13 PROLOGUE La toile de fond: les révoltes paysannes (1768-1789) La soif d'émancipation qui anima les populations rurales en cette seconde moitié du XVIIIe siècle prit des formes très différentes en Ukraine polonaise, en Russie et en France. Il n'empêche que l'effort des paysans pour réaliser leurs aspirations se fixa dans ces contrées sur la destruction des servitudes et la libération des terres: lutte commune contre la « féodalité », qui visait d'une part l'abolition du servage et de l'autre, la suppression des exactions du régime seigneurial. Tandis que sur la rive droite du Dniepr se produisait en 1768 un soulèvement massif des serfs contre leurs maîtres polonais et que dans l'Oural au nord de la mer Caspienne se propageait en 1773 une insurrection cosaque de grande envergure, la rébellion de Pougatchev, qui bientôt se transformait en une véritable guerre paysanne, en France éclatait la « guerre des farines », qui embrasa en 1774 le bassin parisien et la Normandie et mobilisa les pauvres ruraux dans la défense de leurs intérêts vitaux. Cette révolte paysanne française, qui revendiquait la taxation des grains à un prix juste, fut suivie de nombreux soulèvements contre la levée de la dîme, des gabelles et des redevances seigneuriales, et pour la défense des droits d'usage sur les biens communaux. Partout, la noblesse était prise pour cible. L'idée de l'extermination des nobles pour résoudre les problèmes agraires prévalut en Ukraine polonaise et en Russie, où l'on mit à exécution les menaces de leur couper la tête, de les pendre ou de les brûler vifs; tandis qu'en France, les violences contre les personnes des seigneurs et de leurs serviteurs furent rares. On se contenta de transporter des cordes ou de mettre en joue le châtelain, mais on visait la disparition des institutions féodales à travers leurs symboles: terriers, girouettes et châteaux1. Il est vrai qu'en France, les paysans qui bientôt se soulèveront massivement lors de la Grande Peur de 1789, n'étaient pas écrasés comme en Europe de l'Est sous le poids du servage: en terre polonaise, notamment, les serfs ukrainiens orthodoxes assujettis aux nobles catholiques étaient réduits à un régime aussi inhumain que l'esclavage. Chronologiquement, les insurrections cosaques et paysannes coïncident avec les débuts de la révolution américaine outre-Atlantique: révoltes antifiscales des treize colonies anglaises, qui s'amplifient à partir de la Boston Tea Party de 1773 jusqu'à la rupture avec la couronne trois ans plus tard et la Déclaration d'indépendance le 4 juillet 1 Anatoli ADO, Paysans en Révolution: terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, prés. Serge ABADAM et Marcel DORIGNY, préf. de Michel VOVELLE, Paris, Société d'Études robespierristes, 1996, p. 138-139. 14 1776. Celle-ci proclamera les droits naturels que sont les droits « à la vie, à la liberté, au bonheur ». Certains des confédérés de Bar, tels que Kasimierz Pulaski, iront poursuivre leur lutte patriotique en Amérique et trouveront la mort dans la guerre d'indépendance. On est frappé par la simultanéité du mouvement d'émancipation en Amérique et des profonds remous politiques et socio-économiques qui secouent les campagnes polonaises, russes et françaises. 1. Le soulèvement des serfs ukrainiens contre les confédérés de Bar et le massacre des nobles polonais (1768-1769) C'est à la suite de la proclamation de la confédération de Bar, le 29 février 1768, qu'eut lieu l'une des plus sanglantes insurrections paysannes de l'histoire de la Pologne et de l'Ukraine. Les nobles réunies dans la forteresse de Bar, sur le Row en Podolie, entre Boug et Dniestr, furieux de voir le roi élu Stanislaw August se soumettre aux exigences de la Russie de Catherine II, et les droits des « dissidents », c'est-à-dire des orthodoxes et protestants, préférés à ceux des catholiques, s'étaient soulevés sous la bannière de la Vierge Marie pour défendre leur foi et leurs libertés. S'agissait-il d'un mouvement rétrograde des mentalités nobiliaires ou d'un réveil civique, premier grand sursaut national polonais? Les avis des historiens sont partagés2. Toujours est-il que cette levée en masse des nobles patriotes embrasa tout le territoire de la République pendant quatre ans et mobilisa un grand nombre de mécontents. Leur première lourde déconvenue, comme le souligne Daniel Beauvois, vint des abus dont les propriétaires terriens se rendaient coupables depuis des décennies dans leurs domaines situés à l'ouest du Dniepr, dans la région même où avait été lancée la confédération de Bar3. Les magnats tels que les Czartoryski et les Zamoyski en Galicie, ainsi que leurs rivaux les Potocki en Podolie, exploitaient de vastes domaines grâce aux corvées, sans autre souci que le rendement. Même si les magnats progressistes proposaient de remplacer la corvée par la redevance en argent, les serfs ukrainiens, las des exactions polonaises dans ces latifundia économiquement si prospères, se soulevèrent à l'appel de leurs chefs, Ivan Gonta et Maxime Zelezniak. Héritiers des traditions contestataires des cosaques zaporogues et des paysans corvéables qui avaient fui le joug lituano-polonais, les serfs de ces contrées avaient la révolte dans le sang et misaient sur le soutien de la tsarine. En quelques mois, vingt mille nobles polonais et juifs (considérés comme leurs complices) furent massacrés, le pire des atrocités étant atteint sur les immenses terres des Potocki, proches de la bourgade de Human au nord- 2 Voir la synthèse récente de Marc BELISSA, « Les Lumières, le premier partage de la Pologne et le 'système politique de l'Europe », dans Annales hist. Révol.fr., n° 356, avril-juin 2009, p. 62-63. 3 Daniel BEAUVOIS, La Pologne, histoire, société, culture, Paris, La Martinière, 2004, p. 174. 15 ouest du Boug. Cette insurrection paysanne (koliszczyzna en ukrainien) fut bientôt réprimée par l'armée royale polonaise et par l'armée russe, envoyée combattre les confédérés de Bar et sur laquelle les paysans orthodoxes comptaient pour assurer leur protection. En revanche, dès 1769, bon nombre de confédérés qui avaient échappé aux massacres sur la rive droite du Dniepr étaient envoyés en Sibérie par les Russes. Ce traitement souleva l'indignation en Lituanie et en Biélo-Russie, et bientôt l'émotion gagna toute l'Europe4. Marc Belissa vient de nous rappeler les circonstances dans lesquelles la France fut amenée à se mêler aux affaires polonaises, incitant l'empire ottoman à entrer en guerre avec la Russie, envoyant des subsides en Pologne, puis des hommes commandés par Dumouriez. Les démarches du comte Michal Wielhorski, encouragées par Choiseul, réussirent à sensibiliser les philosophes Gabriel Bonnot de Mably et Jean-Jacques Rousseau, qui entrèrent successivement dans l'arène, tandis que Voltaire militait en faveur de la tsarine Catherine, en qui il voyait, à tort, l'incarnation du « despotisme éclairé »5. 4 Ibid., p. 175. Marc BELISSA, article cité; et du même auteur, l'édition des textes de Mably sur la Pologne: Gabriel Bonnot de MABLY, Des lois et du gouvernmenet de Pologne, suivi de De la situation politique de la Pologne en 1776 et Le banquet des Politiques, Paris, Kimé, 2008; Beauvois, op. cit., p. 175. 5 16 Ukraine polonaise 1768-1772 17 Soulignons à notre tour les convergences des critiques formulées par Mably et Rousseau6: tous deux proposent pour la Pologne une conception républicaine tendant à la démocratie par l'extension des droits de citoyens possédés par les nobles à la population entière: en finir d'une patrie qui n'existe finalement que pour les magnats, et faire de la république nobiliaire une république de tous les habitants du pays. Mably, qui à l'invitation de Wielhorski y effectuera un long périple en 1776 et 1777, estime que le vice fondamental de la Pologne est le viol continuel des lois de la nature avec le maintien du servage. La liberté aux yeux de Mably repose sur la jouissance des mêmes droits et des mêmes garanties pour tous, jouissance qui doit être égale et réciproque. Les inégalités existantes doivent donc être éliminées, la loi seule, fondement d'un État de droit, pouvant faire disparaître l'arbitraire. À présent, paysans, mais aussi bourgeois et juifs sont exclus de la république, et de même la « noblesse indigente »: ces centaines de milliers de hobereaux qui n'avaient de « noble » que le nom, cultivaient un lopin comme tenanciers et dont le statut ne différait guère de celui des serfs7. Il faudrait que cette gueuserie nobiliaire disparaisse avec le servage. Rousseau lui aussi relève la disparité qui existe entre la petite noblesse et les grands seigneurs. Dans cette nation composée soi-disant de trois ordres, ce sont les magnats « qui sont tout, les bourgeois qui ne sont rien, et les paysans, qui sont moins que rien ». Afin d'éliminer « cette barbarie féodale », il faut affranchir les serfs en les habituant progressivement à la liberté, et faire ainsi évoluer la démocratie nobiliaire vers une démocratie populaire. Si Rousseau est favorable au maintien du liberum veto, il préconise le maintien d'une monarchie élective, alors que Mably penche pour l'institution d'une monarchie héréditaire. Mais de telles divergences sont relativement minimes. Et quand Rousseau plaide pour le maintien de la corvée, c'est dans le contexte de son projet de réforme somptuaire, qui a pour objet d'éliminer l'argent, comme dans la Sparte légendaire de Lycurgue, et de transformer la corvée en une sorte d'impôt volontaire et civique8: il la distingue ainsi clairement du travail forcé. Rousseau et Mably sont unanimes quant à la nécessité d'éradiquer le servage, d'accorder des droits égaux à tous les citoyens et de faire de la nation polonaise une république digne de ce nom. Rousseau et Mably étaient-ils au courant des insurrections paysannes et des massacres perpétrés par les serfs ukrainiens en 1768 et 1769? Sans doute, puisque l'un et l'autre suivaient de près les événements polonais, et que la défaite des confédérés de Bar en avril 1772 les amena à remanier leur copie. Les annexions effectuées peu après par 6 Marc BELISSA, « Construire, reconstruire la république polonaise: Mably et Rousseau », dans Républicanismes et droit naturel, ouvrage collectif, Paris, Kimé, 2009, p. 53-68. 7 BEAUVOIS, op. cit., p. 183 8 J.-J. ROUSSEAU, « Considérations sur le gouvernement de Pologne » (1771-1772), dans Œuvres complètes, 3 vol., Paris, Seuil, 1971, III, p. 552; cf. son « Projet de constitution pour la Corse » (1765), ibid., p. 508-515: « La corvée n'en est plus une […] ». 18 les grandes puissances lors du premier partage de la Pologne soulevèrent leur indignation. Les espaces appropriés par la Prusse et l'Autriche répondaient au désir de ces deux nations de se doter de zones frontières plus sures. Les réticences de MarieThérèse, au dire de Frédéric II, relevaient de l’hypocrisie : « Plus elle pleurait, plus elle prenait »9. Quant au territoire annexé par l'impératrice Catherine II (la partie orientale de la Russie blanche), il était depuis longtemps disputé entre la Lituanie, la Pologne et la Russie: surtout peuplé de russophones et d'orthodoxes, il entrait dans une logique de protectorat qui s'étendrait par la suite, lors des second et troisième partages en 1793 et 1795, à la Biélo-Russie tout entière et à la Podolie. Même si, dès lors, les considérations géopolitiques feront prime dans l'ultime dépeçage de la Pologne, le soulèvement des serfs ukrainiens aurait eu pour effet à terme la perte définitive de ces territoires polonais et leur assimilation dans l'empire russe. 2. Russie: la grande insurrection de Pougatchev (1773-1775) La rébellion qui souleva les contrées cosaques de l'Oural et le bassin de la Volga en 1773 et 1774 constitue un signe avant-coureur de l'ère révolutionnaire qui va s'ouvrir. Elle comporta plusieurs phases: d'abord une révolte cosaque du bassin du fleuve Iaïk, à laquelle se joignirent des minorités allogènes, Tatars, Kalmouks et surtout Bachkirs, de langue turque et de religion musulmane, souvent convertis de force à l'orthodoxie. Ensuite, les ouvriers des hauts-fourneaux de l'Oural furent mobilisés: des paysans serfs pour la plupart, bûcherons, charbonniers et rouliers, assujettis aux travaux forcés dans les forges et les fonderies. Après l'occupation d'une soixantaine d'usines, l'armée rebelle, forte de vingt mille hommes, assiège et prend d'assaut la ville de Kazan. Dès lors, dans la zone agricole de la moyenne Volga, les serfs se révoltèrent en grand nombre contre leurs seigneurs et rejoignirent les insurgés: ce fut le soulèvement massif des paysans que la postérité a retenu. Cette révolte, baptisée « guerre paysanne » par les historiens soviétiques, s'inscrivait tout naturellement à leurs yeux dans les schémas de la lutte des classes. 9 Jean-Paul BLED, Marie-Thérèse d’Autriche, Paris, Fayard, 2001, p. 377. 19 Zone géographique de la révolte de Pougatchev, 1773-1774 20 Depuis qu'Alexandre Pouchkine s'attela à en faire le récit circonstancié, d'après les archives d'État et avec le concours des témoins de l'époque encore en vie, le dossier Pougatchev est bien documenté10. Grâce à Wladimir Berelowitch, nous disposons à présent d'une appréciation plus nuancée de l'insurrection11. Son chef charismatique, Emilian Pougatchev, était cosaque originaire du Don et se faisait passer pour le tsar Pierre III, l'époux débile de la future Catherine II, disparu de mort "accidentelle" en 176212. Les cosaques de Iaïtsk, au nord de la mer Caspienne, naturellement turbulents et insoumis, attachés à leurs franchises et à leurs privilèges économiques (pâturages, vente du sel et surtout pêche de l'esturgeon), étaient sensibles au discours de l'imposteur. La majorité des insurgés étaient en outre des vieux-croyants, séparés de l'Église orthodoxe après la réforme du rituel et menacés de persécution. Aux minorités ethniques, Pougatchev promit le rétablissement des anciennes libertés, la restitution de terres, la fin des corvées et des redevances, enfin la liberté religieuse. Aux ouvriers des forges et aux serfs, il offrit l'affranchissement. Le grand mot d'ordre de ses manifestes, rédigés en fonction de la peuplade ciblée en russe, en arabe, en persan, en tatare, en turcique, sa principale promesse était d'accorder « toute la liberté » aux paysans asservis. Le faux Pierre III, « empereur des gueux », donnait l'ordre aux serfs de pendre leurs seigneurs, car « après l'extermination de ces nobles scélérats, chacun connaîtra la paix et une vie tranquille qui se prolongera éternellement »13. Et les paysans obéissent à l'oukaze. C'est alors que les violences commises par Pougatchev deviennent effrayantes aux yeux de l'élite, et que l'insurrection prend la tournure d'une guerre paysanne. Catherine II se plaignit à Voltaire des agissements du « maître brigand » Pougatchev, qui se livrait au pillage et au meurtre, faisant pendre sans procès « toutes les races nobles, hommes, femmes et enfants, tous les officiers et soldats qu'il pouvait attraper […] Après Tamerlan, il n'y en a guère un qui n'ait plus détruit l'espèce humaine »14. Propriétaire à Kazan, Catherine prêta main-forte aux nobles de la ville qui créèrent un 10 Alexandre POUCHKINE, « Histoire de Pougatchov », dans Œuvres de POUCHKINE, GRIBOÏÈDOV, LERMONTOV, trad. de Gustave AUCOUTURIER, Paris, Pléiade NRF, 1973, p. 525615; voir aussi le récit de Pierre PASCAL, La révolte de Pougatchev, Paris, Julliard coll. Archives, 1971, 274 p. 11 Wladimir BERELOWITCH, « La grande insurrection de Pougatchev (1773-1775: la révolte des primitifs », Révoltes et révolutions en Europe (Russie comprise) et aux Amériques de 1773 à 1802, sous la direction de Raymonde MONNIER, Paris, Ellipses, 2004, p. 61-81. 12 La tradition des faux-tsars ou samozvaniets remonte au faux Dimitri (époque de Boris Godounov, fin XVIe siècle): Michel HELLER, Histoire de la Russie et de son Empire, Paris, Plon, 1997, chap. IV, Le temps des troubles, 3 - Les imposteurs, et 4 - Tsar et imposteurs, p. 264-303. 13 HELLER, op. cit., p. 569; Hélène CARRÈRE-D'ENCAUSSE, Catherine II, un âge d'or pour la Russie, Paris, Fayard, 2002, p. 52, 190, 200; BERELOWITCH, article cité, documents annexes, p. 7480. 14 Lettre du 22 octobre 1774, « Histoire de Pougatchov », de POUCHKINE, p. 1263. 21 corps de cavalerie pour se défendre: « Nous te reconnaissons pour un de nos premiers seigneurs », écrivit le poète Derjavine15. Le ralliement des nobles russes autour de leur impératrice traduit leur peur viscérale de la violence populaire, qui menaçait les fondements mêmes de l'empire. Selon son conseiller le comte Sievers, « à la base des troubles d'Orenbourg, de Kazan, de la Volga, se trouvait l'intolérable joug de l'esclavage »16. Tout se passe en effet comme si les paysans, ployés sous ce joug intolérable, choisissaient spontanément en la personne du faux tsar un pouvoir d'émancipation préférable au pouvoir impérial répressif. D'esclaves qu'ils étaient, les serfs libérés deviennent cosaques, rejoignent une communauté constituée en république militaire, et s'assemblent pour élire leur chef, l'ataman: preuve, souligne Beredowitch, que la pseudomonarchie des cosaques n'était pas une utopie17. La jacquerie devient bientôt un ralliement massif qui entraîne au passage toutes sortes de petites gens, notamment dans les villes. Pouchkine précise que l'imposteur était devenu le porte-drapeau de tous les opprimés: « Tout le bas peuple était pour Pougatchev », écrit-il, le clergé sympathisait avec lui, popes et moines, mais aussi archimandrites et prélats même; des officiers sortis du rang affluèrent dans ses bandes. Les témoins passifs de la révolte lui pardonnaient tous ses excès18. Si ce soutien populaire permit à Pougatchev de prendre facilement la ville de Saratov19, ce succès éphémère ne compensait guère les sièges avortés d'Orenbourg, de Iaïtsk et d'Oufa. Il ne réussit pas à vaincre les forces de Catherine, dirigées à présent par les généraux Panine et Souvorov, qui remportèrent le 24 août 1774 une victoire décisive sur l'armée rebelle. Pougatchev s'étant enfui, il fut livré par les siens, traduit à Moscou dans une cage en bois (ou en fer) et condamné à mort le 10 janvier 1795. Il aura la tête tranchée. Ces complices seront pendus ou écartelés, leurs membres portés aux barrières de Moscou, leurs cendres dispersées au vent. Si quelques graciés sont pardonnés, la répression sera massive: 5 000 condamnations, au knout, au pilori, sans compter les expéditions punitives dans les villages. Pougatchev était-il un martyre de l'État de droit? Non, sans doute, ni même un précurseur, mais il promettait aux paysans asservis le mieux-être, et comme prétendu empereur leur apportait une sorte de caution politique et morale. Opprimés par leurs seigneurs, assimilés aux bêtes de l'étable, réduits à l'esclavage (et en Russie le servage était souvent véritablement un esclavage, même s'il comportait l'octroi d'une terre), les 15 HELLER, op. cit., p. 570. Ibid., p. 569. 17 BERELOWITCH, article cité, p. 72. 18 Un seul noble dévoyé, Mikhaïl Chvanvitch, fut châtié par Catherine II pour s'être rallié à la révolte de Pougatchev: épisode narré par POUCHKINE dans son récit La fille du capitaine, suite à l'Histoire de Pougatchov, notes, p. 1238-1239, 1264-1265. 19 BERELOWITCH, op. cit., p. 69. 16 22 paysans n'avaient littéralement « plus rien à perdre que leurs chaînes ». Ils se laissèrent entraîner par un leader charismatique qui leur promettait la liberté avant tout, ainsi que la prospérité grâce à la jouissance à perpétuité de leurs terres, de leurs franchises et de leurs droits d'usage. Mais un leader qui se présentait sous les traits d'un tsar, qui répondait donc à leur souci de légitimité; et qui de surcroît leur offrait l'image du « tsar idéal », distribuant les bienfaits à tour de bras et comblant les rêves des plus humbles. Au bout d'une année, les provinces pacifiées firent l'objet d'une amnistie générale, l'ordre fut donné d'y faire régner un « oubli perpétuel ». L'impératrice désirait effacer pour toujours le souvenir de cette fureur populaire, oblitérer même les noms des lieux, celui du fleuve dont les bords avaient été le premier théâtre du soulèvement: et en 1776 les cosaques du Iaïk prirent le nom de cosaques de l'Oural, et leur bourg Iaïtsk celui d'Ouralsk. Mais le nom de Pougatchev demeura gravé dans la mémoire des populations. Catherine II fera tout pour consolider la hiérarchie sociale de son empire, promulguant en 1785 une Charte de la Noblesse, qui renforce les privilèges de cette classe dirigeante reposant sur l'asservissement du peuple, et elle se promet de ne plus rien faire pour abolir ou alléger le servage. Devenue « l'impératrice de la noblesse »20, elle continuera sa pratique de récompenser ses serviteurs et favoris en leur distribuant des domaines peuplés d'âmes serves: à Platon Zoubov 13 000 âmes paysannes, au feldmaréchal Souvorov et au général Roumiantsev 7 000 chacun, etc. Elle s'oppose par là à l'esprit de son siècle, placé sous le signe de l'émancipation venue d'Occident, et dont elle deviendra l'adversaire acharnée21. 3. France: de la Guerre des farines (1774-76) à la Grande Peur de 1789 Cette crispation de l'impératrice Catherine s'affirme au moment où les colonies américaines s'apprêtent à proclamer une république, fondée sur le principe que tous les hommes ont été créés égaux. En France, la thèse égalitaire nourrit le débat consacré à l'économie politique. Dans son discours sur les origines de l'inégalité, Rousseau avait attiré l'attention de ses lecteurs sur le droit à l'existence et la juste répartition des fruits de la terre: « Ignorez-vous, leur demandait-il, qu'une multitude de vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre? » Et dans son envoi final, Rousseau affirmait qu'il 20 HELLER, op. cit., p. 570. Ibid., p. 601; CARRÈRE-D'ENCAUSSE estime cependant que la révolte cosaque marque la résistance de l'ancienne Russie pré-pétrovienne à la Russie « moderne » voulue par Pierre le Grand et Catherine: Catherine II, p. 223. 21 23 « est manifestement contre la loi de nature […] qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire »22. Cependant, lors de l'accession au trône du roi Louis XVI, c'est la liberté, et non l'égalité, qui est placée à l'ordre du jour. Turgot, nommé au Contrôle général, est en effet partisan d'un libéralisme économique pur et dur, et l'ordonnance royale du 13 septembre 1774 qui proclame la suprématie naturelle du droit de propriété, aura pour effet de mettre le feu aux poudres en provoquant une véritable guerre du blé. Rébellion du petit peuple des campagnes qui diffère par le fond et par la forme de la révolte cosaque de Pougatchev, mais dont les enjeux étaient similaires, dans la mesure où ils concernaient le droit à l'existence même des populations rurales. En île de France et en Haute Normandie, où les émeutes frumentaires se succèdent, les paysans arrêtent les convois de grains et imposent leur version de « l'économie morale » comme riposte à l'économie libérale de Turgot. Face à la condamnation massive du laisser-faire qu'est la « taxation populaire » des denrées de première nécessité, le Contrôleur général se montre inflexible, interdisant le recours aux stratégies traditionnelles de gestion de crise alimentaire, faisant appel à la force militaire pour imposer la libre circulation des blés et farines, et recommandant aux autorités de juger sommairement les fauteurs de troubles23. La loi martiale sera désormais une caractéristique de la guerre du blé, utilisée comme moyen de lutte contre les émeutes paysannes24. Mais imposer la loi de l'offre et de la demande par la force, à la pointe des baïonnettes, ne manque pas d'émouvoir l'opinion et devient rapidement une affaire nationale de la plus haute importance politique. Jacques Necker est le premier en 1775 à s'ériger en adversaire de la politique du laisser-faire imposée par Turgot. Necker refuse en effet d'admettre le principe du libre exercice du droit de propriété privée lorsqu'il s'agit du commerce des grains. Dans un ouvrage qui aura une grande résonance, il propose que le gouvernement intervienne pour « fixer les degrés où la liberté individuelle blesse l'ordre public », car il « ne peut jamais être indifférent sur le prix du pain »25. Mably rédige aussi en 1775 un essai sur le commerce des grains qui recommande l'interventionnisme. Il y propose de créer des « greniers d'abondance » dans différents points du royaume, afin de prévenir définitivement les crises du ravitaillement: il s'agit de stocks régulateurs appelés à 22 Jean-Jacques ROUSSEAU, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité » (1755), dans Œuvres complètes, éd. J. FABRE et M. LAUNAY, 3 vol., Paris, Seuil, 1967-1971, II, p. 233. 23 Cynthia A. BOUTON, The Flour War: Gender, Class and Community in Late Ancien Régime French Society, University of Pennsylvania, 1993, p. 80-99, 141, 183, 245-246; E. P. THOMPSON, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past and Present, 50, février 1971, p. 76-136. 24 Voir: Florence GAUTHIER et Guy-Robert IKNI, éd., La guerre du blé au XVIIIe siècle: la critique populaire contre le libéralisme économique, Paris, Éditions de la Passion, 1988, 237 p. 25 Jacques NECKER, Sur la législation et le commerce des grains, Paris, 1775, partie IV, p. 172 et 211. 24 intervenir sur le marché lorsque le seuil d'alarme est franchi, afin d'y écouler des grains à un prix modéré26. Mably est donc partisan d'un libéralisme « égalitaire ». Dans son livre De la législation ou principes des lois, publié en 1776, il affirme la nécessité de ramener les hommes à l'égalité, non brutalement à l'égalité parfaite, mais progressivement à une égalité morale: si l'homme veut libérer tous les hommes, et non pas seulement se rendre indépendant des autres, il doit accepter de se libérer de son superflu pour que tous jouissent de leur nécessaire. Là, selon Guy-Robert Ikni, est le fond du libéralisme de Mably: cet équilibre économique ne signifie pas que « le jeu réciproque des libertés est aboli, que les forces centrifuges ont disparu, mais simplement que les hommes se sont donné les moyens, en les transposant au plan moral, de conserver la maîtrise de l'ordre social »27. Parmi les lecteurs assidus de Rousseau, de Necker et de Mably, le jeune Gilbert Romme, âgé de 25 ans quand sévit la guerre des farines, commence dès lors à entretenir des doutes sur la panacée ultra-libérale proposée par Turgot et les physiocrates, bientôt entérinée par Adam Smith28. Il découvre en même temps la misère des petits paysans dans son coin d'Auvergne et réfléchit aux moyens de leur assurer les denrées de première nécessité. Au début de la Révolution, Romme réunira les cultivateurs de Gimeaux pour leur expliquer les leçons de la Feuille Villageoise et créera à l'intention des plus pauvres d'entre eux une sorte de grenier d'abondance privé, calqué sur le modèle proposé par Mably en 1775, et destiné à leur permettre de faire la soudure, d'accumuler des stocks de grains et de tirer ainsi parti de l'économie de marché. Sous la Convention, Romme proposera, face à la crise des subsistances, la distribution d'un « pain de l'égalité ». Il sera l'auteur d'un Annuaire du cultivateur, ouvrage de vulgarisation des nouvelles méthodes agronomiques, conçu comme manuel pratique soucieux des dures réalités de l'économie rurale, et qui répudie l'idéalisation bucolique de la vie des champs29. L'historien russe Anatoli Ado, auteur d'un ouvrage qui fait autorité sur la paysannerie française sous la Révolution, fait remarquer que l'abolition de la féodalité était déjà revendiquée par les campagnes françaises au cours des décennies qui la précèdent. Même si les « fureurs paysannes » restent l'apanage du « tragique XVIIe 26 G. Bonnot de MABLY, « Sur le commerce des grains », Œuvres posthumes, 1790; Jean-Pierre Gross, « L'Économie fraternelle », in in Florence GAUTHIER et F. MAZZANTI PEPE, Colloque Mably: la politique comme science morale, 2 vol., Bari, Palomar, 1995-1997, II, p. 227. 27 Guy-Robert IKNI, « Figures du despotisme en mouvement: B. Constant et Mably », ibid., p. 224225. 28 Alessandro GALANTE-GARRONE, Gilbert Romme, histoire d'un révolutionnaire (1750-1794), trad. A. et C. MANCERON, Paris, Flammarion, 1971, p. 70-74. 29 Ibid., chapitre IX, p. 335-336; Jean-Pierre GROSS, « Romme en mission et le pain de l'égalité », Actes du Colloque de Riom (19 et 20 mai 1995), Paris, Société des Études robespierristes, 1996, p.167179. 25 siècle », on assiste au siècle suivant à une montée du mécontentement paysan qui aboutira aux grandes jacqueries de la période révolutionnaire30. Les révoltes françaises continuent à avoir un caractère antifiscal. Ce sont les impôts indirects, notamment la gabelle sur le sel, qui transforment la contrebande en un vaste mouvement de brigandage armé, comportant des expéditions contre les percepteurs, telles celles conduites pendant les années 1750-1760 en Dauphiné, Bourgogne, Auvergne, Provence et Languedoc, par le célèbre Louis Mandrin. Mouvement qui se prolongea après que Mandrin eut été roué à mort, sa légende tenace faisant de lui un héros populaire. Lorsque Turgot abolit la corvée des routes en 1776, excités par l'idée qu'on allait supprimer les droits féodaux, les paysans en diverses localités se soulèvent contre leurs seigneurs. Les réclamations contre le recouvrement des dîmes sont de plus en plus nombreuses. Le Parlement de Paris condamne la même année une brochure proposant le rachat des droits féodaux, réforme qui conduira fatalement les seigneurs à abandonner les villages « d'où la violence et la désobéissance des vassaux les contraindront à s'éloigner »31. Pendant l'été 1782, dans les Cévennes, le Vivarais et le Gévaudan, la révolte des "masques armés" contre la hausse des prix des grains, s'en prend aussi aux notaires et feudistes chargés de la garde des titres féodaux. La haine des paysans envers les seigneurs n'a d'égal que leur mépris de la magistrature. La révolte des « brigands » cévenols fut écrasée, six des insurgés furent condamnés à la roue, dont quatre par contumace, neuf à la pendaison, et dix-sept à des peines de galère32. Peines dont la sévérité nous rappellent celles infligées aux cosaques et aux moujiks en Russie. Outre la dénonciation des redevances seigneuriales et des aides et gabelles, la question de l'accès à la terre revête pour la paysannerie une importance capitale: l'exploitation des parcelles individuelles, mais aussi les droits d'usage des communautés rurales sur les champs, les pâturages et les forêts, dont la jouissance était essentielle à la survie des plus pauvres. Or, l'offensive seigneuriale contre les droits collectifs et les biens communaux se renforce aux cours du siècle. Les seigneurs exercent leur « droit de triage » et accaparant un tiers des surfaces communes, ou bien leur « droit de cantonnement » qui leur permet de s'approprier jusqu'aux deux tiers, n'en laissant qu'un aux habitants. En outre, les édits inspirés par les philosophes éclairés encouragent « l'individualisme agraire » et le « capitalisme rural », la mise en valeur des terres incultes, l'assèchement des marais, le partage des communaux en faveur des gros propriétaires. Autant de griefs qui alimentent les ressentiments des villageois. Tout comme en Angleterre, où la politique des enclosures provoque des soulèvements, les édits de clôture et de triage des communaux s'inscrivent dans le cadre de la réaction aristocratique qui a marqué l'économie libérale française du XVIIIe siècle. 30 Anatoli ADO, Paysans en Révolution, p. 65, 67. Ibid., p. 68. 32 Ibid., p. 69. 31 26 Les attroupements armés qui se multiplient comportent la destruction des clôtures, les incursions des paysans avec leur troupeaux dans les enclos, l'abattage d'arbres, des coups de feu tirés le jour sur les bêtes, la nuit sur les gens, le tout accompagné de menaces de brûler le château du seigneur. C'est ainsi qu'en 1785, huit cents habitants de la région de Nantes, équipés de fusils, vont faucher tous les prés des environs pour récolter le regain: ils se disent rassemblés pour « s'opposer aux seigneurs qui voulaient les pousser à la ruine »33. Incidents qui annoncent les insurrections paysannes de la période révolutionnaire. La Grande Peur de juillet 1789 fut un phénomène national caractérisé par la simultanéité des soulèvements paysans. À peine les États-Généraux réunis à Versailles, les campagnes s'ébranlèrent. L'effet extraordinaire de cette première impulsion de caractère politique s'explique surtout par l'exaspération des masses rurales face au chômage et à la vie chère, quand débutait la moisson, donc au moment de payer la dîme et les redevances en nature34. L'immense jacquerie de juillet se répandit à la vitesse du tocsin. Comme le précise Florence Gauthier, si l'on tient compte du fait que la révolte prenait le relais des émotions paysannes du printemps précédent, ce fut l'ensemble des campagnes qui entrèrent en insurrection. La Grande Peur fut donc une rébellion paysanne de grande envergure dirigée principalement contre la féodalité. Tandis qu'en Russie les cosaques avaient réclamé l'abolition du servage, les paysans français s'en prenaient avec une rare violence à l'institution seigneuriale35. À l'opposé des sévices exercées par Pougatchev, qui fit pendre les nobles, durant cette Grande Peur qui dura à peine un mois, plusieurs centaines de demeures seigneuriales furent visitées, les titres féodaux de propriété brûlés, quelques châteaux démantelés, parfois incendiés, mais il n'y eut pas d'actes de violence contre les personnes. Aux revendications paysannes, l'Assemblée constituante répondit en décrétant le rachat des droits féodaux, et non leur abolition pure et simple. D'autre part, elle votait la liberté illimitée du commerce des grains. La guerre du blé reprenait de plus belle, la loi martiale fut appliquée contre les attroupements séditieux, les troubles de subsistances prenant, dans la moitié nord du pays, une ampleur considérable sous l'effet de la spéculation à la hausse des prix. Les rassemblements atteindront bientôt des foules de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Mais il faudra encore six jacqueries pour que les émotions rurales s'apaisent, grâce à l'application de la législation agraire enfin mis en œuvre par la Convention montagnarde en 1793, notamment la suppression sans rachat des redevances seigneuriales et le partage démocratique des biens communaux. 33 Ibid., p. 68-77. Ibid., p. 124; voir aussi la synthèse de Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Paris, Colin, 1932, 272 p.; et Florence GAUTHIER, « Une révolution paysanne: les caractères originaux de l'histoire rurale de la Révolution française », dans Révoltes et révolutions en Europe, p. 252-283. 35 GAUTHIER, article cité, p. 253-254. 34 27 Ce n'est qu'alors que l'insurrection paysanne de grande ampleur disparaîtra, « en même temps que le régime seigneurial qu'elle aura détruit »36. C'est contre cette toile de fond sociale que la Déclaration des droits, adoptée le 26 août 1789, assume toute son importance. Si les hommes naissaient libres et égaux en droit, il s'ensuivait que chacun, même le plus démuni, pouvait prétendre à l'exercice de son droit élémentaire à la subsistance, ou comme le dira Robespierre, son « droit à l'existence »37, préalable de son droit à l'épanouissement. Comme l'affirme Amartya Sen, l'économiste du tiers monde, la pauvreté consiste non seulement à manquer de pain, mais encore à « être privé de liberté »38. Pendant que la Russie réprimait brutalement ses paysans asservis et réaffirmait la toute-puissance de la noblesse, la France révolutionnaire démantelait le régime féodal et mettait en avant cette « évidence qui va de soi » déjà proclamée par les colons américains: le droit égal à la vie, à la liberté et au bonheur. 36 ADO, op. cit., p. 139. Jean-Pierre GROSS, Égalitarisme jacobin et droits de l'homme, Paris, Arcantères, 2000, p. 54, 150. 38 A. SEN, Inequality Reexamined, New York et Oxford, 1992, p. 13-21. 37