HISTOIRE Le rationnel et l’irrationnel dans le progrès médical : l’exemple du cancer de l’Antiquité à nos jours J.L. Pujol* “En médecine, on guérit généralement par les contraires” Résumé La connaissance médicale évolue par acquisitions successives, ce qui est le principe même du positivisme scientifique. En matière de cancérologie, comme dans beaucoup d’autres domaines en médecine, ce modèle paraît efficient puisqu’il est à l’origine d’une accélération prononcée de la connaissance physiopathologique. Le caractère normatif de la connaissance médicale acquise par l’expérimentation rationnelle paraît tout à fait établi. Cependant, cette manière objectivante de penser le progrès en cancérologie pourrait nous faire rapidement oublier que l’acquisition de la connaissance médicale n’a pas toujours été le seul fruit de la raison, et qu’il est bien des cas où l’irrationnel, voire le surnaturel, se sont immiscés dans la pensée des plus fortes personnalités qui ont fait la médecine. Le progrès médical et les connaissances acquises en cancérologie résultent souvent d’une désobéissance aux conceptions héritées du passé et d’un entêtement face aux faits qui résistent. Il y aura toujours une part d’irrationnel. C’est pourquoi, le progrès médical, contrairement au progrès de la physique ou des mathématiques, emprunte bien souvent des voies détournées qui le font paraître comme peu clairvoyant, et l’on serait très embarrassé de citer une découverte en cancérologie qui soit due au raisonnement pur et simple. Mots-clés : Cancer – Histoire – Science – Art – Philosophie. Abstract Medical knowledge evolves through successive acquisitions, which is the principle of scientific positivism. In terms of cancer, as in many other areas of medicine, this model appears efficient because it is causing a marked acceleration of pathophy­ siological knowledge. The normative nature of medical knowledge gained through experimentation rational seems quite settled. However, this way of objectifying thinking progress in cancer might make us quickly forget that the acquisition of medical knowledge has not always been the only fruit of reason and that is the case where the irrational, even the supernatural, have interfered in the mind of the strongest personalities who made the medicine. Medical progress and knowledge gained in cancer often result from disobedience to the concepts of past and deal with a stubborn facts stand. There will always be an element of irrationality. There­ fore, medical progress, contrary to the advancement of physics or mathematics, often borrows circuitous routes that make it seem as short-sighted and it would be very embarrassed to mention a breakthrough in cancer that is caused by pure and simple reasoning. Keywords: Cancer – History – Science – Art – Philosophy. * Médecin des hôpitaux, professeur de pneumologie, faculté de médecine de Montpellier ; unité de psycho-oncologie et service des maladies respiratoires, hôpital Arnaud-de-Villeneuve, centre hospitalier universitaire, Montpellier. 78 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 Aristote – Éthique à Nicomaque L e progrès médical présente, pour nous médecins de l’ère dite moderne, la principale qualité d’être le fruit d’un raisonnement rationnel : sur le modèle de la médecine expérimentale d’un Claude Bernard, nous estimons qu’une hypothèse doive recevoir une validation selon un plan d’étude approprié, capable de répondre à une question, elle-même à l’origine d’une autre hypothèse, et ainsi de suite. La connaissance évolue par acquisitions successives, ce qui est le principe même du positivisme (1) tel que proposé par Auguste Comte (1798-1857). En matière de cancérologie, comme dans beaucoup d’autres domaines en médecine, ce modèle paraît efficient, puisqu’il est à l’origine d’une accélération prononcée de la connaissance physiopathologique des diverses voies d’activation de la cellule cancéreuse, de l’organisation de ces voies, de leur redondance et des possibilités de les inhiber ou de les normaliser. Le caractère normatif de la connaissance médicale acquise par l’expérimentation rationnelle paraît tout à fait établi (2), et il n’est pas de mon propos, ici, de le contredire. Cependant, cette manière objectivante de penser le progrès en cancérologie pourrait nous faire rapidement oublier que l’acquisition de la connaissance médicale n’a pas toujours été “un long fleuve tranquille”, et qu’il est bien des cas où l’irrationnel, voire le surnaturel, se sont immiscés dans la pensée des plus fortes personnalités qui ont fait la médecine. Ce que je viens de dire nécessite, me semble-t-il, une justification, car je ne voudrais pas laisser croire, comme simple médecin intéressé par la philosophie des sciences, que je tienne moi-même cette façon d’exposer les choses pour irréprochable. Le lecteur pourrait me faire observer que l’irruption de l’irrationnel dans les concepts médicaux n’est pas le domaine réservé du cancer, et que des théories analogues émaillent l’histoire d’autres affections, HISTOIRE Le cancer est connu comme tel depuis l’Antiquité égyptienne, mais c’est l’Antiquité grecque qui fournit le plus d’informations sur la relation de l’homme à cette maladie, à une époque et en un lieu où la philosophie était considérée comme la science architectonique, et la médecine comme une simple branche de la philosophie. L’un des premiers témoignages de l’étonnement de l’humain face à l’inconnu du cancer est symbolisé par le mythe d’Héraclès (figure 1), lequel, dans son combat contre l’Hydre de Lerne, aurait (non intentionnellement) piétiné Carcinos (du grec karkinos) venu prêter “pince forte” à l’Hydre dans son combat. Héra, pour compenser la faute commise par Héraclès, transforma Carcinos ιστορία L’Antiquité ιστορία medicus vita le progrès médical, contrairement au progrès de la physique ou des mathématiques, emprunte bien souvent des voies détournées qui le font paraître comme peu clairvoyant (5). On serait très embarrassé de citer une découverte en cancérologie qui soit due au raisonnement pur et simple – et cette réflexion aurait toutes les chances de s’appliquer à de très nombreux domaines de la médecine. Le plus souvent, les expériences qui sont tentées, même aujourd’hui, finissent par nous montrer que la manière d’opérer des cellules cancéreuses est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé. C’est ce paradoxe que je voudrais illustrer dans les pages qui suivent, en précisant aux lecteurs qu’elles n’ont pas la prétention de faire œuvre d’historien ou de philosophe, mais qu’elles sont plus modestement celles d’un médecin curieux de connaître le sens que l’on donne au concept de progrès médical. vita telles que la tuberculose, pour citer l’une de celles qui font notre culture commune de pneumologues. Cependant, le cancer est porteur paradigmatique de toutes les peurs archaïques, en cela qu’il réfère à l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité, sans qu’il n’y ait eu de discontinuité historique ; il renvoie ainsi à l’une des trois origines de la souffrance humaine telles que Freud les définissait dans Malaise dans la civilisation : la caducité du corps. En réalité, je souhaiterais, dans cet article, illustrer de quelques exemples célèbres les effets de l’irrationnel dans la pensée médicale, en m’appuyant sur ce que les interrogations autour du “cancer” ont généré dès les premiers temps de la médecine antique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces effets n’ont pas toujours été négatifs. La pensée irrationnelle a deux principaux moteurs : tout d’abord, l’étonnement de l’homme face à l’incompréhensible (3), lequel étonnement génère un nombre important de pensées imaginaires, certaines d’entre elles portant le germe possible d’une avancée médicale. C’est ensuite la transgression de certaines règles établies : ainsi le franchissement de l’interdit de la dissection d’un cadavre humain, un interdit qui tenait à la notion que l’âme humaine était matériellement rattachée au corps et qu’elle en était, comme le considérait par exemple Aristote, la cause formelle du corps ; cette levée de tabou devait inaugurer l’ère des anatomistes et déclencher la première révolution médicale. Avant d’être une maladie, le cancer est une peur (4). Elle est ancrée dans l’imaginaire collectif comme un fléau frappant sans discernement apparent. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, un écart entre une connaissance objective et médicale du cancer et une connaissance subjective de cette maladie pour celui qui en est atteint ou pour la société qui en a peur. C’est l’inconnu du phénomène cancer qui s’oppose le plus activement et le plus positivement à une objectivation rationnelle (3). Dans ce domaine, toute connaissance scientifique nouvelle se heurtera à un préjugé, à une connaissance naïve autour de la maladie. Mais l’objectivité dans l’analyse de la connaissance médicale ne peut pas se substituer à la subjectivité de celui qui souffre d’un cancer et qui attend de son médecin, non pas de la connaissance, mais du secours. L’emprunte psychique de la maladie, “la maladie du malade”, est difficilement conciliable avec une médecine qui se veut science, car cette emprunte résulte du clivage de la pensée face à l’inconnu du vivant, l’irrationnel pouvant prendre le pas sur le raisonnement. Si le cancer est une peur collective, la connaissance naïve qu’en a le groupe social est la fille de la peur. C’est pourquoi Figure 1. Le mythe d’Héraclès. Vase athénien. Musée du Louvre. La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 79 vita ιστορία ιστορία medicus vita HISTOIRE 1. Cette essence divine dont Hippocrate se réclamait n’a rien de choquant, au sein d’une civilisation où la frontière entre l’humain et le divin n’était pas considérée comme infranchissable. Des traces de ces états transitoires entre humain et divin sont encore très perceptibles aujourd’hui, quand les dieux nous sont proposés, par exemple, groupés par quinze sur des calendriers. 2. Peut-être le banc hippocratique, qui était une technique d’immobilisation des fractures, ou la diététique hippocratique, que ne renierait aucune médecine naturelle aujourd’hui, peuvent-ils être sauvés du naufrage. en une constellation, la constellation du cancer, d’où Carcinos revient régulièrement se venger de l’humanité. Lucien Israël (psychanalyste 1925-1996) disait des mythes qu’ils “étaient des bouchons rassurants qui viennent obturer les questions sans réponse”. En cela, le mythe d’Héraclès est riche d’un enseignement symbolique : (i) Carcinos devient la constellation du cancer et le lien est fait entre le crabe et la maladie qui sera de tout temps considérée par l’humanité comme un intrus, comme un être à part, distinct du malade. Je reviendrai plus bas sur cette question ontologique. (ii) Héraclès commet une faute qui réclame la médiation de Héra et qui sera suivie d’une punition. Il y a donc dès l’Antiquité grecque la notion d’une maladie-punition qui infère l’idée que le malade soit également coupable. L’autre signifiant plus subtil de ces mythes tient dans le caractère surnaturel et cosmique de la genèse des maladies. Grand médecin de l’Antiquité cinq siècles avant J.C., Hippocrate de Cos (460-370 avant J.C.) avait une conception analogue des maladies en général et du cancer en particulier. Hippocrate se considérait comme de lignage divin, puisqu’il avait reçu un enseignement à Cos où il effectua sa formation médicale auprès des asclépiades, confrérie de prêtres médecins vénérant Asclépios, le dieu grec de la médecine1. Il lui revient d’avoir individualisé la médecine des connaissances auxquelles elle était traditionnellement rattachée (principalement la philosophie). La conception hippocratique du corps humain est un miroir du macrocosme : aux quatre éléments du cosmos, l’eau, la terre, l’air et le feu, Hippocrate détaille les quatre éléments constitutifs du corps humain considéré par lui, non pas comme un assemblage de tissus, mais comme un mélange discret des quatre humeurs qu’étaient le sang, la lymphe, la bile jaune et l’atrabile (6). Le médecin de Cos considérait que la coagulation de l’atrabile était à l’origine des cancers. Bien entendu, dans l’antiquité grecque, il s’agissait surtout des patientes atteintes de cancers de la matrice ou de cancers du sein. Cette dyscrasie, ou mauvais mélange des humeurs, était elle-même liée à l’influence du milieu extérieur, au régime suivi par la patiente, voire à son caractère psychique dominant (en l’occurrence atrabilaire). Hippocrate était plus intéressé par le pronostic que par le diagnostic des maladies, et la lecture du livre de ses aphorismes montre la richesse de la sémiologie qu’il utilisait afin de déterminer l’issue favorable ou défavorable pour le malade, de ce qu’il appelait la crise hippocratique. On a longtemps dit que ses écrits n’étaient rien d’autre qu’une lente méditation sur la mort. C’est méconnaître ce que 80 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 la médecine dans son ensemble doit à Hippocrate, non pas en termes de technicité2 mais en termes praxéologique. Exercer la médecine dans la tradition hippocratique pourrait reposer sur deux principes essentiels : le premier est de faire la distinction entre le possible et l’impossible. C’est le primum non nocere qui signifie de facto que la cure a une limite, même si le médecin doit rester secourable par la palliation. La deuxième originalité de la parole hippocratique est d’engager un dialogue avec le malade, et, par là, Hippocrate fait référence aux premières notions de psychologie. Il y a du socratique dans la dialectique que le médecin de Cos engageait avec le patient aux fins de déterminer par le raisonnement une approche du vrai, c’est-à-dire de la réalité de la maladie, de son sens. Le lien entre la philosophie platonicienne et Hippocrate est évident. Il est d’ailleurs cité par Platon dans le dialogue de Protagoras. Pour Hippocrate, “toutes les maladies sont divines et toutes sont humaines”, et le microcosme humain est le miroir d’un macrocosme. Nous retrouvons ici la supériorité hiérarchique de l’idée sur le monde sensible, la recherche de l’Un, tel qu’elle était poursuivie par Platon dans la métaphore de la caverne. D’Hippocrate et de l’Antiquité grecque, le cancer a hérité d’une conception ontologique propre de la maladie. Tout se passe comme si le cancer était un être à part, venu habiter un malade lui aussi un être en tant qu’être mais d’une ontogenèse distincte. Cette contingence de deux êtres, l’un venu envahir l’autre, sera le principal objet de résistance contre toute approche physiopathologique de la maladie. Elle reste ancrée dans l’imaginaire collectif où le cancer conserve l’image de l’intrus. La rétention actuelle d’une telle conception est frappante dans la description faite par ­Jean-­Luc ­Nancy dans L’Intrus (7). Dans ce court récit autobiographique, il qualifiait le lymphome qui l’affectait de : “[…] figure ravageuse de l’intrus, étranger à moi-même et moi-même m’étrangeant”. Cela renvoie à la notion de l’intrus persécuteur, qu’il lui faut nommer et qu’il lui faut représenter en lui donnant une figure imaginaire. D’Hippocrate à Galien Cinq siècles séparent Hippocrate et Galien ­(129-200, en latin Claudius Galenus ou plus exactement Clarissimus Galenus, le clairvoyant), bien que le deuxième se réclame ouvertement du premier. Mais la conception de la connaissance selon Galien s’ap- HISTOIRE puie beaucoup plus sur l’ordre du sensible que sur une recherche de l’Un en tant que vérité absolue et monadique, et l’observation est le point de départ du raisonnement médical. En cela, on pourrait considérer Galien comme plus aristotélicien que platonicien. La philosophie d’Aristote appliquée à la médecine se résume ainsi : “On doit croire à la raison tant que ses démonstrations s’accordent avec les faits perçus par les sens ; mais lorsque le fait apparaît suffisamment prouvé par eux, il faudra leur accorder plus de créance qu’à la raison.” Suivant l’enseignement du philosophe de Stagire, Galien fait de l’expérience sensible le point d’ancrage de toute son œuvre. À son actif, il y a tout d’abord la tentation de l’anatomie. Certes, la dissection du corps humain est toujours frappée d’interdit au IIe siècle, c’est pourquoi Galien dissèquera des porcs et des singes, ce qui le conduira à transposer, de manière erronée, chez l’homme, des observations anatomiques faites chez le porc. Cette même tentation de l’anatomie le pousse à devenir médecin des gladiateurs, puisque d’une certaine manière dans ce métier, les exécutants se disséquaient les uns les autres. Galien dira qu’il voyait dans chaque blessure une fenêtre ouverte sur le corps humain. Il est à l’origine d’une ébauche de la physiologie, mais aussi des vrais débuts de la pharmacologie ; c’est pourquoi les docteurs en pharmacie prêtent encore aujourd’hui le serment de Galien. Son œuvre, qui comporte plus de cinq cents traités de médecine et de philosophie ou d’éthique, lui faisait employer vingt scribes, dont certains ont eu le matériel suffisant pour poursuivre ses publications jusqu’en 207, soit sept ans après sa mort. Mais il ne se contentait pas de penser la médecine, il la pratiquait, inaugurant les premières interventions de la cataracte. Pourtant Claudius Galenus continuait à s’interroger sur la physiopathologie du cancer, tout en le considérant “contre nature”. En effet, il est le premier à introduire la notion de tumeur, les classant selon trois ordres : les tumeurs selon la nature (la grossesse), les tumeurs dépassant la nature (les cals osseux) et les tumeurs contre-nature réservées aux cancers. Ce que le vocable de cancer recouvrait pour Galien a peu d’importance ; ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au IIe siècle après J.C., nous trouvons ici un relais d’une conception surnaturelle et hors nature du cancer, maladie sans lien avec la vie normale dans l’esprit d’un médecin qui fut pourtant précurseur de la physiologie. Comme Hippocrate, Galien met l’irruption du cancer sur le compte de l’atrabile, laquelle est également responsable pour lui de la mélancolie. Il y a donc trace au deuxième siècle d’une première théorie psychogénétique de l’irrup- tion des cancers, puisque leur développement est consubstantiel au chagrin. La psychogenèse réfère à une vieille théorie régulièrement réactivée jusqu’à l’époque la plus récente, selon laquelle les personnes qui sont atteintes de cancer ont des caractères stéréotypés, et que c’est ce trait de caractère qui fait le lit du cancer. Bien que plusieurs méta-analyses aient aujourd’hui démontré l’absence de lien entre dépression et cancer, ou trauma et cancer, la théorie psychogénétique est conservée dans la tradition de nombreuses cultures, ce qui vérifie, comme Freud l’affirmait dans la nouvelle introduction à la psychanalyse, “qu’une théorie abandonnée par la science persiste sous la forme d’une croyance populaire”. La médecine médiévale arabo-musulmane : un pas vers le rationnel L’héritage des connaissances accumulées depuis l’Antiquité a été, d’une certaine manière, réprimée pendant une longue période s’étendant jusque vers le VIe siècle de l’ère chrétienne. L’empire latin chrétien considérait qu’il fallait éradiquer la philosophie païenne et, bien entendu, solder avec elle les conceptions médicales antiques. Il y a alors une extension de la science médicale vers l’Orient où elle rencontre la culture arabo-musulmane, comme en Iran avec Avicenne (980-1037), ou en Andalousie avec Averroès (1126-1198). L’émergence de grands penseurs de la médecine depuis cette culture tient en grande partie à leur rôle de transmetteurs de la métaphysique d’Aristote et de son commentaire par Al-Fārābī (872-950). L’Orient musulman a servi de creuset à l’art et à la philosophie, sans qu’il faille y voir pour autant une empreinte religieuse particulière. L’héritage d’Avicenne, d’Averroès ou d’Avenzoar (1073-1162) est bien sûr celui de médecins fortement ancrés dans leur foi, mais en même temps de grands exégètes et, d’une certaine façon, de bons conservateurs de la philosophie antique3. Avicenne (ou Ibn Sīnā) étudia Aristote et Platon à Boukhara. Grand lecteur de la métaphysique d’AlFārābī, il fait une approche critique de la médecine antique d’Hippocrate et de Galien. Son rôle dans le développement du rationalisme en médecine laissera un héritage considérable sous la forme du célèbre Canon de la médecine, ouvrage en quatre volumes qui sera réédité et enseigné jusqu’à la fin du XVIIe siècle (un succès de librairie médicale qui nous rend tous très modestes). Cette bible médicale contient un grand nombre d’avancées tout à 3. Le lecteur intéressé d’approfondir ce chapitre pourra utilement se référer à l’excellente synthèse publiée par E. Attias et H. Labarthe dans le numéro 7 de la revue Médecine Et Culture (décembre 2007 accessible à l’adresse suivante : http://medecineetculture. typepad.com). Cette synthèse fait une analyse précise des apports médicaux et philosophiques des figures marquantes de la période médiévale et de la Renaissance, encore que la distinction des connaissances médicales et éthiques soit un peu artificielle, compte tenu de l’interpénétration des avancées des unes et des autres. La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 81 vita ιστορία ιστορία medicus vita HISTOIRE fait extraordinaires pour les moyens du XIe siècle, puisqu’elle porte en germe des notions d’anatomie, d’infectiologie, de transmission des maladies par des micro-organismes, toutes représentations qui ébauchent la médecine moderne. Avicenne prône un lien essentiel entre santé mentale et somatique. Bien que sa conception de l’homme soit typiquement aristotélicienne, puisqu’il considérait que l’âme était la perfection du corps, c’est-à-dire la chose qui fait vivre et réagir (8), il va nettement envelopper cette pensée d’une inspiration néoplatonicienne en exprimant l’idée d’un intellect agent, substance immatérielle émanant d’un intellect absolu divin, lui aussi immatériel. C’est une entorse à la pensée d’Aristote, qui considérait que l’âme ne pouvait être pensée comme une forme séparée du corps mais, Avicenne faisait par là une concession qui rendait sa philosophie plus compatible avec les écritures, ­c’est-à-dire avec l’idée d’une première intelligence, l’Un, intelligence suprême influençant l’intellect agent par une succession de hiérarchie d’intelligences intermédiaires, chaque individu ayant à sa charge l’intelligence de son perfectionnement par le raisonnement. Avicenne est donc un penseur essentiel du rationnel en médecine. La recherche du perfectionnement de l’intellect humain, de la compréhension du langage, est la préoccupation centrale de l’œuvre d’Avicenne comme celle d’Averroès (ou Ibn Rushd, “le fils du sage”). Mais ce qui différencie ce dernier, qui fut cadi de Cordoue, de son illustre aîné est le caractère radical de sa philosophie de la médecine. Exégète inconditionnel d’Aristote, il n’aura pas la prudence tactique d’Avicenne et s’opposera aux théologiens tels que Al-Ghazālī, qu’il n’hésitera pas à taxer de mysticisme bien qu’il fût son guide religieux. Dans une tentative de réconciliation de la religion et de la philosophie, Averroès prônera l’aphorisme : “la vérité ne peut contredire la vérité”. Par là, il concède, d’une part, aux théologiens la vérité d’une révélation, mais, pour lui, la pensée, ­c’est-à-dire la raison, naît du cerveau dont il met en évidence les fonctions motrices et les quatre forces spécifiques : l’imagination, la réflexion, la mémoire d’évocation et la mémoire de fixation. Cela ancrera définitivement Averroès dans la stature d’un rationaliste au sein de la terre d’Islam car il prône l’indépendance de la prééminence de la pensée adoptant la définition aristotélicienne de l’homme, “animal doué de raison.” Cette raison est pour Averroès répartie en deux niveaux hiérarchiques d’intellect : l’intellect agentactif, d’essence divine, qui est immatériel – ­c’est dans celui-ci que glisse la pensée des hommes au moment 82 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 où le corps devient caduc “comme une goutte d’eau dans la mer vers l’intellect général et universel –” ; et l’intellect passif, qui est, lui, particulier – il est apte à recevoir des concepts du premier intellect et cela se transmet par les intelligibles, c’est-à-dire les raisonnements qui ont ici le même rôle que les sensibles (les faits cliniques observés) ont pour les organes des sens. Averroès, en cela, suit le principe d’Aristote : “Celui qui ne sent rien, n’apprend rien et ne comprend rien”. C’est pourquoi la médecine d’Averroès est teintée d’une grande modestie : elle prônait la concertation entre médecins, elle ne faisait confiance qu’au raisonnement, elle hiérarchisait les techniques de secours aux malades (“en médecine, il y a d’abord la parole, ensuite il y a l’herbe, ensuite il y a le bistouri”). Averroès, par son opposition de principe à la théologie, fait progresser la raison comme moteur de la connaissance médicale. Maïmonide (1135-1204), de confession juive, eu en partage une conception médicale et philosophique de l’humain très proche de celle d’Averroès, dont il fut le contemporain. Sa naissance dans un Cordoue sous domination maure, le contraignit, avec son père et son frère, à trouver refuge à Grenade puis au Maroc. Son œuvre est surtout d’essence philosophique, car la vocation médicale fut tardive et même contrainte lorsqu’il dû gagner sa vie après la disparition de son père puis de son frère. Ses écrits philosophiques et religieux essayent de concilier les écrits d’Aristote avec le Livre sacré, comme l’avait avant lui tenté Averroès pour la confession musulmane. Nous retrouvons ce grand écart entre raison et révélation, très mal accueilli par la plupart des contemporains qui exigent une lecture textuelle des écrits sacrés là où il enseigne une lecture comme attributs allégoriques des écrits bibliques. Sa conception d’une âme, cause formelle du corps, est très proche de la pensée aristotélicienne ; dit plus simplement : pas de corps sans âme et pas d’âme sans corps ! Tout son exercice de médecin – peu original par rapport à Avicenne – repose sur ces deux principes : le respect de son propre corps en tant que siège de l’âme et des intellects actifs et passifs, et une lutte acharnée contre toutes les formes de superstition. Le dieu de Maïmonide est ontologique, être en tant qu’être, et non pas théologique, car il considère que toute utilisation de mots pour le définir est une transgression, une superstition, la connaissance humaine étant toujours le fruit de la raison et seulement applicable au monde sensible. Dans les pratiques humaines, la connaissance, comme pour Aristote, conduit à l’adoption de toute conduite modérée telle que préconisée dans l’Éthique à Nicomaque : “Il n’y HISTOIRE a qu’une manière d’être bon, il en est mille d’être mauvais”. Cette modération reste compatible avec la recherche de la transcendance et la soif de science. La lente progression de la médecine en terre latine Henri de Mondeville (1260-1320), l’un des fondateurs de l’école de médecine de Montpellier, revient à une conception de la maladie cancéreuse, faisant référence à l’humeur mélancolique ou atrabile solidifiée et putréfiée. Son influence s’inscrit dans la durée au sein de cette école, puisque Deshaies Gendron, docteur en médecine de l’université de Montpellier, publie en 1700 un traité de cancérologie reprenant point pour point la tradition hippocratique des fondateurs de l’école montpelliéraine (9) [figure 2]. Henri de Mondeville distingue deux types de cancers : les cancers d’origine endogène, directement induits par l’humeur du patient, et les cancers exogènes, qui résultent, pour lui, d’irritations successives de plaies mal soignées. De Mondeville considère le cancer comme une maladie de caractère inexpugnable et lui dessine les traits irrépressibles d’un monstre, sans lien avec la vie humaine, détruisant progressivement le patient qui en est porteur. Cette conception porte l’empreinte d’une pensée magico-religieuse. Mais le mysticisme en médecine est à son apogée avec Arnaud de Villeneuve (1238-1311). Exerçant lui aussi son art à Montpellier (où un hôpital porte son nom depuis 1992), il se considérait comme alchimiste avant d’être médecin. On lui doit cependant deux pensées très éclairantes et étonnement modernes. La première est de considérer qu’un traitement requiert la connaissance de l’étiologie. Jusque-là, la médecine chrétienne s’appuyait sur la pensée hippocratique relativement passive, consistant à établir des pronostics et à soutenir le malade dans son propre effort de retour à un équilibre, sans trop intervenir. La deuxième fut de considérer l’être humain comme le terrain d’expérience par excellence de ses dons de chimiste au développement de ce qui devait devenir les escarotiques, forme ancestrale de la chimiothérapie. Le mysticisme d’Arnaud de Villeneuve imprime, dans sa conception de la médecine, un certain nombre de pensées magiques, telle que la correspondance entre un viscère donné, une planète et un métal. Ainsi, la fusion de tel métal lors de la conjonction de tel ou tel astre permet de soigner tel viscère. C’est que, de son point de vue, l’homme reste en liaison avec les lois du monde et subit l’influence émanant de l’univers. Ses efforts d’alchimiste le conduisent à des découvertes inattendues, celles de certains alcools capables de traiter les plaies ou de certains vins médicinaux. Longtemps dans les grâces de l’église catholique pour avoir efficacement soigné la lithiase rénale du souverain pontife Boniface VIII à l’aide d’une pièce d’or appliquée au niveau lombaire, il aura plus tard maille à partir avec le clergé qui le qualifia d’hérétique après avoir prédit le retour de l’Antéchrist et la fin du monde pour 1378. Présenter Arnaud de Villeneuve comme un simple mystique illuminé serait une réduction mesquine du véritable apport de l’homme de science (astrologie, chimie), du médecin et du philosophe. Pour comprendre Arnaud de Villeneuve, il faut le replacer dans le contexte d’une médecine latine au savoir indigent, réfugié dans l’empirisme, tentant de traiter les maladies sans en connaître les causes, et qui plus est, contestée dans sa légitimité par l’église. Arnaud de Villeneuve, qui accéda à l’œuvre de Galien et à la philosophie d’Aristote par sa connaissance parfaite des langues arabes et hébraïque, est un passeur qui permettra en outre, à l’œuvre d’Avicenne, d’irriguer la médecine en terre chrétienne. Il savait faire la part de la science visant à la connaissance et de la médecine qui est toujours celle de l’individu dont Figure 2. Traité de cancérologie de l’école de médecine de Montpellier par D. Gendron faisant référence aux théories humorales hippocratiques (collection personnelle de l’auteur). La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 83 vita ιστορία ιστορία medicus vita HISTOIRE la guérison ne peut se résumer aux vertus d’une simple formule. Avec Gui de Chauliac (vers 1298-1368), le cancer entre dans l’ère chirurgicale. Érudit et doué d’une intelligence pratique hors du commun, ce médecin de l’université de Montpellier marquera le monde latin par un traité de Grande chirurgie (publié en 1363) [adaptation de Inventorium sive Collectorium artis chirurgicalis medicinae, publié en 1340]. Et c’est avec lui que l’on voit le mieux le décalage existant entre une avancée technique majeure et une conception de la maladie restée en retrait et cachant l’­inconnue sous de l’irrationnel. Les conceptions qu’il avait du cancer sont empreintes de l’effroi populaire que la maladie inspirait à l’époque. Les cancers de la face sont qualifiés par lui de noli me tangere (ne me touche pas), les paroles prononcées par le Christ ressuscité le dimanche de Pâques à l’adresse de Marie Madeleine. Il voit donc le cancer de la face comme un stigmate divin, car la phrase noli me tangere fait directement référence à l’Évangile de Saint Jean (ch. 20, vr. 11) et rappelle le primum non nocere d’Hippocrate. Gui de Chauliac rapporte dans un de ses traités la pensée usuelle du ­Moyen Âge qu’un des traitements possibles du cancer consiste à apposer à même l’organe malade un morceau de viande de veau cru, afin que celui-ci serve d’appât et que le cancer se détourne du patient. Il qualifie les cancers de “lupus cancéreux” et indique, “car tous les jours, il mange une poulle ou s’il ne la voit pas, il mangereoit une personne”. La conception du cancer, selon Gui de Chauliac, rejoint donc une ontologie propre de la maladie qu’il qualifie, comme un être à part, de “ladre et porteur d’une cholère noire”. Le loup a remplacé le crabe, car dans l’imaginaire populaire, l’animal est présent, fait peur et semble porteur d’un maléfice, comme le cancer. Les premiers coups de boutoir dans la pensée magico-religieuse Les anatomistes vont bientôt révolutionner la médecine, en rapprochant l’art médical de la réalité du corps. Vésale (1514-1564) de Padoue, Paracelse (1493-1541) de Bale, Ambroise Paré (1509-1590), chirurgien des rois, sont les grands instigateurs de cette révolution. Nous avons du mal à mesurer aujourd’hui la double rupture que constituait l’anatomie : tout d’abord, le franchissement d’un tabou qui n’est pas, contrairement à une 84 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 idée communément admise, le fait des religions monothéistes (encore qu’elles surent efficacement retarder le plus tard possible cette révolution), mais remonte, comme on l’a dit plus haut à l’idée d’une âme substance formelle du corps et siège du sensible (8) ; en conséquence, qui touche au corps, touche à l’âme et donc au divin. La deuxième rupture est celle d’une refondation de la manière de pensée la médecine : on ne parle plus de lien cosmique, on parle de milieu intérieur. Paracelse ira jusqu’à “blasphémer” en disant que les poils de son chignon sont plus riches d’enseignement que les œuvres de Galien, tandis que Vésale prétend que Galien n’a jamais disséqué que des singes. À l’occasion de dissections qu’ils pratiquent, ils dévoilent pour la première fois un élément essentiel de la connaissance des cancers : la découverte de colonies qui ne reçoivent pas encore le nom de métastases. Mais les anatomistes sont confrontés devant ces colonies à une interrogation qu’ils ne peuvent résoudre seuls. Une deuxième révolution était nécessaire… Ce seront les circulationnistes, avec William ­Harvey (1576-1657) et la découverte de la circulation sanguine (Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in animalibus de 1628), suivie, quelques années plus tard, en 1654, de la découverte de la circulation lymphatique par Olaus ­Rudbeck (16301702), qui fournissent le substratum physio-pathologique à l’invasion de l’organisme par le cancer. Mais il y eut un risque conceptuel d’assimiler la lymphe à la matérialisation de l’humeur atrabilaire supposée par Hippocrate. Les anatomistes, comme les circulationnistes, ouvrirent l’ère d’un cartésianisme médical selon lequel tout processus de vie physiologique ou pathologique pourrait rencontrer un jour une explication purement mécanique. C’est l’ère du solidisme et des iatro-mécaniciens. Trop de rationnel, tue le rationnel ! La conception d’un vivant réduit à un assemblage de poulies, de tuyaux, de nerfs et de tissus n’enthousiasma pas certains. Il est vrai que ce réductionnisme venait en contrepoint de tout ce que la philosophie et la médecine avaient conçu de l’ontogenèse de l’homme. Il faut bien reconnaître, qu’aujourd’hui encore, l’explication iatro-mécanique de la vie a quelque chose de choquant. Toute nouvelle connaissance, loin de résoudre l’équation par laquelle la vie HISTOIRE pourrait être reproduite ex nihilo de l’assemblage d’éléments constitifs, rend encore plus complexe et de plus en plus surprenant les phénomènes biologiques de la vie et la complexité de la physiopathologie des maladies tel le cancer. Il y eu un contre-courant qui s’instaura très tôt en résistance au solidisme. Paul-Joseph ­Barthès ­(1734-1806), de l’université de Montpellier, mais avant lui Georg Ernst ­Stahl ­(1660-1734), de l’université de Halle, prônèrent l’existence d’un principe vital qui ne peut être ni connu ni démontrable, mais qui sous-tend, selon la théorie vitaliste, toute vie humaine. Les détracteurs de cette théorie, reposant sur l’âme pensante et le principe vital, assimilèrent la pensée vitaliste à une forme d’animisme médical, soit une vulgaire régression aux archaïsmes humains. Cependant, considéré sous un angle philosophique, le vitalisme est un concept qui s’oppose à la réduction de l’homme à une simple machine, et maintient la part d’interrogation métaphysique, d’étonnement devant l’évolutivité et l’adaptativité du vivant. Il marque très fortement l’œuvre de Georges ­Canguilhem ­(1904-1995) lorsqu’il considère toute vie humaine comme normative, en ceci qu’elle répond à une agression par la recherche d’une nouvelle norme, une condition de vie nouvelle capable de se maintenir (10). Pour lui, aucune avancée médicale ou scientifique ne permettra de saisir la complexité de la vie, car elle ne peut se réduire à une somme de mécanismes élémentaires apposés les uns aux autres. À la fin du xviiie siècle, Bernard ­Peyrilhe ­(1737-1804) fit la première expérience de xénogreffe. Prélevant du liquide dans un cancer du sein, il reproduisit le phénomène métastatique en l’injectant dans la cavité péritonéale d’un chien. Peyrilhe apporta des observations essentielles telles que celle démontrant que le cancer était d’abord local et qu’ensuite il se dispersait dans tout le corps, via les canaux lymphatiques. L’objectivité de ce médecin contraste fortement avec son fatalisme lorsqu’il affirme “qu’il est aussi difficile de définir le cancer que de le guérir”. Un pas décisif allait s’accomplir dans la trajectoire qu’il avait dessinée. De l’anatomo-pathologie à nos jours Une troisième révolution majeure rapprochera encore plus la médecine de la réalité du corps et le cancer d’une maladie des tissus. L’anatomo-pathologie fait ses premiers pas en l’an III de la révolution française avec Xavier ­Bichat ­(1771-1802) et la publication du traité des membranes dans lequel il affirme “que les tumeurs sont formées de tissus comparables aux tissus sains, sinon par leur structure du moins par leur vitalité, et qu’elles sont en quelque sorte des organes nouveaux, surajoutés à l’économie et que leur composition anatomique est susceptible de varier comme celle des parties naturelles”. Avec son traité des membranes, Bichat met fin en quelques années à deux millénaires de théorie humorale. S’en est terminée de l’atrabile de l’Antiquité grecque et avec elle, de la causalité des maladies comme fruit de l’influence du comportement humain de la relation aux astres ou aux dieux. L’anatomopathologie sera le creuset de la médecine expérimentale et de ses dérivés4. L’histoire continue Dès lors, les choses s’accélèrent très vite et la révolution suivante est bien sûr la théorie de la pathologie cellulaire, dont Rudolph ­Virchow ­(1821-1902) fut l’un des pionniers. Pour lui, toutes maladies ont leur origine dans les altérations des cellules. La médecine expérimentale, la biologie cellulaire, la biologie moléculaire, auraient dû faire s’effondrer toute théorie irrationnelle considérant le cancer comme un intrus sans lien avec la vie normale. Mais il reste deux grandes résistances à une telle acception du cancer. D’une part, le savoir naïf, la peur collective du cancer reste ancrée dans la notion de faute et de culpabilité, et cela restera toujours le cas dans la mesure où il est impossible de substituer de l’angoisse par de la connaissance. L’autre point marquant est la persistance de stigmatisation des patients qui sont atteints de cancer. Cela est particulièrement facile (et cruel) lorsqu’un facteur de risque de telle ou telle localisation cancéreuse, facteur proprement dépendant de la conduite de l’individu, rapproche le cancer d’une maladie auto-infligée. À ce titre, le summum de la stigmatisation est atteint pour les malades touchés par le cancer alors qu’ils sont séropositifs pour le virus de l’immuno­déficience humaine, ce qui, sur le plan social, équivaut à un double stigmate. Dès lors, on perçoit la part d’irrationnel dont le savoir naïf se pare nécessairement pour éloigner coûte que coûte la menace qui semble peser sur tous. La réalité biologique du phénotype cancer, vers laquelle la part scientifique de la médecine tente de se rapprocher, est doublée par la part symbolique du concept usuel de cancer et l’inconnu laissé libre par l’exercice de la médecine en tant qu’art. Puisqu’il y a maléfice, il faut le repousser avec les moyens conventionnels, tels 4. On peut s’interroger cependant sur la survivance de cette théorie humorale au travers d’autres formes. Les médecines parallèles prônent aujourd’hui une guérison des cancers par un retour à l’équilibre, lequel pourrait être rétabli, par exemple, à l’aide de la consommation de fruits rouges et de thé vert. De grands succès récents de librairie attestent de la soif de l’humain de trouver des explications au champ laissé libre par la non-exhaustivité, consubstantielle à la science médicale, de la connaissance du vivant. La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 85 ιστορία ιστορία medicus vita HISTOIRE vita Figure 3. Dans le traité de D. Gendron, deux pages commentant les échecs de la cure des cancers par le fer (référence à la chirurgie et non au traitement de la carence martiale). Des traces de mysticismes sont perceptibles, par exemple dans la phrase : “[…] cancers amputés ou extirpés qui quelques mois après que l’on en avoit fait retentir la prétendue guérison, on reparu avec plus de violence”. que le fer et le feu. Prenons l’exemple du fer : c’est ainsi que Deshaies ­Gendron appelle sous Louis xiv les temps historiques de la chirurgie. Son traité porte témoignage de son scepticisme à l’égard des vertus curatrices de l’acte (figure 3). Mais on ne peut qu’être étonné devant la résurgence au xxe siècle du symbolisme d’une affiche du ministère de la santé de 1922 (figure 4) : l’épée des croisés vient perforer le crabe dont l’ombre projette un diable. S’il m’est permis, pour conclure, de faire part de mon opinion personnelle, je dirais que le grand malentendu tient en fait en ceci : la médecine s’appuie sur des sciences. Elle aime l’objectivité dans la validation des faits ; elle utilise des démarches hypothético-déductives et s’appuie sur d’autres sciences (les bio-statistiques, la physique, la chimie, etc). De facto, elle contribue à augmenter nos connaissances sur l’homme. Or, la connaissance est bien le but de la science, mais le but de la médecine est tout autre. Sa finalité est l’action de soins et celle-ci ne peut attendre toujours le progrès des connaissances, car comme l’écrivait Hippocrate, devant un patient qui souffre, “la décision est inévitable”. Il n’y aura jamais de savoir exhaustif, et la médecine est donc à repenser pour chaque individu malade. J’ai tenté de montrer que le progrès médical et les connaissances acquises en cancérologie résultent toujours d’une désobéissance aux conceptions héritées du passé et d’un entêtement face aux faits qui résistent. Il y aura toujours une part d’irrationnel dans le raisonnement médical ; mais si l’on suit les préceptes de ­Canguilhem, le progrès médical mérite que l’on s’attache à “penser ce que l’on voit et non pas voir ce que l’on pense”. ■ Remerciements à Madame Sylvia Motsch pour l’aide à la préparation de cet article. Références bibliographiques Figure 4. Affiche de 1922, venant en écho des conceptions mystiques de la figure 3, et représentant le traitement par une épée des croisés et la maladie par un crabe à l’ombre diabolique. 86 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 1. Comte A (1848). In : Discours sur l’ensemble du positivisme. PARIS : GF-Flammarion, 1999. 2. Canguilhem G (1965). La connaissance de la vie. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2009. 3. Bachelard G (1938). In : La psychanalyse du feu. Paris : Folio Essai, 1985. 4. Enquête Institut National du Cancer/Ipsos, réalisée auprès de 1 000 personnes représentatives de la population française âgée de 18 ans et plus, recueil des données par téléphone les 8 et 9 décembre 2006 ­(http://­www.­ecancer.fr/v1/index2.php). 5. Bergson H (1907). Introduction. In : L’évolution créatrice. Paris : PUF, 1959. 6. HIPPOCRATE de la nature de l’homme. - ΠΕΡΙ ΦΥΣΙΟΣ ΑΝΘΡΩΠΟΥ. régime livre III - Tome VII : introduction. 7. Nancy JL. In : L’intrus. Paris : Galilée, 2000, 44 pages. 8. Aristote. De l’âme. Traduction de J. Tricot à partir, pour l’essentiel du texte grec et latin Aristotelis de anima de ­Trendelenburg (1877). Bibliothèque des textes philosophiques. Paris : J. Vrin, 2003. 9. Gendron D (1700). Recherche sur la nature et la guérison des cancers. Paris : André Cramoisy, Rue de la Harpe, au sacrifice d’Abraham. 10. Canguilhem G (1943). In: Le normal et le pathologique. Réédité sous le titre Le Normal et le Pathologique, augmenté de Nouvelles Réflexions concernant le normal et le pathologique (1966), 9e réed. Paris : PUF/Quadrige, 2005.