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tendance apporte à la saisie de l’intersectionnalité, la sociologue
américaine déplore le recul des approches structurelles dans les
études sur les inégalités sociales, qu’elle attribue à la montée de la
théorie poststructuraliste, et souligne l’urgence de recentrer
l’attention sur l’analyse sociostructurelle de l’inégalité, précisé-
ment aux manifestations organisationnelles et institutionnelles
des dissymétries de pouvoir.
Ce clivage macro/micro n’est pas sans lien avec la double gé-
néalogie de l’intersectionnalité qui est matière à controverses: si la
parenté entre l’intersectionnalité et la pensée féministe noire sem-
ble largement acceptée (Crenshaw 1989; Collins 2000; Brah &
Phoenix 20045), celle avec la pensée postmoderne/poststructura-
liste demeure plus contestée. Même au sein d’une même tendance,
les lectures peuvent diverger: ainsi pour Kimberlé Crenshaw6
(1991: 1244-1245, n.9), l’intersectionnalité est un concept d’ap-
point reliant les politiques contemporaines à la théorie postmo-
derne, alors que pour Patricia Hill Collins elle constitue un para-
digme alternatif à l’antagonisme positivisme/postmodernisme, qui
ferait partie des dichotomies structurant l’épistémologie occiden-
tale (Collins 2000: 296).
Cette double affiliation théorique de l’intersectionnalité se
configure différemment selon les contextes nationaux. Alors qu’aux
États-Unis les productions scientifiques qui se prévalent de
l’intersectionnalité sont fortement influencées par la pensée fémi-
niste noire, au sein de laquelle la tradition néo-marxiste demeure
5. Soulignons qu’une trop étroite association de l’intersectionnalité aux
femmes afro-américaines a été critiquée pour son réductionnisme. Selon
Lykke, la filiation proposée par bell hooks [nom d’usage de Gloria Jean
Watkins, NdlR] qui lie l’intersectionnalité au féminisme afro-américain ne
reconnaît pas la contribution des féministes socialistes et marxistes en
Europe, qui ont dès les années 70 examiné l’intersection des rapports de
sexe/genre et des rapports de classe. C’est également dans ce sens critique
qu’il est possible de lire la remarque de Walby (2007: 450): «l’inter-
sectionnalité est un nouveau terme pour décrire une vieille question dans
la théorisation des relations entre les différentes formes d’inégalité so-
ciale». Les efforts pour rendre visibles les travaux féministes des années
70 et 80 qui traitaient des divisions sociales articulées traduisent aussi
une certaine volonté de montrer les possibles filiations multiples d’un
«paradigme» qui semble s’imposer aujourd’hui dans la littérature.
6. S’inscrivant dans le courant Critical Race Feminism, qui émerge en
réaction à l’ethnocentrisme des Critical Legal Studies et à l’indifférence
des Critical Race Theory envers l’inégalité de genre, la juriste afro-
américaine Crenshaw fut la première à utiliser le terme intersectionnalité
(intersectionality) en 1989. Son approche distingue intersectionnalité struc-
turelle (marginalisation liée aux barrières structurelles) de l’intersection-
nalité politique (marginalisation découlant du fait d’être situé dans des
groupes dont les intérêts politiques sont conflictuels).
THÉORISATIONS DE L’INTERSECTIONNALITÉ 75
prégnante, en Europe, et notamment dans les pays scandinaves et
aux Pays-Bas, l’intersectionnalité se situe davantage sur le versant
postmoderne. Cette association à la pensée poststructuraliste et à
ses outils produit, dans les meilleurs cas, un avancement indénia-
ble du paradigme intersectionnel, notamment dans l’élaboration de
cadres conceptuels originaux et pertinents et leur mise en applica-
tion dans des recherches utilisant des méthodes qualitatives. Ainsi,
dans une analyse très fine des narrations identitaires de jeunes
Marocaines issues de l’immigration aux Pays-Bas, Buitelaar utilise
le concept de «soi-dialogique» (Bakhtine 1981; Hermans & Kem-
pen 1993) pour examiner leurs identifications intersectionnelles
sous forme de dialogues entre les multiples voix du soi, où chacune
des voix est inscrite dans les répertoires de pratiques, de caractères
et de discours traversés par des rapports de pouvoir spécifiques
(Buitelaar 2006: 273) – une démonstration empirique réussie des
manières dont «les identifications particulières sont toujours co-
construites avec les autres catégories identitaires» (ibid.). On
mentionnera également le travail de Kofoed (2008) qui mobilise
avec succès un cadre d’analyse intersectionnel, conjugué à une
épistémologie poststructuraliste de la normalité/déviance, dans le
domaine des sciences de l’éducation. Déployant des méthodes
d’enquête qualitative (observation et interviews) dans une école
primaire de Copenhague, l’auteure interroge le statut du football
comme un espace d’institution de la masculinité et examine les
processus d’inclusion et d’exclusion mobilisant des catégories inter-
sectionnelles à travers la sélection des joueurs à des équipes de
football. Son analyse montre non seulement l’imbrication des caté-
gories sociales les plus souvent étudiées comme la race, le genre et
la classe, mais révèle aussi d’autres axes de différenciation moins
problématisés, tels l’apparence physique, les aptitudes scolaires et
sportives.
Si les travaux de Buitelaar et Kofoed conjuguent l’intersection-
nalité avec des outils conceptuels plus ou moins inspirés par le
poststructuralisme, de manière à mieux asseoir l’intersectionnalité
comme paradigme de recherche, on ne peut toutefois généraliser le
bien-fondé d’une telle association. À titre d’exemple, certaines mi-
ses en lien hâtives de l’intersectionnalité avec l’œuvre de Foucault
me paraissent problématiques. Ainsi pour Susanne Knudsen
(2006: 61), spécialiste de l’éducation et des études des médias, la
question du pouvoir inspirée par Foucault se situe au cœur du
concept d’intersectionnalité: une perspective que partage la socio-
logue des sciences Kathy Davis, selon laquelle «l’intersectionnalité
s’inscrit résolument dans le projet postmoderne de conceptualisa-
tion des identités comme multiples et fluides, et rejoint les perspec-
tives foucaldiennes sur le pouvoir en ce que celles-ci mettent
l’accent sur les processus dynamiques et sur la déconstruction des