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Je me disais : J'ai d'autres chats à fouetter, que j'étais sincère et ne cherchais pas seulement un prétexte pour
éviter un combat polémique avec vous, mes actes le prouvent : en effet depuis le temps que vous avez commencé
à me défier, j'ai en effet fouetté — triste nécessité — pas mal de «chats ». Naturellement, vous vous êtes
expliqué mon silence autrement; vous pensez, évidemment, que n'osant pas attaquer votre forteresse
philosophique, je préférais proférer à votre adresse de vaines menaces, vous critiquer « à crédit ». Je ne vous
dénie pas le droit de vous bercer d'illusions, mais, à mon tour, j'ai le droit de vous dire : vous vous berciez
d'illusions. En réalité, je n'ai tout simplement pas jugé utile de discuter avec vous, car j'ai supposé que les
représentants conscients du prolétariat russe sauraient eux-mêmes apprécier votre sagesse philosophique. De
plus, — comme je l'ai déjà dit, — j'avais d'autres chats à fouetter. Ainsi, dès la fin de l'an dernier, c'est-à-dire
tout de suite après la publication dans Le Messager de la vie de la lettre ouverte que vous m'adressiez, certains de
mes camarades me conseillèrent de m'occuper de vous. Mais je leur répondis que je trouvais plus utile de
m'occuper de M. Arthur Labriola8dont votre partisan, M. A. Lounatcharski9a eu l'idée d'introduire les opinions
en Russie en qualité d'armes « affûtées pour les marxistes orthodoxes». Muni d'une postface de M.
Lounatcharski, le livre de M. Arthur Labriola a frayé chez nous le chemin au syndicalisme, et j'ai préféré m'en
occuper, retardant pour un temps ma réponse à votre lettre ouverte. En vérité, reculant devant l'ennui, je ne vous
répondrais même pas maintenant, Monsieur Bogdanov, s'il n'y avait ce même M. Anatole Lounatcharski. Tandis
que vous vous empêtriez dans votre « empiriomonisme », il s'est mis à prêcher une religion nouvelle, et cette
prédication peut avoir une importance pratique beaucoup plus grande que la propagande de vos idées
philosophiques. Il est vrai que, comme Engels, je considère qu'actuellement, « toutes les possibilités de la
religion sont épuisées » (aile Möglichkeiten der Religion sind erschöft)10. Mais je ne perds pas de vue que ces
possibilités ne sont vraiment épuisées que pour les prolétaires conscients. Or il n'y a pas qu'eux, il en est aussi de
semi-conscients et de tout à fait inconscients. Au cours de l'évolution de ces éléments de la classe ouvrière, la
propagande religieuse peut être une force négative non dénuée d'importance. Enfin, en dehors des prolétaires
semi-conscients et tout à fait inconscients, il y a chez nous encore un grand nombre d'« intellectuels » qui, bien
entendu, se croient tout à fait conscients, mais qui, en vérité, suivent inconsciemment tous les courants à la mode
et qui, dans le moment présent — toutes les époques réactionnaires sont subjectives, disait Gœthe — sont très
attirés par toute espèce de mysticisme. Pour ces gens-là, les inventions dans le genre de la religion nouvelle de
votre partisan, Monsieur, constituent une véritable trouvaille. Ils se jettent sur elles comme les mouches sur le
miel. Et comme un assez grand nombre de ces messieurs, qui s'emparent avidement de ce que leur dit le dernier
livre, n'ont malheureusement pas encore rompu leur lien avec le prolétariatl1, ils peuvent le contaminer par leurs
emballements mystiques. C'est pour ces raisons que j'ai décidé que nous, marxistes, devions riposter
énergiquement non seulement au nouvel évangile d'Anatole, mais aussi à la philosophie, qui n'est déjà plus bien
neuve, d'Ernest (Mach)12 et qui a été plus ou moins adaptée par vous, Monsieur Bogdanov, à notre usage russe.
Et c'est seulement pour cela que j'ai entrepris de vous répondre.
Je sais que beaucoup de camarades se sont étonnés que je n'aie pas jugé nécessaire jusqu'ici de polémiser avec
vous. Mais c'est une vieille histoire, qui reste toujours neuve. Déjà lorsque M. Strouvé13 publia ses célèbres
Remarques critiques, certains de mes camarades, trouvant à juste titre que ces remarques étaient l'œuvre d'un
homme qui n'était pas encore parvenu à un mode conséquent de pensée, me conseillèrent d'intervenir contre lui.
Des conseils de ce genre se firent encore plus insistants, quand le même M. Strouvé publia dans Les Questions
de philosophie et de psychologie son article : «De la liberté et de la nécessité ». Je me souviens que Lénine, lors
de notre rencontre de l'été 1900, me demanda pourquoi je n'avais prêté aucune attention à cet article. Ma réponse
à Lénine fut très simple : les idées exprimées par M. Strouvé dans l'article : « De la liberté et de la nécessité », je
les avais réfutées d'avance dans mon livre A propos du développement de la conception moniste de l'histoire.
Ceux qui ont lu et compris mon livre devaient clairement déceler en quoi consiste la nouvelle erreur de l'auteur
de Remarques critiques. Et je n'avais pas le temps de discuter avec ceux qui n'avaient pas lu ou pas compris mon
livre. Je n'ai jamais pensé que j'étais obligé de jouer auprès de nos intellectuels marxistes, le rôle du hibou de
Chtchédrine qui inlassablement courait après l'aigle afin de lui enseigner la méthode phonétique : « Sire, dites b,
v, g. » Chez Chtchédrine, le hibou a tellement ennuyé l'aigle que celui-ci s'est fâché contre lui : « Va-t-en, maudit
!» et puis il a fini par le tuer. Je ne sais de quels dangers j'aurais été menacé dans le rôle de professeur-hibou
auprès des intellectuels russes de pensée plus ou moins marxiste. Mais je n'avais ni le goût ni la possibilité de
remplir ce rôle ingrat, car j'avais d'autres tâches pratiques et surtout théoriques. Je serais entraîné bien loin dans
la théorie si je répondais à toutes les sollicitations passées ou présentes. Il suffit de dire que certains lecteurs
voulaient que j'exprime mon opinion sur notre érotisme contemporain (c'est-à-dire sur M. Artsybachev14 et ses
congénères) et d'autres m'ont demandé ce que je pensais des danses de Madame Isadora Duncan. Malheur à
l'écrivain qui s'aviserait de répondre à tous les emballements spirituels de cette dame capricieuse et nerveuse :
l'intelligentsia. Quand ce ne seraient que ses emballements philosophiques ! Y a-t-il si longtemps qu'elle discutait
de Kant ? Qu'elle exigeait de nous une réponse à la critique kantienne de Marx ? Il n'y a que peu de temps. Si
peu de temps que les souliers dans lesquels notre dame frivole courait derrière le néo-kantisme ne sont pas
encore usés. Et après Kant sont apparus Avenarius15 et Mach. Et après ces deux Ajax de l'empiriocriticisme est
apparu Joseph Dietzgen. Et à la suite de celui-ci apparaissent maintenant Poincaré et Bergson. « Cléopâtre avait