L`illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d`une notion et son

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L’illusio chez Pierre Bourdieu.
Les (més)usages d’une notion et son
application au cas des universitaires
« Aux questions qui portent sur les raisons de l’ a ppartenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, les
participants n’ont rien à répondre, en définitive, et
les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas
ne sont que des rationalisations post-festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour les
autres, un investissement injustifiable ».
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes.1
L’illusio c h ez Pierre Bourdieu est une notion clef très souvent négligée par les commentateurs au profit [de celles de champ, de l’habitus ou de la violence symbolique2.]
Les raisons de cet insuccès se trouvent peut-être dans le traitement étonnamment discret de ce concept auquel Bourdieu s’est livré, alors que ses différentes acceptions le rendent essentiel dans l’édifice qu’il a construit. Si l’auteur a négligé au fil du temps ce
concept, notons tout de même que, dans ses derniers travaux, il trouve une place à sa
mesure et qu’il en est fait un usage plus systématique3 : dans Raisons pratiques, qui reprend
une série d’articles et de communications orales ou bien dans les Méditations pascaliennes,
l’un de ses derniers ouvrages, l’illusio est largement réhabilitée, synthétisant un ensemble
de thèmes (intérêt, investissement, engagement, perception, …) et parachevant sa théorie de l’action. Pour autant, cet usage tardif, dans une théorie élaborée de longue date4,
laisse supposer des interrogations théoriques majeures au dénouement contestable, et
1. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 123.
2. Ce texte s’appuie sur un travail de maîtrise soutenue à l’université Lyon 2 en 2003, intitulé La
notion d’illusio dans le travail de P. Bourdieu : le cas des enseignants-chercheurs en histoire. Dans cette
note, j’ai volontairement laissé de côté les entretiens réalisés pour conserver certaines de mes conclusions. Si l’argumentation peut sembler tronquée et si elle élude en partie la face empirique de mon
travail, les remarques formulées ici prétendent valoir du point de vue théorique comme du point
de vue empirique. Elles prennent la forme de conclusions en aucun cas définitives et invitent au
questionnement empirique plutôt qu’elles ne le ferment.
3. Bourdieu hésite dans beaucoup de ses textes entre le terme d’illusio et d’autres comme intérêt, investissement, etc. qu’il finit par réunir dans un même concept en adoptant définitivement l’illusio à
partir des années 1980.
4. Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu. Le paradigme anthropologique kabyle et ses
conséquences théoriques, Paris, Ed. de la Découverte, 2002.
REVUE TRACÉS n° 8 – printemps 2005 – p. 13-27
REVUE TRACÉS n° 8 – printemps 2005
donc des choix intellectuels d’importance aux yeux de Bourdieu. Le recours à l’illusio de
façon régulière uniquement à partir des années 1980 en dit long sur les enjeux que cet
usage recouvre, quand on se souvient que Bourdieu a défini la plupart de ses concepts
majeurs depuis les années 1970. Cet intérêt est renforcé par l’usage qu’il propose de l’illusion et par la manière qu’il a de multiplier les recours à ce terme : « illusion scholastique », « illusion biographique », « illusion subjectiviste », etc. Dans une sociologie du
d é voilement (ou de la ru p t u re) qui ne cesse d’opposer, sur un mode bachelardien, la
connaissance savante et la connaissance profane, le sociologue se fait démystificateur et
parvient seul à émettre des jugements objectifs grâce à l’exercice de la réflexivité (faculté
dont est privé l’acteur ordinaire). En ressaisissant les contraintes qui pèsent sur l’acteur,
le sociologue peut, seul, reconstruire le sens objectif d’une action qui échappe irrémédiablement à un agent pris par l’action et par consèquent, selon Bourdieu, incapable de
réflexivité. Parce que les acteurs sont immergés dans la pratique et que cet engagement
impose une myopie au nom des impératifs de la pratique (ni le temps ni les moyens de
la réflexivité), la figure du sociologue se dresse en surplomb, détenteur d’un savoir inaccessible à un acteur aveugle qui ne peut accéder aux véritables principes de ses actions.
Puisque l’engagement impose de laisser en suspens certaines croyances, d’adhérer
de manière aveugle à des principes, l’illusion serait la condition de celui-ci et viendrait
en retour conforter cet investissement. Elle serait donc un régime d’existence ou d’engagement dans un monde social, un mode pratique d’investissement qui ne remet pas
en cause les fondements de son organisation, en raison d’une coïncidence parfaite entre
des cadres mentaux et les règles mêmes de cet univers. L’illusio n’est rien d’autre « que
ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social »5, c’està-dire entre un ensemble de schèmes mentaux (habitus) et des régularités caractéristiques
d’un espace social autonome (champ) qui conduit ceux qui possèdent la maîtrise pratique de cet univers à anticiper de façon correcte les évolutions du jeu6. Pour celui qui
possède les catégories mentales (un « ensemble de principes de vision et de division »)
adaptées à un champ donné, tous les événements qui s’y produisent paraissent « naturels » ou « évidents ». En accord avec la théorie de la pratique, l’intérêt qui pousse les
agents à s’investir dans les lusiones, les chances, n’est pas économique. Au contraire, « l’intérêt désintéressé » ayant cours dans la plupart des espaces sociaux autonomes fonde un
5. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ? », Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 151.
6. Bourdieu développe une analogie entre le champ et le jeu, le jeu donne une image approximative
du fonctionnement du champ. Ils possèdent tous deux des règles que les participants respectent et
qui constituent à la fois des contraintes et des ressources pour l’action, mais le champ, différence
majeure, ne possède pas de créateur (Bourdieu parle lui de « nomothète », celui qui a le pouvoir
de fixer les règles).
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L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion
et son application au cas des universitaires
« intérêt au désintére s s e m e n t »7 qui prend ses formes extrêmes dans certains lieux
comme la famille, le champ artistique ou scientifique8. C’est précisément dans ces champs
« les plus purs » que joue à plein cette économie symbolique si particulière, reposant
sur le capital symbolique, où la reconnaissance9 devient la seule marque de distinction,
à l’exclusion de toute autre :
J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culture l ,
scolaire ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des
schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des
structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution
du capital dans le champ considéré.10
Bourdieu, en s’efforçant de décrire des formes d’intérêt non-utilitaristes, considère
le champ artistique ou universitaire comme des mondes sociaux désintéressés. Il n’est
donc pas incongru de se pencher sur le cas des universitaires, quand Bourdieu en fait les
acteurs paradigmatiques de l’économie symbolique. Il nous y invite même en suggérant
qu’il s’agit d’une des tâches de la sociologie11.
Mais cette approche soulève un certain nombre de questions simultanément empiriques et théoriques. D’abord, le terme d’illusio, par ses résonances latines, nous plonge
dans un domaine historiquement situé, réveillant les risques d’emprunts conceptuels
hâtifs et, partant, les connotations qui fausseraient son usage lorsqu’il est ré-indexé. Les
notions qui décrivent une réalité historique précise ne peuvent être réutilisées impunément pour traiter d’autres événements, si l’on ne fait pas l’ e f f o rt d’assumer la charge
sémantique qu’elles portent clandestinement. C’est ce qui caractérise les concepts dans
7. Bourdieu P., « Un acte désinteressé est-il possible ? », op. cit., p. 160 : « Chaque champ, en se
produisant, produit une forme d’intérêt qui, du point de vue d’un autre champ, peut apparaître
comme désintéressement (ou comme absurdité, manque de réalisme, etc.) ».
8. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 116 : « L’arbitraire est au principe de tous les
champs, même les plus purs, comme les mondes artistiques ou scientifiques… ». L’intérêt économique, synonyme de calcul intéressé, ne s’applique que dans des champs spécifiques où la raison
calculatrice a fini par s’imposer (en premier lieu, le champ économique). Selon Bourdieu, c’est un
processus historique qui a fait du calcul le mode de décision principal dans les échanges économiques et non une quelconque nature humaine.
9. Bourdieu P., Le Sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, pp. 113-114 : « Les actes de reconnaissance innombrables qui sont la monnaie de l’adhésion constitutive de l’appartenance et où s’engendre continûment la méconnaissace collective sont à la fois la condition et le produit du fonctionnement du champ et représentent donc autant d’investissements dans l’entreprise collective de
création du capital symbolique qui ne peut s’accomplir que moyennant que la logique du fonctionnement comme telle reste méconnue ».
10. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., pp. 160-161.
11. Ibid., p. 153.
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les sciences sociales, à mi-chemin entre « concepts sténographiques » (trop spécifiques)
et « concepts polymorphes » (trop généraux), qualifiés de « semi-noms propres » dans
la terminologie de J.-C Passeron12. Il serait maladroit d’y voir un simple enjeu théorique,
la référence implicite à la scolastique et à la période médiévale inscrit la profession universitaire dans le registre de la vocation (ou du devoir-être) et biaise l’interprétation découlant de l’investigation empirique, point qui mérite amplement discussion.
Par ailleurs, l’illusio est censée désigner l’expérience ordinaire d’un univers social13,
mais elle appartient en propre aux « natifs » du champ, ceux qui possèdent à l’état pratique les compétences requises pour s’y épanouir car ils sont les produits de ce même
univers. A la limite, l’harmonie sociale passe par la reproduction sociale afin que chacun
puisse réussir en trouvant des activités accordées aux dispositions qu’il porte en lui (habitus). Cette lecture quelque peu fataliste de la théorie bourdieusienne soulève de sérieuses
questions, dans la mesure où l’auteur fait de la mobilité sociale une source de tensions
personnelles. Dès qu’il existe un écart entre les dispositions attendues dans un champ et
celles dont est porteur le prétendant, il est nécessaire de le combler au risque pour celuici de ne pas y trouver sa place. Dans cette théorie appliquée à un champ particulier, le
succès serait l’apanage des seuls natifs, c’est-à-dire, si l’on se permet d’interpréter les termes
de Bourdieu, qui reste sur le sujet plus que laconique, des fils ou filles des membres du
champ. Reconnaissons à Bourdieu une certaine latitude, les héritiers appartiennent à un
cercle large intégrant les enfants des couches les plus aisées et les plus qualifiées de la
société. Ceci est évidemment à lire en tendance, sur un mode probabiliste, et non dans
une perspective déterministe qui ferait des seuls descendants les prétendants aux aréopages. Mais, adossé à de sérieux arguments statistiques, force est de conclure que le recrutement des milieux universitaires se fait davantage dans un sérail plutôt qu’aléatoirement
dans l’ensemble de la société. Ces « natifs » posséderaient le jeu à l’état pratique, dans
un « rapport de complicité infra-consciente, infra-linguistique »14, autant qu’ils seraient
possédés par le jeu15, ce qui les tient à l’écart de tout cynisme : « […] un des privilèges
liés au fait d’être né dans un jeu, c’est qu’on peut faire l’économie du cynisme parce qu’on
a le sens du jeu ; comme un bon joueur de tennis, on se trouve placé non pas là où est
la balle mais là où elle va tomber ; on se place et on place non là où est le profit, mais là
12. Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991. Pour un examen approfondi
d’un concept sociologique, voir Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage
de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, XXIII, 1982, pp.
551-584.
13. Le champ posède des règles propres, irréductibles à toutes autres règles ayant cours dans un autre
univers, par conséquent, l’illusio comme traduction incorporée des règles du champ est irréductible à toute autre définition de l’intérêt.
14. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 154.
15. Ibid., p. 154 : « Les agents bien ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d’autant plus
qu’ils le maîtrisent mieux ».
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L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion
et son application au cas des universitaires
où il va se trouver »16. Mais le paradoxe tient dans le fait que cette familiarité avec un
u n i vers social se présente comme l’expérience la plus fréquente puisque, de quelque
manière que ce soit, tous les membres du champ partagent la même illusio sans distinction de forme ni de degré. Accéder à l’Université impose à ceux qui avaient la plus faible
probabilité d’y parvenir un processus d’adaptation qui prend la forme d’une « conversion » : « On comprend que l’on n’entre pas dans ce cercle magique [le champ] par
une décision instantanée de la volonté mais seulement par la naissance ou par un lent
processus de cooptation qui équivaut à une seconde naissance »17. D’où l’apparente
contradiction entre une illusio qui est l’apanage des natifs et qui est en même temps le
plus petit dénominateur commun dans le champ. Certes Bourdieu a raison d’invoquer
la transformation possible des dispositions, mais il est bien difficile d’admettre que tous
les acteurs d’un espace universitaire, quelle que soit la discipline, partagent une illusio
commune (au sens d’intérêt). Quel écart entre les préoccupations d’un maître de conférences dans une petite ville, produisant peu, et un Professeur au Collège de France, directeur de collection ou de revue, lancé dans une compétition scientifique internationale,
dirigeant une équipe de chercheurs ! S’ils partagent sans doute des croyances communes
(une doxa), leurs intérêts sont loin d’être identiques. De là, on peut spéculer sur les frontières délimitant le champ ou bien sur l’unité supposée de l’illusio : soit le champ historien ou philosophique (etc.) est trop vaste et implique de définir des sous-champs, soit
il est nécessaire de spécifier plusieurs formes d’intérêts qui ont cours dans le même lieu.
Une chose est sûre : une seule illusio ne peut rassembler l’intégralité du champ. On
retrouve ici un travers récurrent dans la démarche bourdieusienne, consistant à présupposer plutôt qu’à démontrer l’harmonie sociale par la conformation « inévitable » des
dispositions individuelles aux exigences du champ18.
Autour de ces deux critiques principales, nous allons développer les différents sens
de la notion d’illusio avant de revenir plus en détail sur les problèmes que posent respectivement la ré-indexation de concepts et l’usage de ce concept à l’ensemble des membres
du champ universitaire. Quels sont les biais interprétatifs résultant de ces emprunts
conceptuels parfois inadéquats ? A simultanément défendre une théorie de la pratique
et à dénoncer les illusions des individus, Bourdieu n’ôte-t-il pas toute capacité réflexive
aux acteurs ? Et n’élève-t-il pas le sociologue au rang d’idéologue ?
16. Ibid., p. 154.
17. Bourdieu P., Le Sens pratique, op. cit., p. 114.
18. Bourdieu propose une analyse de l’héritage dans laquelle l’héritier peut refuser ce qui provient de
ses parents, en donnant l’exemple de Frédéric dans l’Education sentimentale. Le héros de Flaubert
subit un changement de l’illusio, mais cette rupture n’est possible chez Bourdieu que dans la fiction. Je remercie Muriel Mille d’avoir attité mon attention sur ce point. Bourdieu P., Les Règles de
l’art, Paris, Seuil, 1993.
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Illusio et illusion
L’illusio est d’abord posée comme un équivalent de l’intérêt, terme qu’il vient suppléer et progressivement remplacer pour déjouer les critiques que lui adressent les partisans du choix rationnel ou, à l’autre bord, les théoriciens du don gratuit. Les uns reprochent à Bourdieu sa conception déterministe de l’action, les autres son incapacité à
penser la gratuité. Sous le feu nourri de ces deux camps, il renonce à « l’intérêt » et à
ses connotations utilitaristes et économistes, et se réapproprie l’illusio aux origines latines, gage de solidité conceptuelle dans l’esprit de Bourdieu. En cela, il poursuit son entreprise de re-sémantisation et de captation de termes empruntés à l’histoire ou à la philosophie médiévale, tels que l’habitus, l’hexis ou encore l’ethos19. Il voit là le moyen de
constituer un lexique théorique dénué d’échos dans le paysage intellectuel dans lequel
il gravite et ainsi d’échapper aux alternatives contemporaines qui lui sont proposées20.
Il emprunte à J. Huizinga21 l’illusio, fait sienne, par la même occasion, l’étymologie que
lui donne son géniteur (illusio viendrait du mot latin ludus (jeu)22) et se saisit de l’analogie entre l’organisation du champ et le jeu.
Mais tout cela ne nous apprend rien sur l’usage que Bourdieu a pu en faire. Souvenonsnous quels sens s’y rapportent. Elle est avant tout « cette propension à agir qui naît de
la rencontre entre un champ et un système de dispositions ajustées à ce champ »23 entre
un habitus (ensemble d’expériences sédimentées qui orientent les manières de faire et de
penser) et un espace social caractérisé par des règles qui régissent, de façon plus ou moins
19. L’hexis est un terme emprunté à Aristote que Thomas d’Aquin traduira par habitus. Ces notions
(déjà largement mobilisées par les pères fondateurs de la discipline : Weber, Durkheim, etc.) trouvent leur place dans un ensemble conceptuel issu de la tradition philosophique et en particulier de
la scolastique. Si Bourdieu n’innove pas en utilisant ces termes, il leur confère un sens très particulier qui distingue son usage de tous les autres, et c’est en cela que le latin (ou le grec) permet la
rupture avec les significations du sens commun. Par exemple, il évite de parler d’habitude et préfère utiliser l’habitus, évitant ainsi toutes les significations de sens commun qui viennent se greffer
sur les termes du langage courant, même lorsqu’ils sont définis à des fins scientifiques. Voir Héran
F., « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage
sociologique », Revue Française de Sociologie, XXVIII, 1987, pp. 385-416.
20. Sur cette question du dépassement des alternatives théoriques de son temps, illustrées par le duo
phénoménologie-structuralisme, voir Dewerpe A., « La stratégie chez Pierre Bourdieu », Enquête,
sociologie, anthropologie, histoire, n°3, 1996, pp. 191-208.
21. Huizinga J., Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988 (1938).
22. Bourdieu P., Raisons pratiques, op. cit., p. 151 : « Dans son livre fameux, Homo Ludens, Huizinga
dit qu’on peut, par une fausse étymologie, faire comme si l’illusio, mot latin qui vient de la racine
ludus (jeu), voulait dire le fait d’être dans le jeu, d’être investi dans le jeu, de prendre le jeu au
sérieux. »
23. Bourdieu P., Wacquant L. J. D., Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 94.
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et son application au cas des universitaires
stricte, son fonctionnement, ou, autre manière de le dire, le produit de la rencontre entre
des schèmes de perception et d’action et des structures sociales. L’idée qui sous-tend cette analyse se résume de la manière suivante : l’expérience singulière du monde social ne
peut être comprise qu’en tenant compte de l’ensemble des expériences accumulées qui
dessinent des habitudes, des régularités et qui s’accordent plus ou moins bien ave c
l’organisation d’un espace social (sa démographie particulière, notamment l’origine de
ses membres, ses modes de fonctionnement et de promotion, sa hiérarchie, les croyances
qui le constituent, etc.). De là, Bourdieu propose des déclinaisons sémantiques qui sont
pour l’essentiel au nombre de trois :
D’abord, comme intérêt spécifique propre à un champ, l’illusio tient lieu d’équivalent de la libido (en empruntant ce terme à la psychanalyse, il insiste sur l’investissement
psychologique que réclame l’engagement dans le champ et la pulsion qui pousse l’acteur dans le jeu24), c’est-à-dire de la motivation ou de l’engagement25. « L’illusio » c’est
« le fait d’être pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou pour
dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer »26 ; « le fait d’être investi,
d’investir dans des enjeux qui existent dans un certain jeu, par l’effet de la concurrence,
et qui n’existent que pour les gens qui, étant pris dans ce jeu et ayant des dispositions à
reconnaître les enjeux qui s’y jouent, sont prêts à mourir pour des enjeux qui, à l’inverse,
apparaissent comme dépourvus d’intérêt du point de vue de celui qui n’est pas pris à ce
jeu, et le laissent indifférent »27. On distingue selon une logique de l’appartenance et
de l’exclusion le champ et un en-dehors, que vient recouper la distinction entre les détenteurs d’un habitus spécifique à ce champ et les autres (established/outsiders ).28
C’est également un principe de perception : « L’illusio, c’est ce qui est perçu comme
évidence et qui apparaît comme illusion à celui qui ne participe pas de cette évidence
parce qu’il ne participe pas au jeu »29. Ou encore Bourdieu précise : « […] quand les
structures incorporées et les structures objectives sont en accord, quand la perception est
construite selon les structures de ce qui est perçu, tout paraît évident, tout va de soi »30.
24. Sur les rapprochements à établir entre la notion d’illusio et celle de libido (ou de pulsion), je renvoie le lecteur à Bourdieu P., Maître J., « Avant-propos dialogué », in Maître J., L’autobiographie
d’un paranoïaque : l’abbé Berry (1878-1947), Paris, Anthropos, 1994.
25. Bourdieu P., « Intérêt et désintéressement », Cours du Collège de France à la faculté de sociologie et d’anthropologie de l’Université Lumière Lyon II, Cahiers du GRS, n° 7, 1988, p. 10.
26. Ibid., p. 11.
27. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 152.
28. Cette distinction empruntée à Jean-Louis Fabiani reprend l’opposition fondamentale structurant
le monde social en champs, et lui adjoint la catégorie des challengers, qui remettent en cause la
situation des établis. Fabiani J.-L., « Les règles du champ », in Lahire B., Le travail sociologique de
Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, Ed. de la Découverte, 1999, p. 86.
29. Bourdieu P., « Intérêt et désintéressement », op. cit., p. 14.
30. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 156.
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Cette expérience est indissociable d’une foi pratique qui laisse en suspens les principes
de fonctionnement du champ pour mieux se plonger dans l’action ; elle demeure la
condition de coups justes, d’anticipations correctes en évacuant la question du cynisme.
L’illusion et l’évidence recoupent l’opposition established/outsiders,dans la mesure où
l’évidence du champ apparaît comme illusion à ceux qui y sont étrangers.
Enfin, « l’illusio (ou l’intérêt pour le jeu) est ce qui donne sens (au double sens) à
l’existence en conduisant à investir dans un jeu et dans son à-venir, dans les lusiones, les
chances, qu’il propose à ceux qui sont pris au jeu et qui en attendent quelque chose
(ce qui donne un fondement à la croyance qu’il suffit de constituer l’illusio comme illusion, et de suspendre l’intérêt, et la fuite en avant, dans le divertissement, qu’elle détermine, pour suspendre le temps) »31. En tant que coïncidence entre des structures sociales et mentales, l’illusio est aussi la réconciliation d’un sens objectif et d’un sens subjectif
(la conciliation des espérances subjectives et des chances32 statistiques).
Plus simplement, l’illusio est à la fois un intérêt, un investissement et un principe de
perception. Elle appelle d’autres notions inscrites dans la théorie de la pratique forgée
par Bourdieu : une croyance aveugle dans les enjeux qui animent le champ (d ox a),
des valeurs (ethos) et même la posture physique escomptée chez les prétendants (hexis).
La référence à l’illusion devient alors plus claire : elle est une condition du fonctionnement de certains champs réglés par une économie symbolique, fondée sur le double
jeu de la méconnaissance et de la reconnaissance. Bourdieu propose cette description
idéal-typique des champs artistiques et scientifiques, ceux-là mêmes qui jouissent, selon lui, de la plus grande autonomie, et où, à ce titre, le succès ne dépend que des jugements qui se forment à l’intérieur de ces univers. Ces espaces sociaux (que Bourdieu
a largement décrit dans plusieurs de ses livres : Homo academicus, Les Règles de l’ a rt,
La Noblesse d’Etat,…) orientés vers l’accumulation de capital symbolique ne fonctionnent qu’en raison de la croyance de l’ensemble des acteurs dans la légitimité des valeurs qui s’y jouent : « Tous ceux, engagés dans le champ, ont en commun l’adhésion
tacite à la même doxa qui rend possible leur concurrence et lui assigne sa limite : elle in-
31. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 248.
32. Jean-Claude Pa s s e ron a développé une réflexion extrêmement éclairante sur le symbolisme social. Il rappelle que la légitimité d’une institution, d’une œuvre ou d’une personne dépend de la méconnaissance des
rapports sociaux qui la fondent. Cf. Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Re m a rques sur l’usage de
quelques concepts analogiques en sociologie », op. cit., p. 575 : « Une des propriétés constitutives du symbolisme social se manifeste en tout cas dans le fonctionnement d’un marché symbolique : c’est la méconnaissance du rôle joué par les mécanismes sociaux déterminant l’influence ou la force qui fonde la reconnaissance de la valeur symbolique constituant la « légitimité » (et donc une partie de la force) de cette
influence et de ce rapport de force ». Bourdieu ne décrit pas autrement l’organisation d’univers s’appuyant
sur la croyance des acteurs dans l’importance des valeurs qu’ils promeuvent. La pérennité de cet ordre dépend
justement du maintien de cette croyance.
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et son application au cas des universitaires
terdit de fait la mise en question des principes de la croyance, qui menacerait l’existence même du champ »33. On y offre des émoluments essentiellement symboliques qu’acceptent sans rechigner des membres sous l’effet de la « docte ignorance » :
La docte ignorance de tout ce qui est tacitement accordé à travers l’investissement dans
le champ et l’intérêt que l’on a à son existence même et à sa perpétuation, à tout ce qui
s’y joue, et l’inconscience des présupposés impensés que le jeu produit et re p roduit sans
cesse, re p roduisant ainsi les conditions de sa propre perpétuation, sont d’autant plus
totales que l’entrée dans le jeu et les apprentissages se sont effectués de manière plus insensible et plus ancienne, la limite étant bien sûr de naître dans le jeu, naître avec le jeu. 34
Comme nous l’avons déjà expliqué, l’autonomie des champs intellectuels accroît les
e f f o rts attendus de la part de tous les candidats pour se conformer à leurs exigences :
« L’entrée dans un univers scolastique suppose une mise en suspens des présupposés
du sens commun et une adhésion para-doxale à un ensemble plus ou moins radicalement nouveau de présupposés, et corrélativement, la découverte d’enjeux et d’urgences
inconnus et incompris de l’expérience ordinaire »35. L’entrée dans le champ universitaire prend les allures d’une expérience mystique, bien éloignée de l’insertion professionnelle dans un sens courant, trouvant sa place dans le lexique de la vocation.
L’usage des concepts historiques
L’un des apports de Bourdieu à l’analyse des professions unive r s i t a i resest d’avoir
modifié le point de vue d’une sociologie des professions ou du travail centrée sur le
statut, la division des tâches, la rémunération, (etc.). Il a introduit des notions comme
le rite, la conversion, la foi dans l’analyse d’une profession qui, lorsqu’il s’y est intéressé, dans les années 1960, restait (peut-être encore) le domaine des clercs et de la vocation. Ce nouvel éclairage porté sur les professions académiques illustre à merveille la logique conceptuelle des sciences sociales, dans la mesure où l’illusio (en tant qu’elle est
liée à l’habitus, l’hexis, l’ethos) forme un système analogique renvoyant à d’autres périodes
historiques ou d’autres domaines de la pensée. Or, c’est précisément ce déplacement que
l’on fait subir à des notions qui n’ont pas été pensées pour une période historique donnée qui crée un « effet de connaissance »36. L’intérêt d’un concept sociologique réside
autant dans ce qu’il permet de désigner directement que dans ce qu’il suggère en néga-
33. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 132.
34. Bourdieu P., Le Sens pratique, op. cit., p. 113.
35. Bourdieu P., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 22.
36. Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique, op. cit., pp. 234-235. Jean-Claude Passeron définit « l’effet de
connaissance » comme « des opérations de re-conceptualisation effectués sur les informations de base par
une question conduisant à mettre en relation des énoncés descriptifs les uns avec les autres et non plus seulement
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tif : « On peut dire que les [concepts sociologiques] valent ce que vaut leur aptitude
analogique à organiser le travail de traitement et d’interprétation des données ; mais
c’est dire aussi qu’ils valent ce que le chercheur qui n’attend de leur capacité de désignation aucune connaissance pré-constituée est capable de leur faire désigner, par différences ou par défaut au moins autant que par nomination directe »37. Toute la difficulté réside dans le contrôle de significations parasites qui accompagnent cette démarche.
L’usage de termes hérités de la scolastique ou de l’histoire médiévale, comme l’emploi
de schèmes explicatifs entiers, rappelle la dette de Bourdieu vis-à-vis de l’histoire. De s
références fortes à Kantorowicz, Duby, Bloch ou Huizinga sur lequel il s’appuie pour
définir la notion d’illusio, importent dans l’analyse de réalités contemporaines des notions forgées pour une autre période historique. Cet usage des concepts n’est pas en soi
condamnable, bien au contraire il permet la connaissance. Mais lorsqu’on les applique
à un monde de « clercs », les risques sont grands d’occulter leur dimension religieuse.
Jean-Claude Passeron a explicité ces phénomènes d’indexation à des données spatiotemporelles, propriété fondamentale des sciences historiques, et le risque qui s’ensuit
pour quiconque ferait un usage non-contrôlé de notions inventées pour décrire une réalité tout autre. L’emprunt conceptuel est l’expression d’un usage actif de l’analogie (« variation mentale »), qui s’oppose à l’application passive de métaphores dans les sciences
sociales, en faisant travailler « un rapprochement entre structures de phénomènes dans
son adéquation comme dans son inadéquation »38. Il invite à retracer l’itinéraire d’ u n
concept à travers ses multiples indexations – ce que Bourdieu répugne à faire –, parlant des universitaires comme s’il évoquait des clercs médiévaux. Si une partie de la vérité du travail académique se situe du côté de la vocation, du sacerdoce et de la foi (et ce
n’est pas le moindre mérite de Bourdieu que de l’avoir montré), il contribue néanmoins
avec ce discours à entretenir cette croyance relayée par les universitaires eux-mêmes et
masque l’autre versant des pratiques académiques, révélé par la sociologie du travail39.
Une seule citation suffit à expliciter les dangers d’un tel usage : « Toute action pédagogique destinée à préparer l’occupation des positions dominantes est une action de
consécration, un rite d’institution visant à produire un groupe séparé et sacré »40. Celleci, parmi d’autres, charrie tout un ensemble de thèmes relevant davantage de la religion
un énoncé avec la réalité empirique qu’il décrit ». Ces opérations posent directement la question de l’usage
de concepts sous l’angle de « leur compatibilité avec d’autres énoncés et de leur correspondance avec les
nouvelles informations qu’ils obligent à recueillir ».
37. Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », op. cit., p. 554.
38. Ibid., p. 574.
39. Ibid., p. 574 : « On peut donc, et il faut, se servir de cette même analogie pour formuler par
défaut et par différence les hypothèses théoriques que son insuffisance et son échec suggèrent.»
40. Bourdieu P., La Noblesse d’Etat, Paris, Ed. de Minuit, 1989, p. 101.
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L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion
et son application au cas des universitaires
que d’un quelconque métier. L’insistance sur le sacré, le rituel ou la consécration fait des
professions aux gains symboliques un corps distinct des autres, composé de clercs, d’oblats
et de novices, comme le dit Bourdieu. L’illusio, cet engagement aveugle, cette perpétuelle
animation s’oppose à l’arbitrage, à la gestion raisonnée d’un emploi du temps, au calcul
intéressé, pour se placer du côté des professions artistiques ou religieuses orientées vers
la recherche d’un absolu ou la quête d’un universel (la vérité ou la science). En t re ces
deux registres (la profession et la vocation), il serait bien difficile de déterminer lequel
décrit de la manière la plus adéquate les métiers académiques. En revanche, trancher en
faveur de l’un ou l’autre conduit à occulter ce que l’autre registre nous permet de connaître.
L’analogie de la vocation religieuse met en lumière les liens de dépendance qui pouvaient
exister au sein de l’université, l’économie de la reconnaissance qui engageait chacun des
p a rticipants, tout en masquant ce qui fait la valeur de réflexions autour des questions de
postes et de statuts inaugurées par Max Weber lorsqu’il décrivait la bureaucratie41. En
choisissant la vocation, Bourdieu conforte l’image qu’il se fait d’un acteur aveugle et
donc renforce sa propre théorie de la pratique ; l’usage inadéquat du concept provient
alors d’un ensemble d’hypothèses soulevées (par défaut) et restées inexploitées.
Illusio et ethnocentrisme :
la généralisation du particulier
Peut-être plus encore que masquer une partie de la réalité, l’illusio (et les notions qui
lui sont liées) souffre tout simplement d’un mauvais usage, parce qu’elle est censée désigner l’expérience commune à tous les participants du jeu et qu’elle représente un facteur
d’homogénéité. Elle est, comme l’explique Bourdieu, dans une formule tautologique,
« la condition et le produit du fonctionnement du champ », mais Bourdieu rappelle
qu’elle est également la spécificité des « natifs » du jeu. Comment alors peut-elle être à
la fois le trait le mieux partagé et la particularité de quelques uns ? Bourdieu s’en sort en
précisant que toute entrée dans le champ impose à l’impétrant un processus de conversion qui équivaut à une « seconde naissance ». Mais pouvons-nous vraiment être convaincus par un tel argument, quand ailleurs il réaffirme que tous les participants « partagent
les mêmes intérêts et les mêmes enjeux dans le champ universitaire »42 ? Il est bien difficile de croire que quel que soit le lieu, la position ou l’âge dans un champ académique
spécialisé (historique, philosophique, mathématique,…), tous les acteurs soient mus par
les mêmes enjeux, et si l’on croit facilement que certaines valeurs y sont partagées, en
déduire une illusio identique pour chacun relève de l’utopie. Tout d’abord, parce que
41. Voir Weber M., Economie et société, tome 1, Paris, Plon, 1971.
42. Bourdieu P., Homo Academicus, op. cit., p. 133.
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certains membres ne sont pas des « natifs » du champ et quand bien même ils auraient
accompli cette conversion, ils ne seraient pas pour autant des pairs de ceux dont les dispositions les portent naturellement vers cet univers. Ensuite, cette assertion est contestable car elle nie la forme idéal-typique de toute affirmation sociologique. Même si l’on
fait crédit à Bourdieu de cette démarche (la logique idéale-typique43), la plupart de ses
thèses vont à l’ e n c o n t rede la démarche probabiliste ou typique du raisonnement en
appliquant de façon mécanique un même type d’intérêt à chacun des acteurs d’un espace
social unifié. Enfin, et de manière plus générale, Bourdieu fait peu de cas des exceptions,
des trajectoires brisées qui à bien y regarder sont loin d’être marginales (et qui donnent
p a rfois lieu à des prises de conscience), risquant de remettre en cause l’ensemble de sa
théorie :
C’est seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que peut se former, chez certains agents, une représentation consciente et explicite du jeu en tant que
jeu qui détruit l’investissement dans le jeu, l’illusio, en la faisant apparaître telle qu’elle
est toujours objectivement (pour un observateur étranger au jeu, indifférent), c’est-à-dire
comme une fiction historique ou, pour parler comme Durkheim, « une illusion bien
fondée ».44
En se contentant de parler « d’habitus clivés », il oublie tous les ajustements qui
permettent d’intégrer un monde différent de celui qui vous a vu « naître ». Bourdieu
est amené à oublier la logique qui l’a conduit à faire éclater la notion d’intérêt telle
qu’il l’a formulée dans certains de ses textes : « La théorie du processus de différenciation et d’autonomisation d’univers sociaux ayant des lois fondamentales différentes
conduit à faire éclater la notion d’intérêt… »45.
Ne faut-il pas voir alors dans ce biais intellectuel les traces d’une illusion que Bourdieu
s’est efforcé de combattre ? On peut lire cette généralisation comme le produit d’un
ethnocentrisme qui porte celui qui en est victime à étendre à tous les autres sa propre situation. Parce que ce que l’illusio décrit, c’est la vie d’un universitaire qui n’est pas maître
43. La démarche idéale-typique inventée et utilisée par Max Weber consiste à dessiner à gros traits un phénomène ou une action afin qu’il serve de référent (type pur) auquel l’on compare ce que l’on observe dans la
réalité. La Zweck-rationalität (rationalité par rapport aux fins) permet de comparer, à cette forme historiquement rarissime, d’autres types de conduite. Cf. Passeron J.-C., « L’inflation des diplômes. Remarques
sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », op. cit., p. 560.
44. Bourdieu P., Les Règles de l’art, op. cit., p. 374, n.b.p. 18.
45. Bourdieu P., « Un acte désintéressé est-il possible ? », op. cit., p. 160. Le processus de différenciation est à l’origine de champs, d’intérêts et d’habitus spécifiques. Ce thème décisif chez
Bourdieu est déjà largement discuté chez Weber, Durkheim ou Marx. Et la question de la différenciation des sphères d’activité ne va pas sans l’analyse de l’individuation des acteurs et de la diversification de leurs univers d’appartenance (voir notamment Simmel). Pour une généalogie de cette
thématiques chez Bourdieu, voir Lahire B., « Champ, hors-champ, contrechamp », in Lahire B.
(sous la dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, op. cit., pp. 23-57.
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L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion
et son application au cas des universitaires
de son temps, qui n’a pas non plus toujours le temps d’établir des plans, et qui adhère
aux enjeux scientifiques qu’il contribue à définir. Telle est la description que l’on pourrait faire de la carrière de Bourdieu, si l’on restait fidèle à l’illusio. Bourdieu a oublié tous
ceux, en-dessous, de lui pour qui la vie universitaire n’est pas toujours une ascèse ou une
vocation, qui établissent parfois des plans ou des stratégies (pourvu qu’ils en aient les
moyens), qui alternent des phases d’engagement aveugle et de lucidité. L’« illusion scolastique », dénoncée par Bourdieu, critique le point de vue académique incapable
d’échapper aux catégories de la logique ou de la théorie pure, et donc incapable de penser la logique de la pratique ou l’engagement désintéressé sans faire référence à l’intention ou à une « philosophie implicite du sujet ». Ce « biais scolastique »46 joue un
autre tour au sociologue quand il refuse de voir le cynisme ou l’intérêt au nom du dévoilement de cette « illusion académique », non qu’il s’agisse d’une norme ou d’un
comportement systématique, mais il paraît plus fécond d’envisager des moments (ou
des contextes de lucidité ou de calcul) plutôt que de les nier. Notre regard se porterait
alors sur l’étude de ces contextes (leur spécificité, leur durée, leur expérience) et leur
articulation avec des moments d’engagement intense dans le jeu. Parce qu’il est inconcevable d’imaginer tous les acteurs soumis en permanence aux exigences de la pratique,
leur accorder à la fois une raison pratique et une raison calculatrice enrichit la représentation théorique de l’individu. Penser également la desillusio,non pas seulement
sur un mode théorique mais par le biais d’entretiens ou de récits de vie qui apportent
un socle empirique à cette possibilité – tout juste évoquée par Bourdieu – , résulte aussi de cette critique adressée à l’illusio. Enfin, rappeler la diversité des appartenances sociales, c’est nuancer l’illusio comme raison de vivre (sens radical qu’elle prend parfois) et
chercher à penser l’ a rticulation et les passages entre différents univers sociaux. L’illusio
académique n’est pas dans la plupart des cas le seul moteur de l’existence, et lire ces professions de cette manière conforte l’idée déjà bien enracinée d’un ascètisme des professions intellectuelles.
Il reste après ces quelques pages un étrange sentiment, celui laissé par une sociologie du dévoilement qui n’accorde pas de réflexivité aux acteurs sociaux. Le sociologue
n’a de cesse de dénoncer les illusions dont seraient victimes les individus, auxquelles
les sociologues, grâce au travail de la réflexivité, prétendent échapper. Ce point de vue
est au principe d’une double erreur : la myopie des acteurs et le rôle démesuré accordé au sociologue. Sans pour autant mettre sur un même plan le discours informé du
scientifique et le savoir indigène, il convient de rétablir une juste hiérarchie des degrés
de pertinence des paroles respectives du scientifique et du profane, et nous nous sommes
46. Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Ed. de Minuit, 1984.
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efforcés de remettre en cause l’aveuglement supposé des acteurs. Resterait à s’interroger sur les fondements d’une telle attitude chez certains sociologues. Marx verrait sans
doute dans cette sociologie du soupçon qui dénonce les illusions, même bien fondées,
au nom d’une critique de l’ethnocentrisme, une forme particulière de défense de l’universalisme et de la science, lui qui voyait derrière toute cause « altruiste » le spectre de
la corruption. En faisant des champs scientifiques des arènes vouées aux jeux « d’intérêts désintéressés », le sociologue court le risque d’être assimilé à ces idéologues qui au
nom de l’universel (ici de la science) généralisent des intérêts particuliers. La pro f e ssion de foi bourdieusienne en faveur de l’autonomie des sphères académiques serait sans
doute analysée par Marx comme la défense d’intérêts paravents portant les habits de
l’universel. Il est inutile de critiquer chez Bourdieu une quelconque soumission à un
mythe de l’ u n i versel sous peine de retomber dans la dénonciation en chaîne d’ i l l usions chère aux théoriciens du soupçon. Cette lecture de toute façon ne rendrait pas justice aux travaux de Bourdieu et à ses apports pour la compréhension de l’action. Tout
simplement, les discours bourdieusiens, notamment tous ceux qui concernent l’illusio,
s’ i n s c r i vent dans une croyance fondamentale qui n’est que la traduction d’une expérience vécue, et que Bourdieu exprime de la manière la plus éclatante : « Pour moi, la
vie intellectuelle est plus proche de la vie d’artiste que des routines d’une existence académique »47.
Paul Costey
[email protected]
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47. Bourdieu P., Choses dites, Paris, Ed. de Minuit, 1987, p. 37.
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WEBER M., Economie et société, tome 1, Paris, Ed. Plon, 1971.
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