Groupe d’Intervisions sur l’Antibiorésistance Jocelyne Arquembourg Antoine Andremont Une communication responsable pour une mobilisation citoyenne contre l’antibiorésistance Rapport remis au Professeur Benoît Vallet, Directeur général de la santé et au Professeur Christian Brun-Buisson, Délégué ministériel à l’antibiorésistance, Le 23 juin 2016 MEMBRES DU GROUPE d’INTERVISIONS sur l’ANTIBIORESISTANCE (GISA) : Antoine ANDREMONT Jocelyne ARQUEMBOURG Estera BADAU Séverine BARTHES Emmanuel BARON Anne-Claude CREMIEUX Claire HARPET Nicolas FORTANE Laurence LABARDENS-CORROY Céline PULCINI Emilie ROCHE 1 Nous tenons à exprimer notre gratitude à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont collaboré au groupe GISA, et ont apporté leur précieux concours à l’élaboration de ce rapport. Nos remerciements s’adressent prioritairement au Président de la Sorbonne Nouvelle, Carle BONNAFOUS-MURAT, pour l’attention vigilante et le soutien sans faille qu’il a apporté à ce projet depuis ses origines. Nous remercions aussi le Dr. Jean RALPH ZAHAR, Jean-Daniel FLAYSAKIER, Nathalie JOLY, Jean-Pierre PACCAUD, Claude RAMBAUD, Jean Yves LEMESLE pour la pertinence de leurs éclairages, ainsi que Nicolas GERARD pour son appui technique et sa disponibilité. 2 SOMMAIRE : Une vision globale de l’Antibiorésistance ………………… 4 1. Les aspects sociaux d’un problème de santé publique …………. 5 1.1 Un problème fragmenté et peu visible …………………………………….……………….… 5 1.1.a La prégnance des récits héroïques ………………………………………………………...… 5 1.1.b La dissémination du problème ………………………………………………………….……. 6 1.1.c Le confinement sectoriel et la responsabilité supposée des patients …………… 6 1.1.d L’absence de visibilité des victimes ……………………………………………………….… 7 1.2. Une communication difficile, un problème complexe. Succès et faiblesses des précédentes campagnes ……………………………………………………………………………….. 7 1.2.a. Les résultats ……………………………………………………………………………………….. 8 1.2.b. Le déficit d’explications ……………………………………………………………………….. 8 1.2.c. Un ciblage trop restrictif ……………………………………………………………………… 8 1.2.d. Les supports ……………………………………………………………………………………… 10 1.2.e. L’objectif : diminution de la consommation d’antibiotiques ou de l’antibiorésistance ? ……………………………………………………………………………………. 10 1.3. Un problème mondial …………………………………………………………………………………… 11 2. Quels objectifs assigner à la communication sur l’antibiorésistance ?.................................................................. 12 2.1 Développer Une approche One Health ………………………………………………...………. 12 2.2 Informer …………………………………………………………………………………………...………….. 12 2.3 Eduquer ………………………………………………………………………………………………………… 13 2.3.1 L’inscription de l’antibiorésistance dans les programmes scolaires ………….. 13 2.3.2 L’entertainment-education ………………………………………………………………….. 13 2.4 Diffuser, vulgariser, et recueillir des connaissances ……………………………………… 14 2.5 Mobiliser ……………………………………………………………………………………………………….. 15 3. Propositions pour des actions de communication …………..… 16 3.1. Publics passifs/publics actifs ………………………………………………………………………… 16 3.2. Quels supports ? Quels outils ? ……………………………………………………………………. 16 3.2.1. L’information …………………………………………………………………………………. 16 3.2.2 Education et vulgarisation ……………………………………………………………… 17 3.2.3. L’entertainment-education ……………………………………………………………. 17 3.3. Quels discours ? ………………………………………………………………….………………………… 18 3.4. Articuler communication/information/éducation et recherche en sciences sociales ………………………………………………………………………………………………………………… 19 4. Rayonnement international ……………………………………………. 19 Références ………………………………………………………….. 21 3 Une vision globale de l’Antibiorésistance Ce rapport résulte du travail d’un groupe de recherche informel, Le Groupe d’IntervisionS sur l’Antibiorésistance, dont le séminaire mensuel s’est déroulé à la Sorbonne Nouvelle, de mai 2015 à février 2016. Crée à l’initiative de deux enseignants-chercheurs, Antoine Andremont, Professeur de bactériologie à la Faculté de médecine de l’Université Paris-Diderot, et Directeur du laboratoire de bactériologie de l’hôpital Bichat, et Jocelyne Arquembourg, Professeure en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Sorbonne Nouvelle, et Directrice de l’équipe ERCOMES-CIM, ce projet s’inscrit dans le cadre de collaborations interdisciplinaires favorisées par la COMUE Sorbonne- Paris-Cité. Il relève aussi des activités de recherche de l’équipe ERCOMES-CIM à l’Université Sorbonne Nouvelle, à laquelle se sont joints des membres de l’INRA, de l’Université de Lorraine, et d’EPICENTRE. Il n’a bénéficié d’aucun financement, hormis l’utilisation des locaux et du matériel de la Sorbonne Nouvelle. Ce rapport se propose d’ouvrir des pistes de réflexion sur la communication relative à l’antibiorésistance, dans les termes du chercheur, et non pas dans ceux d’une agence de communication. La méthode employée a consisté à auditionner une fois par mois, des acteurs très divers confrontés au problème de l’antibiorésistance dans le cadre de leurs activités professionnelles, afin de recueillir leur point de vue, qu’il s’agisse de membres d’associations de malades, de journalistes, de responsables d’ONG, d’éleveurs, d’élus, de médecins hygiénistes des hôpitaux etc. Complétée par les recherches conduites au sein de l’ERCOMES, cette première étape a permis de dégager les grandes lignes de l’analyse présentée en première partie. Ce temps de l’analyse était nécessaire pour comprendre ce qui freine en France, la prise de conscience collective de la menace. Il l’était aussi pour expliquer pourquoi les campagnes de communication qui ont eu une efficacité dans le passé, doivent être repensées à l’aune de l’ampleur actuelle du problème, ainsi que des transformations profondes des outils de communication contemporains. Plutôt que de segmenter le séminaire en groupes de compétences expertes dans des domaines spécifiques, notre approche a consisté, au contraire, à faire se rencontrer des spécialistes de domaines variés, ce qui nous a permis de prendre la mesure de la complexité du problème qu’est l’antibiorésistance, dès lors qu’on ne le réduit pas à la seule relation patient-médecin. Nous avons tenté de formuler une approche holistique de cette question, en articulant expériences et compétences multiples. Dans ce sens, nous adhérons pleinement à l’approche dite « ONE HEALTH » de l’antibiorésistance telle qu’elle a été recommandée par Le Dr. Margaret Chan, Directrice général de l’OMS dans le Global Action Plan contre l’Antibiorésistance (OMS – 2015 : 7). Fondamentalement, le concept « ONE HEALTH » signifie que si la protection de la santé humaine est bien l’objectif ultime de cette lutte, elle ne saurait toutefois s’y réduire, ni même s’y cantonner, toute tentative de lutte contre ce phénomène global qu’est l’Antibiorésistance doit prendre en compte les intérêts et contraintes des multiples acteurs qui sont à l’origine de la situation catastrophique actuelle. Ni les aspects économiques, ni l’impact des élevages industriels, des industries du médicament, de l’agriculture intensive, de l’utilisation des biocides sur l’environnement ne peuvent non plus être ignorés. On peut ainsi énoncer que si préserver la santé humaine reste bien l’objectif central de la lutte contre 4 l’Antibiorésistance, le succès ne sera possible que si les médecins ne sont plus les seuls à s’en préoccuper et à agir. Les indispensables structures de coordination de cette lutte doivent sans aucun doute prendre en compte cette réalité pour atteindre une pleine efficacité. Cette perspective fonde la définition des objectifs assignés à la communication, développés dans la seconde partie. Enfin, nous proposons des actions de communication qui ne se limitent pas seulement à ce que l’on entend communément par « communication ». Il ne s’agit pas ici, de la production de messages par un acteur-source à destination d’un publiccible, afin de modifier son comportement. Pour les sciences de l’information et de la communication, les effets des media et des campagnes publicitaires ou dites « de communication », ne sont jamais directs, mais s’appuient sur les relais d’acteurs sociaux (leaders d’opinions, publics engagés dans une cause, acteurs bénéficiant déjà d’une aura médiatique etc). A l’encontre d’une approche verticale et quelque peu behavioriste, notre analyse conduit à des propositions d’actions plus amples et plus profondes, qui prennent aussi en compte l’information et l’éducation. Elle repose aussi, sur une définition des publics qui n’en fait pas seulement la « cible » de messages concoctés en dehors d’eux, mais qui intègre l’activité et les discours des usagers des hôpitaux, celle des consommateurs sur le plan alimentaire, comme des distributeurs, celle des professionnels de santé (médecins comme vétérinaires) et des acteurs luttant contre l’antibiorésistance, présents sur le Net, en France et à l’étranger. L’articulation avec les actions et les initiatives prises ailleurs, que ce soit en Europe ou dans d’autres continents, apparaît également indispensable face au caractère mondial de la menace. De la sorte, en travaillant au plus près des discours et des représentations, nous souhaitons aller plus loin dans nos propositions, que ne le ferait un conseil en communication traditionnel, même si ces actions peuvent être complémentaires. Il s’agit plutôt, à l’instar des processus qui ont fait émerger les questions environnementales dans la sphère publique, et à celui de l’agenda des gouvernements, de s’inscrire dans la perspective d’une action de longue durée qui permette de lutter efficacement contre un fléau planétaire. 1. Les aspects sociaux d’un problème de santé publique 1.1 Un problème fragmenté et peu visible 1.1.a La prégnance des récits héroïques Force est de constater que l’antibiorésistance est un problème difficile à comprendre. D’une certaine manière, on peut dire qu’il est consubstantiel à l’efficacité des antibiotiques, alors que cette ambivalence a longtemps été dissociée. Les représentations sociales, médiatiques, et publicitaires ont souvent comparé les antibiotiques à des armes absolues contre les bactéries. La menace de la résistance de 5 ces mêmes bactéries était alors repoussée dans un futur hypothétique, que la découverte accélérée de nouveaux antibiotiques permettrait de repousser toujours plus loin (Andremont – 2007, 2013, Arquembourg - 2016). La prégnance de ces représentations, et la confiance qu’elles ont générée dans ces médicaments « miracle », explique au moins en partie, qu’il est difficile aujourd’hui de renverser les rôles. De même, les métaphores du combat et de la puissance attribuée aux antibiotiques ne facilitent pas non plus la diffusion de discours prenant en compte la fragilité de ressources qui se raréfient. Les discours et les images ne sont pas malléables à l’infini. Il faut garder en mémoire le fait qu’ils ont constitué un paradigme dominant pendant près de soixante-dix ans, et ne peuvent s’effacer du jour au lendemain. 1.1.b La dissémination du problème Le fait est que la résistance des bactéries aux antibiotiques n’est pas seulement la conséquence d’usages qui seraient abusifs en santé humaine, elle concerne aussi la santé animale et l’environnement (Madec - 2014). Les travaux des chercheurs, et les rapports des grands organismes internationaux (OMS – 2015), pointent les multiples facettes du problème, et les phénomènes d’interdépendance qui rendent désormais insuffisante une approche par secteurs de compétence ou domaines d’expertise. Une campagne de communication qui ne ciblerait que la relation patient-médecin afin de réduire la consommation d’antibiotiques en santé humaine, risque fort de n’avoir qu’un effet limité, et surtout temporaire, sur la baisse globale de l’antibiorésistance. Si cette perspective a longtemps prévalu, il nous semble indispensable aujourd’hui, de privilégier une approche holistique du problème qui privilégie des coopérations et des actions conjointes entre des secteurs et des actions autrefois, disjoints. Les analyses que nous avons pu mener sur la médiatisation de l’antibiorésistance dans la presse écrite quotidienne, et la presse spécialisée (Arquembourg - 2016, Badau - 2016), ont fait apparaître les corrélations qui pouvaient relier des actions réparties entre des domaines d’intervention spécifiques de l’Etat, et des discours médiatiques qui ne font jamais de l’antibiorésistance un problème unifié, mais diffusent des informations disséminées sur les maladies nosocomiales, des épidémies de salmonelloses, la résurgence de maladies disparues, ou des cas de résistance au sujet de certaines maladies comme la tuberculose ou des IST. Ces informations n’apparaissent généralement que dans les pages Santé et non pas Société des grands media, les informations relatives aux pratiques agricoles ou vétérinaires ne relèvent plus, quant à elle, que de la presse spécialisée. Ainsi, émiettée en une multitude de problèmes variés, qui en sont, en réalité, les conséquences, l’antibiorésistance ne peut être appréhendée comme un problème à part entière. 6 1.1.c Le confinement sectoriel et la responsabilité supposée des patients Limité à la relation patient-médecin, le problème souffre de ce que des auteurs comme Chateauraynaud et Torny qualifient de « confinement sectoriel » (Chateauraynaud et Torny – 1999). Il semble ne relever que du seul domaine médical et les remèdes à lui apporter, de la seule compétence des médecins ou de la recherche médicale. La première difficulté que soulève la communication sur l’antibiorésistance est celle de son appropriation par des « profanes », que ce soit par le relai de journaliste qui ne sont pas experts du domaine, ou par des publics variés. C’est la raison pour laquelle, nous ne pensons pas qu’une « campagne de communication » au sens classique du terme, peut suffire à elle seule, à modifier des comportements et des habitudes, mais que l’information et l’éducation jouent un rôle central. Cette approche a un corollaire qui est la responsabilité individuelle du patient à qui il faut faire comprendre qu’il doit réduire sa consommation personnelle d’antibiotiques (« les antibiotiques c’est pas automatique »). Or, des travaux récents insistent sur la nécessité d’avoir une approche One Health (Madec - 2012) du problème, qui intègre les usages agricoles et leurs conséquences sur l’environnement (Pipien, Morand - 2013, Sobsey - 2014). Par ailleurs, il importe d’envisager tous les « usagers » des antibiotiques (producteurs, prescripteurs, dispensateurs, etc.) et non uniquement leurs utilisateurs finaux. De plus, la focalisation sur la relation patient-médecin paraît quelque peu décontextualisée, et n’a jamais pris en compte les pressions exercées sur les médecins par les laboratoires pharmaceutiques, pourtant bien analysées par Quentin Ravelli (Ravelli – 2015), ni les conditions des patients ou parents d’enfants malades, qu’ils soient salariés ou membres de professions libérales, confrontés à la difficulté de s’absenter ou de faire garder leurs enfants. Concernant l’élevage, l’interdiction des antibiotiques comme facteurs de croissance en Europe en 2006 (Parlement Européen – 2003) a, certes, constitué une avancée considérable. Mais au-delà de la loi elle-même, un certain nombre de problèmes demeurent implicites, liés à l’impact des conditions de vie des animaux dans les élevages intensifs sur le développement et la propagation d’un grand nombre de pathologies, et aux contraintes économiques supportées par les éleveurs. 1.1.d L’absence de visibilité des victimes On constate ainsi que l’antibiorésistance est non seulement un phénomène difficile à comprendre du fait de sa dissémination, mais que c’est aussi un problème quasiment invisible dans l’espace public, du fait de l’absence des victimes, qui, en dehors du cas très particulier de Guillaume Depardieu, sont faiblement présentes dans les media. Elles apparaissent généralement au travers de chiffres qui ne disent rien de l’expérience des malades. A cette question, qui renvoie à la médiatisation du problème, s’ajoute la difficulté de suivre la trace des patients après leur sortie de l’hôpital, et l’absence de communication des établissements hospitaliers sur le sujet. 7 De la sorte, l’antibiorésistance n’accède pas au statut de problème social à part entière et reste un mécanisme biologique relativement abstrait et bien peu visible. 1.2. Une communication difficile, un problème complexe. Succès et faiblesses des précédentes campagnes La campagne de communication financée par la CNAM en 2002 a certes, constitué un acte fondateur. Le slogan « les antibiotiques, c’est pas automatique » est resté dans les mémoires, toutefois on peut s’interroger sur l’efficacité réelle de ces campagnes successives sur le long terme. 1.2.a. Les résultats De 2002 à 2005, la consommation humaine d’antibiotiques a baissé de 24%. Ce succès est généralement imputé à la campagne (Schlemmer, Harbarth - 2011). En revanche, il s’est avéré limité dans le temps, et les campagnes suivantes ont eu un impact réduit. Un rapport de l’ANSM de juillet 2014 souligne qu’entre 2009 et 2011, la consommation d’antibiotiques en ville est passée de 29,6 à 28,2 en nombre de DDJ pour 1000 habitants et par jour, puis est remontée à 28,7, alors même que la CNAMTS concentrait la majorité de l’investissement media dans la campagne de 2009 (« Les antibiotiques, utilisés à tort, ils deviendront moins forts »)1. En paraphrasant la campagne de 2002, on pourrait dire que « la communication, aussi, c’est pas automatique », et s’interroger sur les raisons de ces résultats pour le moins très insuffisants au regard des moyens financiers engagés. 1.2.b. Le déficit d’explications Si le désignant « antibiotiques » figure dans les trois slogans de ces campagnes, celui d’antibiorésistance en est notoirement absent. Aucun slogan, aucun document de ces campagnes n’explique les mécanismes de l’antibiorésistance, ni pourquoi, il est nécessaire de réduire la consommation d’antibiotiques. Y compris, au travers du slogan « Viral, pas d’antibiotiques ». Parallèlement, les travaux que nous avons pu mener sur l’information dans un grand quotidien comme Le Monde, et dans la presse magazine, révèlent que l’urgence sociétale de la situation n’a pas été relayée par les grands media, en termes d’information (Corroy et Roche - 2016). On peut donc comprendre qu’au fil du temps, les individus ne se soient pas sentis très concernés par une situation sur laquelle ils ne disposaient pas d’information. L’érosion de la campagne peut ainsi s’expliquer en partie par le fait que ses messages sont apparus progressivement réduits à un domaine apparenté à la publicité, et porteurs d’injonctions que d’aucuns pouvaient suspecter de servir d’autres intérêts que ceux de la population puisque, par ailleurs, rien ne permettait de prendre la mesure de la gravité de la situation. 1 Chiffres extraits du rapport Carlet, « Tous ensemble, sauvons les antibiotiques », p.46. 8 Ce constat induit, une première remarque sur l’articulation indispensable entre communication et information. 1.2.c. Un ciblage trop restrictif On peut s’interroger sur la nature de la cible de chacune de ces campagnes. La première visait ouvertement « le grand public » et « les médecins », la deuxième s’adressait aux patients usagers du système de santé en ville, la troisième, substituait « les patients » au « grand public », et s’adressait aussi aux médecins. En clair, ces différentes campagnes visaient un public présumé ignorant, distinct des experts du monde médical, en utilisant des formules familières, mais qui, par leur nature injonctive, se voulaient le relai d’un discours expert. Au cœur de la relation patientmédecin, elles pouvaient aussi fournir un argument aux médecins qui souhaitaient ne pas prescrire d’antibiotiques dans certains cas. Ainsi, les campagnes s’appuyaient sur un non-dit : la demande d’antibiotiques provient des patients. Ces observations appellent deux remarques : -A ce jour, aucune étude sérieuse en sociologie de la communication ou de la santé, n’a produit un résultat fiable permettant d’affirmer qu’en France, la demande de prescription d’antibiotiques provient des patients. Cette étude reste à faire, et elle nécessiterait un dispositif d’observation et d’analyse précis des interactions patientmédecin préalables à la prescription (Stivers - 2011). Aucune étude d’opinion ne donne accès à ce qui se passe effectivement au niveau de la relation patient-médecin préalablement à une prescription d’antibiotiques, et ne peut produire que des reconstructions a posteriori. La distinction entre études d’opinion et travaux de recherche en sciences sociales, s’avère ici, particulièrement pertinente. En outre, plutôt que d’envisager la responsabilité d’un acteur en particulier, il convient d’appréhender le fonctionnement global du système de santé (humaine comme animale) sur lequel repose en définitive la circulation des antibiotiques entre tous ses « usagers » (du producteur au consommateur). -Le schéma communicationnel sur lequel repose ces campagnes, reliant la figure fantomatique du « grand public » à celle des « médecins », constitue à elle seule un objet d’analyse pour les sciences de l’information et de la communication ! Les contours incertains de cette entité collective introuvable qu’est « le grand public », a certes, nourri quelques travaux, comme ceux de Dominique Wolton (Wolton - 1990) au sujet du public de la télévision dans les années 90, mais il a par ailleurs, été efficacement déconstruit. Certains auteurs ont souligné l’indéfinition du grand public qui n’est autre qu’une représentation, c’est-à-dire une construction des émetteurs (Lippmann, Latour - 2008). A cet égard, on observe que la notion de « grand public » est souvent sollicitée dès lors qu’il est question de vulgarisation scientifique. Il semble assez paradoxal de considérer qu’une campagne de lutte contre l’antibiorésistance relève de cette catégorie, alors même qu’elle n’a produit à ce jour, aucun savoir permettant d’éclairer la situation à laquelle elle tente de remédier ! D’autres auteurs, se réfèrent à une conception différente du Public conçu comme « une association d’individus concernés par les conséquences d’une activité humaine » (Dewey - 2010). Ce public n’est pas un récepteur passif des messages 9 qu’on lui adresse, mais un agent à part entière, constitué d’individus qui se mobilisent au nom d’une cause (Quéré - 2012, Cefaï - 1996). Cette forme de mobilisation citoyenne s’effectue sur le mode de l’engagement et suppose des ajustements variés, et donc que l’information circule entre les individus. Pour cela, il faut que le problème auquel ils souhaitent remédier ait acquis une unité et une identité, qu’il s’inscrive dans des rapports de causes à effets collectivement reconnus et acceptés, et atteigne un niveau de généralité tel, qu’il dépasse les situations singulières pour devenir l’affaire de tous. C’est à cette deuxième définition du Public que nous nous référerons dans ce rapport. Force est de constater que les campagnes de communication précédentes reposaient sur la première définition. C’est, croyons-nous, une des causes de leur faiblesse. 1.2.d. Les supports La campagne de 2002 s’appuyait assez classiquement sur l’achat d’espaces publicitaires dans les grands media, la diffusion de documents dans les pharmacies et les salles d’attente des généralistes, et l’affichage. Le développement d’Internet et des réseaux sociaux, le rôle des séries télévisées dans les campagnes de prévention aux Etats-Unis et au Canada (Barthes - 2011), constituent pourtant des indices d’un changement dont les dernières campagnes ne semblent pas avoir tenu compte. Depuis 2012, les investissements media se sont certes concentrés sur le web, mais en utilisant des sites dédiés comme lieux de ressources et de concentration des informations, les concepteurs n’ont pas exploité les moyens qu’offre Internet en termes d’interactivité (Licoppe - 2013, Beaudouin - 2002) de diffusion et de circulation des savoirs, d’échanges, voire de mobilisation (Cardon – 2010). 1.2.e. L’objectif : diminution de la consommation d’antibiotiques ou de l’antibiorésistance ? Si l’on excepte une campagne récente visant les animaux de compagnie, l’objectif explicite de toutes les campagnes a consisté à réduire la consommation d’antibiotiques en thérapie humaine. S’il est avéré qu’il s’agit là d’un levier pour réduire l’antibiorésistance, et que la France consomme 30% d’antibiotiques de plus que la moyenne européenne, une campagne efficace ne peut se limiter à la thérapie humaine, alors que tous les indicateurs soulignent le niveau de consommation en thérapie animale, ainsi que ses effets sur l’alimentation et l’environnement, et par voie de conséquence, sur la santé humaine. 10 En conclusion : le bilan des différentes campagnes qui se sont succédées depuis 2002 en ciblant quasi exclusivement la médecine humaine, reste donc très mitigé, tant en raison de leur impact très relatif sur la consommation d’antibiotiques, que de leur absence d’impact sur l’antibiorésistance ellemême, dont le niveau, en France, est alarmant. Il fait apparaître de nécessaires changements, prenant en compte l’évolution des outils de communication, et les formes d’émancipation des publics qu’elle a générée. Les raisons profondes de la difficulté à faire évoluer les comportements en matière de consommation d’antibiotiques ou d’utilisation des Tests Rapides d’Orientation Diagnostique, restent à explorer et nécessitent la mise en œuvre de programmes de recherche en sciences sociales. 1.3 Un problème mondial Ce bilan qui en soi est déjà inquiétant, se heurte aussi au fait que les bactéries ne connaissent pas de frontières. L’antibiorésistance est aujourd’hui une menace mondiale. En 2013, la ministre de la santé britannique, Dame Sally Davies, l’a mise au même niveau que le terrorisme ou le changement climatique quant à sa capacité de déstabilisation de la société dans les années à venir. Au-delà des métaphores et des discours alarmistes, cette dimension doit être prise en compte, car on ne peut mener de politique efficace contre l’antibiorésistance en se limitant au territoire de l’hexagone. Un certain nombre de données doivent être considérées : Les voyages, la mondialisation des échanges de marchandises, notamment des produits alimentaires, favorisent la circulation de bactéries résistantes. La Salmonella Kentucky, qui semble provenir d’élevages aquacoles égyptiens, a contaminé l’Europe. La récente découverte, dans un élevage de porcs en Chine, d’un gène conférant la résistance à l’un des tout derniers antibiotiques disponibles pour soigner les patients les plus graves, fait redouter sa dissémination et de profondes conséquences sur les systèmes de soins. Il est donc nécessaire de prendre en compte cette dimension internationale tout en veillant à ne pas cautionner par ailleurs, des discours stigmatisant propices au rejet des populations migrantes ou réfugiées. Le récent rapport commandé par le gouvernement britannique à Jim O’Neill, et publié le 19 mai 2016, incite à la mise en œuvre d’une campagne de sensibilisation d’ampleur internationale. 11 2. Quels objectifs assigner l’antibiorésistance ? à la communication sur 2.1 Développer Une approche One Health Unifier le problème. Nous souhaitons développer une approche holistique de la question de l’antibiorésistance, mobilisant une grande diversité d’acteurs sociaux, et reposant sur la prise de conscience d’une responsabilité collective qui concerne à la fois les usages en santé humaine, animale et dans l’environnement. Cette approche ne peut, ni ne doit traiter uniquement de la relation patient-médecin. Elle s’inscrit dans la perspective d’une sauvegarde de l’efficacité des antibiotiques et d’un développement durable de leur capacité d’action. Elle se fonde sur une conviction : les antibiotiques sont un bien commun et une ressource précieuse qu’il convient de protéger. Dès lors, la baisse de la consommation d’antibiotiques en santé humaine ne peut être qu’un moyen de réduire l’antibiorésistance, et non pas un but en soi. Tous les aspects de la question doivent être ciblés, de l’élevage à l’utilisation domestique des biocides, car ceux-ci peuvent aussi, dans certains cas, produire de l’antibiorésistance. Or, pour déployer une telle approche, les campagnes de communication classiques, ne suffisent pas, même si elles restent très utiles. Les outils de communication doivent être mobilisés de façon conjointe avec ceux de l’information et de l’éducation. Le développement des média réticulaires rend indispensable les interventions sur les réseaux sociaux, le sujet doit aussi trouver sa place dans les rubriques société des grands média, et non plus seulement dans les rubriques santé. 2.2 Informer Inscrire l’antibiorésistance à l’agenda des media. Pour cela, il serait souhaitable que les différents Ministères mettent en œuvre des stratégies concertées de communication, en direction des grand media d’information. Les actions entreprises par le Ministère de la Santé, devraient bénéficier d’une couverture médiatique suffisamment importante, et pourraient fournir le point de départ d’opérations de communication plus larges et multiformes sur le sujet. En ce sens, il est nécessaire de prendre en compte la solidarité qui existe entre l’information et la communication. Une campagne de prévention a peu de chance de trouver un écho si elle ne se déploie pas sur un arrière-plan de connaissances partagées. Réciproquement, une information scientifique a plus de chance d’interpeller des comportements ordinaires, si elle s’inscrit dans le cadre de préoccupations communes. 12 2.3 Eduquer 2.3.1 L’inscription de l’antibiorésistance dans les programmes scolaires Les changements de comportements durables procèdent bien plus de l’éducation que de campagnes de communication ponctuelles. Cette éducation peut commencer dès le primaire, en inculquant des principes d’hygiène. Elle peut se poursuivre au collège par des rudiments de connaissances scientifiques sur le bon usage des antibiotiques, et être approfondie au lycée. D’ores et déjà, il serait souhaitable que l’antibiorésistance figure aux programmes de SVT des lycéens, toutes sections confondues. Des outils pédagogiques innovants et plus interactifs pourraient être utilisés par les enseignants et les élèves au primaire et au collège. On pense aux documents e-bug, mais aussi à l’invention et l’utilisation de jeux video. Mais l’éducation doit être comprise au sens large, et d’autres modes de circulation des connaissances doivent être envisagés, comme ceux de l’entertainment-education. 2.3.2 L’entertainment-education L’entertainment-education est fondée sur des théories de la communication, articulées ensemble pour la première fois par Miguel Sabido dans les années 1970. La première d’entre elles est celle des usages et gratifications, qui a déplacé la question de « que font les media au public ? » à « qu’est-ce que le public fait avec les media ? ». Ainsi, l’EE ne doit pas être vue comme une opération de propagande ou d’influence directe, mais comme un élément de mise en mouvement du public et, plus largement, de la sphère publique. Loin d’être fondée sur une vision descendante de la communication, l’EE est fondée sur la théorie de la communication à double étage (Lazarsfeld, Katz - 1955) qui postule que l’influence sur le public n’est pas directe, mais médiée par des leaders d’opinion2 dont les représentations sont structurées par les media et leur agenda. Le but ultime d’une campagne d’EE est de provoquer des relations interpersonnelles entre pairs, et entre le public et des leaders d’opinion : ces échanges favorisent un réel changement des représentations mentales du public par appropriation personnelle et, in fine, un changement d’attitude et de comportement. Un autre aspect à considérer est celui, à proprement parler, du vaisseau fictionnel, qui permet un plus grand investissement émotionnel du public dans les problématiques proposées et une projection personnelle plus intense, à travers la médiation du personnage et, éventuellement, celle de la star. Plus que le témoignage réel d’un malade, la narration (surtout dans le cadre d’une série télévisée dont le visionnage régulier et établi dans le temps se rapproche d’un compagnonnage) peut permettre de toucher plus profondément un spectateur qui aura développé une relation avec le personnage. 2 Il ne faut pas se méprendre sur la notion de leader d’opinion : ce n’est pas forcément une personnalité publique, ce peut être un voisin, un collègue, un membre de sa famille, un professeur, etc. 13 Il faut cependant être attentif au fait que le paysage audiovisuel français est saturé : contrairement à certains pays du Sud, où il existe des programmes entièrement consacrés à une perspective d’EE (à ne pas confondre avec des programmes ludo-éducatifs ou des programmes éducatifs, dont le format vise explicitement la transmission de connaissances scolaires ou académiques), il est difficile d’imaginer de tels programmes massifs dans les pays proposant déjà de très nombreuses émissions de divertissement. Dans ce contexte, il faut envisager les éléments d’une campagne d’EE comme des interventions limitées et précises dans des programmes préexistants, ou comme un enrichissement d’un projet en cours de production. -Cible La cible d’une campagne d’EE autour de l’antibiorésistance à travers les fictions audiovisuelles, est évidemment dans un premier temps, l’intégralité du public habituel de ces productions : les séries télévisées font partie des programmes les plus populaires (après les rencontres sportives) et réunissent régulièrement plusieurs millions de téléspectateurs ; la fréquentation des salles de cinéma reste très dynamique en France ; les webséries nationales sont extrêmement populaires chez les adolescents et les jeunes adultes. Cependant, les études sur l’impact des dispositifs d’EE ont montré un plus grand effet sur les personnes ayant un niveau d’éducation peu élevé et/ou un statut socio-économique plus faible : elles ont tendance à apprendre l’existence d’une maladie ou d’un problème médical à travers les fictions et émissions de divertissement. Les spectateurs se dirigeront ensuite vers un autre canal d’information (Internet, médecin, pharmacien, personne de l’entourage) pour approfondir leurs connaissances à ce sujet. Ce peut donc être un canal adapté pour toucher des populations moins réceptrices des campagnes institutionnelles classiques. 2.4 Diffuser, vulgariser, et recueillir des connaissances Pour être efficaces, la communication, l’information et l’éducation doivent reposer sur un corpus de connaissances et d’explications qui mettent en évidence les relations de cause à effet en jeu dans le phénomène de l’antibiorésistance. Des savoirs doivent être diffusés et vulgarisés. Il peut être utile aussi de recueillir des témoignages et des récits d’expérience via Internet et les réseaux sociaux : -expériences de patients atteints ou ayant souffert d’infections dues à une bactérie résistante. -témoignages positifs sur les bons usages, mettant en évidence dans quelles circonstances et comment, ne pas recourir systématiquement aux antibiotiques (thérapie humaine mais aussi animale, alimentation des animaux d’élevage etc) -astuces et recettes visant à remplacer l’usage immodéré de biocides. 14 2.5 Mobiliser L’objectif n’est pas de produire une campagne de type publicitaire, mais de générer une mobilisation citoyenne qui en appelle à la responsabilité collective des individus. Pour être efficace, cette mobilisation doit être large, impliquer un très grand nombre d’acteurs, mettre en circulation des savoirs, se déployer sur tous les supports disponibles, et prendre appui sur l’éducation. Par conséquent, l’information et la communication ne vont pas sans une éducation/recherche qui cible toutes les tranches d’âge. Celle-ci peut emprunter les voies traditionnelles de l’éducation, de la formation, ou d’autres, moins convenues, de l’entertainment-education. Les schémas communicationnels, au sens large, qui sont envisagés dans ce rapport, ne sont pas seulement descendants, mais aussi horizontaux (partage de connaissances entre pairs), et réticulaires. Conclusion : L’objectif de la prochaine campagne de communication, quelle qu’en soit la forme, devra être de lutter contre l’antibiorésistance. Cette lutte doit être l’affaire de tous, elle doit donc intégrer une part de responsabilisation et d’engagement de publics très variés, et faire de l’antibiorésistance une cause, qui déborde les intérêts individuels, à l’instar du réchauffement climatique 15 3. Propositions pour des actions de communication 3.1 Publics passifs/publics actifs En fait, raisonner en termes de mobilisation et d’engagement, suppose de changer de paradigme, les termes de « cible » ou de « ciblage » n’étant plus adaptés, puisqu’il s’agit de requérir et d’intégrer les actions de divers publics à l’instar de la campagne britannique « Antibiotics Guardians » (ou des actions d’associations comme CIW France – l’Alliance pour sauver nos antibiotiques ou Pew Charitable Trusts aux Etats Unis). La notion de public étant souvent employée de manière confuse, un schéma récurrent distingue souvent « les experts » et « le grand public ». La situation actuelle demanderait que les messages d’information et de communication relatifs à l’antibiorésistance s’adressent à tous, en tant que citoyens responsables et non plus seulement patients, ou alors comme patients potentiels d’un fléau planétaire. On peut toutefois, isoler des groupes plus sensibles : enfants, femmes, personnes âgées, voyageurs, ou les porteurs de maladies chroniques. Ces groupes sont des victimes potentiellement plus vulnérables, que l’on qualifiera de groupes sensibles dans la mesure où ils sont, ou peuvent être, affectés plus facilement que d’autres par une bactérie résistante. Mais on peut aussi cibler des groupes qui, par leur activité peuvent changer certaines pratiques : les restaurateurs, distributeurs, mères de famille, directeurs d’établissements pourvus de cantines, par exemple. Les éleveurs peuvent se situer dans les deux groupes, et c’est une particularité qui mérite d’être exploitée. La distinction publics sensibles/publics actifs, nous semble pertinente dans la mesure où elle appelle des réponses différentes, les unes dans le registre de la vulnérabilité et du soin, les autres dans celui de l’engagement, des pratiques, et de la responsabilité collective. 3.2 Quels supports ? Quels outils ? 3.2.1 L’information Si l’on considère que la communication doit être indissociable de l’information il importe qu’elle concerne un large échantillon de media. Les media d’information générale, certes, les magazines et les grands quotidiens nationaux, sans oublier la presse quotidienne régionale dont le rôle de proximité, est essentiel. Il faut citer aussi la presse féminine, les media jeunesse, les émissions de radio ou de télévision, et surtout les sites Internet. 16 3.2.2 Education et vulgarisation Des aides à la réalisation de documents AV (docu/séries/magazines) seraient bienvenues, mais aussi à la réalisation d’outils pédagogiques innovants (serious games, MOOCS), ainsi qu’à celle d’événements culturels (expositions, musées, on pense notamment au musée du CNAM, et à celui de la Villette) qui pourraient assurer ce rayonnement éducatif et culturel. Dans cette perspective, il serait souhaitable que la journée européenne d’information sur les antibiotiques du 18 novembre, implique d’autres acteurs que les professionnels de santé. 3.2.3 L’entertainment-education Discours L’antibiorésistance étant un problème complexe, nécessitant des explications relativement longues et précises, il semble important de sélectionner avec soin les messages les plus adaptés à une intégration narrative. Leur simplicité apparente ne doit pas être vue comme un inconvénient de la méthode de l’entertainmenteducation, qui s’appuie sur un modèle de diffusion d’une problématique plus que de messages complexes. L’enjeu principal d’une campagne d’EE est de participer à la mise en visibilité publique d’un problème, et de faire circuler des représentations qui seront idéalement mobilisées par le public au moment adéquat (par exemple, lors de la diffusion simultanée ou ultérieure d’une campagne institutionnelle, ou lors d’une discussion avec un pair ou un médecin) et conduiront à un changement social. Après une étude de plusieurs campagnes d’EE sur des sujets médicaux (mais non sur l’antibiorésistance, qui n’a jamais fait l’objet de telles campagnes), il nous semble que les messages à privilégier sont les suivants : L’existence du problème - Il existe un problème appelé antibiorésistance : certaines maladies autrefois curables facilement deviennent plus difficiles à soigner parce que nos mauvais usages des antibiotiques ont eu pour conséquences un accroissement de certaines bactéries. - Ces « mauvais usages » doivent être déclinés afin que les savoirs articulent causes et conséquences. Les explications - Il faut expliquer les mécanismes de base de l’antibiorésistance - Seules les infections virales sont sensibles aux antibiotiques. - Les explications doivent aussi porter sur la dimension One Health, les risques de transmission animale, et les usages des biocides. Les principes thérapeutiques - Un traitement antibiotique doit être pris intégralement, même si l’on va mieux au bout de quelques jours. 17 - Il ne faut pas stocker des antibiotiques restant à la fin d’un traitement, ni les jeter dans les toilettes, mais les rapporter à la pharmacie. Les recommandations au niveau des comportements - Il est important de se laver les mains régulièrement pour limiter la propagation des infections. - Il faut se faire vacciner. Organiser une campagne d’entertainment-education, en appui d’une campagne institutionnelle ou comme point de départ de la définition d’un problème public, nécessite la coordination de différents acteurs (institutions publiques, scientifiques, médecins, enseignants-chercheurs à la fois en médecine et en communication/sciences sociales, cadres de chaînes de télévision, scénaristes, réalisateurs, producteurs). Pour ce faire, il serait utile de fonder un centre de coordination de toutes ces actions, rattaché au monde universitaire et cogéré par les enseignants-chercheurs et le monde de l’audiovisuel. Les activités d’un tel centre pourraient être : - Un service d’information à la demande pour les scénaristes et porteurs de projets de fiction audiovisuelle désireux de traiter dans leur fiction d’une problématique médicale ; - Des conférences de médecins et chercheurs à destination des scénaristes et porteurs de projets de fiction audiovisuelle afin de favoriser la circulation d’informations médicales pertinentes dans les programmes de divertissement ; - Des modules de formation continue à destination des scénaristes et des porteurs de projets de fiction audiovisuelle pour favoriser des programmes mettant en œuvre des dispositifs d’EE ; - Des conférences en formation initiale dans les Masters professionnels formant les futurs cadres de la télévision et les producteurs (pour les sensibiliser à l’importance de l’EE) et dans les cursus de médecine (pour sensibiliser les futurs médecins à l’existence de ces dispositifs). L’antibiorésistance pourrait ainsi être le premier problème mis à l’agenda de ce centre. -Support Les supports envisagés dans ce cadre sont les suivants : - Les séries télévisées ; - Les téléfilms unitaires ; - Les films de cinéma ; - Les web-séries professionnelles ou semi-professionnelles. Afin de favoriser l’émergence d’intrigues mettant en œuvre des messages liés à l’antibiorésistance, il faut envisager la rédaction d’un matériel de vulgarisation scientifique (fiches synthétiques, témoignages de malades, de médecins) mis à la disposition des créateurs et des porteurs de projets de fiction audiovisuelle. 18 3.3 Quels discours ? l’antibiorésitance doit apparaitre comme un problème à part entière. Mais deux voies s’ouvrent en termes de diffusion de discours autorisés. L’un, insiste sur la fragilité des antibiotiques, sur le fait qu’ils constituent des ressources vulnérables et surtout, un bien commun qui relève d’une responsabilité collective. Ce discours est très présent dans les campagnes de communication britanniques, du type « Antibiotics gardians », il est présent aussi dans le titre du rapport du Dr. Carlet, « Ensemble, Sauvons les antibiotiques ». Mais on constate aussi que ce discours n’est pas dominant dans les media français, qui promeuvent davantage la lutte contre l’antibiorésistance et les métaphores du combat. Par souci de cohérence, il sera certainement nécessaire de choisir entre des discours qui n’appellent ni les mêmes réponses ni les mêmes programmes d’action. De ce point de vue, la situation actuelle peut sembler paradoxale, car il est difficile d’une part, de diaboliser les antibiotiques après les avoir portés aux nues, de même qu’il est difficile d’en faire des objets fragiles après des décennies de publicités sur leur toute-puissance. De même, ne peut-on pas diaboliser toutes les bactéries sans discernement. La préservation du microbiote oblige à distinguer les bactéries utiles et les bactéries nuisibles. Il importe surtout de rappeler que ces choix ne sont pas anodins et qu’ils surviennent dans des contextes historiques et culturels situés. Ainsi le discours britannique sur la préservation d’un bien commun peut paraître en phase avec le rôle historique joué par un savant comme Flemming. Cela n’exclut pas toutefois, de diffuser cette approche dans d’autres contextes en s’appuyant sur la comparaison avec d’autres biens communs. 3.4 Articuler communication/information/éducation et recherche en sciences sociales Certains présupposés sur les attentes des patients ou des médecins ont la vie longue. Il importe de fonder la communication sur des travaux scientifiques précis concernant les interactions patients-médecins, de comparer les directives en matière de prescription médicale dans différents pays d’Europe, de faire un état des lieux comparatif des réglementations des usages agricoles et des politiques publiques en Europe et hors d’Europe, de comparer les stratégies et les campagnes de communication. Les sciences de l’éducation doivent aussi être mobilisées pour développer les outils pédagogiques les plus adéquats. La recherche sur ces différents aspects sociaux de l’antibiorésistance doit être encouragée, et peut s’inscrire dans les appels à projets des agences de recherche mais aussi dans ceux des nouvelles COMUE. L’un des défis consistera certainement à promouvoir des actions interdisciplinaires dans les appels à projets. Enfin, des études visant à évaluer les actions de communication, d’information et d’éducation doivent aussi être conduite de manière systématique. 19 4. Rayonnement international Certaines actions pourraient être envisagées dans le cadre de coopérations internationales. Ainsi, les réseaux des alliances françaises et de la francophonie pourraient faciliter la diffusion d’outils pédagogiques. Tout en poursuivant les coopérations avec les agences sanitaires : ECDC, WHO, OIE on peut aussi se tourner vers les sociétés savantes, et les organisations humanitaires. Enfin, la création d’une chaire UNESCO permettrait de diffuser des programmes d’éducations concernant l’alimentation durable, la bonne santé, et aussi la préservation des antibiotiques comme bien commun. 20 Références Ouvrages ANDREMONT, A., TIBON-CORNILLAUD, M., 2007, Le triomphe des bactéries : la fin des antibiotiques ?, Paris, MaxMilo, 256 p. ANDREMONT, A., MULLER, S., 2013, Antibiotiques, le naufrage, Paris, Bayard, 250 p. BOURDELAIS, P., 2003, Les épidémies terrassées, une histoire des pays riches, Paris, Editions de la Martinière, 246 p. 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