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PROLOGUE
La toile de fond: les révoltes paysannes
(1768-1789)
La soif d'émancipation qui anima les populations rurales en cette seconde moitié
du XVIIIe siècle prit des formes très différentes en Ukraine polonaise, en Russie et en
France. Il n'empêche que l'effort des paysans pour réaliser leurs aspirations se fixa dans
ces contrées sur la destruction des servitudes et la libération des terres: lutte commune
contre la « féodalité », qui visait d'une part l'abolition du servage et de l'autre, la
suppression des exactions du régime seigneurial. Tandis que sur la rive droite du Dniepr
se produisait en 1768 un soulèvement massif des serfs contre leurs maîtres polonais et
que dans l'Oural au nord de la mer Caspienne se propageait en 1773 une insurrection
cosaque de grande envergure, la rébellion de Pougatchev, qui bientôt se transformait en
une véritable guerre paysanne, en France éclatait la « guerre des farines », qui embrasa
en 1774 le bassin parisien et la Normandie et mobilisa les pauvres ruraux dans la
défense de leurs intérêts vitaux. Cette révolte paysanne française, qui revendiquait la
taxation des grains à un prix juste, fut suivie de nombreux soulèvements contre la levée
de la dîme, des gabelles et des redevances seigneuriales, et pour la défense des droits
d'usage sur les biens communaux.
Partout, la noblesse était prise pour cible. L'idée de l'extermination des nobles
pour résoudre les problèmes agraires prévalut en Ukraine polonaise et en Russie, l'on
mit à exécution les menaces de leur couper la tête, de les pendre ou de les brûler vifs;
tandis qu'en France, les violences contre les personnes des seigneurs et de leurs
serviteurs furent rares. On se contenta de transporter des cordes ou de mettre en joue le
châtelain, mais on visait la disparition des institutions féodales à travers leurs symboles:
terriers, girouettes et châteaux1. Il est vrai qu'en France, les paysans qui bientôt se
soulèveront massivement lors de la Grande Peur de 1789, n'étaient pas écrasés comme
en Europe de l'Est sous le poids du servage: en terre polonaise, notamment, les serfs
ukrainiens orthodoxes assujettis aux nobles catholiques étaient réduits à un régime aussi
inhumain que l'esclavage.
Chronologiquement, les insurrections cosaques et paysannes coïncident avec les
débuts de la révolution américaine outre-Atlantique: révoltes antifiscales des treize
colonies anglaises, qui s'amplifient à partir de la Boston Tea Party de 1773 jusqu'à la
rupture avec la couronne trois ans plus tard et la Déclaration d'indépendance le 4 juillet
1 Anatoli ADO, Paysans en Révolution: terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, prés. Serge
ABADAM et Marcel DORIGNY, préf. de Michel VOVELLE, Paris, Société d'Études robespierristes,
1996, p. 138-139.
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1776. Celle-ci proclamera les droits naturels que sont les droits « à la vie, à la liberté, au
bonheur ». Certains des confédérés de Bar, tels que Kasimierz Pulaski, iront poursuivre
leur lutte patriotique en Amérique et trouveront la mort dans la guerre d'indépendance.
On est frappé par la simultanéité du mouvement d'émancipation en Amérique et des
profonds remous politiques et socio-économiques qui secouent les campagnes
polonaises, russes et françaises.
1. Le soulèvement des serfs ukrainiens contre les confédérés de Bar et le massacre des
nobles polonais (1768-1769)
C'est à la suite de la proclamation de la confédération de Bar, le 29 février 1768,
qu'eut lieu l'une des plus sanglantes insurrections paysannes de l'histoire de la Pologne
et de l'Ukraine. Les nobles réunies dans la forteresse de Bar, sur le Row en Podolie,
entre Boug et Dniestr, furieux de voir le roi élu Stanislaw August se soumettre aux
exigences de la Russie de Catherine II, et les droits des « dissidents », c'est-à-dire des
orthodoxes et protestants, préférés à ceux des catholiques, s'étaient soulevés sous la
bannière de la Vierge Marie pour défendre leur foi et leurs libertés. S'agissait-il d'un
mouvement rétrograde des mentalités nobiliaires ou d'un réveil civique, premier grand
sursaut national polonais? Les avis des historiens sont partagés2. Toujours est-il que
cette levée en masse des nobles patriotes embrasa tout le territoire de la République
pendant quatre ans et mobilisa un grand nombre de mécontents.
Leur première lourde déconvenue, comme le souligne Daniel Beauvois, vint des
abus dont les propriétaires terriens se rendaient coupables depuis des décennies dans
leurs domaines situés à l'ouest du Dniepr, dans la région même avait été lancée la
confédération de Bar3. Les magnats tels que les Czartoryski et les Zamoyski en Galicie,
ainsi que leurs rivaux les Potocki en Podolie, exploitaient de vastes domaines grâce aux
corvées, sans autre souci que le rendement. Même si les magnats progressistes
proposaient de remplacer la corvée par la redevance en argent, les serfs ukrainiens, las
des exactions polonaises dans ces latifundia économiquement si prospères, se
soulevèrent à l'appel de leurs chefs, Ivan Gonta et Maxime Zelezniak. Héritiers des
traditions contestataires des cosaques zaporogues et des paysans corvéables qui avaient
fui le joug lituano-polonais, les serfs de ces contrées avaient la révolte dans le sang et
misaient sur le soutien de la tsarine. En quelques mois, vingt mille nobles polonais et
juifs (considérés comme leurs complices) furent massacrés, le pire des atrocités étant
atteint sur les immenses terres des Potocki, proches de la bourgade de Human au nord-
2 Voir la synthèse récente de Marc BELISSA, « Les Lumières, le premier partage de la Pologne et le
'système politique de l'Europe », dans Annales hist. Révol.fr., n° 356, avril-juin 2009, p. 62-63.
3 Daniel BEAUVOIS, La Pologne, histoire, société, culture, Paris, La Martinière, 2004, p. 174.
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ouest du Boug. Cette insurrection paysanne (koliszczyzna en ukrainien) fut bientôt
réprimée par l'armée royale polonaise et par l'armée russe, envoyée combattre les
confédérés de Bar et sur laquelle les paysans orthodoxes comptaient pour assurer leur
protection. En revanche, dès 1769, bon nombre de confédérés qui avaient échappé aux
massacres sur la rive droite du Dniepr étaient envoyés en Sibérie par les Russes. Ce
traitement souleva l'indignation en Lituanie et en Biélo-Russie, et bientôt l'émotion
gagna toute l'Europe4.
Marc Belissa vient de nous rappeler les circonstances dans lesquelles la France
fut amenée à se mêler aux affaires polonaises, incitant l'empire ottoman à entrer en
guerre avec la Russie, envoyant des subsides en Pologne, puis des hommes commandés
par Dumouriez. Les démarches du comte Michal Wielhorski, encouragées par Choiseul,
réussirent à sensibiliser les philosophes Gabriel Bonnot de Mably et Jean-Jacques
Rousseau, qui entrèrent successivement dans l'arène, tandis que Voltaire militait en
faveur de la tsarine Catherine, en qui il voyait, à tort, l'incarnation du « despotisme
éclairé »5.
4 Ibid., p. 175.
5 Marc BELISSA, article cité; et du même auteur, l'édition des textes de Mably sur la Pologne: Gabriel
Bonnot de MABLY, Des lois et du gouvernmenet de Pologne, suivi de De la situation politique de la
Pologne en 1776 et Le banquet des Politiques, Paris, Kimé, 2008; Beauvois, op. cit., p. 175.
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Ukraine polonaise
1768-1772
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Soulignons à notre tour les convergences des critiques formulées par Mably et
Rousseau6: tous deux proposent pour la Pologne une conception républicaine tendant à
la démocratie par l'extension des droits de citoyens possédés par les nobles à la
population entière: en finir d'une patrie qui n'existe finalement que pour les magnats, et
faire de la république nobiliaire une république de tous les habitants du pays. Mably, qui
à l'invitation de Wielhorski y effectuera un long périple en 1776 et 1777, estime que le
vice fondamental de la Pologne est le viol continuel des lois de la nature avec le
maintien du servage. La liberté aux yeux de Mably repose sur la jouissance des mêmes
droits et des mêmes garanties pour tous, jouissance qui doit être égale et réciproque. Les
inégalités existantes doivent donc être éliminées, la loi seule, fondement d'un État de
droit, pouvant faire disparaître l'arbitraire. À présent, paysans, mais aussi bourgeois et
juifs sont exclus de la république, et de même la « noblesse indigente »: ces centaines de
milliers de hobereaux qui n'avaient de « noble » que le nom, cultivaient un lopin comme
tenanciers et dont le statut ne différait guère de celui des serfs7. Il faudrait que cette
gueuserie nobiliaire disparaisse avec le servage.
Rousseau lui aussi relève la disparité qui existe entre la petite noblesse et les
grands seigneurs. Dans cette nation composée soi-disant de trois ordres, ce sont les
magnats « qui sont tout, les bourgeois qui ne sont rien, et les paysans, qui sont moins
que rien ». Afin d'éliminer « cette barbarie féodale », il faut affranchir les serfs en les
habituant progressivement à la liberté, et faire ainsi évoluer la démocratie nobiliaire vers
une démocratie populaire. Si Rousseau est favorable au maintien du liberum veto, il
préconise le maintien d'une monarchie élective, alors que Mably penche pour
l'institution d'une monarchie héréditaire. Mais de telles divergences sont relativement
minimes. Et quand Rousseau plaide pour le maintien de la corvée, c'est dans le contexte
de son projet de réforme somptuaire, qui a pour objet d'éliminer l'argent, comme dans la
Sparte légendaire de Lycurgue, et de transformer la corvée en une sorte d'impôt
volontaire et civique8: il la distingue ainsi clairement du travail forcé. Rousseau et
Mably sont unanimes quant à la nécessité d'éradiquer le servage, d'accorder des droits
égaux à tous les citoyens et de faire de la nation polonaise une république digne de ce
nom.
Rousseau et Mably étaient-ils au courant des insurrections paysannes et des
massacres perpétrés par les serfs ukrainiens en 1768 et 1769? Sans doute, puisque l'un et
l'autre suivaient de près les événements polonais, et que la défaite des confédérés de Bar
en avril 1772 les amena à remanier leur copie. Les annexions effectuées peu après par
6 Marc BELISSA, « Construire, reconstruire la publique polonaise: Mably et Rousseau », dans
Républicanismes et droit naturel, ouvrage collectif, Paris, Kimé, 2009, p. 53-68.
7 BEAUVOIS, op. cit., p. 183
8 J.-J. ROUSSEAU, « Considérations sur le gouvernement de Pologne » (1771-1772), dans Œuvres
complètes, 3 vol., Paris, Seuil, 1971, III, p. 552; cf. son « Projet de constitution pour la Corse » (1765),
ibid., p. 508-515: « La corvée n'en est plus une […] ».
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