L`illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d`une notion et son

Lillusio chez Pierre Bourdieu.
Les (més)usages d’une notion et son
application au cas des universitaires
« Aux questions qui portent sur les raisons de l’ a p-
p a r tenance, de lengagement visral dans le jeu, les
p a r ticipants n’ont rien à répondre, enfinitive, et
les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas
ne sont que des rationalisations post-festum desti-
es à justifier, pour soi-même autant que pour les
a u t r es, un investissement injustifiable » .
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes.1
Li l l u s i o c h ez Pi e r r e Bourdieu est une notion clef très souvent gligée par les com-
mentateurs au profit [de celles de champ, de l’h a b i t u s ou de la violence symbolique2. ]
Les raisons de cet insuccès se tro u v ent peut-être dans le traitement étonnamment dis-
c r et de ce concept auquel Bourdieu s’est livré, alors que ses différentes acceptions le re n -
dent essentiel dans l’édifice qu’il a construit. Si l’auteur a négligé au fil du temps ce
concept, notons tout de même que, dans ses derniers travaux, il tro u v e une place à sa
m e s u r e et quil en est fait un usage plus systématique3: dans Raisons pra t i q u e s , qui re p r e n d
une série d’ a r ticles et de communications orales ou bien dans les ditations pascaliennes,
lun de ses derniers ouvrages, li l l u s i o est largement habilie, synthétisant un ensemble
de thèmes (intérêt, investissement, engagement, perception, …) et parachevant sa théo-
rie de l’action. Pour autant, cet usage tard i f , dans une torie élaboe de longue date4,
laisse supposer des interrogations théoriques majeures aunouement contestable, et
1. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 123.
2. Ce texte s’appuie sur un travail de maîtrise soutenue à l’université Lyon 2 en 2003, intitulé La
notion d’illusio dans le travail de P. Bourdieu : le cas des enseignants-chercheurs en histoire. Dans cette
note, j’ai volontairement laissé de côté les entretiens réalisés pour conserver certaines de mes conclu-
sions. Si l’argumentation peut sembler tronquée et si elle élude en partie la face empirique de mon
travail, les remarques formulées ici prétendent valoir du point de vue théorique comme du point
de vue empirique. Elles prennent la forme de conclusions en aucun cas définitives et invitent au
questionnement empirique plutôt qu’elles ne le ferment.
3. Bourdieu hésite dans beaucoup de ses textes entre le terme dillusio et d’autres comme intérêt, inves-
tissement, etc. qu’il finit par réunir dans un même concept en adoptant définitivement lillusio à
partir des années 1980.
4. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses
conséquences théoriques, Paris, Ed. de la Découverte, 2002.
REVUE TRACÉS n° 8 – printemps 2005 – p. 13-27
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donc des choix intellectuels d’ i m p o rtance aux yeux de Bourdieu. Le recours à li l l u s i o d e
fon régulière uniquement à partir des années 1980 en dit long sur les enjeux que cet
usage re c o u v re, quand on se souvient que Bourdieu a fini la plupart de ses concepts
majeurs depuis les années 1970. Cet intét est re n f o r par l’usage quil propose de l’ i l l u -
sion et par la manière qu’il a de multiplier les recours à ce terme : « illusion scholas-
t i q u e », « illusion biographique », « illusion subjectiviste », etc. Dans une sociologie du
d é voilement (ou de la ru p t u re) qui ne cesse d’ o p p o s e r, sur un mode bachelardien, la
connaissance savante et la connaissance profane, le sociologue se fait mystificateur et
p a r vient seul à émettre des jugements objectifs grâce à l’ e x e r cice de la réflexivi(facul
dont est privé l’acteur ord i n a i re). En ressaisissant les contraintes qui pèsent sur l’ a c t e u r,
le sociologue peut, seul, re c o n s t ru i r e le sens objectif d’une action qui échappe irrémé-
diablement à un agent pris par l’action et par consèquent, selon Bourdieu, incapable de
flexivi. Pa r ce que les acteurs sont immergés dans la pratique et que cet engagement
impose une myopie au nom des impératifs de la pratique (ni le temps ni les moyens de
la flexivité), la figure du sociologue se dresse en surplomb, détenteur dun savoir inac-
cessible à un acteur aveugle qui ne peut accéder aux ritables principes de ses actions.
Puisque l’engagement impose de laisser en suspens certaines croyances, d’ a d h é r e r
de manière aveugle à des principes, l’illusion serait la condition de celui-ci et viendrait
en retour conforter cet investissement. Elle serait donc un régime d’existence ou d’ e n -
gagement dans un monde social, un mode pratique d’ i n v estissement qui ne remet pas
en cause les fondements de son organisation, en raison d’une coïncidence parfaite entre
des cadres mentaux et les règles mêmes de cet univers. Li l l u s i o n’est rien d’ a u t r e « q u e
ce rapport enchanà un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontolo-
gique entre les stru c t u r es mentales et les stru c t u r es objectives de l’espace social»5, c’ e s t -
à - d i r e entre un ensemble de scmes mentaux (h a b i t u s ) et des gularis caractéristiques
dun espace social autonome (champ) qui conduit ceux qui possèdent la maîtrise pra-
tique de cet univers à anticiper de façon correcte les évolutions du jeu6. Pour celui qui
possède les catégories mentales (un « ensemble de principes de vision et de division » )
adapes à un champ donné, tous les événements qui s’y produisent paraissent « n a t u -
re l s » ou « é v i d e n t s ». En accord avec la théorie de la pratique, l’intérêt qui pousse les
agents à s’ i n vestir dans les l u s i o n e s , les chances, n’est pas économique. Au contraire, « l’ i n -
t sintére s s é » ayant cours dans la plupart des espaces sociaux autonomes fonde un
5. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ?», Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p.151.
6. Bourdieu développe une analogie entre le champ et le jeu, le jeu donne une image approximative
du fonctionnement du champ. Ils possèdent tous deux des règles que les participants respectent et
qui constituent à la fois des contraintes et des ressources pour l’action, mais le champ, différence
majeure, ne possède pas de créateur (Bourdieu parle lui de « nomothète », celui qui a le pouvoir
de fixer les règles).
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et son application au cas des universitaires
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« intérêt au désintére s s e m e n t »7qui prend ses formes extrêmes dans certains lieux
comme la famille, le champ artistique ou scientifique8. C’est préciment dans ces champs
« les plus purs » que joue à plein cette économie symbolique si part i c u l i è r e, re p o s a n t
sur le capital symbolique, la re c o n n a i s s a n c e 9devient la seule m a r que de distinction,
à l’ e x clusion de toute autre :
J’appelle capital symbolique n’ i m p o r te quelle espèce de capital (économique, culture l ,
s c o l a i r e ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des prin-
cipes de vision et de division, des systèmes de classement, des scmes classificatoires, des
schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des
s t ru c t u res objectives du champ considéré, c’ e s t - à - d i r e de la stru c t u r e de la distribution
du capital dans le champ considéré.1 0
B o u r dieu, en s’effoant de décrire des formes d’intét non-utilitaristes, considère
le champ artistique ou unive r s i t a i r e comme des mondes sociaux désinress. Il n’ e s t
donc pas incongru de se pencher sur le cas des unive r s i t a i r es, quand Bourdieu en fait les
acteurs paradigmatiques de l’économie symbolique. Il nous y invite me en sugrant
q u’il s’agit d’une des tâches de la sociologie1 1 .
Mais cette approche souve un certain nombre de questions simultanément empi-
riques et théoriques. D’abord, le terme di l l u s i o ,par ses sonances latines, nous plonge
dans un domaine historiquement sit, réveillant les risques d’ e m p r unts conceptuels
hâtifs et, partant, les connotations qui fausseraient son usage lorsqu’il est -indexé. Les
notions qui décrivent une alité historique précise ne peuvent être utilisées impu-
ment pour traiter d’ a u t res événements, si l’on ne fait pas l’ e f f o rt d’assumer la charge
sémantique qu’elles portent clandestinement. C’est ce qui caracrise les concepts dans
7. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ?», op. cit., p. 160 : « Chaque champ, en se
produisant, produit une forme d’intérêt qui, du point de vue d’un autre champ, peut apparaître
comme désintéressement (ou comme absurdité, manque de réalisme, etc.) ».
8. Bourdieu P., Méditations pascaliennes,op. cit., p. 116 : « L’arbitraire est au principe de tous les
champs, même les plus purs, comme les mondes artistiques ou scientifiques… ». L’intérêt écono-
mique, synonyme de calcul intéressé, ne s’applique que dans des champs spécifiques la raison
calculatrice a fini par s’imposer (en premier lieu, le champ économique). Selon Bourdieu, c’est un
processus historique qui a fait du calcul le mode de décision principal dans les échanges écono-
miques et non une quelconque nature humaine.
9. Bourdieu P., Le Sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, pp. 113-114 : « Les actes de recon-
naissance innombrables qui sont la monnaie de l’adhésion constitutive de l’appartenance et où s’en-
gendre continûment la méconnaissace collective sont à la fois la condition et le produit du fonc-
tionnement du champ et représentent donc autant d’investissements dans l’entreprise collective de
création du capital symbolique qui ne peut s’accomplir que moyennant que la logique du fonc-
tionnement comme telle reste méconnue ».
10. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ?», op. cit., pp.160-161.
11. Ibid., p.153.
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les sciences sociales, à mi-chemin entre « concepts sténographiques » (trop scifiques)
et « concepts polymorphes » (trop géraux), qualifs de « semi-noms pro p r e s » dans
la terminologie de J.-C Pa s s e r o n 1 2 . Il serait maladroit d’y voir un simple enjeu torique,
la férence implicite à la scolastique et à la période médiévale inscrit la profession uni-
ve r s i t a i r e dans le re g i s t r e de la vocation (ou du devo i r - ê t r e) et biaise linterptation cou-
lant de l’ i n vestigation empirique, point qui rite amplement discussion.
Par ailleurs, l’i l l u s i o est censée désigner l’exrience ord i n a i r e d’un univers social1 3 ,
mais elle appartient en pro p r e aux « n a t i f s » du champ, ceux qui possèdent à l’état pra-
t i q u e les compétences requises pour s’y épanouir car ils sont les produits de ce même
u n i v ers. A la limite, l’harmonie sociale passe par la re p r oduction sociale afin que chacun
puisse réussir en tro u v ant des activis accordées aux dispositions qu’il porte en lui (h a b i-
t u s ). Cette lecture quelque peu fataliste de la théorie bourdieusienne soulève de sérieuses
questions, dans la mesure l’auteur fait de la mobilité sociale une source de tensions
personnelles. Dès qu’il existe un écart entre les dispositions attendues dans un champ et
celles dont est porteur le prétendant, il est cessaire de le combler au risque pour celui-
ci de ne pas y tro u v er sa place. Dans cette torie appliquée à un champ part i c u l i e r, le
succès serait lapanage des seuls natifs, c’ e s t - à - d i r e, si lon se permet dinterpréter les termes
de Bourdieu, qui reste sur le sujet plus que laconique, des fils ou filles des membres du
c h a m p . Reconnaissons à Bourdieu une certaine latitude, les héritiers appartiennent à un
c e r cle large intégrant les enfants des couches les plus aisées et les plus qualifiées de la
société. Ceci est évidemment à lire en tendance, sur un mode probabiliste, et non dans
une perspective déterministe qui ferait des seuls descendants les prétendants aux aréo-
pages. Mais, adossé à de rieux arguments statistiques, force est de conclure que le re c r u-
tement des milieux unive r s i t a i r es se fait davantage dans un sérail plut qu’ a l é a t o i r e m e n t
dans l’ensemble de la société. Ces « n a t i f s » posderaient le jeu à l’état pratique, dans
un « r a p p o r t de complicité infra-consciente, infra-linguistique »1 4 , autant quils seraient
possédés par le jeu1 5 , ce qui les tient à l’ é c a r t de tout cynisme : « […] un des privilèges
liés au fait d’ ê t r e né dans un jeu, cest qu’on peut faire l’économie du cynisme parce qu’ o n
a le sens du jeu ; comme un bon joueur de tennis, on se tro u v e placé non pas où est
la balle mais où elle va tomber ; on se place et on place non où est le profit, mais
12. Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991. Pour un examen approfondi
d’un concept sociologique, voir Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage
de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie,XXIII, 1982, pp.
551-584.
13. Le champ posède des règles propres, irréductibles à toutes autres règles ayant cours dans un autre
univers, par conséquent, lillusio comme traduction incorporée des règles du champ est irréduc-
tible à toute autre définition de l’intérêt.
14. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ?», op. cit., p. 154.
15. Ibid., p. 154 : « Les agents bien ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d’autant plus
qu’ils le maîtrisent mieux ».
Lillusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion
et son application au cas des universitaires
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où il va se tro u v e r »1 6 . Mais le paradoxe tient dans le fait que cette familiarité avec un
u n i ver s social se présente comme l’expérience la plus fréquente puisque, de quelque
m a n i è r e que ce soit, tous les membres du champ partagent la me i l l u s i o sans distinc-
tion de forme ni de deg. Accéder à l’ Un i v ersiimpose à ceux qui avaient la plus faible
p r obabilité d’y parvenir un processus d’adaptation qui prend la forme d’une « c o n v e r -
s i o n » : « On comprend que l’on n’ e n t r e pas dans ce cercle magique [le champ] par
une cision instantanée de la volonté mais seulement par la naissance ou par un lent
p r ocessus de cooptation qui équivaut à une seconde naissance »1 7 . D’l’ a p p a r e n t e
contradiction entre une i l l u s i o qui est l’apanage des natifs et qui est en même temps le
plus petit dénominateur commun dans le champ. Certes Bourdieu a raison d’ i n vo q u e r
la transformation possible des dispositions, mais il est bien difficile d’ a d m e t t r e que tous
les acteurs d’un espace unive r s i t a i r e, quelle que soit la discipline, partagent une i l l u s i o
commune (au sens d’intérêt). Quel écart entre les préoccupations d’un maître de con-
rences dans une petite ville, produisant peu, et un Professeur au Collège de France, dire c -
teur de collection ou de revue, lancé dans une compétition scientifique internationale,
dirigeant une équipe de cherc h e u r s ! S’ils partagent sans doute des croyances communes
(une d o x a ), leurs ints sont loin d’ ê t r e identiques. De , on peut spéculer sur les fro n -
t i è r es délimitant le champ ou bien sur l’unité supposée de l’i l l u s i o : soit le champ his-
torien ou philosophique (etc.) est trop vaste et implique de finir des sous-champs, soit
il est nécessaire de spécifier plusieurs formes d’intérêts qui ont cours dans le me lieu.
Une chose est sûre : une seule i l l u s i o ne peut rassembler l’intégralité du champ. On
re t r o u v e ici un travers current dans la marche bourdieusienne, consistant à présup-
poser plut quà montrer l’harmonie sociale par la conformation « i n é v i t a b l e » des
dispositions individuelles aux exigences du champ1 8 .
Autour de ces deux critiques principales, nous allons développer les difrents sens
de la notion di l l u s i o a v ant de re v enir plus en détail sur les problèmes que posent re s-
p e c t i v ement la ré-indexation de concepts et l’usage de ce concept à lensemble des membre s
du champ unive r s i t a i re. Quels sont les biais interprétatifs résultant de ces empru n t s
conceptuels parfois inadéquats ? A simultanément fendre une théorie de la pratique
et à dénoncer les illusions des individus, Bourdieu n’ôte-t-il pas toute capacité flexive
aux acteurs ? Et n’ é l è v e-t-il pas le sociologue au rang d’ i d é o l o g u e ?
16. Ibid., p. 154.
17. Bourdieu P., Le Sens pratique,op. cit., p. 114.
18. Bourdieu propose une analyse de l’héritage dans laquelle l’héritier peut refuser ce qui provient de
ses parents, en donnant l’exemple de Frédéric dans lEducation sentimentale. Le héros de Flaubert
subit un changement de lillusio, mais cette rupture n’est possible chez Bourdieu que dans la fic-
tion. Je remercie Muriel Mille d’avoir attité mon attention sur ce point. Bourdieu P., Les Règles de
l’art, Paris, Seuil, 1993.
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