadi Carnot. A son tour cette théorie des « deux sciences » repose sur un concept épistémologique-clé : le concept d’« irrationnel épistémologique ». Or c’est précisément ce concept qui sera la cible éminente de Gaston Bachelard, qui le révoque frontalement, en faisant valoir un tout autre concept épistémologique-clé : le concept d’« obstacles épistémologiques ». S’il apparaît aujourd’hui, et ce de plus en plus, que Bachelard a fait un mauvais procès à Meyerson (sous le grief de la rechute dans la théorie traditionnelle de la connaissance fondée sur la partition sujet-objet), il nous semble, au vu des limites avérées du réquisit de stricte internalité en épistémologie, réquisit d’où s’élève la critique bachelardienne, que c’est surtout sur le terrain des enjeux politiques qu’il convient d’examiner les effets du retour multiple, épistémologique ou anthropologique, à Meyerson. En particulier, le rapport qu’établit d’emblée Meyerson entre science et bon sens ne peut manquer de suggérer qu’au contraire du discontinuisme, le continuisme permet de penser la légitimité centrale de la propre parole de la non-science dans les sciences, et, par suite, par analogie, de l’« ordre public » dans 15 un espace public unilatéralement normé par une forme épistémopolitique héritée de Platon, et transmise, via Bacon, à la pensée politique moderne. A quoi réagit rigoureusement Latour, entre autres, quoiqu’au risque de suggérer un relativisme éthique et un empirisme politique. Entre ces deux extrêmes, les vues épistémologiques de Meyerson, dans la mesure où elles axiomatisent le continuisme épistémologique, permettent aussi de fonder un continuisme politique sans s’ériger en alibi d’un quelconque populisme. Cette véritable philosophie a posteriori de l’esprit que construit Meyerson à partir d’un examen patient et érudit de l’histoire des sciences, devrait concourir à justifier la défiance à l’encontre des « philosophies du concept », dont l’effet paradoxal pourrait bien être de nourrir la réduction gestionnaire du politique. On sacrifie à l’idole de l’expertise comme cheville ouvrière de la politique contemporaine, dès qu’on entreprend d’exonérer le concept et surtout la théorie, (entité plus large et plus significative que le concept), de tout ancrage empirique et proprement tel. Si, à l’encontre d’un Bergson, Meyerson tient que le sens extra-épistémologique de l’épistémologie n’est finalement qu’épistémologique, en revanche, la dimension politique du propos n’est nulle part développée pour ellemême ; mais il ressort de la critique du positivisme et, donc, aussi, de son institutionnalisation notamment sous la IIIème République française, par où elle porta des conséquences bien équivoques notamment sur des institutions ouvertement surajoutées à la propre dynamique des peuples issus de la colonisation française, ou de ses substituts. Face à un pessimisme désabusé à l’égard du rationalisme des Lumières, et dans une conjoncture marquée par le triomphe somme toute rémanent, parce que devenu culturel, de la philosophie analytique, qui aura contribué à fonder théoriquement l’idéologie de l’expertise, l’apologie épistémologique de la raison sur un mode tempéré, à bonne distance à la fois de l’idéalisme et du formalisme, pose tout autrement la question du rapport sujet/objet, en évinçant de ce rapport toute perspective de certitude (ainsi que de ses avatars 16 objectivistes), source véritable de l’invocation circulaire d’une « garantie » de la vérité. Sous sa forme absolue, la critique épistémologique de ce recours à une garantie ne fut possible que parce que l’épistémologie pouvait elle-même en tenir lieu : ce dont doutent, à bon droit, et quoiqu’en courant des risques divers, bien des contempteurs du strict internalisme en épistémologie. La tempérance épistémologique d’Emile Meyerson oblige à questionner, à nouveaux frais, les modalités de la transition opérée du savoir scientifique à la rationalité politique, en tant que cette modalité ne peut qu’inférioriser le point de vue politique du non-savoir, à défaut de l’exclure. Plus la philosophie prend en compte les données des sciences de l’homme, mais aussi cela qu’il faut bien considérer comme le dehors de la philosophie, à savoir le cadre expérientiel de la vie humaine, plus elle retraduit le prétendre intellectualiste des philosophes antiques et modernes en un tendre plus humain, et, aussi, plus ouvert à l’objection, voire à la contestation et des faits, et des hommes. Précisément, on trouve chez Meyerson ce souci d’un rationalisme sans cesse mêlé d’un rapport à la psychologie qui évite de céder soit à l’idéalisme, soit au psychologisme. En prenant appui sur Spinoza, les épistémologies de la rupture (en ses diverses déclinaisons métaphoriques et/ou conceptuelles) risquent toujours de déclasser politiquement ceux qui n’accèdent pas à la « connaissance du second genre ». Mais, c’est aussi, et sans paradoxe, avec Spinoza, qu’il faut contester cette exclusion qui peut d’ailleurs prendre des formes très diverses et diversement subtiles. En alléguant Spinoza, On ne peut sagement poser des lumières absolues (vraie culture) contre des ténèbres absolues (fausse culture) que pour avoir méconnu toute valeur propre à ce qu’on tient alors pour de simples ténèbres. Car en même temps sa théorie du conatus fait valoir une conception de l’imagination comme ensemble des modifications du corps, le corps politique compris, à partir desquelles affleurent, au sens géologique du terme, un finalisme lourd d’enjeux politiques, parce que immanents, c’est-à-dire en cohérence, de ce point de vue précis, avec les idées vraies ou 17 adéquates, et dont l’espace public se doit d’être le lieu de reflection commun, au lieu d’être, unilatéralement, le corrélat politique d’une objectivité épistémologique. On évite ainsi, c’est-à-dire en jouant Spinoza contre Hobbes, de voir dans l’espace public un espace sans « texte » (Pierre Legendre) ni poésie, un champ de forces strictement soumis aux réquisits de la seule raison, quelle qu’en soit la forme. Alors qu’en Afrique noire les mots d’« indépendance » et de « développement » ont tant servi idéologiquement à masquer les concepts de résistance et d’affirmation, concepts si essentiels à la théorie spinozienne de la démocratie prise dans sa spécificité dont on sait le recul par rapport à l’imaginaire du « contrat », donne occasion de reméditer les conditions historiques de la relance d’un processus endogène de constitution et d’autoconstitution, permettant de déterminer les conditions de la précédence de la nation sur l’Etat, et, partant, de l’Etat comme corps politique entier. Nous disons alors que cette relance du processus constituant ne saurait faire l’économie d’un volet épistémologique d’un genre propre : tempéré, ici exemplifié par l’économie meyersonienne. Rappelons que Meyerson écrit dans un contexte institutionnel où les idéaux intellectuels connaissent un triomphe institutionnel : celui de la IIIème République française, qui s’appropria les « valeurs » du positivisme. Mais ce contexte est aussi, déjà, celui de leur déchéance, qui résulta, sur le terrain même de la philosophie des sciences dont les positivistes s’étaient prévalus, de l’affaiblissement du rôle éminent de la physique. Or Bachelard s’obstina à s’y tenir, dans la mésestimation des promesses épistémologiques de la médecine, et dans un quasi mépris des sciences sociales, traitées en véritables officines frauduleuses. On se méfie certes de cette thématique des irrationnels épistémologiques, pour y avoir pressenti, avec Bachelard précisément, une perspective d’hétéronomie et d’autolimitation de la raison, dans une veine anti-spinoziste considérée comme une régression. Mais c’est sans prendre en compte l’approche 18 de la raison comme puissance d’illimité telle que l’envisage un Pascal, et qui éclaire, après-coup, sur les propres difficultés de Spinoza, lorsqu’il positionne finalement la science comme autre culture… Quoi qu’il en soit, il nous a semblé que le rapport de l’Afrique noire5 à l’activité scientifique reste marqué par un regard d’emprunt sur « la » rationalité, regard en lequel, au surplus, prévaut le schème acritique de la « rupture », doublement décliné : d’une part en termes analytiques d’instruments exceptionnels de puissance, voire d’ustensiles d’usage vaguement référés sans nuances à Francis Bacon, à René Descartes et surtout à Auguste Comte, qui l’assimilent à un véritable Graal ; d’autre part en termes holistiques de vision rationnelle du monde, au sens où l’entendirent surtout les Naturphilosophen. Cette perception dominante n’est pas sans rapport avec une pédagogie coloniale maintenue, marquée par un même arrière-plan positiviste (qu’il soit référé à Auguste Comte, ou à John Stuart Mill, principalement), et avec le fonds idéologique hégélien, qui construit le savoir rationnel dans l’opposition radicale avec ce qui relève du théologique en tant qu’il ne tient que de la « représentation » et non du « concept ». Si l’on peut aisément entendre la nécessité pratique de s’approprier un savoir/pouvoir qui, en dépit de ses dénotations « normalisatrices » (Michel Foucault) ne manque pas de se présenter comme une voie incontournable de la modernité technoéconomique et même technoécologique, en revanche on hésite à adopter purement et simplement l’idée qu’une vision strictement rationnelle du monde n’est que le fait d’une culture particulière et non un réquisit universel du « progrès ». Au-delà de l’influence notable d’un Condorcet ou même d’un Montucla, par qui le lien se fit entre l’histoire des sciences et l’idéologie du « développement », ce sont les philosophies de la nature qui auront le plus contribué à populariser cette seconde acception 5 Evoquer l’« Afrique noire » suppose pour nous de considérer comme un fait la rémanence sur le long terme d’une certaine particularité culturelle a minima, lourde d’un réel potentiel politique dormant et transgénérationnel, dont on puisse attendre une dynamique normative propre… 19 de la science – au singulier ! – comme « vision rationnelle du monde ». Cela, on ne peut le renverser qu’à partir du sol même qui l’a vu naître : le sol de l’épistémopolitique tel que construit de Bacon à Marx en passant par Spinoza ou Comte, surtout. Comme les théories classiques de la connaissance, les philosophies de la nature soulignent que l’activité scientifique n’est pas valable en elle-même, qu’elle a besoin d’être fondée par la philosophie. Mais elles s’en éloignent essentiellement en postulant que la séparation sujet-objet, qui est au principe des théories classiques de la connaissance, n’est guère pertinente, compte tenu de leur imbrication liminaire. Par quoi elles pourraient se réclamer de l’épistémologie, du moins au sens « internaliste » du terme. En revanche les philosophies de la nature voudraient proposer une explication globale (surmontant la diversité des faits, des lois, des théories et mêmes des sciences particulières), une explication totale (ne laissant aucune place aux contradictions ou aux irrationnels), et une explication profonde (évitant de s’en tenir aux aspects « positifs », superficiels, « visibles », des phénomènes naturels). Les efforts actuellement menés par les « Post-colonial Studies », ou bien par les « Sciences Studies », ne suffisent guère pour s’en libérer sans courir le risque de verser dans la contestation de l’autonomie relative et de l’utilité socioculturelle de l’activité scientifique. Leurs critiques excessives évoquent davantage une image positiviste de l’activité scientifique dont ils repèrent la continuité dans les critiques dominantes du positivisme, celles qui émanent des puissantes épistémologies de Bachelard ou de Popper. Qu’attendre alors d’une l’alternative meyersonienne à ce dépassement insuffisant du positivisme ? Emile Meyerson, philosophe, chimiste, et historien des sciences, est crédité d’avoir popularisé le terme d’« épistémologie » dans la langue française, et, ainsi, d’avoir contribué à sa manière à sa prise en compte institutionnelle plus ou moins aboutie. En même temps, sous les coups de boutoir notables de la critique bachelardienne systématiquement et 20