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Introduction
Don Giovanni a maintes fois été qualifié d’«Opéra des opéras» (notamment par
Richard Wagner) et fut cité en modèle par de nombreux compositeurs, et ce parmi
les plus illustres. Aimé, il l’est encore et toujours par nombre d’artistes et de
créateurs tant cet ouvrage lyrique dépasse le cadre de la musique, au demeurant si
belle et réussie soit-elle, traitant un sujet théâtral. Car Don Giovanni éclipse le non
moins célèbre Dom Juan de Molière dont il est en partie inspiré.
Personnage déjà mythique et légendaire prêt à tout pour arriver à ses fins, le
gentilhomme sans scrupule et blasphémateur n’est plus Don Juan, il devient Don
Giovanni, dont les principaux arias font rêver les chanteurs à la voix de baryton-
basse. Même si le mythe a forcément inspiré d’autres compositeurs à l’instar de
Gluck avec un ballet-pantomime (1761), ou Cazzaniga avec un opéra exactement
contemporain (1787), et Richard Strauss avec un poème symphonique un siècle plus
tard, Don Giovanni surpasse de loin les différentes adaptations qui jalonnent
l’histoire de la musique.
Wolfgang Amadeus Mozart compose avec la complicité, ô combien importante,
du librettiste Lorenzo Da Ponte (qui a alors déjà collaboré avec le maître pour Le
Nozze Di Figaro) une œuvre majeure du grand répertoire lyrique qui fait le bonheur
des scènes du monde entier. Il sait surtout réunir en un seul opéra tout ce qui fait la
réussite de l’art lyrique : le divertissement et le drame, le sérieux et le léger.
Il est de coutume de dire qu’un mauvais livret ne peut pas faire un bon opéra et
ce n’est pas le formidable équilibre du texte qui rassemble habilement des
éléments empruntés aux dramaturges antérieurs qui contredira cette maxime (la
légende dit qu’un certain Casanova, compatriote de Da Ponte aurait donné des
conseils avisés au librettiste et posé sa touche personnelle…). Ajoutons à cela une
partition où l’orchestre, tout en soutenant et laissant les voix s’exprimer sans les
étouffer, prend une place prépondérante dans la signification en s’exprimant et
illustrant le caractère des personnages, quitte à dévoiler un sentiment caché au
cœur de la partition.
Souvent qualifiée de tragique, Don Giovanni n’en est pas moins une œuvre
buffa, divertissante, qui sait parfaitement jouer avec nos émotions et nous
transporter en quelques mesures, quelques notes, quelques mots de la farce au
drame, dans une cohérence parfaite où les personnages trouvent naturellement
leurs places. Don Giovanni condamne bel et bien le libertinage, et ce au XVIIIème
siècle, peut être la plus grande période de naissances de «systèmes» dans l’histoire
de la philosophie, et pourtant il condamne aussi une sorte de morale commune.
Mozart et Da Ponte héritent non seulement de sources qui leur étaient
contemporaines, mais d’un mythe européen, né en Espagne au début du XVIIème
siècle sous la plume de Gabriel Tellez, plus connu sous le nom de Tirso de Molina.
Ce sont les Italiens qui ont contribué au passage de Don Juan dans les
autres pays, mais on ne sait pas comment la pièce est passée d’Espagne en Italie,
des comédiens allaient en Espagne, des espagnols jouaient à Naples… Le drame
espagnol est devenu parodique, il a été traduit d’une langue à l’autre et d’un
système théâtral à l’autre, dans la forme de la commedia dell’arte.
On connaît une version de Cicognini à Florence en 1632, le personnage de
Don Juan est superficiel, le rythme plus frénétique et la joie de vivre a disparu.
En 1658, une version est jouée à Paris, avec l’Arlequin célèbre Biancolelli.
La complicité avec Arlequin se développe, les plaisirs sexuels de Don Juan sont mis
en avant, et il est dévalorisé, comparé à un porc. Le comique l’emporte, dans le
goût de la commedia dell’arte, avec force facéties et jeux de scène.
Dorimond et Villiers, en 1660 donnent à Paris Le Festin de Pierre ou le fils
criminel. La pièce insiste sur le conflit entre le père et le fils, la culpabilité du fils et
l’élément comique est moins important. La révolte du fils contre le père était déjà
dans la pièce de Tirso, elle prend ici de l’importance, et redonne de l’épaisseur au
personnage, corrigeant l’effet simplificateur de la commedia dell’arte. Cette
rébellion familiale, un peu « racinienne », efface certains traits du Don Juan
espagnol que Molière va retrouver dans sa pièce, en 1665, gardant aussi des
aspects de la commedia dell’arte qu’il connaît bien.
On ne traitera pas ici du Dom Juan de Molière, bien connu. On soulignera
simplement que Da Ponte connaissait cette pièce et qu’il en a tiré des éléments,
faisant cependant de son Don Giovanni un personnage très différent du héros
cynique et pervers de Molière, comme on le verra par la suite.
Soulignons qu’à cette même époque, un certain Cazanigga, compositeur
célèbre en son temps, présente son Don Giovanni o sia Il convitato di pietra, sur un
livret de Bertati dont saura s’inspirer Da Ponte pour sa collaboration avec Mozart.
Pour conclure cette introduction, laissons la parole à Goethe qui affirmait
en 1791, année de disparition du compositeur autrichien : « Cette œuvre est unique
en son genre et la mort de Mozart ne nous permet plus de rien attendre
d’analogue ».