Le rationnel et l`irrationnel dans le progrès médical : l`exemple du

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HISTOIRE
Le rationnel et l’irrationnel
dans le progrès médical : l’exemple
du cancer de l’Antiquité à nos jours
J.L. Pujol*
“En médecine, on guérit généralement
par les contraires”
Résumé
La connaissance médicale évolue par acquisitions successives, ce qui est le principe même du positivisme scientifique. En matière de cancérologie, comme dans
beaucoup d’autres domaines en médecine, ce modèle paraît efficient puisqu’il est
à l’origine d’une accélération prononcée de la connaissance physiopathologique.
Le caractère normatif de la connaissance médicale acquise par l’expérimentation
rationnelle paraît tout à fait établi. Cependant, cette manière objectivante de
penser le progrès en cancérologie pourrait nous faire rapidement oublier que
l’acquisition de la connaissance médicale n’a pas toujours été le seul fruit de la
raison, et qu’il est bien des cas où l’irrationnel, voire le surnaturel, se sont immiscés
dans la pensée des plus fortes personnalités qui ont fait la médecine. Le progrès
médical et les connaissances acquises en cancérologie résultent souvent d’une
désobéissance aux conceptions héritées du passé et d’un entêtement face aux faits
qui résistent. Il y aura toujours une part d’irrationnel. C’est pourquoi, le progrès
médical, contrairement au progrès de la physique ou des mathématiques, emprunte
bien souvent des voies détournées qui le font paraître comme peu clairvoyant, et
l’on serait très embarrassé de citer une découverte en cancérologie qui soit due
au raisonnement pur et simple.
Mots-clés : Cancer – Histoire – Science – Art – Philosophie.
Abstract
Medical knowledge evolves through successive acquisitions, which is the principle
of scientific positivism. In terms of cancer, as in many other areas of medicine, this
model appears efficient because it is causing a marked acceleration of pathophy­
siological knowledge. The normative nature of medical knowledge gained through
experimentation rational seems quite settled. However, this way of objectifying
thinking progress in cancer might make us quickly forget that the acquisition of
medical knowledge has not always been the only fruit of reason and that is the
case where the irrational, even the supernatural, have interfered in the mind of the
strongest personalities who made the medicine. Medical progress and knowledge
gained in cancer often result from disobedience to the concepts of past and deal
with a stubborn facts stand. There will always be an element of irrationality. There­
fore, medical progress, contrary to the advancement of physics or mathematics,
often borrows circuitous routes that make it seem as short-sighted and it would
be very embarrassed to mention a breakthrough in cancer that is caused by pure
and simple reasoning.
Keywords: Cancer – History – Science – Art – Philosophy.
* Médecin des hôpitaux, professeur de pneumologie, faculté de médecine de Montpellier ; unité de psycho-oncologie
et service des maladies respiratoires, hôpital Arnaud-de-Villeneuve, centre hospitalier universitaire, Montpellier.
78 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 Aristote – Éthique à Nicomaque
L
e progrès médical présente, pour nous médecins de l’ère dite moderne, la principale qualité
d’être le fruit d’un raisonnement rationnel : sur
le modèle de la médecine expérimentale d’un Claude
Bernard, nous estimons qu’une hypothèse doive
recevoir une validation selon un plan d’étude approprié, capable de répondre à une question, elle-même
à l’origine d’une autre hypothèse, et ainsi de suite.
La connaissance évolue par acquisitions successives,
ce qui est le principe même du positivisme (1) tel
que proposé par Auguste Comte (1798-1857). En
matière de cancérologie, comme dans beaucoup
d’autres domaines en médecine, ce modèle paraît
efficient, puisqu’il est à l’origine d’une accélération
prononcée de la connaissance physiopathologique
des diverses voies d’activation de la cellule cancéreuse, de l’organisation de ces voies, de leur redondance et des possibilités de les inhiber ou de les
normaliser. Le caractère normatif de la connaissance
médicale acquise par l’expérimentation rationnelle
paraît tout à fait établi (2), et il n’est pas de mon
propos, ici, de le contredire.
Cependant, cette manière objectivante de penser
le progrès en cancérologie pourrait nous faire rapidement oublier que l’acquisition de la connaissance
médicale n’a pas toujours été “un long fleuve tranquille”, et qu’il est bien des cas où l’irrationnel, voire
le surnaturel, se sont immiscés dans la pensée des
plus fortes personnalités qui ont fait la médecine. Ce
que je viens de dire nécessite, me semble-t-il, une
justification, car je ne voudrais pas laisser croire,
comme simple médecin intéressé par la philosophie des sciences, que je tienne moi-même cette
façon d’exposer les choses pour irréprochable. Le
lecteur pourrait me faire observer que l’irruption de
l’irrationnel dans les concepts médicaux n’est pas
le domaine réservé du cancer, et que des théories
analogues émaillent l’histoire d’autres affections,
HISTOIRE
Le cancer est connu comme tel depuis l’Antiquité
égyptienne, mais c’est l’Antiquité grecque qui fournit
le plus d’informations sur la relation de l’homme
à cette maladie, à une époque et en un lieu où la
philosophie était considérée comme la science
architectonique, et la médecine comme une simple
branche de la philosophie. L’un des premiers témoignages de l’étonnement de l’humain face à l’inconnu
du cancer est symbolisé par le mythe d’Héraclès
(figure 1), lequel, dans son combat contre l’Hydre
de Lerne, aurait (non intentionnellement) piétiné
Carcinos (du grec karkinos) venu prêter “pince forte”
à l’Hydre dans son combat. Héra, pour compenser
la faute commise par Héraclès, transforma Carcinos
ιστορία
L’Antiquité
ιστορία
medicus vita
le progrès médical, contrairement au progrès de la
physique ou des mathématiques, emprunte bien
souvent des voies détournées qui le font paraître
comme peu clairvoyant (5). On serait très embarrassé de citer une découverte en cancérologie qui
soit due au raisonnement pur et simple – et cette
réflexion aurait toutes les chances de s’appliquer à
de très nombreux domaines de la médecine. Le plus
souvent, les expériences qui sont tentées, même
aujourd’hui, finissent par nous montrer que la
manière d’opérer des cellules cancéreuses est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé.
C’est ce paradoxe que je voudrais illustrer dans les
pages qui suivent, en précisant aux lecteurs qu’elles
n’ont pas la prétention de faire œuvre d’historien ou
de philosophe, mais qu’elles sont plus modestement
celles d’un médecin curieux de connaître le sens que
l’on donne au concept de progrès médical.
vita
telles que la tuberculose, pour citer l’une de celles
qui font notre culture commune de pneumologues.
Cependant, le cancer est porteur paradigmatique
de toutes les peurs archaïques, en cela qu’il réfère
à l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité, sans qu’il
n’y ait eu de discontinuité historique ; il renvoie ainsi
à l’une des trois origines de la souffrance humaine
telles que Freud les définissait dans Malaise dans
la civilisation : la caducité du corps. En réalité, je
souhaiterais, dans cet article, illustrer de quelques
exemples célèbres les effets de l’irrationnel dans
la pensée médicale, en m’appuyant sur ce que les
interrogations autour du “cancer” ont généré dès les
premiers temps de la médecine antique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces effets n’ont pas
toujours été négatifs. La pensée irrationnelle a deux
principaux moteurs : tout d’abord, l’étonnement de
l’homme face à l’incompréhensible (3), lequel étonnement génère un nombre important de pensées
imaginaires, certaines d’entre elles portant le germe
possible d’une avancée médicale. C’est ensuite la
transgression de certaines règles établies : ainsi le
franchissement de l’interdit de la dissection d’un
cadavre humain, un interdit qui tenait à la notion
que l’âme humaine était matériellement rattachée
au corps et qu’elle en était, comme le considérait par
exemple Aristote, la cause formelle du corps ; cette
levée de tabou devait inaugurer l’ère des anatomistes
et déclencher la première révolution médicale.
Avant d’être une maladie, le cancer est une peur (4).
Elle est ancrée dans l’imaginaire collectif comme
un fléau frappant sans discernement apparent. Il y
a toujours eu, et il y aura toujours, un écart entre
une connaissance objective et médicale du cancer
et une connaissance subjective de cette maladie
pour celui qui en est atteint ou pour la société qui
en a peur. C’est l’inconnu du phénomène cancer qui
s’oppose le plus activement et le plus positivement à
une objectivation rationnelle (3). Dans ce domaine,
toute connaissance scientifique nouvelle se heurtera
à un préjugé, à une connaissance naïve autour de
la maladie. Mais l’objectivité dans l’analyse de la
connaissance médicale ne peut pas se substituer
à la subjectivité de celui qui souffre d’un cancer et
qui attend de son médecin, non pas de la connaissance, mais du secours. L’emprunte psychique de la
maladie, “la maladie du malade”, est difficilement
conciliable avec une médecine qui se veut science,
car cette emprunte résulte du clivage de la pensée
face à l’inconnu du vivant, l’irrationnel pouvant
prendre le pas sur le raisonnement. Si le cancer est
une peur collective, la connaissance naïve qu’en a
le groupe social est la fille de la peur. C’est pourquoi
Figure 1. Le mythe d’Héraclès. Vase athénien. Musée du Louvre.
La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 79
vita
ιστορία
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medicus vita
HISTOIRE
1. Cette essence divine dont Hippocrate se réclamait n’a rien de choquant, au sein d’une civilisation où
la frontière entre l’humain et le divin
n’était pas considérée comme infranchissable. Des traces de ces états
transitoires entre humain et divin sont
encore très perceptibles aujourd’hui,
quand les dieux nous sont proposés,
par exemple, groupés par quinze sur
des calendriers.
2. Peut-être le banc hippocratique,
qui était une technique d’immobilisation des fractures, ou la diététique
hippocratique, que ne renierait aucune
médecine naturelle aujourd’hui, peuvent-ils être sauvés du naufrage.
en une constellation, la constellation du cancer, d’où
Carcinos revient régulièrement se venger de l’humanité. Lucien Israël (psychanalyste 1925-1996) disait
des mythes qu’ils “étaient des bouchons rassurants
qui viennent obturer les questions sans réponse”. En
cela, le mythe d’Héraclès est riche d’un enseignement
symbolique : (i) Carcinos devient la constellation du
cancer et le lien est fait entre le crabe et la maladie
qui sera de tout temps considérée par l’humanité
comme un intrus, comme un être à part, distinct
du malade. Je reviendrai plus bas sur cette question
ontologique. (ii) Héraclès commet une faute qui
réclame la médiation de Héra et qui sera suivie d’une
punition. Il y a donc dès l’Antiquité grecque la notion
d’une maladie-punition qui infère l’idée que le malade
soit également coupable. L’autre signifiant plus subtil
de ces mythes tient dans le caractère surnaturel et
cosmique de la genèse des maladies.
Grand médecin de l’Antiquité cinq siècles avant
J.C., Hippocrate de Cos (460-370 avant J.C.) avait
une conception analogue des maladies en général
et du cancer en particulier. Hippocrate se considérait comme de lignage divin, puisqu’il avait reçu
un enseignement à Cos où il effectua sa formation médicale auprès des asclépiades, confrérie de
prêtres médecins vénérant Asclépios, le dieu grec
de la médecine1. Il lui revient d’avoir individualisé
la médecine des connaissances auxquelles elle était
traditionnellement rattachée (principalement la
philosophie). La conception hippocratique du corps
humain est un miroir du macrocosme : aux quatre
éléments du cosmos, l’eau, la terre, l’air et le feu,
Hippocrate détaille les quatre éléments constitutifs
du corps humain considéré par lui, non pas comme
un assemblage de tissus, mais comme un mélange
discret des quatre humeurs qu’étaient le sang, la
lymphe, la bile jaune et l’atrabile (6). Le médecin de
Cos considérait que la coagulation de l’atrabile était
à l’origine des cancers. Bien entendu, dans l’antiquité
grecque, il s’agissait surtout des patientes atteintes
de cancers de la matrice ou de cancers du sein. Cette
dyscrasie, ou mauvais mélange des humeurs, était
elle-même liée à l’influence du milieu extérieur, au
régime suivi par la patiente, voire à son caractère
psychique dominant (en l’occurrence atrabilaire).
Hippocrate était plus intéressé par le pronostic
que par le diagnostic des maladies, et la lecture du
livre de ses aphorismes montre la richesse de la
sémiologie qu’il utilisait afin de déterminer l’issue
favorable ou défavorable pour le malade, de ce qu’il
appelait la crise hippocratique. On a longtemps dit
que ses écrits n’étaient rien d’autre qu’une lente
méditation sur la mort. C’est méconnaître ce que
80 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 la médecine dans son ensemble doit à Hippocrate,
non pas en termes de technicité2 mais en termes
praxéologique. Exercer la médecine dans la tradition
hippocratique pourrait reposer sur deux principes
essentiels : le premier est de faire la distinction
entre le possible et l’impossible. C’est le primum
non nocere qui signifie de facto que la cure a une
limite, même si le médecin doit rester secourable
par la palliation. La deuxième originalité de la parole
hippocratique est d’engager un dialogue avec le
malade, et, par là, Hippocrate fait référence aux
premières notions de psychologie.
Il y a du socratique dans la dialectique que le
médecin de Cos engageait avec le patient aux fins
de déterminer par le raisonnement une approche
du vrai, c’est-à-dire de la réalité de la maladie, de
son sens. Le lien entre la philosophie platonicienne
et Hippocrate est évident.
Il est d’ailleurs cité par Platon dans le dialogue de
Protagoras. Pour Hippocrate, “toutes les maladies
sont divines et toutes sont humaines”, et le microcosme humain est le miroir d’un macrocosme. Nous
retrouvons ici la supériorité hiérarchique de l’idée sur
le monde sensible, la recherche de l’Un, tel qu’elle
était poursuivie par Platon dans la métaphore de
la caverne.
D’Hippocrate et de l’Antiquité grecque, le cancer a
hérité d’une conception ontologique propre de la
maladie. Tout se passe comme si le cancer était un
être à part, venu habiter un malade lui aussi un être
en tant qu’être mais d’une ontogenèse distincte.
Cette contingence de deux êtres, l’un venu envahir
l’autre, sera le principal objet de résistance contre
toute approche physiopathologique de la maladie.
Elle reste ancrée dans l’imaginaire collectif où le
cancer conserve l’image de l’intrus. La rétention
actuelle d’une telle conception est frappante dans la
description faite par ­Jean-­Luc ­Nancy dans L’Intrus (7).
Dans ce court récit autobiographique, il qualifiait le
lymphome qui l’affectait de : “[…] figure ravageuse
de l’intrus, étranger à moi-même et moi-même
m’étrangeant”. Cela renvoie à la notion de l’intrus
persécuteur, qu’il lui faut nommer et qu’il lui faut
représenter en lui donnant une figure imaginaire.
D’Hippocrate à Galien
Cinq siècles séparent Hippocrate et Galien ­(129-200,
en latin Claudius Galenus ou plus exactement
Clarissimus Galenus, le clairvoyant), bien que le
deuxième se réclame ouvertement du premier. Mais
la conception de la connaissance selon Galien s’ap-
HISTOIRE
puie beaucoup plus sur l’ordre du sensible que sur
une recherche de l’Un en tant que vérité absolue et
monadique, et l’observation est le point de départ du
raisonnement médical. En cela, on pourrait considérer
Galien comme plus aristotélicien que platonicien. La
philosophie d’Aristote appliquée à la médecine se
résume ainsi : “On doit croire à la raison tant que ses
démonstrations s’accordent avec les faits perçus par
les sens ; mais lorsque le fait apparaît suffisamment
prouvé par eux, il faudra leur accorder plus de créance
qu’à la raison.” Suivant l’enseignement du philosophe
de Stagire, Galien fait de l’expérience sensible le point
d’ancrage de toute son œuvre. À son actif, il y a tout
d’abord la tentation de l’anatomie. Certes, la dissection du corps humain est toujours frappée d’interdit
au IIe siècle, c’est pourquoi Galien dissèquera des
porcs et des singes, ce qui le conduira à transposer,
de manière erronée, chez l’homme, des observations
anatomiques faites chez le porc. Cette même tentation de l’anatomie le pousse à devenir médecin des
gladiateurs, puisque d’une certaine manière dans
ce métier, les exécutants se disséquaient les uns les
autres. Galien dira qu’il voyait dans chaque blessure
une fenêtre ouverte sur le corps humain. Il est à l’origine d’une ébauche de la physiologie, mais aussi des
vrais débuts de la pharmacologie ; c’est pourquoi les
docteurs en pharmacie prêtent encore aujourd’hui
le serment de Galien. Son œuvre, qui comporte plus
de cinq cents traités de médecine et de philosophie
ou d’éthique, lui faisait employer vingt scribes, dont
certains ont eu le matériel suffisant pour poursuivre
ses publications jusqu’en 207, soit sept ans après
sa mort. Mais il ne se contentait pas de penser la
médecine, il la pratiquait, inaugurant les premières
interventions de la cataracte.
Pourtant Claudius Galenus continuait à s’interroger
sur la physiopathologie du cancer, tout en le considérant “contre nature”. En effet, il est le premier à
introduire la notion de tumeur, les classant selon
trois ordres : les tumeurs selon la nature (la grossesse), les tumeurs dépassant la nature (les cals
osseux) et les tumeurs contre-nature réservées aux
cancers. Ce que le vocable de cancer recouvrait pour
Galien a peu d’importance ; ce qu’il faut comprendre,
c’est qu’au IIe siècle après J.C., nous trouvons ici un
relais d’une conception surnaturelle et hors nature
du cancer, maladie sans lien avec la vie normale
dans l’esprit d’un médecin qui fut pourtant précurseur de la physiologie. Comme Hippocrate, Galien
met l’irruption du cancer sur le compte de l’atrabile, laquelle est également responsable pour lui de
la mélancolie. Il y a donc trace au deuxième siècle
d’une première théorie psychogénétique de l’irrup-
tion des cancers, puisque leur développement est
consubstantiel au chagrin. La psychogenèse réfère
à une vieille théorie régulièrement réactivée jusqu’à
l’époque la plus récente, selon laquelle les personnes
qui sont atteintes de cancer ont des caractères
stéréotypés, et que c’est ce trait de caractère qui
fait le lit du cancer. Bien que plusieurs méta-analyses
aient aujourd’hui démontré l’absence de lien entre
dépression et cancer, ou trauma et cancer, la théorie
psychogénétique est conservée dans la tradition de
nombreuses cultures, ce qui vérifie, comme Freud
l’affirmait dans la nouvelle introduction à la psychanalyse, “qu’une théorie abandonnée par la science
persiste sous la forme d’une croyance populaire”.
La médecine médiévale arabo-musulmane : un pas vers le rationnel
L’héritage des connaissances accumulées depuis
l’Antiquité a été, d’une certaine manière, réprimée
pendant une longue période s’étendant jusque
vers le VIe siècle de l’ère chrétienne. L’empire latin
chrétien considérait qu’il fallait éradiquer la philosophie païenne et, bien entendu, solder avec elle
les conceptions médicales antiques. Il y a alors une
extension de la science médicale vers l’Orient où elle
rencontre la culture arabo-musulmane, comme en
Iran avec Avicenne (980-1037), ou en Andalousie
avec Averroès (1126-1198). L’émergence de grands
penseurs de la médecine depuis cette culture tient
en grande partie à leur rôle de transmetteurs de la
métaphysique d’Aristote et de son commentaire par
Al-Fārābī (872-950). L’Orient musulman a servi de
creuset à l’art et à la philosophie, sans qu’il faille y
voir pour autant une empreinte religieuse particulière. L’héritage d’Avicenne, d’Averroès ou d’Avenzoar
(1073-1162) est bien sûr celui de médecins fortement ancrés dans leur foi, mais en même temps de
grands exégètes et, d’une certaine façon, de bons
conservateurs de la philosophie antique3.
Avicenne (ou Ibn Sīnā) étudia Aristote et Platon à
Boukhara. Grand lecteur de la métaphysique d’AlFārābī, il fait une approche critique de la médecine
antique d’Hippocrate et de Galien. Son rôle dans
le développement du rationalisme en médecine
laissera un héritage considérable sous la forme du
célèbre Canon de la médecine, ouvrage en quatre
volumes qui sera réédité et enseigné jusqu’à la fin
du XVIIe siècle (un succès de librairie médicale qui
nous rend tous très modestes). Cette bible médicale contient un grand nombre d’avancées tout à
3. Le lecteur intéressé d’approfondir
ce chapitre pourra utilement se référer
à l’excellente synthèse publiée par
E. Attias et H. Labarthe dans le numéro 7
de la revue Médecine Et Culture
(décembre 2007 accessible à l’adresse
suivante : http://medecineetculture.
typepad.com). Cette synthèse fait une
analyse précise des apports médicaux et
philosophiques des figures marquantes
de la période médiévale et de la Renaissance, encore que la distinction des
connaissances médicales et éthiques
soit un peu artificielle, compte tenu
de l’interpénétration des avancées des
unes et des autres.
La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 81
vita
ιστορία
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medicus vita
HISTOIRE
fait extraordinaires pour les moyens du XIe siècle,
puisqu’elle porte en germe des notions d’anatomie,
d’infectiologie, de transmission des maladies par
des micro-organismes, toutes représentations qui
ébauchent la médecine moderne.
Avicenne prône un lien essentiel entre santé mentale
et somatique. Bien que sa conception de l’homme
soit typiquement aristotélicienne, puisqu’il considérait que l’âme était la perfection du corps, c’est-à-dire
la chose qui fait vivre et réagir (8), il va nettement
envelopper cette pensée d’une inspiration néoplatonicienne en exprimant l’idée d’un intellect agent,
substance immatérielle émanant d’un intellect
absolu divin, lui aussi immatériel. C’est une entorse
à la pensée d’Aristote, qui considérait que l’âme ne
pouvait être pensée comme une forme séparée du
corps mais, Avicenne faisait par là une concession
qui rendait sa philosophie plus compatible avec les
écritures, ­c’est-à-dire avec l’idée d’une première
intelligence, l’Un, intelligence suprême influençant
l’intellect agent par une succession de hiérarchie
d’intelligences intermédiaires, chaque individu ayant
à sa charge l’intelligence de son perfectionnement
par le raisonnement. Avicenne est donc un penseur
essentiel du rationnel en médecine.
La recherche du perfectionnement de l’intellect
humain, de la compréhension du langage, est
la préoccupation centrale de l’œuvre d’Avicenne
comme celle d’Averroès (ou Ibn Rushd, “le fils du
sage”). Mais ce qui différencie ce dernier, qui fut
cadi de Cordoue, de son illustre aîné est le caractère
radical de sa philosophie de la médecine. Exégète
inconditionnel d’Aristote, il n’aura pas la prudence
tactique d’Avicenne et s’opposera aux théologiens
tels que Al-Ghazālī, qu’il n’hésitera pas à taxer de
mysticisme bien qu’il fût son guide religieux. Dans
une tentative de réconciliation de la religion et de
la philosophie, Averroès prônera l’aphorisme : “la
vérité ne peut contredire la vérité”. Par là, il concède,
d’une part, aux théologiens la vérité d’une révélation,
mais, pour lui, la pensée, ­c’est-à-dire la raison, naît
du cerveau dont il met en évidence les fonctions
motrices et les quatre forces spécifiques : l’imagination, la réflexion, la mémoire d’évocation et la
mémoire de fixation. Cela ancrera définitivement
Averroès dans la stature d’un rationaliste au sein
de la terre d’Islam car il prône l’indépendance de la
prééminence de la pensée adoptant la définition aristotélicienne de l’homme, “animal doué de raison.”
Cette raison est pour Averroès répartie en deux
niveaux hiérarchiques d’intellect : l’intellect agentactif, d’essence divine, qui est immatériel – ­c’est dans
celui-ci que glisse la pensée des hommes au moment
82 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 où le corps devient caduc “comme une goutte d’eau
dans la mer vers l’intellect général et universel –” ;
et l’intellect passif, qui est, lui, particulier – il est
apte à recevoir des concepts du premier intellect
et cela se transmet par les intelligibles, c’est-à-dire
les raisonnements qui ont ici le même rôle que les
sensibles (les faits cliniques observés) ont pour les
organes des sens. Averroès, en cela, suit le principe
d’Aristote : “Celui qui ne sent rien, n’apprend rien
et ne comprend rien”. C’est pourquoi la médecine
d’Averroès est teintée d’une grande modestie : elle
prônait la concertation entre médecins, elle ne faisait
confiance qu’au raisonnement, elle hiérarchisait les
techniques de secours aux malades (“en médecine, il
y a d’abord la parole, ensuite il y a l’herbe, ensuite il
y a le bistouri”). Averroès, par son opposition de principe à la théologie, fait progresser la raison comme
moteur de la connaissance médicale.
Maïmonide (1135-1204), de confession juive, eu en
partage une conception médicale et philosophique
de l’humain très proche de celle d’Averroès, dont il
fut le contemporain. Sa naissance dans un Cordoue
sous domination maure, le contraignit, avec son
père et son frère, à trouver refuge à Grenade puis
au Maroc. Son œuvre est surtout d’essence philosophique, car la vocation médicale fut tardive et même
contrainte lorsqu’il dû gagner sa vie après la disparition de son père puis de son frère. Ses écrits philosophiques et religieux essayent de concilier les écrits
d’Aristote avec le Livre sacré, comme l’avait avant lui
tenté Averroès pour la confession musulmane. Nous
retrouvons ce grand écart entre raison et révélation,
très mal accueilli par la plupart des contemporains
qui exigent une lecture textuelle des écrits sacrés
là où il enseigne une lecture comme attributs allégoriques des écrits bibliques. Sa conception d’une
âme, cause formelle du corps, est très proche de la
pensée aristotélicienne ; dit plus simplement : pas
de corps sans âme et pas d’âme sans corps ! Tout
son exercice de médecin – peu original par rapport à
Avicenne – repose sur ces deux principes : le respect
de son propre corps en tant que siège de l’âme et
des intellects actifs et passifs, et une lutte acharnée
contre toutes les formes de superstition. Le dieu de
Maïmonide est ontologique, être en tant qu’être,
et non pas théologique, car il considère que toute
utilisation de mots pour le définir est une transgression, une superstition, la connaissance humaine
étant toujours le fruit de la raison et seulement
applicable au monde sensible. Dans les pratiques
humaines, la connaissance, comme pour Aristote,
conduit à l’adoption de toute conduite modérée telle
que préconisée dans l’Éthique à Nicomaque : “Il n’y
HISTOIRE
a qu’une manière d’être bon, il en est mille d’être
mauvais”. Cette modération reste compatible avec la
recherche de la transcendance et la soif de science.
La lente progression de la médecine en terre latine
Henri de Mondeville (1260-1320), l’un des fondateurs de l’école de médecine de Montpellier, revient
à une conception de la maladie cancéreuse, faisant
référence à l’humeur mélancolique ou atrabile solidifiée et putréfiée. Son influence s’inscrit dans la durée
au sein de cette école, puisque Deshaies Gendron,
docteur en médecine de l’université de Montpellier,
publie en 1700 un traité de cancérologie reprenant
point pour point la tradition hippocratique des
fondateurs de l’école montpelliéraine (9) [figure 2].
Henri de Mondeville distingue deux types de cancers :
les cancers d’origine endogène, directement induits
par l’humeur du patient, et les cancers exogènes, qui
résultent, pour lui, d’irritations successives de plaies
mal soignées. De Mondeville considère le cancer
comme une maladie de caractère inexpugnable et
lui dessine les traits irrépressibles d’un monstre, sans
lien avec la vie humaine, détruisant progressivement
le patient qui en est porteur. Cette conception porte
l’empreinte d’une pensée magico-religieuse.
Mais le mysticisme en médecine est à son apogée
avec Arnaud de Villeneuve (1238-1311). Exerçant
lui aussi son art à Montpellier (où un hôpital porte
son nom depuis 1992), il se considérait comme
alchimiste avant d’être médecin. On lui doit cependant deux pensées très éclairantes et étonnement
modernes. La première est de considérer qu’un
traitement requiert la connaissance de l’étiologie.
Jusque-là, la médecine chrétienne s’appuyait sur la
pensée hippocratique relativement passive, consistant à établir des pronostics et à soutenir le malade
dans son propre effort de retour à un équilibre, sans
trop intervenir. La deuxième fut de considérer l’être
humain comme le terrain d’expérience par excellence
de ses dons de chimiste au développement de ce qui
devait devenir les escarotiques, forme ancestrale de
la chimiothérapie.
Le mysticisme d’Arnaud de Villeneuve imprime, dans
sa conception de la médecine, un certain nombre
de pensées magiques, telle que la correspondance
entre un viscère donné, une planète et un métal.
Ainsi, la fusion de tel métal lors de la conjonction de
tel ou tel astre permet de soigner tel viscère. C’est
que, de son point de vue, l’homme reste en liaison
avec les lois du monde et subit l’influence émanant
de l’univers. Ses efforts d’alchimiste le conduisent
à des découvertes inattendues, celles de certains
alcools capables de traiter les plaies ou de certains
vins médicinaux. Longtemps dans les grâces de
l’église catholique pour avoir efficacement soigné la
lithiase rénale du souverain pontife Boniface VIII à
l’aide d’une pièce d’or appliquée au niveau lombaire,
il aura plus tard maille à partir avec le clergé qui le
qualifia d’hérétique après avoir prédit le retour de
l’Antéchrist et la fin du monde pour 1378.
Présenter Arnaud de Villeneuve comme un simple
mystique illuminé serait une réduction mesquine
du véritable apport de l’homme de science (astrologie, chimie), du médecin et du philosophe. Pour
comprendre Arnaud de Villeneuve, il faut le replacer
dans le contexte d’une médecine latine au savoir
indigent, réfugié dans l’empirisme, tentant de traiter
les maladies sans en connaître les causes, et qui plus
est, contestée dans sa légitimité par l’église. Arnaud
de Villeneuve, qui accéda à l’œuvre de Galien et à la
philosophie d’Aristote par sa connaissance parfaite
des langues arabes et hébraïque, est un passeur qui
permettra en outre, à l’œuvre d’Avicenne, d’irriguer
la médecine en terre chrétienne. Il savait faire la
part de la science visant à la connaissance et de la
médecine qui est toujours celle de l’individu dont
Figure 2. Traité de cancérologie de l’école de médecine de Montpellier par D. Gendron faisant référence
aux théories humorales hippocratiques (collection
personnelle de l’auteur).
La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 83
vita
ιστορία
ιστορία
medicus vita
HISTOIRE
la guérison ne peut se résumer aux vertus d’une
simple formule.
Avec Gui de Chauliac (vers 1298-1368), le cancer
entre dans l’ère chirurgicale. Érudit et doué d’une
intelligence pratique hors du commun, ce médecin
de l’université de Montpellier marquera le monde
latin par un traité de Grande chirurgie (publié en
1363) [adaptation de Inventorium sive Collectorium
artis chirurgicalis medicinae, publié en 1340]. Et
c’est avec lui que l’on voit le mieux le décalage existant entre une avancée technique majeure et une
conception de la maladie restée en retrait et cachant
l’­inconnue sous de l’irrationnel. Les conceptions qu’il
avait du cancer sont empreintes de l’effroi populaire
que la maladie inspirait à l’époque. Les cancers de
la face sont qualifiés par lui de noli me tangere (ne
me touche pas), les paroles prononcées par le Christ
ressuscité le dimanche de Pâques à l’adresse de
Marie Madeleine. Il voit donc le cancer de la face
comme un stigmate divin, car la phrase noli me
tangere fait directement référence à l’Évangile de
Saint Jean (ch. 20, vr. 11) et rappelle le primum non
nocere d’Hippocrate. Gui de Chauliac rapporte dans
un de ses traités la pensée usuelle du ­Moyen Âge
qu’un des traitements possibles du cancer consiste
à apposer à même l’organe malade un morceau de
viande de veau cru, afin que celui-ci serve d’appât et
que le cancer se détourne du patient. Il qualifie les
cancers de “lupus cancéreux” et indique, “car tous
les jours, il mange une poulle ou s’il ne la voit pas, il
mangereoit une personne”. La conception du cancer,
selon Gui de Chauliac, rejoint donc une ontologie
propre de la maladie qu’il qualifie, comme un être
à part, de “ladre et porteur d’une cholère noire”.
Le loup a remplacé le crabe, car dans l’imaginaire
populaire, l’animal est présent, fait peur et semble
porteur d’un maléfice, comme le cancer.
Les premiers coups de boutoir
dans la pensée magico-religieuse
Les anatomistes vont bientôt révolutionner la
médecine, en rapprochant l’art médical de la
réalité du corps. Vésale (1514-1564) de Padoue,
Paracelse (1493-1541) de Bale, Ambroise Paré
(1509-1590), chirurgien des rois, sont les grands
instigateurs de cette révolution. Nous avons du
mal à mesurer aujourd’hui la double rupture que
constituait l’anatomie : tout d’abord, le franchissement d’un tabou qui n’est pas, contrairement à une
84 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 idée communément admise, le fait des religions
monothéistes (encore qu’elles surent efficacement
retarder le plus tard possible cette révolution),
mais remonte, comme on l’a dit plus haut à l’idée
d’une âme substance formelle du corps et siège
du sensible (8) ; en conséquence, qui touche au
corps, touche à l’âme et donc au divin. La deuxième
rupture est celle d’une refondation de la manière
de pensée la médecine : on ne parle plus de lien
cosmique, on parle de milieu intérieur. Paracelse
ira jusqu’à “blasphémer” en disant que les poils de
son chignon sont plus riches d’enseignement que
les œuvres de Galien, tandis que Vésale prétend
que Galien n’a jamais disséqué que des singes.
À l’occasion de dissections qu’ils pratiquent, ils
dévoilent pour la première fois un élément essentiel de la connaissance des cancers : la découverte
de colonies qui ne reçoivent pas encore le nom de
métastases. Mais les anatomistes sont confrontés
devant ces colonies à une interrogation qu’ils ne
peuvent résoudre seuls. Une deuxième révolution
était nécessaire…
Ce seront les circulationnistes, avec William ­Harvey
(1576-1657) et la découverte de la circulation
sanguine (Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et
Sanguinis in animalibus de 1628), suivie, quelques
années plus tard, en 1654, de la découverte de la
circulation lymphatique par Olaus ­Rudbeck (16301702), qui fournissent le substratum physio-pathologique à l’invasion de l’organisme par le cancer.
Mais il y eut un risque conceptuel d’assimiler la
lymphe à la matérialisation de l’humeur atrabilaire
supposée par Hippocrate.
Les anatomistes, comme les circulationnistes, ouvrirent l’ère d’un cartésianisme médical selon lequel
tout processus de vie physiologique ou pathologique pourrait rencontrer un jour une explication
purement mécanique. C’est l’ère du solidisme et
des iatro-mécaniciens.
Trop de rationnel, tue le rationnel !
La conception d’un vivant réduit à un assemblage de
poulies, de tuyaux, de nerfs et de tissus n’enthousiasma pas certains. Il est vrai que ce réductionnisme
venait en contrepoint de tout ce que la philosophie
et la médecine avaient conçu de l’ontogenèse de
l’homme. Il faut bien reconnaître, qu’aujourd’hui
encore, l’explication iatro-mécanique de la vie a
quelque chose de choquant. Toute nouvelle connaissance, loin de résoudre l’équation par laquelle la vie
HISTOIRE
pourrait être reproduite ex nihilo de l’assemblage
d’éléments constitifs, rend encore plus complexe et
de plus en plus surprenant les phénomènes biologiques de la vie et la complexité de la physiopathologie des maladies tel le cancer.
Il y eu un contre-courant qui s’instaura très tôt
en résistance au solidisme. Paul-Joseph ­Barthès
­(1734-1806), de l’université de Montpellier, mais
avant lui Georg Ernst ­Stahl ­(1660-1734), de l’université de Halle, prônèrent l’existence d’un principe
vital qui ne peut être ni connu ni démontrable, mais
qui sous-tend, selon la théorie vitaliste, toute vie
humaine. Les détracteurs de cette théorie, reposant sur l’âme pensante et le principe vital, assimilèrent la pensée vitaliste à une forme d’animisme
médical, soit une vulgaire régression aux archaïsmes
humains. Cependant, considéré sous un angle philosophique, le vitalisme est un concept qui s’oppose
à la réduction de l’homme à une simple machine,
et maintient la part d’interrogation métaphysique,
d’étonnement devant l’évolutivité et l’adaptativité du vivant. Il marque très fortement l’œuvre de
Georges ­Canguilhem ­(1904-1995) lorsqu’il considère toute vie humaine comme normative, en ceci
qu’elle répond à une agression par la recherche
d’une nouvelle norme, une condition de vie nouvelle
capable de se maintenir (10). Pour lui, aucune
avancée médicale ou scientifique ne permettra de
saisir la complexité de la vie, car elle ne peut se
réduire à une somme de mécanismes élémentaires
apposés les uns aux autres.
À la fin du xviiie siècle, Bernard ­Peyrilhe ­(1737-1804)
fit la première expérience de xénogreffe. Prélevant
du liquide dans un cancer du sein, il reproduisit le
phénomène métastatique en l’injectant dans la
cavité péritonéale d’un chien. Peyrilhe apporta des
observations essentielles telles que celle démontrant que le cancer était d’abord local et qu’ensuite
il se dispersait dans tout le corps, via les canaux
lymphatiques. L’objectivité de ce médecin contraste
fortement avec son fatalisme lorsqu’il affirme “qu’il
est aussi difficile de définir le cancer que de le guérir”.
Un pas décisif allait s’accomplir dans la trajectoire
qu’il avait dessinée.
De l’anatomo-pathologie à nos jours
Une troisième révolution majeure rapprochera encore
plus la médecine de la réalité du corps et le cancer
d’une maladie des tissus. L’anatomo-pathologie fait ses
premiers pas en l’an III de la révolution française avec
Xavier ­Bichat ­(1771-1802) et la publication du traité
des membranes dans lequel il affirme “que les tumeurs
sont formées de tissus comparables aux tissus sains,
sinon par leur structure du moins par leur vitalité, et
qu’elles sont en quelque sorte des organes nouveaux,
surajoutés à l’économie et que leur composition
anatomique est susceptible de varier comme celle
des parties naturelles”. Avec son traité des membranes,
Bichat met fin en quelques années à deux millénaires
de théorie humorale. S’en est terminée de l’atrabile
de l’Antiquité grecque et avec elle, de la causalité des
maladies comme fruit de l’influence du comportement humain de la relation aux astres ou aux dieux.
L’anatomopathologie sera le creuset de la médecine
expérimentale et de ses dérivés4.
L’histoire continue
Dès lors, les choses s’accélèrent très vite et la révolution suivante est bien sûr la théorie de la pathologie
cellulaire, dont Rudolph ­Virchow ­(1821-1902) fut
l’un des pionniers. Pour lui, toutes maladies ont leur
origine dans les altérations des cellules.
La médecine expérimentale, la biologie cellulaire,
la biologie moléculaire, auraient dû faire s’effondrer toute théorie irrationnelle considérant le cancer
comme un intrus sans lien avec la vie normale. Mais
il reste deux grandes résistances à une telle acception
du cancer. D’une part, le savoir naïf, la peur collective
du cancer reste ancrée dans la notion de faute et de
culpabilité, et cela restera toujours le cas dans la
mesure où il est impossible de substituer de l’angoisse
par de la connaissance. L’autre point marquant est la
persistance de stigmatisation des patients qui sont
atteints de cancer. Cela est particulièrement facile
(et cruel) lorsqu’un facteur de risque de telle ou telle
localisation cancéreuse, facteur proprement dépendant de la conduite de l’individu, rapproche le cancer
d’une maladie auto-infligée. À ce titre, le summum
de la stigmatisation est atteint pour les malades
touchés par le cancer alors qu’ils sont séropositifs
pour le virus de l’immuno­déficience humaine, ce qui,
sur le plan social, équivaut à un double stigmate.
Dès lors, on perçoit la part d’irrationnel dont le savoir
naïf se pare nécessairement pour éloigner coûte que
coûte la menace qui semble peser sur tous. La réalité
biologique du phénotype cancer, vers laquelle la part
scientifique de la médecine tente de se rapprocher,
est doublée par la part symbolique du concept usuel
de cancer et l’inconnu laissé libre par l’exercice de la
médecine en tant qu’art. Puisqu’il y a maléfice, il faut
le repousser avec les moyens conventionnels, tels
4. On peut s’interroger cependant
sur la survivance de cette théorie
humorale au travers d’autres formes.
Les médecines parallèles prônent
aujourd’hui une guérison des cancers
par un retour à l’équilibre, lequel
pourrait être rétabli, par exemple, à
l’aide de la consommation de fruits
rouges et de thé vert. De grands
succès récents de librairie attestent
de la soif de l’humain de trouver des
explications au champ laissé libre par
la non-exhaustivité, consubstantielle à
la science médicale, de la connaissance
du vivant.
La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 | 85
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HISTOIRE
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Figure 3. Dans le traité de D. Gendron, deux pages commentant les échecs de la cure des
cancers par le fer (référence à la chirurgie et non au traitement de la carence martiale).
Des traces de mysticismes sont perceptibles, par exemple dans la phrase : “[…] cancers
amputés ou extirpés qui quelques mois après que l’on en avoit fait retentir la prétendue
guérison, on reparu avec plus de violence”.
que le fer et le feu. Prenons l’exemple du fer : c’est
ainsi que Deshaies ­Gendron appelle sous Louis xiv
les temps historiques de la chirurgie. Son traité
porte témoignage de son scepticisme à l’égard des
vertus curatrices de l’acte (figure 3). Mais on ne peut
qu’être étonné devant la résurgence au xxe siècle du
symbolisme d’une affiche du ministère de la santé
de 1922 (figure 4) : l’épée des croisés vient perforer
le crabe dont l’ombre projette un diable.
S’il m’est permis, pour conclure, de faire part de mon
opinion personnelle, je dirais que le grand malentendu
tient en fait en ceci : la médecine s’appuie sur des
sciences. Elle aime l’objectivité dans la validation des
faits ; elle utilise des démarches hypothético-déductives
et s’appuie sur d’autres sciences (les bio-statistiques,
la physique, la chimie, etc). De facto, elle contribue
à augmenter nos connaissances sur l’homme. Or, la
connaissance est bien le but de la science, mais le but
de la médecine est tout autre. Sa finalité est l’action de
soins et celle-ci ne peut attendre toujours le progrès des
connaissances, car comme l’écrivait Hippocrate, devant
un patient qui souffre, “la décision est inévitable”. Il
n’y aura jamais de savoir exhaustif, et la médecine est
donc à repenser pour chaque individu malade.
J’ai tenté de montrer que le progrès médical et les
connaissances acquises en cancérologie résultent
toujours d’une désobéissance aux conceptions héritées du passé et d’un entêtement face aux faits qui
résistent. Il y aura toujours une part d’irrationnel
dans le raisonnement médical ; mais si l’on suit les
préceptes de ­Canguilhem, le progrès médical mérite
que l’on s’attache à “penser ce que l’on voit et non
pas voir ce que l’on pense”.
■
Remerciements à Madame Sylvia Motsch pour l’aide à la
préparation de cet article.
Références bibliographiques
Figure 4. Affiche de 1922, venant en écho des conceptions mystiques de la figure 3, et représentant le traitement par une épée des croisés et la maladie par un
crabe à l’ombre diabolique.
86 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XIII - n° 2 - mars-avril 2010 1. Comte A (1848). In : Discours sur l’ensemble du positivisme.
PARIS : GF-Flammarion, 1999.
2. Canguilhem G (1965). La connaissance de la vie. Paris : Librairie
philosophique J. Vrin, 2009.
3. Bachelard G (1938). In : La psychanalyse du feu. Paris : Folio
Essai, 1985.
4. Enquête Institut National du Cancer/Ipsos, réalisée auprès
de 1 000 personnes représentatives de la population française
âgée de 18 ans et plus, recueil des données par téléphone les 8
et 9 décembre 2006 ­(http://­www.­ecancer.fr/v1/index2.php).
5. Bergson H (1907). Introduction. In : L’évolution créatrice. Paris :
PUF, 1959.
6. HIPPOCRATE de la nature de l’homme. - ΠΕΡΙ ΦΥΣΙΟΣ
ΑΝΘΡΩΠΟΥ. régime livre III - Tome VII : introduction.
7. Nancy JL. In : L’intrus. Paris : Galilée, 2000, 44 pages.
8. Aristote. De l’âme. Traduction de J. Tricot à partir, pour l’essentiel du texte grec et latin Aristotelis de anima de ­Trendelenburg
(1877). Bibliothèque des textes philosophiques. Paris : J. Vrin, 2003.
9. Gendron D (1700). Recherche sur la nature et la guérison des
cancers. Paris : André Cramoisy, Rue de la Harpe, au sacrifice
d’Abraham.
10. Canguilhem G (1943). In: Le normal et le pathologique. Réédité
sous le titre Le Normal et le Pathologique, augmenté de Nouvelles
Réflexions concernant le normal et le pathologique (1966), 9e
réed. Paris : PUF/Quadrige, 2005.
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