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Canulars
académiques,
les «maîtres
à penser»
démasqués
Depuis «l’affaire
Sokal» en 1996,
la publication
d’un faux énorme
dans une revue,
afin de dénoncer
le manque de sérieux
d’un courant
ou dun auteur,
est devenue
fréquente. Dernière
victime en date:
le philosophe
Alain Badiou.
Plusieurs auteurs
de canulars plaident
ici pour ce mode
transgressif.
IDÉES/ LA CITÉ DES LIVRES
Par
LAURENT JOFFRIN
Onsaitquelesféministes
sontsormaisdivies.
Pour faire court, deux
campss’affrontent.Lesunes(ou
les uns, les hommes sont aussi
concernés…) en tiennent pour
l’universalisme des droits, qui
doivent s’appliquer à toutes et
tous,quellequesoitleurculture
d’origine. Ainsi, l’égalité hom-
mes-femmes concerne tout
autantlescitoyensetcitoyennes
de culture musulmane que les
autres, ce qui implique une dé-
nonciationdelintégrisme, dont
onsaitquiltendà enfermerles
femmes dans une assignation
religieuse.Lesautrescritiquent
le même universalisme en l’ac-
cusant de camoufler une
conception occidentale, ou
«postcoloniale», des relations
hommes-femmesquitendraità
nier les identités d’origine et,
donc, en stigmatisant tel ou tel
choixindividuel(commeleport
duvoileislamique),àparticiper
de la discrimination qui frappe
les minorités dans les sociétés
occidentales.
Lepremiercourant,quiestsou-
vent le prolongement du fémi-
nismedesannées70,estqualif
par ses adversaires de «fémi-
nisme blanc», voire «colonial»;
le second, en retour, est accu
par ses contemptrices de «dif-
férentialisme»coupable,voirede
nêtrequuneémanationde«lis-
lamo-gauchisme»quirassemble
gauche radicale et activisme
religieux.
Très engagée en faveur du pre-
miercourant,la Revuedesdeux
mondes, l’une des plus ancien-
nesdanslepaysageintellectuel,
récemmentrénovée,donnelon-
guementlaparoleàsesprotago-
nistes.Cettelectureestinstruc-
tive:ellepermetàcesmilitantes,
Elisabeth Badinter, Caroline
Fourestouencore laphilosophe
niceLevet,desexprimerau
long,loindessimplificationspo-
miques.On ytrouvelexplica-
tion précise de leurs prises de
position contre le voile ou bien
contrela«modeislamique».On
ydécèle aussicertainesfaibles-
ses argumentatives qu’il faut
bien relever.
Le point fort de leur plaidoyer
porte sur l’universalisme.
Contrairementàcequonentend
parfois, ce principe, qui est à la
basedelaphilosophiedesdroits
de l’homme –et de la femme–,
ne consiste pas à nier les diffé-
rencesculturelles,encore moins
à les réprimer. L’universalisme
postule seulement quen cas de
conflit entre une coutume, une
identité,unprincipereligieuxet
lesdroitsfondamentaux,lesse-
conds doivent l’emporter. Tou-
teslescoutumessontlibres, tou-
tes les différences sont
accepes,saufcellesquiportent
atteinte aux principes élémen-
taires de liberté et d’égalité.
Aucune théocratie, aucun fon-
damentalismenepeutarguer de
sa culture d’origine pour impo-
serlégitimementunstatutdela
femme inférieur à celui des
hommes.Lefaitquecetuniver-
salismeaitnagreservidepa-
raventaucolonialisme,oubien
qu’il soit utilisé pour désigner
une minorité à l’hostilité de
lopinion,nechangepasl’affaire
au fond. Dans ce cas, ce sont
ceuxquitournentleprincipe
qui sont coupables, et non le
principelui-même.Quandonar-
guedesdroitsdelhommepour
imposerparlaforcela domina-
tion politique d’un pays sur un
autre,oupouropprimerunemi-
norité,oncontreditlesdroitsen
question, quirestentvalablesin-
dépendamment du mauvais
usage qui en est fait. Les fémi-
nistes«différentialistes»se ser-
ventsurcepointd’unsophisme
grossierquiconsisteàconfondre
un bon principe et sa mauvaise
application.Historiquement,la
lutte pour l’égalité hommes-
femmesestintimementliéeaux
progrèsdelalaïcité.Unegrande
partie des oppressions dont les
femmessontvictimesauneori-
gine religieuse. Ce fut le cas
longtempsdansles payscatholi-
ques; c’est évidemment le cas
dans les nations dominées par
un pouvoir intégriste, comme
l’Arabie Saoudite ou d’autres
pays musulmans. C’est quand
l’Etat et la religion sont claire-
ment séparés que les droits des
Féminisme «blanc»?
Le dernier nuro de la «Revue des
deux mondes» met en débat les femmes,
l’islam et la politique. Le féminisme issu
des années 70 se réduit-il vraiment à une
idéologie «postcoloniale»?
femmes peuvent progresser.
D’où la prohibition des signes
religieuxostentatoiresà l’école,
destinéeà émanciperlesjeunes
élèves (le plus souvent mineu-
res)desprescriptionsreligieuses
contrairesàlaculturedelégalité
des droits. D’où la méfiance à
l’égardduvoileislamique,dont
la progression accompagne le
plussouvent(maispastoujours)
la montée de l’intégrisme.
Les «universalistes» ont donc
raison de rappeler ces vérités
élémentaires.
Aquelquesnuancesprès.Ledis-
cours républicain et laïque est
souventcupéré,tourné,par
desforcespolitiquesdontlebut
réelestdecombattrelaminorité
musulmane en général (et pas
seulement l’intégrisme). On se
reporterasurcepointauxéruc-
tationsdemouvements,comme
Ripostelaïque,dirigésessentiel-
lementcontrelesmusulmansen
général. Les féministes «clas-
siques» doivent s’en distancer
clairement.
Le même discours se confond
parfois avec un discours identi-
taire pur et simple, comme un
attribut pour ainsi dire naturel
de la nation, qui rejoint l’intolé-
rancenationaliste.Or, lesdroits
de lhomme ne sont en rien une
spécialité de la France ou des
pays occidentaux, lesquels ne
lesrespectent pastoujours,loin
de là.
Enfin,ilarriveunmomentla
dénonciation quasi obsession-
nelle du voile, dont le port est
licite horsdel’écoleetdeladmi-
nistration, finit par cibler une
religionparticulièrealorsme
que la majorité de ses fidèles le
rejetteoubiennyaccordeguère
d’importance. Cette insistance
risque, au bout du compte, de
solidariser une communauté,
irritéedevoircertainsdes siens
signéssanscesseà lacritique
publique.Cequiestlecontraire
du but recherché.
FEMMES, ISLAM
ET RÉPUBLIQUE
La Revue des
deux mondes
(numéro de juin)
220 pp., 15 €
Alain Badiou, piégé en avril par Anouk Barberousse et Philippe Huneman, «deux sous-fifres de la philosophie académique» selon lui. PHOTO
Le 1er avril, deux d’entre nous
(Barberousse et Huneman)
révélaient comment ils
étaient parvenus à publier un ar-
ticle au titre pompeux, «Ontolo-
gie, neutralité et désir de (ne pas)
être queer», dans un numéro de
la revue Badiou Studies tout
entier consacré à la recherche
d’un «féminisme queer badiou-
sien». Signée par une philosophe
imaginaire, Benedetta Tripodi,
cette prose déroule, sur 23 pages
dénuées de sens, des variations
sur le lexique et les thèmes du
philosophe français Alain Ba-
diou. Et cela a suffi à convaincre
le comité éditorial… dont Badiou
fait partie. Cette petite farce,
accompagnée de sa révélation
dans le Carnet Zilsel, navait
d’autre but que de revenir de ma-
nière critique sur l’étonnant suc-
cès d’une philosophie absconse,
s’autorisant de doctes incursions
dans les mathématiques afin
d’asséner ses vérités destinales.
Mais tout le monde n’a pas ri.
A commencer par Badiou, qui
tançait dès le lendemain «deux
sous-fifres de la philosophie
académique» se perdant «dans
leurs minuscules machinations»
(Mediapart, 2 avril). Dans sa
défense du philosophe, la psy-
chanalyste Elisabeth Roudinesco
estime que «le canular, c’est le
contraire de la critique. C’est l’évi-
tement» (le Monde, 9 avril). Et de
déplorer que les auteurs veuillent
«tout régenter avec des méthodes
inacceptables». Rien que ça.
Il nous paraît donc nécessaire,
en réponse, d’expliciter le rôle
positif que le canular peut jouer
dans les débats intellectuels.
Flash-back
Il y a tout juste vingt ans, l’un
d’entre nous (Sokal) réussit à pu-
blier dans une revue américaine
de cultural studies un article sur
les implications politiques
prétendument subversives
de la gravitation quantique. La
parodie, truffée de citations des
plus grands maîtres à penser
«postmodernes», français pour la
plupart (Derrida, Lacan, Deleuze,
Guattari, Irigaray, Virilio, etc.),
fit grand bruit des deux côtés de
l’Atlantique, à tel point quelle
devint une «affaire». Lan passé,
deux d’entre nous (Quinon et
Saint-Martin) reprirent la tac-
tique en insérant, sous le pseu-
donyme de Jean-Pierre Trem-
blay, une étude bidon sur les
«Automobilités postmodernes»
symbolisées par le service Auto-
lib, dans la revue Sociétés, alors
dirigée par le très médiatique
sociologue Michel Maffesoli
(le Monde, 18 mars 2015). Larticle
parodiait jusquà l’absurde le
style ainsi que la vision du
monde moralisatrice promus par
la «sociologie» maffesolienne.
Lun et l’autre de ces canulars ont
été vite suivis d’un effort d’expli-
cation de texte, moins drôle à lire
sans doute, mais néanmoins
essentiel (1): passé l’éclat de rire,
venait le temps de la critique
argumentée des non-sens,
trivialités ou généralisations
fallacieuses répertoriés, comme
de leur dimension prétendument
transgressive.
Sokal 1996, Tremblay 2015
et Tripodi 2016
Trois cuvées de canular, trois
polémiques d’intensité variable.
Mais quels étaient nos buts
communs? Il est certes amusant
de lancer un canular dans la
marre académique, mais cela ne
suffit pas. Le canular est l’amorce
d’une réflexion plus serrée visant
à démonter, par l’analyse, les
prétentions intellectuelles et mo-
rales de soi-disant «grands pen-
seurs». On peut toujours s’épui-
ser, comme le font certains
détracteurs, à spéculer sur les
intentions conscientes ou in-
conscientes des auteurs du pasti-
che, au lieu de considérer l’évi-
dence: la satire, c’est une sorte de
pied-de-biche à utiliser pour
fracturer des coffres-forts spécu-
latifs. Quand les auteurs ciblés
non seulement se soustraient à la
discussion critique, mais en plus
font tout pour cadenasser leurs
pensées, le canular reste une
arme légitime et efficace pour
ouvrir un débat. Comme il le fut
naguère pour Jonathan Swift,
dynamitant la politique colo-
niale anglaise en Irlande dans
son pamphlet anonyme, Modeste
Proposition (1729). Le canular et
l’explication qui l’accompagne,
c’est donc tout le contraire de
«l’évitement». La publication du
pastiche soulève par ailleurs une
question inquiétante: si les disci-
ples et le maître lui-même ne sa-
vent pas faire le lien entre sa pro-
pre pensée et de purs non-sens
délibérés, qui peut bien le faire?
Lorsque la foutaise
s’échange sur le «marché
des idées»
En 1996, les auteurs épinglés par
Sokal participaient, certes, dune
«zone médiane» (journalistique,
politique, éditoriale, artistique)
entre l’université et le monde
non-universitaire. Mais cette zone
restait cantone à l’écrit, ainsi
quà la temporalité lente le à la
publication. En 2016, Badiou,
Maffesoli ou d’autres sexpriment
via Internet, et les réseaux so-
ciaux réagissent dans la seconde
qui suit. Ils sont cités à la va-vite
dans une foule de revues et de
blogs, qui ne s’encombrent pas de
critères déontologiques et scienti-
fiques. Des communautés se for-
ment en quelques clics. Largu-
mentation séclipse au profit de
l’intuition édifiante ou de l’idée
provocante, fussent-elles indigen-
tes sur le plan de leurs fonde-
ments empiriques, de leur co-
rence logique et de leurs
prolongements politiques. Les
dias en mal de «débats
d’idées» et de «signaux faibles»
(dordre «socta, comme il se
doit) en tirent profit, et l’offre
intellectuelle se trouve stimue
par une demande et des moyens
de diffusion idits.
Ce que le philosophe américain
Harry Frankfurt appelle le
bullshit (qui peut être traduit par
«foutaise»), cest-à-dire du bara-
tin dont l’énonciateur désinvolte
se moque de savoir s’il est vrai
ou tout simplement pourvu de
sens– devient ainsi une mar-
chandise comme une autre, à
écouler et à exporter. Qu’il
s’agisse d’un Lacan se référant
hier à la topologie mathématique
pour «éclairer» l’inconscient,
d’un Maffesoli nous expliquant,
en grande pompe, le mouvement
Nuit debout par un désir latent
de «copulation mystique», ou en-
core d’un Badiou analysant les
attentats du 13 Novembre par «la
frustration dun désir d’Occiden
et l’éclipse de «l’hypothèse com-
muniste», toutes ces spécula-
tions, certes piquantes et plus ou
moins iconoclastes, ne signifient
néanmoins rien de précis ni ne
s’appuient sur une véritable argu-
mentation. Au plus valent-elles
comme dogme, où il faut d’abord
croire, pour ensuite savoir. Mais
ce nest pas parce quelle prend le
ton sentencieux d’un grand pro-
fesseur ou quelle s’énonce dans
les colonnes d’un quotidien pres-
tigieux que la foutaise cesse
d’être de la foutaise.
Vecteurs idéologiques et morali-
sateurs, ces «maîtres» à découper
le réel à la serpe en suivant le
patron étroit de leurs propres
lubies sont les rouages, parmi
d’autres, de modes de production
intellectuelle qui vont de l’artisa-
nat de la secte philosophique
avec sa relation maître disciple,
jusquà l’industrie cultuelle de la
pensée postsubversive, version
Web 2.0. Pensée qui instaure
parfois le «maître» en consultant
financièrement performant: rap-
pelons que la «sociologie» de
Maffesoli –lequel dispose de sa
propre société de consulting– est
fort prisée dans certaines bran-
ches du marketing. La foutaise
est peut-être plus séduisante que
les recherches documentées, elle
donne l’impression de compren-
dre tout en offrant un semblant
de «profondeur», mais elle na de
«pensée» que le nom auto-
attribué. Non seulement ces ba-
ratins pseudo-savants néclairent
en rien la réalité, mais ils la voi-
lent, alors que face à la com-
plexité et à la rapidité des chan-
gements contemporains, nous
avons besoin de descriptions et
d’analyses aussi crédibles que
précises du monde.
La leçon la plus déstabilisante des
polémiques soulees par les ca-
nulars concerne la mise au jour
du fonctionnement du marc
des ies contemporain. Rien ny
fait: malgré toutes les critiques
argumentées, les mtres à penser
peuvent encore compter sur leurs
admirateurs zélés, en manque
d’idées à la fois simples et pitto-
resques afin de donner sens à leur
monde. Pourtant, il nest pas de
fatali. Tant que ces dogmatis-
mes survendus prolireront dans
un monde universitaire toujours
plus poreux, et tant que leurs
auteurs trouveront une audience,
me captive et naïve, en France
comme ailleurs, des Sokal, Trem-
blay ou Tripodi se présenteront
pour tendre aux gourous savants
un miroir fatieux en forme de
canular, afin que ces derniers,
leurs disciples et leurs relais
médiatiques, économiques ou
politiques puissent contempler,
dans la copie de leur prose, toute
la faiblesse et le ridicule que
l’original contient.
(1) Impostures intellectuelles, d’Alan Sokal
et Jean Bricmont, éd. Odile Jacob, 1997;
«le Maffesolisme, une “sociologie” en roue
libre. Démonstration par labsurde»,
de Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin,
Carnet Zilsel, 7 mars 2015;
«Un “philosophe français” label rouge.
Relecture tripodienne d’Alain Badio,
d’Anouk Barberousse et Philippe Huneman,
Carnet Zilsel, 1er avril 2016.
Par ANOUK
BARBEROUSSE,
PHILIPPE
HUNEMAN,
MANUEL QUINON,
ARNAUD
SAINT-MARTIN
et ALAN SOKAL
OLIVIER ROLLER
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