HISTOIRE
1. Cette essence divine dont Hippo-
crate se réclamait n’a rien de cho-
quant, au sein d’une civilisation où
la frontière entre l’humain et le divin
n’était pas considérée comme infran-
chissable. Des traces de ces états
transitoires entre humain et divin sont
encore très perceptibles aujourd’hui,
quand les dieux nous sont proposés,
par exemple, groupés par quinze sur
des calendriers.
2. Peut-être le banc hippocratique,
qui était une technique d’immobili-
sation des fractures, ou la diététique
hippocratique, que ne renierait aucune
médecine naturelle aujourd’hui, peu-
vent-ils être sauvés du naufrage.
80 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010
en une constellation, la constellation du cancer, d’où
Carcinos revient régulièrement se venger de l’huma-
nité. Lucien Israël (psychanalyste 1925-1996) disait
des mythes qu’ils “étaient des bouchons rassurants
qui viennent obturer les questions sans réponse”. En
cela, le mythe d’Héraclès est riche d’un enseignement
symbolique : (i) Carcinos devient la constellation du
cancer et le lien est fait entre le crabe et la maladie
qui sera de tout temps considérée par l’humanité
comme un intrus, comme un être à part, distinct
du malade. Je reviendrai plus bas sur cette question
ontologique. (ii) Héraclès commet une faute qui
réclame la médiation de Héra et qui sera suivie d’une
punition. Il y a donc dès l’Antiquité grecque la notion
d’une maladie-punition qui infère l’idée que le malade
soit également coupable. L’autre signifiant plus subtil
de ces mythes tient dans le caractère surnaturel et
cosmique de la genèse des maladies.
Grand médecin de l’Antiquité cinq siècles avant
J.C., Hippocrate de Cos (460-370 avant J.C.) avait
une conception analogue des maladies en général
et du cancer en particulier. Hippocrate se considé-
rait comme de lignage divin, puisqu’il avait reçu
un enseignement à Cos où il effectua sa forma-
tion médicale auprès des asclépiades, confrérie de
prêtres médecins vénérant Asclépios, le dieu grec
de la médecine1. Il lui revient d’avoir individualisé
la médecine des connaissances auxquelles elle était
traditionnellement rattachée (principalement la
philosophie). La conception hippocratique du corps
humain est un miroir du macrocosme : aux quatre
éléments du cosmos, l’eau, la terre, l’air et le feu,
Hippocrate détaille les quatre éléments constitutifs
du corps humain considéré par lui, non pas comme
un assemblage de tissus, mais comme un mélange
discret des quatre humeurs qu’étaient le sang, la
lymphe, la bile jaune et l’atrabile (6). Le médecin de
Cos considérait que la coagulation de l’atrabile était
à l’origine des cancers. Bien entendu, dans l’antiquité
grecque, il s’agissait surtout des patientes atteintes
de cancers de la matrice ou de cancers du sein. Cette
dyscrasie, ou mauvais mélange des humeurs, était
elle-même liée à l’influence du milieu extérieur, au
régime suivi par la patiente, voire à son caractère
psychique dominant (en l’occurrence atrabilaire).
Hippocrate était plus intéressé par le pronostic
que par le diagnostic des maladies, et la lecture du
livre de ses aphorismes montre la richesse de la
sémiologie qu’il utilisait afin de déterminer l’issue
favorable ou défavorable pour le malade, de ce qu’il
appelait la crise hippocratique. On a longtemps dit
que ses écrits n’étaient rien d’autre qu’une lente
méditation sur la mort. C’est méconnaître ce que
la médecine dans son ensemble doit à Hippocrate,
non pas en termes de technicité
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mais en termes
praxéologique. Exercer la médecine dans la tradition
hippocratique pourrait reposer sur deux principes
essentiels : le premier est de faire la distinction
entre le possible et l’impossible. C’est le primum
non nocere qui signifie de facto que la cure a une
limite, même si le médecin doit rester secourable
par la palliation. La deuxième originalité de la parole
hippocratique est d’engager un dialogue avec le
malade, et, par là, Hippocrate fait référence aux
premières notions de psychologie.
Il y a du socratique dans la dialectique que le
médecin de Cos engageait avec le patient aux fins
de déterminer par le raisonnement une approche
du vrai, c’est-à-dire de la réalité de la maladie, de
son sens. Le lien entre la philosophie platonicienne
et Hippocrate est évident.
Il est d’ailleurs cité par Platon dans le dialogue de
Protagoras. Pour Hippocrate, “toutes les maladies
sont divines et toutes sont humaines”, et le micro-
cosme humain est le miroir d’un macrocosme. Nous
retrouvons ici la supériorité hiérarchique de l’idée sur
le monde sensible, la recherche de l’Un, tel qu’elle
était poursuivie par Platon dans la métaphore de
la caverne.
D’Hippocrate et de l’Antiquité grecque, le cancer a
hérité d’une conception ontologique propre de la
maladie. Tout se passe comme si le cancer était un
être à part, venu habiter un malade lui aussi un être
en tant qu’être mais d’une ontogenèse distincte.
Cette contingence de deux êtres, l’un venu envahir
l’autre, sera le principal objet de résistance contre
toute approche physiopathologique de la maladie.
Elle reste ancrée dans l’imaginaire collectif où le
cancer conserve l’image de l’intrus. La rétention
actuelle d’une telle conception est frappante dans la
description faite par Jean- Luc Nancy dans L’Intrus (7).
Dans ce court récit autobiographique, il qualifiait le
lymphome qui l’affectait de : “[…] figure ravageuse
de l’intrus, étranger à moi-même et moi-même
m’étrangeant”. Cela renvoie à la notion de l’intrus
persécuteur, qu’il lui faut nommer et qu’il lui faut
représenter en lui donnant une figure imaginaire.
D’Hippocrate à Galien
Cinq siècles séparent Hippocrate et Galien (129-200,
en latin Claudius Galenus ou plus exactement
Clarissimus Galenus, le clairvoyant), bien que le
deuxième se réclame ouvertement du premier. Mais
la conception de la connaissance selon Galien s’ap-