Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 Cas clinique La formulation de cas : un modèle d’évaluation psychologique de l’enfant et de l’adolescent Case formulation: A child and adolescent psychological assessment model S. Nashat a,b,∗ , V. Quartier c a Tavistock Clinic, Londres, Royaume-Uni b Institut Sunkhronos, Genève, Suisse c Institut de psychologie, université de Lausanne, Lausanne, Suisse Résumé L’article présente le modèle de la formulation de cas pour l’évaluation psychologique de l’enfant et de l’adolescent. La formulation de cas s’est développée en réponse au diagnostic psychiatrique qui peut être perçu comme une approche réductionniste du fonctionnement psychique. En Europe, de nombreux psychologues cliniciens ont adopté ce modèle, qui a initialement été développé par les psychothérapeutes d’orientation cognitivo-comportementale, et l’ont adapté à leur pratique respective. Ce modèle, aujourd’hui bien ancré dans la pratique clinique quotidienne, consiste à élaborer différents regards théoriques intégrant les résultats de la recherche scientifique pour favoriser la compréhension d’un cas clinique. Ce modèle s’inscrit parallèlement dans une approche centrée sur les preuves et dans une pratique réflexive de la clinique. L’objectif de la formulation de cas est d’élaborer des hypothèses et de proposer des traitements adéquats. La famille est toutefois intégrée dans le processus de discussion et de prise de décision, ce qui permet de renforcer l’alliance thérapeutique. Cet article présente les trois courants théoriques les plus utilisés dans la formulation de cas : les approches cognitivo-comportementale, psychodynamique et systémique. L’utilisation d’une seule et même vignette permettra de montrer la pertinence du modèle et la complémentarité des différentes approches cliniques. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Évaluation psychologique ; Formulation ; Psychologie clinique ; Enfant ; Adolescent Abstract This article presents the case formulation approach to child and adolescent clinical psychology assessment. Case formulation was developed as a response to psychiatric diagnosis, which was seen as a reductionist approach to complex mental health issues. Clinical psychologists embraced this model, mainly developed by cognitive behavioural therapists, and adapted it. Nowadays, case formulation is widely used by child clinical psychologists in their everyday practice. It consists of adopting different theoretical lenses to understand a child’s psychological difficulties and integrate current theoretical and research findings that can enhance the understanding of the case. It is both an evidence based approach and a type of reflexive practice. The aim of case formulation is to make suggestions and propose the treatment of choice. However, its collaborative nature means that families are part of the decision making process, which reinforces the therapeutic relationship. The present article presents the three major theoretical lenses that are used in a case formulation: cognitive-behavioural, psychodynamic and systemic. The same vignette is used throughout to show the relevance and complementary aspects of each clinical model. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Psychological assessment; Formulation; Clinical psychology; Child; Adolescent ∗ Auteur correspondant. 54, route de Florissant, 1206 Genève, Suisse. Adresse e-mail : [email protected] (S. Nashat). http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2014.08.001 0222-9617/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 423 1. Introduction 1.2. Le contexte Le modèle de la formulation de cas pour l’évaluation psychologique de l’enfant et de l’adolescent s’est principalement développé dans les pays anglo-saxons, sous l’impulsion des psychothérapeutes d’orientation cognitivo-comportementale, en réponse au diagnostic psychiatrique qui est perçu comme une approche réductionniste du fonctionnement psychique [1]. Ce modèle a rapidement été utilisé en psychologie clinique de l’enfant et de l’adolescent car cette démarche semblait très pertinente pour la pratique de l’évaluation psychologique. Plusieurs auteurs [2,3] ont d’ailleurs exprimé une position très critique à l’égard de l’utilisation du diagnostic psychiatrique comme seul discours pour décrire les troubles psychologiques chez l’enfant et l’adolescent. Ce modèle a ainsi séduit de nombreux psychologues qui l’ont adapté et amélioré pour le rendre compatible avec les diverses orientations cliniques. Cet article propose donc de décrire le modèle de la formulation de cas dans l’évaluation psychologique de l’enfant et de l’adolescent en s’appuyant sur les trois courants théoriques les plus utilisés : les approches cognitivo-comportementale, psychodynamique et systémique. L’utilisation d’une seule et même vignette permettra de montrer la pertinence du modèle et la complémentarité des différentes approches cliniques. La formulation de cas peut se définir de plusieurs façons. Pour Weerasekera [4], la formulation de cas est une hypothèse qui tente d’expliquer pourquoi un enfant ou un adolescent présente des troubles psychologiques à un moment donné. Cet auteur met l’accent sur l’importance du moment de l’apparition des troubles. Eells [5] considère quant à lui ce modèle comme un outil qui permet au clinicien de faire des liens entre théorie, recherche et pratique clinique. Il postule que la formulation de cas permet d’émettre des hypothèses qui, dans une tradition hypothético-déductive, doivent ensuite être testées de manière clinique. Enfin, la division de psychologie clinique de la Société britannique de psychologie la définit comme la synthèse et l’intégration des connaissances recueillies à l’aide de différents outils durant l’évaluation clinique. La formulation permet de proposer un cadre explicatif, basé sur plusieurs approches théoriques et empiriques, qui rend compte des difficultés de l’enfant ou de l’adolescent. La formulation de cas constitue donc une approche qui encourage le clinicien à énoncer des hypothèses étayées sur des théories psychologiques [5]. Plusieurs principes guident la pratique de la formulation de cas dans l’évaluation psychologique [1,4,5]. Les difficultés psychologiques de l’enfant ne sont pas uniquement considérées du point de vue intrapsychique, mais les relations interpersonnelles, le contexte familial, socioéconomique et culturel sont aussi pris en considération. De nombreuses recherches ont montré le rôle que joue la famille dans l’apparition ou le maintien des troubles infanto-juvéniles [6] et la formulation de cas permet d’en tenir compte. Elle doit donc toujours inclure une analyse des compétences parentales [7]. 1.1. La collaboration L’évaluation psychologique est parfois conduite dans un style académique dont le langage technique peut être herméneutique et peu accessible aux familles ou aux autres professionnels de l’enfance. La formulation de cas exige du clinicien une pensée qui rende compte de la complexité des troubles tout en étant exprimée dans un langage clair et accessible. L’objectif est ainsi de permettre l’instauration d’un dialogue entre le clinicien et la famille afin de renforcer l’alliance thérapeutique et d’assurer une plus grande adhésion au traitement proposé. 1.3. La pratique réflexive Cette pratique, proposée par Schön [8], est de plus en plus utilisée dans les pays anglo-saxons, ceci en complémentarité avec l’approche basée sur les preuves scientifiques (evidence based practice). Cette approche invite le praticien à mener une réflexion rétrospective (questionnement sur ce qui a été fait) et prospective (questionnements sur les actions futures) sur sa pratique [8]. Dans la formulation de cas, il s’agit pour le clinicien d’être à l’écoute de ses réactions émotionnelles dans le cadre de l’évaluation et d’être attentif à son propre positionnement en termes de statut professionnel (et donc de formation), de genre, de culture, de classe sociale, et d’orientation sexuelle. Elle prône une position éthique de la part du clinicien qui est invité à réfléchir sur ses a priori et ses propres différences. 1.4. La pratique basée sur les preuves scientifiques (evidence based practice) Dans la formulation de cas, le clinicien est invité à baser ses hypothèses non seulement sur ses acquis théoriques et son expérience, mais aussi sur les données les plus récentes de la recherche scientifique, ceci afin de ne pas prendre le risque d’émettre des hypothèses basées sur des considérations théoriques ou empiriques non fondées [1,4]. Le clinicien est ainsi continuellement amené à réfléchir sur sa propre pratique en intégrant les données récentes dans le domaine de la clinique infantile. La pratique basée sur les preuves scientifique n’est pas sans détracteurs [2,3], car elle liée à une conception positiviste qui ne prend pas toujours en compte la réalité clinique par essence idiosyncratique. De plus, étant issue du modèle médical, son utilisation, telle quelle, en psychologie clinique n’est pas sans poser problème [2]. Actuellement, les psychologues se dirigent davantage vers une evidence based informed practice (pratique informée par les preuves scientifiques) qui constitue un modèle d’application plus souple et adapté. 1.5. L’intégration des données Ce principe, bien connu des spécialistes de l’examen psychologique de l’enfant, consiste à articuler les données obtenues à partir d’entretiens cliniques individuels et familiaux, de tests psychologiques (cognitifs, instrumentaux, projectifs, etc.), de questionnaires et d’observations (observation des interactions familiales, observation en classe). Le clinicien peut alors adopter le modèle qui lui semble le plus pertinent pour expliquer les 424 S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 difficultés de l’enfant. De plus, l’intégration des données permet au clinicien de construire une hiérarchie des facteurs en cause dans l’apparition d’une ou de plusieurs difficultés et ainsi de mieux sélectionner le ou les traitement(s) thérapeutique(s) le(s) plus efficace(s) et adéquat(s) dans la situation particulière [1,9]. La formulation de cas dans l’évaluation des troubles psychologiques de l’enfant et de l’adolescent s’inscrit traditionnellement dans trois cadres théoriques explicatifs que nous allons détailler : le cadre cognitif-comportemental, le cadre psychodynamique et le cadre systémique. Le clinicien est donc invité à émettre des hypothèses à partir des données recueilles, en adoptant ces trois points de vue. Il nous paraît essentiel de rappeler que la psychologie du développement fait partie intégrante de chaque modèle. 2. Formulation cognitive-comportementale Les auteurs de l’approche cognitive-comportementale (ACC) postulent que les difficultés du sujet sont causées par des « patterns » dysfonctionnels et négatifs cognitifs et comportementaux. Elle propose donc d’évaluer, de cerner et de modifier les processus de pensée qui provoquent des réponses émotionnelles qui, à leur tour, affectent le fonctionnement du sujet. De nos jours, il existe une variété d’ACC qui partagent des dénominateurs communs et qui intègrent par exemple des concepts psychodynamiques, systémiques et existentiels [1]. Comme nous l’avons mentionné plus haut, cette approche est à l’origine de la naissance du modèle de formulation de cas. L’ACC est très liée à une conception empirique de travail du clinicien et sa pratique est ancrée dans la recherche scientifique en psychologie clinique, cognitive et du développement [10,11]. La formulation devient donc une démarche qui permet au clinicien de planifier les buts thérapeutiques et de choisir ce qui apparaît comme la meilleure intervention psychologique possible. Dudley et Kuyken [10] proposent un cadre de travail constitué de cinq étapes. 2.1. Description du problème présent L’enfant ou l’adolescent est en premier lieu invité à décrire ses difficultés avec ses propres mots. Le clinicien explore ensuite les émotions, pensées et conduites qui sont liées à chaque problème. Puis, les parents sont invités à faire de même. Ce processus a pour but de commencer à identifier les difficultés que l’enfant souhaite résoudre et d’évaluer les hypothèses que la famille a développées sur les causes possibles du problème pour lequel elle consulte. Par la même occasion, le contexte psychosocial est également exploré. 2.2. Les facteurs déclenchants L’analyse porte ensuite sur les facteurs internes et externes qui ont déclenché l’apparition des troubles psychologiques de l’enfant ou de l’adolescent. Cela permet de différencier les sources de conflits et de stress externes qui peuvent être passagers (par exemple le divorce des parents, un deuil, un échec scolaire) et les traits de personnalité qui ont contribué au développement des troubles. Dans cette étape, une analyse minutieuse de la qualité et de la quantité des éléments de stress est réalisée. 2.3. Les facteurs de maintien L’attention du clinicien est ensuite portée sur les facteurs qui ne permettent pas à l’enfant ou à l’adolescent d’utiliser sa propre résilience pour faire face à ses difficultés. Ils peuvent être de nature externe (par exemple des difficultés financières qui créent beaucoup de tensions dans la famille) ou interne (par exemple une dyslexie). Cette étape inclut aussi les données de la recherche empirique qui mettent en évidence le rôle des facteurs de maintien pour les différents troubles. On sait, par exemple, que les conduites d’évitements de certaines situations contribuent, dans les troubles anxieux, aux résistances au changement. Cette analyse permet au clinicien de comprendre la nature cyclique du problème et de l’intégrer dans l’intervention thérapeutique. 2.4. Les facteurs prédisposants Il convient également, dans ce modèle, d’analyser les difficultés de l’enfant dans une perspective longitudinale, prenant en compte les différentes dimensions de son développement psychologique. Il s’agit de comprendre les éléments de son histoire qui l’ont rendu vulnérable (par exemple des difficultés de séparation). Le clinicien essaie également d’anticiper les facteurs qui pourraient déclencher une rechute. 2.5. Les facteurs protecteurs La dernière étape intègre l’évaluation de la résilience de l’enfant, de l’adolescent et de sa famille. Il s’agit plus précisément de mettre en évidence les aspects du fonctionnement de l’enfant sur lesquels le thérapeute pourra s’appuyer au cours du traitement. La Fig. 1 présente le cas de Martin, un adolescent de 15 ans qui consulte pour des difficultés émotionnelles. En conclusion, l’ACC est étroitement liée à l’intervention thérapeutique, car chaque étape de l’analyse sert à planifier le traitement psychologique. Elle associe clairement à sa formulation les éléments du développement cognitif, émotionnel et social [11]. 3. Formulation psychodynamique La psychanalyse de l’enfant est une discipline et une théorie hétérogène. Il n’existe pas « une psychanalyse » mais « des psychanalyses ». Il y a donc pléthore d’approches psychodynamiques de l’enfant et de l’adolescent qui, parfois, peuvent s’opposer. Pour illustrer les divergences théoriques dans cette discipline, nous pouvons notamment mentionner les fameuses controverses entre Anna Freud et Melanie Klein [12]. Cette approche peut être difficile pour le clinicien débutant car elle nécessite des connaissances théoriques et cliniques approfondies. S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 Fig. 1. L’exemple de Martin, 15 ans. Analyse TCC. 425 426 S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 Tableau 1 Synthèse des différents aspects à explorer dans une formulation psychodynamique. Le développement précoce Le système défensif La capacité du moi L’angoisse Régulation émotionnelle La capacité relationnelle L’introspection La capacité de mentalisation Quelle a été la trajectoire développementale de l’enfant et y a-t-il eu un arrêt dans le développement provoqué par les troubles ? Quels sont les mécanismes de défenses liés aux troubles de l’enfant et dans quelle mesure sont-ils attendus d’un point de vue développemental ? Ces défenses sont-elles efficaces ou ont-elles un coût psychique élevé ? Est-ce que l’enfant a un moi solide mais flexible ou montre-t-il un fonctionnement rigide ? Quelles sont la nature et l’intensité de l’angoisse ? Est-ce que l’enfant peut la contenir ou au contraire est-il continuellement débordé ou paralysé par son angoisse ? L’enfant peut-il contenir ses mouvements affectifs ou est-ce que ceux-ci affectent sa capacité de pensée ? Est-ce que les parents ont une capacité à contenir les débordements affectifs de leur enfant ? Comment l’enfant entre-t-il en relation avec son entourage, ses parents, et pendant les séances d’évaluation avec le clinicien ? Sur quel mode établit-il une relation ? Quelle est la capacité d’introspection de l’enfant ou de l’adolescent ? Est-il capable de décrire son problème et de décrire sa vie émotionnelle ? Comment l’enfant comprend, régule et communique sa vie affective ? Nous allons, dans ce texte, principalement nous référer au modèle de psychothérapie analytique de l’enfant et de l’adolescent développé à la Tavistock Clinic à Londres. Il s’inspire principalement des théories kleiniennes et postkleiniennes contemporaines. Ce modèle a également intégré des idées (Anna) freudiennes et winnicottiennes, ainsi que les travaux sur l’attachement de Bowlby (qui travailla à la Tavistock Clinic). Du point de vue technique, l’évaluation d’un enfant contient entre une à trois séances de jeu puisque, dans la perspective kleinienne, le jeu constitue une forme de communication inconsciente et symbolique [13]. Wittenberg [14] propose d’inclure les questionnements suivants dans le processus d’évaluation psychodynamique : • Comment le trouble interfère-t-il avec le développement psychique de l’enfant ou de l’adolescent ? • Quelle est la capacité d’ « insight » de l’enfant ou de l’adolescent ? • Quel est le niveau d’angoisse et la capacité à la contenir ? • Quel système défensif est mis en place ? • Quel type de personnalité l’enfant est-il en train de développer ? • L’enfant possède-t-il la capacité à être curieux ? • De quelle nature est le soutien familial ? • Qu’est-ce que l’enfant aimerait changer en lui ? Comme dans l’ACC, la formulation du point de vue psychodynamique a pour but de déterminer quelle est l’indication thérapeutique la plus adaptée à la situation clinique particulière. Elle tente plus particulièrement d’évaluer le type de psychothérapie, analytique ou non, qui pourrait être recommandé dans telle ou telle situation [14]. Un enfant pourrait par exemple être orienté soit vers une psychothérapie analytique individuelle ou alors vers un travail en groupe par exemple. Durant les entretiens, une grande place est donnée à l’analyse du processus d’évaluation [14–16]. Le clinicien prête par exemple une attention particulière aux mouvements de transfert et de contre-transfert afin de comprendre le monde interne de l’enfant et d’évaluer le système défensif de celui-ci. L’entretien avec les parents constitue une clé centrale de la formulation psychodynamique car il s’agit d’obtenir des informations sur les premières années de la vie de l’enfant. Dans une perspective kleinienne, ces informations sur les relations précoces constituent les bases d’une formulation psychodynamique [17]. Les recherches psychanalytiques récentes sur la mentalisation [18–20] ont permis de mettre à disposition des cliniciens un nouveau concept dans la formulation de cas d’orientation psychanalytique. La mentalisation a été développée par les chercheurs, psychologues et psychothérapeutes, du centre Anna Freud et de l’unité de psychanalyse de l’université de Londres. Principalement inspirée par la psychanalyse et par les théories du développement, la mentalisation est définie comme un processus psychique essentiellement préconscient (et dans une moindre mesure inconscient) qui nous permet de comprendre, réguler et communiquer notre vécu émotionnel. Elle joue un rôle majeur dans notre capacité à être en lien avec autrui puisqu’elle concerne aussi notre capacité à comprendre la vie émotionnelle de l’autre [19]. Nous proposons, dans le Tableau 1, une grille d’analyse qui synthétise les idées des différents auteurs mentionnés [14–16,20,21]. Un exemple de formulation psychodynamique : le cas de Martin (extraits tirés des entretiens) Martin vient me voir car il a des difficultés scolaires. C’est l’école qui lui a conseillé de consulter. Je reçois tout d’abord sa mère et son beau-père. Les parents m’expliquent que Martin ne travaille pas assez et qu’il ne va pas réussir son année. Ils ne savent plus quoi faire. Le père de Martin est mort quand il était jeune. Il a vécu avec sa mère. Ils sont très proches. Il est aussi très attaché à sa famille maternelle. Sa mère s’est remariée il y a quelques années. Les relations entre Martin et son beau-père sont difficiles. La mère pense que l’école exagère et que Martin a juste besoin de temps et va s’y remettre, tandis que son beau-père pense qu’il a S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 427 4.1. De l’intrapsychique à l’interpersonnel besoin d’aide. Il décrit notamment des excès de colère qui génèrent beaucoup de tensions dans la famille. Je propose un entretien individuel à Martin. Lorsqu’il vient me voir, il est de bonne humeur comme s’il voulait que je sache que « tout va bien », alors que j’anticipais de recevoir un adolescent plutôt déprimé. Il se mit vite à l’aise ; on aurait dit qu’il était déjà venu me voir. Je partage mon impression avec lui et ajoute que je me demande si « faire comme si tout va bien » est une manière d’éloigner ses difficultés et ses peurs. Son visage change soudainement, il devient tout rouge et commence à verser des larmes. Je l’interrogeais sur la signification de ses larmes et il me répondit juste : « vous avez raison ». Son expression commença à changer. Il me regardait comme si je devais me sentir désolé pour lui. Je lui demandais s’il avait l’impression que sa mère ne le prenait pas au sérieux et ne voyait pas qu’il souffrait énormément depuis peut-être même quelques années. Il acquiesça. Martin aura beaucoup de mal à contenir ses émotions lors de la séance. Son regard fuira le mien pendant la grande partie de l’entretien. L’entretien montre que Martin éprouve une certaine souffrance sur le plan psychique qu’il n’est pas arrivé à communiquer à son entourage. Son angoisse affecte non seulement son fonctionnement émotionnel mais aussi intellectuel et relationnel. Le peu qu’on sait sur ses relations précoces font penser que son lien avec sa mère a été perturbé avec la mort de son père (lorsqu’il avait deux ans) car celui-ci n’avait plus la capacité psychique pour contenir les angoisses et projections de Martin. On assiste aussi à une fragilité de ses représentations objectales, comme si parler de ses difficultés pouvait les détruire. Doit-il les protéger ? Toute cette dynamique se déroule en pleine adolescence, période de découvertes et de changements des représentations interpersonnelles. Les troubles psychologiques chez l’enfant sont perçus comme le résultat d’un processus interpersonnel. Les interactions familiales et sociales, le mode de communication et les dynamiques au sein de la famille sont utilisés comme le cadre explicatif des difficultés de l’enfant ou de l’adolescent. Selon la théorie systémique, les difficultés psychologiques ont une explication interactionniste et sont le fruit d’un dysfonctionnement de la communication entre les membres d’un système (principalement la famille). Dans un modèle systémique de formulation les hypothèses explicatives du problème sont ancrées dans le contexte familial et le problème est expliqué, non en termes de causes intrapsychiques, mais en termes interrelationnelles [22]. 4.2. Du pourquoi au comment Les systémiciens sont particulièrement intéressés par les processus interactionnels et vont donc davantage porter leur attention sur comment un comportement ou un symptôme se manifeste plutôt que d’essayer d’en trouver les causes. 4.3. Du linéaire au circulaire Les interactions entre personnes d’un même système sont constituées de causalités circulaires. Il est alors possible d’en repérer des patterns de communication qui maintiennent le problème. La théorie des systèmes souligne l’interdépendance de l’action dans les familles et les relations. Une action est donc vue comme une réponse, et une réponse comme une action. On essaye donc de noter les patterns de répétitions circulaires des interactions dans la famille et comprendre comment elles contribuent à l’émergence ou au maintien d’un problème. On va donc adopter une grille de lecture circulaire des problèmes présents (Fig. 2). Le Tableau 2 illustre l’application de la grille d’analyse appliquée au cas de Martin. Reprenons le cas de Martin dans une perspective psychodynamique (Tableau 2). 4. Formulation systémique Comme pour l’ACC et l’approche psychodynamique, il existe différentes écoles systémiques. Néanmoins, chacune d’elles est guidée par les principes suivants [1,21]. Fig. 2. Causalité circulaire (cas fictif pour l’illustration, modèle systémique). 428 S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 Tableau 2 Synthèse des différents aspects à explorer dans une formulation psychodynamique : le cas de Martin. Le développement précoce Le système défensif La capacité du moi L’angoisse Régulation émotionnelle La capacité relationnelle L’introspection La capacité de mentalisation On sait que Martin a perdu son père quand il avait deux ans. Cette perte a pu affecter la capacité de sa mère à être présente psychiquement pour son fils Martin utilise son appareil défensif pour faire face aux affects dépressifs mais on peut penser qu’il est régulièrement submergé par ceux-ci. Le coût psychique semble aussi élevé Les entretiens montrent un fonctionnement moïque plutôt rigide mais probablement imposé par un système défensif trop actif. On peut supposer que Martin a un fonctionnement psychologique plus flexible lorsqu’il n’est pas exposé à des tensions et conflits internes La nature et l’intensité de l’angoisse sont centrales aux troubles psychologiques de Martin. Cette intensité nuit aux processus de pensée. Martin semble souvent débordé émotionnellement En ce moment, Martin est débordé par ses affects qu’il n’arrive pas à gérer et qui sont source d’inconfort Martin est assez replié sur lui-même et a du mal à entrer en relation avec les autres (par exemple se faire des camarades). Son état dépressif explique peut-être le repli sur lui-même Martin démontre une bonne capacité introspective. Celle-ci est toutefois marquée par un certain négativisme ou une sévère autocritique Martin montre une bonne capacité à mentaliser ce qui est une bonne prédisposition pour une thérapie individuelle de type analytique 4.4. Le cycle de vie familiale 4.5. La méta-communication Le modèle de cycle de vie familiale a influencé beaucoup d’auteurs systémiques. Il s’agit d’une grille de lecture qui s’intéresse aux différents changements, dans une perspective développementale. Ce cycle est défini par le contexte socioculturel qui dicte les différentes étapes de la vie de famille. McGoldrick et Carter [23] montrent, qu’au cours de la vie, des facteurs de stress contextuels et développementaux provoquent des changements. Les problèmes se développent généralement au moment des transitions entre deux étapes (Fig. 3). Les systémiciens postulent que la communication se compose de deux niveaux : le premier, dit analogique, réfère au contenu de la communication (par la parole), et le second, dit digital, représente les signes non verbaux et les comportements, conduites, gestes, etc. Par exemple, un père promet à sa fille de 5 ans de jouer avec elle, mais son comportement non verbal, ses expressions faciales donnent à penser le contraire. Une attention particulière va donc être portée sur les différents principes systémiques évoqués ci-dessus mais il est également Fig. 3. Cycle de vie de famille. Modèle systémique. McGoldrick et Carter [23]. S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 429 Tableau 3 Grille d’analyse systémique. Distance relationnelle Hiérarchies Règles et atmosphère émotionnelles Les stress contextuels Le cycle de vie de famille Martin est extrêmement proche de sa mère et de son grand-père maternel. Par contre, il ne voit pas sa famille paternelle. Sa mère s’occupe beaucoup de son propre père depuis la disparition de sa mère. Elle décrit des relations très tendues avec la famille de son défunt mari. Celles-ci étaient présentes avant son décès Les relations sont très tendues entre Martin et son beau-père La relation parent–enfant est horizontale. Martin et sa mère forment presque un couple. Martin prend même un rôle protecteur envers sa mère. Le beau-père a du mal à se faire une place dans le système familial Il y a une responsivité affective chez Martin et sa mère qui sont très à l’écoute l’un de l’autre. Il est cependant difficile de différencier leurs états émotionnels qui semblent fonctionner sur un mode mimétique. Une différenciation est visible lorsque Martin se met en colère. Le beau-père peut être affectueux avec sa femme mais il est aussi assez colérique L’échec scolaire de Martin et le deuil de sa grand-mère Sa mère a du mal à se réajuster à une relation de couple L’adolescence est une étape où Martin doit renégocier ses relations avec sa famille et trouver un équilibre entre autonomie et dépendance. Son attachement à sa mère rend ce changement plus complexe possible d’utiliser une grille de lecture plus structurée comme celle de Wilkinson [6] (Tableau 3). En outre, ces hypothèses systémiques devront être testées durant les entretiens cliniques. Cecchin [24] nous invite en effet à ne pas épouser notre hypothèse. Celle-ci devrait être changée et reformulée après chaque séance. De plus, un travail de déconstruction du problème devrait prendre place lorsque la formulation est achevée. Elle comporte cinq étapes : • Comment la famille définit-elle le problème (est-ce un problème individuel ou interpersonnel ?) • Le contexte du problème : quand et où le problème est exacerbé ? • Comment le problème affecte les relations au sein de la famille ? • Pour qui le problème pose le plus de difficultés ? (qui en souffre le plus ?) • Quelle est l’histoire du problème ? Le cas de Martin : perspective systémique (Tableau 3). Une causalité circulaire explique les tensions dans la famille (Fig. 4). 5. La formulation de cas, un modèle intégratif Comme nous l’avons vu, la formulation de cas est une approche qui permet d’explorer les troubles psychologiques de l’enfant et de l’adolescent en adoptant différentes perspectives théoriques. Elle repose sur l’idée que les approches ne sont pas forcément opposées mais qu’elles forment chacune une façon d’appréhender la réalité du problème. Dans le cas de Martin, nous remarquons que les approches se distinguent à première vue de par leur cadre conceptuel respectif. Toutefois, des rapprochements entre ces vues théoriques sont également possibles. Par exemple, les approches cognitivecomportementale et systémique nous permettent de mettre en évidence les mêmes facteurs de maintien du problème de Martin. La formulation permet en effet de décrire les difficultés de Martin sur plusieurs axes : de l’intrapsychique à l’interpersonnel et du cognitif à l’émotionnel. Fig. 4. Circularité du problème. La perspective systémique permet de comprendre le contexte des difficultés de Martin et comment ses symptômes sont maintenus à cause des modes de communication et d’interactions familiales. Cependant, il nous semble que la perspective cognitivecomportementale et la perspective psychodynamique sont plus pertinentes dans son cas. Tout d’abord, ses symptômes dépressifs laissent penser qu’une approche individuelle serait plus adéquate pour le libérer de sa souffrance psychique. L’approche cognitive-comportementale est indiquée, dans la littérature internationale anglo-saxonne pour ce genre de troubles [8,25], mais la formulation psychodynamique met en lumière une bonne capacité d’insight et de mentalisation chez Martin. Il est alors possible que la nature moins directive d’une intervention psychodynamique pourrait mieux convenir à Martin qui pourrait peut-être trouver l’ACC un peu trop « scolaire ». Une thérapie psychodynamique lui donnerait aussi un espace où il aurait le loisir d’explorer l’impact que son histoire de vie a eu sur lui. La formulation de cas repose donc sur un travail d’hypothèses cliniques. La richesse d’une analyse à partir de perspectives différentes tient au fait qu’elle invite le clinicien à revoir ses présupposés de base en se décentrant de son approche théorique de 430 S. Nashat, V. Quartier / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 422–430 prédilection. La formulation de cas implique également un effort de recherche afin de tenir compte des dernières publications scientifiques en psychologique clinique et du développement [24,26]. Enfin, elle prend en compte la complexité du psychisme et du comportement humain en développement [1]. Par exemple, dans le cas de Martin, il conviendra de ne pas négliger l’impact de l’état dépressif sur les performances scolaires [27]. 6. Conclusion La formulation de cas constitue donc un modèle utile pour le clinicien, qui va ainsi pouvoir proposer une compréhension des difficultés de l’enfant à la famille, compréhension qui va être discutée. La formulation permettra également au psychologue de proposer un ou plusieurs traitements. Le choix final se fera en concertation avec la famille, ce qui va favoriser le développement de l’alliance thérapeutique. En effet, dans ce modèle, le psychologue veillera à ne pas se positionner comme une autorité face au consultant, à la façon d’une certaine tradition médicale. Au contraire, bien qu’expert avisé et informé (par sa prise de connaissance de la littérature scientifique), le psychologue portera une grande attention à co-construire avec l’enfant et sa famille les propositions de compréhension des difficultés et les moyens d’y répondre. Si des traitements sont effectivement connus pour être plus efficaces pour tel ou tel type de pathologie, l’adhésion de l’enfant et serions-nous tentés de dire surtout de ses parents reste cruciale pour toute élaboration d’un projet thérapeutique. Enfin, la formulation est également très utile dans le travail de réseau avec les autres professionnels en lien avec l’enfant parce qu’elle permet au psychologue de davantage s’ouvrir et discuter le regard des autres spécialistes (pédiatre, neuropédiatre, orthophoniste, psychomotricien, pédagogue, travailleur social, etc.). Nous avons mentionné le lien étroit entre la formulation et l’intervention thérapeutique. La formulation à partir de perspectives différentes permet de hiérarchiser les besoins de la famille et de proposer des interventions adéquates. Une reformulation devrait être menée à la fin de l’intervention et être comparée à l’évaluation initiale. Ce modèle est en pleine évolution dans la psychologie contemporaine car sa structure permet des améliorations et des changements afin de l’adapter à divers courants théoriques. De plus, ce modèle permet de décloisonner les différents courants de pensée qui restent, trop souvent, isolés les uns des autres. . . lorsqu’ils ne s’affrontent pas. Pourtant, un modèle explicatif, quel qu’il soit, n’est pas autre chose. . . qu’une fiction utile [28]. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Johnstone L, Dallos R. Formulation in psychology and psychotherapy. London: Routeledge; 2006. [2] Diener Y. On agite un enfant. Paris: La Fabrique éditions; 2011. [3] Timimi S. Pathological child psychiatry and the medicalization of childhood. London: Psychology Press; 2002. [4] Weerasekera P. Multiperspective case formulation: a step toward treatment integration. Malabar (FL): Krieger; 1996. [5] Eells TD. Handbook of psychotherapy case formulation. New York: Guildford Press; 1997. [6] Wilkinson I. Child and family assessment: clinical guidelines for practitioners. London: Routeledge; 1998. [7] Carr A. The handbook of child and adolescent clinical psychology: a contextual approach. Routledge; 2013. [8] Schön DA. The reflective practitioner: how professionals think in action. New York: Basic books; 1983. [9] Carr A. What works with children and adolescents?: a critical review of psychological interventions with children, adolescents and their families. Taylor & Frances/Routledge; 2000. [10] Dudley R, Kuyken W. Formulation in cognitive-behavioural therapy. In: Jonstone L, Dallos R, editors. Formulation in psychology and psychotherapy. London: Routeledge; 2006. p. 17–46. [11] Tarrier N. Case formulation in cognitive behavioural therapy. Hove, UK: Brunner-Routeldge; 2005. [12] Petit C, Midgley N. Psychoanalytic psychotherapy assessment in a child and adolescent mental health setting: an exploratory study. Clin Child Psychol Psychiatry 2008;13:139–55. [13] Youell, Biddy. The learning relationship: psychoanalytic thinking in education. Karnac Books; 2006. [14] Wittenberg I. Assessment for psychotherapy. J Child Psychother 1982;8(2):131–44. [15] Lanyado M, Horne A. The handbook of child and adolescent psychotherapy. London: Routledge; 1999. [16] Rustin M, Quagliata E. Assessment in child psychotherapy. London: Karnac; 2004. [17] Waddell M. The assessment of adolescents: preconceptions and realizations. J Child Psychother 2002;28:365–82. [18] Allen JG, Fonagy P. The handbook of mentalization-based treatment. London: Wiley; 2006. [19] Fonagy P, Gergely G, Jurist E. Affect regulation, mentalization and the development of the self. Karnac Books; 2003. [20] Fonagy P, Target M. Mentalization and the changing aims of child psychoanalysis. Psychoanal dialogues 1998;8(1):87–114. [21] Leiper R, Maltby M. The psychodynamic approach to therapeutic change. London: Sage; 2004. [22] Dallos R, DraperF R. An introduction to family therapy. Maidenhead: Open University Press; 2006. [23] McGoldrick M, Carter B. The family life cycle. New York: Guildford Press; 2003. [24] Cecchin G. Hypothesizing, circularity, and neutrality revisited: an invitation to curiosity. Fam Process 1987;26(4):405–13. [25] Carr Alan. Evidence-based practice in family therapy and systemic consultation. J Fam Ther 2000;22(1):29–60. [26] Fröjd, Sari A, et al. Depression and school performance in middle adolescent boys and girls. J Adolesc 2008;31(4):485–98. [27] Brent A, et al. A clinical psychotherapy trial for adolescent depression comparing cognitive, family, and supportive therapy. Arch Gen Psychiatry 1997;54(9):877–85. [28] Soler L. Introduction à l’épistémologie. Paris: Ellipses; 2000.