Soulignons à notre tour les convergences des critiques formulées par Mably et
Rousseau6: tous deux proposent pour la Pologne une conception républicaine tendant à
la démocratie par l'extension des droits de citoyens possédés par les nobles à la
population entière: en finir d'une patrie qui n'existe finalement que pour les magnats, et
faire de la république nobiliaire une république de tous les habitants du pays. Mably, qui
à l'invitation de Wielhorski y effectuera un long périple en 1776 et 1777, estime que le
vice fondamental de la Pologne est le viol continuel des lois de la nature avec le
maintien du servage. La liberté aux yeux de Mably repose sur la jouissance des mêmes
droits et des mêmes garanties pour tous, jouissance qui doit être égale et réciproque. Les
inégalités existantes doivent donc être éliminées, la loi seule, fondement d'un État de
droit, pouvant faire disparaître l'arbitraire. À présent, paysans, mais aussi bourgeois et
juifs sont exclus de la république, et de même la « noblesse indigente »: ces centaines de
milliers de hobereaux qui n'avaient de « noble » que le nom, cultivaient un lopin comme
tenanciers et dont le statut ne différait guère de celui des serfs7. Il faudrait que cette
gueuserie nobiliaire disparaisse avec le servage.
Rousseau lui aussi relève la disparité qui existe entre la petite noblesse et les
grands seigneurs. Dans cette nation composée soi-disant de trois ordres, ce sont les
magnats « qui sont tout, les bourgeois qui ne sont rien, et les paysans, qui sont moins
que rien ». Afin d'éliminer « cette barbarie féodale », il faut affranchir les serfs en les
habituant progressivement à la liberté, et faire ainsi évoluer la démocratie nobiliaire vers
une démocratie populaire. Si Rousseau est favorable au maintien du liberum veto, il
préconise le maintien d'une monarchie élective, alors que Mably penche pour
l'institution d'une monarchie héréditaire. Mais de telles divergences sont relativement
minimes. Et quand Rousseau plaide pour le maintien de la corvée, c'est dans le contexte
de son projet de réforme somptuaire, qui a pour objet d'éliminer l'argent, comme dans la
Sparte légendaire de Lycurgue, et de transformer la corvée en une sorte d'impôt
volontaire et civique8: il la distingue ainsi clairement du travail forcé. Rousseau et
Mably sont unanimes quant à la nécessité d'éradiquer le servage, d'accorder des droits
égaux à tous les citoyens et de faire de la nation polonaise une république digne de ce
nom.
Rousseau et Mably étaient-ils au courant des insurrections paysannes et des
massacres perpétrés par les serfs ukrainiens en 1768 et 1769? Sans doute, puisque l'un et
l'autre suivaient de près les événements polonais, et que la défaite des confédérés de Bar
en avril 1772 les amena à remanier leur copie. Les annexions effectuées peu après par
6 Marc BELISSA, « Construire, reconstruire la république polonaise: Mably et Rousseau », dans
Républicanismes et droit naturel, ouvrage collectif, Paris, Kimé, 2009, p. 53-68.
7 BEAUVOIS, op. cit., p. 183
8 J.-J. ROUSSEAU, « Considérations sur le gouvernement de Pologne » (1771-1772), dans Œuvres
complètes, 3 vol., Paris, Seuil, 1971, III, p. 552; cf. son « Projet de constitution pour la Corse » (1765),
ibid., p. 508-515: « La corvée n'en est plus une […] ».