Politique industrielle ou politique de la compétitivité?

publicité
Note du Cerfa 48
Politique industrielle
ou politique de la compétitivité?
Discours et approches en Allemagne
Henrik Uterwedde
Novembre 2007
Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa)
L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche,
d’information et de débat sur les grandes questions internationales.
Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association
reconnue d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune
tutelle administrative, définit librement ses activités et publie
régulièrement ses travaux.
En 2005, l’Ifri a ouvert une branche européenne à Bruxelles. Eur-Ifri
est un think tank dont les objectifs sont d’enrichir le débat européen
par une approche interdisciplinaire, de contribuer au développement
d’idées nouvelles et d’alimenter la prise de décision.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent
que la responsabilité des auteurs.
Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa)
© Tous droits réservés, Ifri, 2007 - www.ifri.org
ISBN : 978-286592-218-5
EUR-IFRI
IFRI
27 rue de la Procession
22-28 av. d'Auderghem
75740 paris cedex 15 - France
B -1040 Bruxelles - Belgique
TEL.: 33 (0)1 40 61 60 00
TEL.: 32(2) 238 51 10
FAX: 33 (0)1 40 61 60 60
FAX: 32(2) 238 51 15
E-Mail: [email protected]
E-Mail: info.eurifri.ifri.org
SITE INTERNET: www.ifri.org
Sommaire
INTRODUCTION ..................................................................................... 2
Qu’est-ce que la politique industrielle ? ...............................................3
UN INTERVENTIONNISME DISCRET, MAIS RÉEL ...................................... 5
Le volontarisme politique dans le discours et en pratique ................5
Fédéralisme et néocoporatisme :
un système d’acteurs multiples .............................................................6
L’INTERVENTIONNISME GAGNE DU TERRAIN,
MAIS LE RÉFÉRENTIEL RESTE LIBÉRAL .................................................. 9
À NOUVEAU CONTEXTE, NOUVEAUX DÉBATS : .................................... 12
Un patriotisme économique à l’allemande ? ......................................12
Les investisseurs financiers — des « sauterelles » ? ......................12
« Libéraux mais pas dupes » — le conflit sur EADS.........................13
Comment se protéger contre les « fonds souverains » ? ................14
CONCLUSION...................................................................................... 17
1/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Introduction
Il serait préférable que l’Allemagne intervienne (…) moins
au profit de son industrie car celle-ci a toujours profité
du fait d’avoir été exposée tôt aux marchés mondiaux.
Aujourd’hui, les exportations allemandes vont bien,
à la différence des exportations françaises.
La politique industrielle de Sarkozy n’est pas un signe de force,
mais de faiblesse.
L. Meier, Financial Times Deutschland, 11 septembre 2007
En Allemagne, l’approche française semblerait impensable
– mais seulement en ce qui concerne le style.
Dans notre pays, la politique ordolibérale est en effet en retrait
et la politique industrielle avance. (…)
Aujourd’hui les hommes politiques se prononcent eux aussi
sur la direction que devraient prendre, selon eux,
les entreprises et les branches.
M. Döbler, A. Sirleschtov, Der Tagesspiegel, 9 septembre 2007
a politique industrielle reste décidément une pomme de discorde
L
entre la France et l’Allemagne. Des différends, voire des conflits,
ont récemment fait l’actualité à ce sujet. La crise au sein d’EADS a
opposé les deux gouvernements dans un bras de fer sans précédent
qui a envenimé les relations bilatérales. L’activisme du nouveau
président français dans le domaine industriel inquiète l’Allemagne,
qu’il s’agisse des plans de méga-fusions « franco-françaises » —
réalisés (comme dans le cas de GdF-Suez) et annoncés (le
6 septembre 2007) -, des spéculations sur la possible constitution
d’un groupe d’armement par la fusion de Thales et Safran, qui ne
resteraient pas sans conséquences pour EADS1, ou encore de
Henrik Uterwedde est directeur adjoint du Deutsch-Französisches Institut (dfi) de
Ludwigsburg.
1
La Financial Times Deutschland du 9 septembre 2007 fait état de l’objectif français
de créer un nouveau groupe d’armement français par la fusion de Thales et de
Safran. « La politique industrielle de Paris », ainsi titre la FTD, « alarme EADS » car
elle pourrait changer la donne pour EADS concernant ses fournisseurs, son
positionnement dans le secteur d’armement et la structure de son capital.
2/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
l’éventuelle éviction de Siemens du groupe nucléaire Areva2. De
manière plus générale, le « patriotisme économique » affiché par les
dirigeants français depuis la déclaration de Dominique de Villepin en
2005 déconcerte l’opinion publique et les acteurs en Allemagne ; ces
derniers s’interrogent sur ses conséquences à la fois sur l’industrie
allemande et sur l’avenir de l’économie européenne.
Ces divergences franco-allemandes ne sont pas nouvelles.
Elles ont accompagné les relations bilatérales depuis les débuts de la
construction européenne et s’expliquent par le fait que nos deux pays
ont été confrontés à des défis structurels différents après 1945 :
modernisation et développement industriel pour la France, reconstruction d’une industrie certes amputée par la guerre, mais très
développée et exportatrice pour l’Allemagne. À cela s’est ajoutée une
forte opposition concernant les orientations fondamentales de la
politique économique. Les cinquante ans de la construction européenne ont aussi été marqués par des différences franco-allemandes
sur l’orientation de l’économie européenne.
Ces divergences n’ont pas empêché les deux gouvernements
de lancer des coopérations importantes dans le domaine économique. La France et l’Allemagne ont ainsi rapproché progressivement
leurs pratiques, si bien que nos visions d’un modèle économique et
social européen semblent aujourd’hui largement converger. Toutefois, la récurrence des conflits franco-allemands montre que les deux
pays restent imprégnés de référentiels différents, faisant resurgir
parfois des oppositions qu’on croyait depuis longtemps dépassées.
Qu’est-ce que la politique industrielle ?
Il n’est pas toujours facile de faire la part entre discours et pratiques.
Ils peuvent se contredire, rendant la politique du partenaire peu
« lisible » et prêtant à confusion, voire débouchant sur des procès
d’intention lorsque des problèmes surgissent. La prolifération du
terme « politique industrielle », devenu un véritable fourre-tout désignant tout et son contraire, est devenue en elle-même un facteur de
confusion. S’agit-il d’une politique de développement industriel général cherchant à combler un retard industriel ? D’une politique visant à
protéger ou à renforcer les producteurs nationaux contre la concurrence étrangère ? Ou tout simplement d’une politique de « lobby
industriel » visant à renforcer les producteurs industriels en les
protégeant de réglementations trop contraignantes en matière
d’environnement ou de protection des consommateurs ? D’une
2
Cf. « Sarkozy will Siemens ausbooten », Süddeutsche Zeitung, 9 septembre 2007.
Cet article rapporte le fait que le président français souhaite voir Areva reprendre dès
2009 la part de 34 % que détient Siemens dans son capital. Alors qu’Angela Merkel
a souhaité, lors d’une rencontre bilatérale à Meseberg, que la coopération avec
Siemens soit poursuivie, Nicolas Sarkozy a laissé la question ouverte.
3/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
politique sectorielle tendant à créer ou à renforcer des secteurs
« stratégiques » et ainsi à structurer le système productif ? Ou au
contraire d’une politique industrielle « horizontale » favorisant l’émergence de conditions-cadres favorables à l’industrie ? D’une politique
des « champions nationaux » (ou européens) dont l’objectif est de
constituer des groupes nationaux capables d’être des leaders dans la
compétition internationale ? Ou d’une politique de la compétitivité du
système productif, du « site de production » (Standortpolitik), afin
d’améliorer les conditions de production et l’attractivité du territoire
national en agissant sur un vaste ensemble de facteurs ?
Si la définition de la politique industrielle a évolué depuis les
années 1960 et 1970 vers une acception moins dirigiste, moins
colbertiste, plus horizontale et plus libérale, toutes les interprétations
énoncées précédemment sont présentes dans les débats sur la
politique industrielle, ainsi que dans son élaboration.
Dans ce contexte, l’objectif de cette contribution est
d’expliquer l’approche allemande et de la situer par rapport aux multiples définitions mentionnées. Pourquoi la notion de politique industrielle n’a-t-elle pas fait recette dans l’Allemagne de l’après-guerre ?
Comment fonctionne cette étrange alchimie entre un référentiel
libéral, des pratiques corporatives, voire interventionnistes, et un système d’acteurs diversifiés ? Le débat actuel sur la protection des
entreprises allemandes contre les « fonds souverains » marque-t-il
une inflexion de la politique allemande ? Enfin, quels sont les
enseignements pour le dialogue franco-allemand ?
4/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Un interventionnisme discret,
mais réel
Le volontarisme politique
dans le discours et en pratique
Les mythes fondateurs de l’après-guerre sont très différents en
France et en Allemagne. À la modernisation pilotée par l’État en
France s’est opposé en Allemagne le principe de l’économie sociale
de marché (Soziale Marktwirtschaft), rendue populaire par Ludwig
Erhard, le « père » de l’essor économique allemand. D’où une
différence également dans les approches politiques. Alors qu’en
France, la politique industrielle était de première importance pour la
modernisation économique du pays, elle n’avait pas grand sens en
Allemagne, le pays industriel par excellence – la notion même de
politique industrielle a du reste été bannie du vocabulaire officiel
jusqu’à une période récente. D’une manière générale, l’interventionnisme d’État était mal considéré.
Dans le modèle de l’économie sociale de marché, le rôle de
l’État est surtout limité à la Ordnungspolitik – l’instauration puis la
sauvegarde d’un cadre réglementaire pour assurer le bon fonctionnement du marché – et à des mesures sociales compensatoires pour
assurer la justice sociale3. Par contre, les politiques structurelles, tant
sectorielles que régionales (Strukturpolitik), devaient rester limitées,
tout comme la politique conjoncturelle (Prozesspolitik), qui n’a été
mise en place qu’en 1966, avec l’entrée du Parti social-démocrate
(SPD) au gouvernement fédéral. À partir du moment où le SPD a
adhéré à la doctrine de l’économie sociale de marché dans son
programme de Godesberg de 1959, les responsables allemands se
sont entendus pour rejeter une politique volontariste à la française
visant à structurer le système productif (Strukturlenkung).
Quant à la pratique, la situation est plus nuancée. Tout au
long des années 1960 et 1970, la politique économique allemande a
3
Sur la doctrine de l’ordolibéralisme qui est au fondement de ce modèle, cf.
P. Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de
marché, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003.
5/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
développé des actions structurelles (politiques régionales, sectorielles
ou technologiques). Dans les années 1970, après le premier choc
pétrolier et face aux crises d’adaptations industrielles, le discours
libéral (dont le ministère de l’Économie s’est toujours considéré
comme le veilleur du temple) a été de plus en plus contesté. Face à
lui, une approche plus interventionniste, représentée par le ministère
de la Recherche, prônait une politique technologique plus active pour
moderniser le tissu industriel du pays. Dans les années 1980,
certains Länder, comme le Bade-Wurtemberg ou la Bavière, ont mis
en place une stratégie volontariste de modernisation industrielle
misant sur les nouvelles technologies et leur diffusion dans le tissu
industriel, notamment les petites et moyennes industries (PMI). Qui
plus est, l’Allemagne a aussi soutenu certains secteurs tels que le
charbon, l’agriculture ou, plus tard, les chantiers navals. Si
l’interventionnisme étatique a été moins voyant, moins étendu et de
nature différente qu’en France, c’est en raison de facteurs touchant à
la culture politique, économique et sociale de l’Allemagne depuis
1945.
Fédéralisme et néocoporatisme :
un système d’acteurs multiples
L’État allemand s’organise selon une structure à deux étages : la
fédération (Bund) et les seize États fédérés (Länder). En matière
économique, ces derniers ont activement participé à la réalisation
d’une stratégie régionale de développement économique et industriel4, se distinguant des discours et principes libéraux soutenus par le
ministère fédéral de l’Économie. L’exemple le plus flagrant en est la
Bavière, qui a connu ses propres « Trente Glorieuses » en transformant une économie rurale et traditionnelle en une région prospère
tournée vers l’industrie high-tech. D’autres Länder comme le BadeWurtemberg, la Rhénanie du Nord Westphalie ou plus récemment la
Thuringe n’ont pas non plus hésité à mettre en œuvre leur propre
stratégie de développement économique en utilisant toute une
panoplie d’instruments à leur disposition : banques régionales de
développement, politique de la formation, aide aux petites et moyennes entreprises (PME), implantation de centres de recherche et
transfert technologique, etc.
L’action de l’État s’en trouve diversifiée, faisant apparaître de
surcroît une division du travail verticale entre Bund et Länder.
Ajoutons que certains domaines de la politique économique ont été
confiés à des acteurs certes publics, mais indépendants de l’influence
gouvernementale : à la Bundesbank en matière de politique
4 I. Bourgeois (dir.), Allemagne : compétitivité et dynamiques territoriales, Coll.
Travaux et Documents du CIRAC, Cergy-Pontoise, juillet 2007.
6/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
monétaire, ou à l’office des cartels (Bundeskartellamt) en matière de
contrôle des fusions et des cartels. Notons en passant que le principe
d’indépendance n’interdit pas l’interaction entre les pouvoirs publics
et ces organismes. Ainsi, gouvernement et banque centrale peuvent
tout à fait mener un dialogue, alors que le ministre de l’Économie
peut passer outre un avis de l’office des cartels.
Outre la multiplicité des acteurs, mentionnons le rôle actif des
organisations professionnelles (Verbände) et leur capacité à s’autoréguler et à se substituer à la réglementation publique dans beaucoup de domaines. Autant que possible, les pouvoirs publics s’en
remettent aux intérêts organisés pour assurer les régulations nécessaires, qu’il s’agisse du système des conventions collectives5, du
système de la normalisation industrielle – délégué largement aux
professionnels6 -, de la formation professionnelle – réalisée par une
coopération entre les entreprises, aidées par les chambres de
commerce et d’industrie, et le système scolaire public – ou encore de
la régulation de certains secteurs.
Ce qui prévaut, c’est donc une certaine retenue des pouvoirs
publics et une culture de partenariat avec les acteurs économiques et
sociaux. Ce système est baptisé « néocorporatiste » parce que pour
réaliser la régulation économique, il fait appel à une articulation entre
acteurs publics et privés ; les grandes organisations économiques
deviennent ainsi des acteurs de la politique publique. Il s’agit en
premier lieu des grandes confédérations patronales, industrielles et
syndicales, des Spitzenverbände : BDI (Bundesverband der deutschen Industrie, confédération de l’industrie allemande), BDA (Bundesvereinigung der deutschen Arbeitgeberverbände, confédération
des organisations patronales impliquées dans la négociation
collective), DIHK (Deutscher Industrie- und Handelskammertag,
Fédération des chambres d’industrie et de commerce) DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund, confédération syndicale allemande).
Ce système fonctionne grâce à une bonne capacité d’organisation et d’autorégulation des entreprises, des secteurs économiques et de leurs organismes représentatifs, mais aussi grâce au
caractère coopératif du capitalisme rhénan et de son modèle d’entreprise partenarial. Ainsi, les liens solides et étroits entre les banques et
les grandes entreprises industrielles ont protégé ces dernières contre
des tentatives d’offres publiques d’achat (OPA) ; à cette fin, des
tables rondes ont été discrètement organisées pour chercher des
solutions « allemandes » contre de potentiels repreneurs étrangers7.
5
On parle de l’autonomie des partenaires sociaux, Tarifautonomie, et l’Etat ne s’en
mêle pas.
6
Par un simple contrat de 1975, l’institut DIN, organisme qui prend la forme d’une
d’association, est reconnu par l’État comme l’institution compétente en la matière,
contre la promesse du DIN de tenir compte des intérêts publics le cas échéant.
7
Ce verrouillage par les réseaux finance-industrie a été appelé « Deutschland AG »
(société anonyme Allemagne) ; cf. H. Uterwedde, « L’économie allemande :
7/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Aussi la structuration du système productif a-t-elle favorisé un tel
partage du travail et une telle – relative – retenue de la politique : la
solidité du tissu industriel allemand, à laquelle s’ajoutent sa diversité
régionale, sa spécialisation favorable aux échanges internationaux et
sa capacité d’adaptation, lui ont permis d’être très compétitif et de
bien se positionner dans la division internationale du travail ; son
fonctionnement en réseau est caractérisé par des formes de
coopération, de coordination et de solidarité hors pair. Ce qui
explique que le besoin en interventions politiques est limité, et que
certains débats, comme celui sur les délocalisations industrielles,
aient une importance plus réduite et une tonalité beaucoup moins
alarmiste qu’en France.
Dans ce contexte, le rejet officiel d’une emprise de l’État sur
l’appareil productif s’accompagne en pratique d’une politique
industrielle implicite. Celle-ci a toujours été moins visible qu’en
France. D’une part parce qu’elle a reposé sur une pluralité d’acteurs,
étatiques ou non, ainsi que sur une culture de la coopération et du
partenariat sur le terrain ; d’autre part parce qu’elle s’est souvent
appuyée sur un ensemble de pratiques tellement rodées qu’elles ne
nécessitaient pas toujours de formuler explicitement les objectifs et
les instruments de la politique industrielle. D’où un malentendu qui ne
cesse de nourrir des querelles franco-allemandes : en Allemagne, on
reproche à la politique française son penchant dirigiste, voire colbertiste, tout en développant des pratiques qui peuvent être identifiées à
une politique industrielle qui ne dit pas son nom. En retour, on a
tendance en France à soupçonner le partenaire allemand de pratiquer un double langage.
comment sortir de la langueur ? », in Fr. Guérard (dir.), Regards sur l’Allemagne
unifiée, Paris, La Documentation française, 2006, p. 9-46.
8/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
L’interventionnisme
gagne du terrain,
mais le référentiel reste libéral
a mondialisation a récemment provoqué des fissures dans le
capitalisme coopératif à l’allemande. Les très grandes entreprises adoptent désormais des stratégies mondiales ; elles tendent à
relâcher leurs liens avec le territoire allemand et à se défaire de
solidarités multiples auxquelles elles étaient auparavant attachées.
L’effet protecteur de la « Deutschland AG » n’est plus aussi efficace
puisque les liens solides entre banques, groupes financiers et
industrie se délitent, parallèlement à la montée en puissance des
marchés financiers et de leurs contraintes8. Les déséquilibres
régionaux très accentués suite à la réunification allemande poussent
l’État à un interventionnisme plus fort.
L
Dans cette situation, les pouvoirs publics ont cherché de
nouvelles voies d’intervention. À plusieurs reprises, le chancelier
Schröder (1998-2005) s’est distingué par une approche volontariste.
Dans une action spectaculaire en 1999, il tenta de sauver de la faillite
le groupe du bâtiment Holzmann, en poussant les banques à lui
accorder de nouveaux crédits. Cette initiative a toutefois fait long feu.
Ne réussissant pas à empêcher la faillite définitive du groupe en
2002, cette action volontariste est restée dans la mémoire publique
comme un exemple à ne pas suivre. Elle a renforcé la majorité des
acteurs et des commentateurs dans leur conviction que le rôle de
l’État n’est pas d’intervenir et de se substituer à la responsabilité des
entreprises.
Au printemps 2004, le chancelier Schröder essaya de
persuader la Deutsche Bank d’absorber la Postbank (filiale de la
poste allemande, qui devait entrer en bourse). Bien que l’argumentation de Gerhard Schröder, selon laquelle l’Allemagne aurait besoin
d’un champion national dans le secteur bancaire, ait alors été
partagée par bon nombre de leaders économiques, l’initiative a fini
par tourner court. Cet épisode montre bien que, outre le caractère
improvisé de l’action du chancelier, le gouvernement fédéral n’a pas
les moyens d’imposer ce genre de construction de « champions
8
Ceci dit, l’économie allemande reste relativement protégée, et les grands groupes
leaders sont loin du degré d’ouverture aux investisseurs étrangers qu’on observe en
France (plus de 40 % pour les groupes du CAC-40).
9/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
nationaux » à un milieu économique dominé par des entreprises
privées, à la fois fortes et soucieuses de leur indépendance.
Dans le même sens et face au risque de désindustrialisation,
le chancelier, soutenu en cela par les gouvernements français et
anglais, a, à plusieurs reprises, mis en garde la Commission de
Bruxelles contre certaines directives « pénalisant » les intérêts des
producteurs. Ainsi, Jacques Chirac, Tony Blair et Gerhard Schröder
ont adressé, en février 2003 et en février 2004, des lettres communes
au président du Conseil. Si cette démarche s’apparente à du lobbying
pour les intérêts industriels, elle a aussi posé la question d’un nouvel
équilibre entre les politiques commerciale, industrielle et de
concurrence au niveau européen.
Sous l’effet de la mondialisation, du danger de désindustrialisation et de la politique européenne, la politique industrielle n’est
plus un terme maudit en Allemagne. Cependant, celui-ci conserve
une acception libérale et horizontale. En témoigne cette déclaration
programmatique du ministère fédéral de l’Économie : « L’autonomie
et la responsabilité des entreprises, la liberté de contrat entre les
partenaires économiques, la concurrence et un système efficace de
formation des prix constituent les piliers fondamentaux d’une économie de marché. Ils ne doivent pas être défaits par des interventions
étatiques. C’est pourquoi l’objectif de la politique industrielle réside
avant tout dans la création de conditions générales qui sauvegardent
la compétitivité de l’industrie et qui augmentent le potentiel de
croissance, d’emploi et d’innovation de l’industrie.9 »
Cette affirmation s’inscrit dans la lignée des discours officiels
allemands. En raison de l’existence d’une politique d’aides sectorielles et d’une politique active d’accompagnement dans certaines
branches, il nous faut nuancer ce référentiel libéral. Toutefois, celui-ci
n’est pas vraiment contredit par la pratique politique. À titre d’exemple, dans les secteurs aérospatial et maritime (chantiers navals,
techniques et navigation maritime, ports), deux secrétaires d’État
remplissent le rôle de « coordinateurs », organisant un dialogue
sectoriel avec les entreprises et les organisations professionnelles et
syndicales. Leur objectif est d’« identifier des champs de problèmes
et d’élaborer des ébauches de solutions communes.10 » Il s’agit là
d’une coordination « douce », qui ne prétend pas imposer une quelconque vision étatique, mais s’inscrit dans la culture partenariale en
engageant un dialogue public-privé proche du terrain, de type bottomup. La même philosophie se retrouve dans les programmes-cadres
du ministère fédéral de la Recherche concernant les technologies
transversales susceptibles d’améliorer la compétitivité industrielle :
les programmes pour les techniques d’information et de communication, pour la biotechnologie et pour la nanotechnologie,
9
BMWA : Politik für eine wettbewerbsfähige Industrie, d’après le site du ministère :
<www.bmwa.bund.de/Navigation/Wirtschaft/industrie.html>
10
Ibid.
10/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
encouragent des projets réalisés en principe par des centres de
recherche et des entreprises associés ; la promotion des réseaux
d’excellence et centres d’excellence vise à favoriser l’émergence de
« grappes » (clusters) régionales et/ou sectorielles.
En fin de compte, s’il y a une politique industrielle sectorielle –
du moins une tentation de la mener –, celle-ci s’inscrit avant tout dans
la perspective d’une politique du système productif, du « site de
production » (Standortpolitik), politique transversale visant la compétitivité du made in Germany : l’attractivité du territoire pour les investisseurs, les coûts de production, la qualification de la main-d’œuvre, la
performance de recherche-développement, le climat entrepreneurial, etc. C’est cette approche qui apparaît comme la véritable
matrice de la politique économique allemande. La politique des
réformes initiée par le chancelier Schröder en 2003 (Agenda 2010),
mais aussi les nombreux « pactes de compétitivité » conclus dans les
grandes entreprises allemandes s’inscrivent dans cette logique :
améliorer les conditions de production et d’investissement en agissant sur les coûts salariaux, la flexibilité des entreprises, leur capacité
d’innovation, l’enseignement et la formation, les infrastructures de
recherche, etc.
11/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
À nouveau contexte,
nouveaux débats :
Un patriotisme économique à l’allemande ?
Quand Dominique de Villepin, dans sa conférence de presse du
27 juillet 2005, a évoqué le « patriotisme économique » pour justifier
la protection des firmes françaises contre des tentatives de reprise
par des groupes étrangers, il s’est heurté à la critique des pays
voisins. Réaction prévisible, car ces propos semblaient conforter la
vue selon laquelle la France continuerait à emprunter une voie
spécifique, revendiquant une « exception française » tout en faisant fi
des règles du marché unique et de la libre circulation des capitaux.
Ainsi, le journaliste Michael Stürmer n’a pas été le seul à fustiger le
Sonderweg français, parlant de « la grande nation derrière un mur de
béton11 ». Dans un pays qui se targue d’avoir une économie ouverte,
tout en ayant protégé bon nombre de groupes nationaux grâce aux
mécanismes subtils de la Deutschland AG, des déclarations comme
celles du Premier ministre français sont en effet mal vues.
La désintégration progressive des réseaux de banques/
finances et de l’industrie, qui s’est manifestée pour la première fois –
et de manière spectaculaire – lors de l’OPA de Vodafone sur
Mannesmann en 2000, a nourri les débats. Des revendications sont
alors apparues, visant une plus grande protection des firmes
allemandes contre des tentatives d’OPA ou de reprise étrangères.
Ces débats ont pris des formes différentes.
Les investisseurs financiers
— des « sauterelles » ?
En 2005, une polémique est née sur le rôle des investisseurs
financiers, qualifiés de « sauterelles » (en allusion au fléau biblique)
par le président du SPD, Franz Müntefering. Dans un journal
populaire allemand, il s’en est pris aux excès du capitalisme
11
Die Welt, 6 avril 2006.
12/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
financier : « Quelques investisseurs financiers n’accordent pas la
moindre pensée aux hommes dont ils détruisent les emplois – ils
restent anonymes, n’ont pas de visage, s’attaquent à des entreprises
comme une nuée de sauterelles, les exploitent et s’en vont. C’est
contre cette forme de capitalisme que nous luttons.12 » Cette critique
a déclenché une vive polémique – on a reproché à Müntefering de
véhiculer une vision fausse du rôle des investisseurs dans le
capitalisme moderne -, mais aussi des applaudissements venant de
la gauche socialiste et de certains syndicats. Le mot de « sauterelles » est en tout cas entré dans le débat économique courant,
désignant un type d’investisseur « prédateur » cherchant un profit
financier immédiat au détriment de la valeur industrielle des
entreprises concernées.
Au-delà de son caractère épisodique, cette polémique traduit
un certain scepticisme vis-à-vis de ce qui est considéré comme un
excès de la mondialisation. Le débat a rebondi récemment à la
lumière de la crise financière internationale, avec la critique visant le
comportement de certains fonds spéculatifs (hedge fonds). Le
gouvernement allemand a tenté de sensibiliser les autres grandes
puissances industrielles lors du sommet du G8 à Heiligendamm en
juin 2007, en proposant une initiative pour établir davantage de
transparence dans les marchés financiers internationaux, mais il s’est
heurté aux réticences britanniques et américaines. Le développement
de la crise financière internationale a rendu le terrain plus propice à
ce genre de réflexions. Lors de leur rencontre à Meseberg le 9 septembre 2007, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont repris l’initiative
en proposant aux partenaires européens une initiative visant à
assurer une plus grande transparence des agences de rating
(évaluation des entreprises), ainsi qu’un code de bonne conduite à
adopter par les fonds spéculatifs.
« Libéraux mais pas dupes »
— le conflit sur EADS
La controverse franco-allemande sur la restructuration du groupe
EADS, en 2006-2007, est elle aussi révélatrice du débat et des
attitudes allemandes en matière de politique industrielle. Traditionnellement, le gouvernement allemand est très réticent à intervenir
directement dans les décisions des entreprises, fussent-elles de
caractère public. Il a confié la part allemande dans le capital d’EADS
au groupe Daimler-Benz ; l’État allemand ne détient donc pas,
contrairement à l’État français, une participation directe dans ce
groupe. Cependant, les mauvais souvenirs laissés par l’affaire
12
Bild am Sonntag, 17 avril 2005.
13/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Aventis13 ont alerté les responsables politiques dès qu’il a été question de restructurer EADS, revoir ses sites de production et ses structures de décision. Le gouvernement fédéral, tout comme les chefs de
gouvernement des Länder concernés par des sites de production
d’Airbus, a fait front pour exiger des solutions strictement équitables
quant aux efforts et sacrifices nécessaires, ainsi qu’aux chances
futures. L’affaire a ainsi été politisée et portée au plus haut sommet
par le côté allemand, déterminé cette fois-ci à ne pas céder à un
« patriotisme économique » français présumé (et au demeurant bien
réel). Sans pouvoir entrer dans le détail de cette affaire, force est de
constater que les responsables politiques allemands se trouvaient
comme tiraillés entre leur souci traditionnel de ne pas s’ingérer dans
les affaires des entreprises, et la nécessité qu’ils sentaient d’être « à
armes égales » avec la France, qui elle n’a pas hésité à utiliser son
influence politique. « Libéral mais pas idiot » : cette boutade, attribuée au ministre de l’Économie Michael Glos, traduit bien ce questionnement sur le comportement à adopter quand le partenaire, ou le
concurrent, ne partage pas les mêmes principes libéraux qu’affiche
l’Allemagne.
Comment se protéger
contre les « fonds souverains » ?
On retrouve le même type de conflit dans le débat déclenché en été
2007 sur l’attitude à adopter face aux fonds souverains, détenus ou
pilotés par des États comme la Russie, la Chine ou les pays
producteurs de pétrole. Le rôle de plus en plus important de ces
fonds, qui pèsent environ 2 500 milliards de dollars au niveau mondial
et cherchent des opportunités d’investissement financier, a été perçu
comme une menace potentielle pour les entreprises allemandes et
l’économie allemande. Ce qui pose problème, c’est surtout le
soupçon que les objectifs politiques de certains États pourraient régir
ces fonds souverains.
Un des protagonistes actifs de ce débat est le ministreprésident du Land de Hesse, Roland Koch, qui a alerté les pouvoirs
politiques à plusieurs reprises : « Nous vivons un phénomène nouveau dans la mondialisation. Des États surgissent comme investisseurs, avec des fonds qui valent des milliards d’euros, et achètent
des entreprises étrangères afin d’exercer une influence politique.
Leur souci n’est pas la rentabilité mais la puissance politique. Afin de
sauvegarder les intérêts allemands, l’État allemand doit avoir un droit
de veto. (…) Tous les pays ont ce genre de règles, même la Grande-
13
En 2004, le groupe privé franco-allemand avait été poussé par le gouvernement
français à conclure une alliance « franco-française » avec Sanofi-Synthelabo ; les
positions et les intérêts du partenaire allemand n’avaient pas été pris en compte.
14/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Bretagne libérale. L’exception, c’est l’Allemagne. Nous sommes les
seuls dindons de la farce et nous nous trouvons dans la ligne de mire
des fonds souverains. Nous devrions mettre fin à cela14. »
Le débat sur cette question a fait apparaître un large éventail
de positions. Une partie de la classe politique a approuvé la revendication d’instaurer un système de protection efficace, mettant l’accent sur l’éventuel danger venant de fonds qui pourraient poursuivre
des objectifs non avoués et mettre des firmes ou des secteurs sous
influence politique étrangère. Quant au SPD, il a essayé d’élargir le
débat pour contrôler aussi les investissements venant des hedge
fonds, mais cette revendication a aussitôt été rejetée par l’Union
chrétienne-démocrate (CDU). Les milieux économiques ont été plus
réticents ; la plupart des organisations professionnelles ont souligné
l’importance fondamentale de marchés financiers libres pour une
économie tournée vers les marchés mondiaux. Quant à la Confédération fédérale de l’industrie (BDI), elle souligne dans un papier
stratégique : « La protection de la sécurité nationale est un intérêt
politique légitime. Celui-ci ne doit pourtant pas servir de prétexte pour
discriminer certains investisseurs étrangers15. » Son président Jürgen
Thumann a plaidé en faveur d’une réglementation qui pourrait
s’inspirer de celle des Etats-Unis, tout en mettant en garde contre un
nouveau protectionnisme. L’association des PME de la CDU (Mittelstandsvereinigung) pense que la législation actuelle concernant la
concurrence et la lutte contre les cartels est suffisante pour lutter
contre l’abus de pouvoir venant de fonds souverains.
À ces remarques s’ajoutent des critiques plus fondamentales
venant du parti libéral FDP. Son président Guido Westerwelle estime
que le projet de s’isoler contre le capital étranger « signifie une
politique d’appauvrissement de l’Allemagne. C’est la méthode de la
Corée du Nord16 ». Cette critique est relayée par la presse libérale.
Comme le souligne le Financial Times Deutschland du 2 août 2007 :
« La politique doit s’occuper de règles générales et non pas
d’entreprises spécifiques. Des exceptions, comme EADS/Airbus,
doivent être justifiées avec soin. (…) Si l’on n’y prend pas garde, la
discussion sur les fonds souverains va nous amener à une renaissance de la Deutschland AG, c’est-à-dire d’une économie de marché
politique et non transparente. »
Cette critique de la Deutschland AG (le verrouillage du capital
des grandes firmes allemandes contre des reprises inamicales) au
nom de la liberté du capital est loin de faire l’unanimité. À la
question : « Est-ce que vous êtes un nostalgique de la Deutschland
AG ? », le chef du gouvernement de la Hesse Roland Koch (CDU)
répond : « La Deutschland AG fut meilleure que sa réputation car elle
a contribué au bien-être dans notre pays. Sa dissolution fut trop
14
Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 9 septembre 2007, p. 47.
Tagesspiegel, 9 septembre 2007.
16
Handelsblatt, 5 juillet 2007.
15
15/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
rapide et pas assez stratégique. Nous devons en tirer des enseignements.17 »
Devant l’ampleur qu’a prise le débat sur les fonds souverains,
le gouvernement fédéral, qui s’est donné un temps de réflexion avant
de se prononcer sur les mesures de protection appropriées, cherche
à calmer le jeu. Dans ce contexte, le ministre des Finances Peer
Steinbrück (SPD) trouve la discussion publique « un peu agitée ».
Selon lui, l’objectif du gouvernement est d’avoir « davantage de
transparence des fonds souverains et, comme dans d’autres pays,
une possibilité d’un droit de regard du gouvernement dans le cas
d’une menace potentielle pour la sécurité nationale », par exemple en
élargissant les contrôles existants dans l’industrie de l’armement à
d’autres secteurs18. Néanmoins, il ne serait pas question de protectionnisme vis-à-vis des investisseurs étrangers19. Au demeurant, lors
de leur rencontre de septembre 2007, Angela Merkel et Nicolas
Sarkozy se sont prononcés pour des mesures européennes de
protection contre certains fonds souverains chaque fois que ces
derniers fausseraient la concurrence. Cela étant, le gouvernement
allemand reste attaché à la liberté de circulation des capitaux. Dans
cette optique, il s’est prononcé contre la proposition de la Commission européenne de protéger les réseaux européens d’approvisionnement en gaz et électricité contre une reprise par des fonds
souverains. On ne pourrait recourir à une telle mesure qu’en dernier
ressort, si les fonds en question adoptaient un comportement
« politique »20.
17
Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 9 septembre.
Il s’agit de la loi sur les relations économiques extérieures
(Außenwirtschaftsgesetz) qui prévoit des contrôles et des mesures de protection
dans l’armement.
19
<boerse-online.de>, 4 septembre 2007.
20
Handelsblatt, 1er octobre 2007.
18
16/17
H. Uterwedde / Politique industrielle ou politique de la compétitivité ?
Conclusion
ême si on a fini par adopter la notion de politique industrielle en
M
Allemagne, celle-ci reste un concept étranger. Certaines pratiques peuvent certes être assimilées à une telle démarche, mais
elles s’inscrivent alors dans la perspective d’une politique plus
globale de la compétitivité du site de production allemand (Standortpolitik). La priorité est ainsi donnée à des actions « horizontales »
visant à créer des conditions optimales pour les producteurs et les
investisseurs, et ainsi pour la croissance et l’emploi. Si les pratiques
peuvent être moins libérales que les discours, le référentiel reste
largement libéral. Les quelques tentatives d’intervenir plus directement, souvent hésitantes et inspirées de la pratique française, sont
restées des exceptions à la règle ; dans de nombreux cas, elles ont
été accompagnées par un débat critique dénonçant ce genre
d’interventionnisme. Ainsi, la bataille politique autour d’EADS a laissé
des souvenirs mitigés en Allemagne. Même lorsqu’elle voit la
nécessité d’intervenir, comme dans le cas des fonds spéculatifs ou
souverains, l’Allemagne préfère aux interventions directes la voie
indirecte, régulatrice, ou encore des partenariats publics-privés
comme dans la politique technologique. Le caractère coopératif du
capitalisme rhénan, reposant sur la conjonction d’acteurs multiples
publics ou privés, sur des pratiques corporatives, ainsi que sur un
fonctionnement en réseau des entreprises, a jusqu’ici favorisé ce
genre de politique à « profil bas », et souvent « bottom-up ». Reste à
savoir si et comment elle résistera aux évolutions et crises mondiales
du futur.
Concernant les relations franco-allemandes, les conflits récents ne sauraient masquer la convergence de fond qui est apparue
entre nos deux pays, passant d’une politique industrielle « vieille
école » à une politique de compétitivité globale, qui est en quelque
sorte la version française de ce qu’on appelle en Allemagne Standortpolitik21. Faire la part entre des rivalités et des intérêts communs, des
convergences profondes et des différences de style ainsi que de
conditions structurelles reste un exercice difficile, mais indispensable
pour bien comprendre les possibilités et les limites d’une action
commune en Europe.
21
À ce sujet, cf. les résultats de l’étude comparative du Commissariat général du
Plan et du Deutsch-Französisches Institut, Compétitivité globale : une approche
franco-allemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, La
Documentation française, 2001.
17/17
Téléchargement