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LNA#54 / humeurs
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De Benny Levy, nous ferons référence à louvrage cité
précédemment 2, le plus abouti des quisitoires contre
la vision politique du monde. De son côté, Alain Badiou
commente Platon depuis longtemps. Nous nous bornerons
ici à larticle «Lemblème démocratique» dans le recueil
collectif Démocratie, dans quel état? 3.
Comme lindique le sous-titre de louvrage de Benny
Levy, la philosophie politique moderne, qu’elle soit
libérale ou critique, doit être disqualiée. Non seulement
parce quelle prend la partie pour le tout, mais surtout parce
qu’elle oublie lessentiel et qu’elletourne lattention loin
du Bien au-delà de lêtre qui seul existe, radicalement et
absolument. Ce livre fondamental représente l’eort le plus
abouti pour évacuer tout pathos là la démocratie dopi-
nion. En ce sens, c’est une œuvre anti-moderne. Son auteur
expulse dans une note en bas de page Aristote et Hannah
Arendt. Mais, surtout, largumentation, toujours rapportée
à une connaissance très ne des textes, reprend le procès
platonicien fait à la mocratie. Benny Levy n’était pas
un«ennemi» de la démocratie, sa morale provisoire était
bien démocratique au sens convenu du terme. Il voulait que
le regard porte plus loin. Ce faisant, il entamait le procès de
lopinion commune sur la sécularisation du religieux en po-
litique. Sous les pavés démocratiques, la plage théocratique.
Ou pour le dire dun mot: Spinoza na pas eu lieu. La vision
politique du monde, au sens de Benny Levy, détourne de
lessentiel: avec le Pasteur, nous ne manquerons jamais de
rien (Psaume XXIII), nous pouvons donc nous consacrer
à létude-observance des vieux textes, à lécart du bruit et
de la fureur de la politique ordinaire quotidienne et même
parfois de la guerre. Nous sommes là en présence dune
pensée tragique: avec le meurtre du Pasteur, véritable scène
primitive, travaillée par Platon, Spinoza ou Freud, est apparue
la politique comme spre autonome de lagir humain,
coupée de la source juive, mais aussi coupée de la source
grecque platonicienne ou néoplatonicienne (Plotin, Proclus,
Philon). Seule la mauvaise foi interdirait aux modernes de
voir la théocratie en ligrane derrière la mince pellicule dé-
12ème partie : cet article fait suite au texte publié dans le 53 des Nouvelles
dArchimède.
2Le meurtre du Pasteur, Critique de la vision politique du monde,
éd.Grasset/Verdier, Paris, 2002.
3La Fabrique éd., 2009.
mocratique. Autrement dit, si les modernes esprits forts
noncent la théocratie ou le fondamentalisme religieux
dune telle pensée, la réplique sera: votre démocratie
dissimule mal votre propre tocratie, ouble et déne
par vous, mais insistante et, par moments, explicite. Cest
le sens de lopposition virulente à l’«autre» platonicien:
Alain Badiou.
Celui-ci s’est engagé dans une longue et intempestive réha-
bilitation de ce qu’il appelle l’Idée Communiste, du nom
Ouvrier, de la nécessaire Organisation. Féroce à légard de
ceux qui seraient pass de Mao à Moïse, il népargne aucun
argument pour fustiger ce qu’il apparente à une régres-
sion. Ce faisant, il va chercher lui aussi du côté du religieux
pour assurer ses propres positions: nommément, et non des
moindres, Saint Paul. Cest cette gure tutélaire du converti
enthousiaste et infatigable qui conforte Badiou: celui qui
annonce quil ny a plus «ni juif ni grec», fondateur en cela
dun universalisme extensif auquel Benny Levy opposait
luniversel «intensif» du judaïsme. Paul, celui qui substi-
tue la circoncision du cœur à la circoncision de la chair,
qui aranchit les enfants de Dieu du formalisme des rites,
est devenu larctype du Militant. Autant de majuscules
signalent un platonisme conscient et revendiqué, réaliste et
débarrassé de tout soupçon didéalisme. Alain Badiou
annonce pour 2010 sa propre version de la République,
marquée de Platon. Il prend soin de nous en donner un
avant-gt. Et ce goût, c’est celui de la haine: «haine de la
démocratie» très bien restituée dans le petit livre de Jacques
Rancière qui porte ce titre. Lemblème démocratique, sou-
ligne Badiou, signale ce que Platon appelait «la cité des
pourceaux». Qu’on en juge:«Le pouvoir de nuisance de
lemblème démocratique est concentré dans le type subjectif
quil façonne, et dont, pour le dire en un mot, l’égoïsme, le
désir de la petite jouissance, est le trait crucial.» 4
Un tel jugement est dailleurs partapar dautres auteurs
non voire anti-platoniciens. Discours réactif, Badiou le re-
connaît, qui repose sur deux tses qu’il attribue à Platon:
1/ Le monde démocratique n’est pas réellement un
monde;
2/ Le sujet démocratique n’est constitué quau regard de
sa jouissance 5.
4Op. cit., p. 17.
5 Ibid., p. 19.
Platon, la philosophie politique et « nous » 1
Professeur de philosophie à l’IUFM
de Lille/Université d’Artois
Par Jean-François REY
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Ces deux thèses, que lauteur veloppe, mais que nous ne
pouvons qu’évoquer ici, reprennent la critique marxienne
de léquivalence générale des jouissances et des apparences
assue par largent. Le monde démocratique n’est que le
gime «anarchique» de lapparaître. Il na pas la consis-
tance platonicienne dun monde. Retenons seulement pour
notre propos lépithète «anarchique» et les parenthèses qui
lencadrent.
Si «arché», en grec, désigne un principe, premier, ou en-
core un commandement, lan-archique n’est pas labsence
ou le refus des lois(«anomie» conviendrait mieux), mais
labsence ou le refus dun principe directeur. Loin dêtre la
propriété exclusive des anarchistes libertaires, lan-archique
se retrouve, avec cette graphie, sous la plume de Levinas,
peu suspect, on en conviendra, dun discours sans «Dieu
ni maître». Un discours plut sans arché ni telos, auquel il
manque le premier mot et le dernier. Distinguer larché
comme origine dont on ne peut ni s’autoriser ni semparer de
larché comme commandement. Or, il y a deux com-
mandements: le«commandement raisonnable du chef
philosophe» et le commandement du tyran 6. Platon a fait
lui-même l’expérience périlleuse de vouloir recouvrir de son
commandement de philosophe, de son autorité, le com-
mandement du tyran Denys. Tout philosophe digne de ce
nom doit, un jour ou lautre, résister à une double tyrannie:
celle du Prince, et a fortiori du tyran, et celle de lopinion.
En attribuant à la démocratie un penchant «anarchique»,
induisant un asservissement à lopinion, au frivole et à
l’illusion dune perpétuelle jeunesse, Badiou fait un mauvais
procès à la démocratie. Car il n’est pas rassurant de se
représenter de quelle arché son discours sautorise. Et, à tout
prendre, on voudrait bien abandonner la vision politique
du monde plutôt que se retrouver à nouveau sous un régime
post-démocratique qui a déjà fait la preuve, dans le passé,
quil alisait la n du politique sous l’injonction de croire
que tout est politique. Refuser une telle perspective ne
revient pas à accepter sans réserve le discours libéral au sens
quon lui pte aujourd’hui. On comprend aiment que celui-ci
ne soulève pas lenthousiasme. Il faut donc continuer linven-
tion mocratique, renouer avec ce quelle a de «sauvage»,
d’intempestif. Il faut travailler à lui trouver une philosophie
(et non une théorie), que celle-ci soit l’œuvre de penseurs spé-
culatifs, d’écrivains politiques ou de poètes.
6E. Levinas, Liberté et commandement, éd. Fata Morgana, p. 31.
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