(1) Charles de MESTRAL Le concept de "dialectique" dans les oeuvres pseudonymes de Kierkegaard. Mémoire de Maîtrise présenté à la Faculté de philosophie de l'Université de Montréal [Préparé en utilisant la concordance informatisée des oeuvres de Kierkegaard produite par le professeur Alastair McKinnon de l’Université McGill] 1970 (2) INTRODUCTION (3) On se figure en général la dialectique comme assez abstraite, on pense surtout aux mouvements logiques. Mais la vie nous apprend bientôt qu'il y a plusieurs sortes de dialectiques, que presque chaque passion possède la sienne propre(l). En lisant cette citation de Ou bien ... ou bien on pourrait se poser beaucoup de questions. Quelles seraient toutes ces "dialectiques" différentes ? Qu'est-ce qui pourrait distinguer une dialectique d'une autre ? Qu'est-ce que c'est que la dialectique d'une passion ? En essayant de répondre à de telles questions on conclut qu'il y a quelque chose d'original qui caractérise le sens du terme "dialectique" chez Kierkegaard. C'est ce que je veux étudier dans ce mémoire. Il y a d'autres passages où, en parlant de dialectique, Kierkegaard s'oppose farouchement à la pensée de Hegel. Ce rapport est un point important pour situer Kierkegaard visà-vis de la philosophie antérieure. Ce travail se propose aussi Comme but secondaire de rendre cet aspect plus compréhensible. L'étude se limite aux oeuvres pseudonymes de Kierkegaard. (1) Ou bien ... ou bien, p.124. 4 Celles-ci forment un groupe naturel dans la production de l'auteur selon sa propre explication dans le Point de vue explicatif de mon oeuvre. Le terme "dialectique" joue des rôles particuliers à travers les oeuvres pseudonymes. Pour ce mémoire Ou bien … ou bien (1843) et les Etapes sur le chemin de la vie(1845) sont d'une importance capitale(l). Le Post-Scriptum(final, non-scientifique)aux Miettes Philosophiques (1846) l'est aussi, mais pour des raisons différentes. Crainte et Tremblement(1843),La Répétition (1843),Riens ("Miettes") Philosophiques(1844) et Le concept de l'angoisse (1844) seront examinés aussi. La maladie à la mort (1849) n'est pas inclus. Bien que pseudonyme il y a des facteurs qui pèsent contre son inclusion. Ce livre fut écrit en 1849, c.est-à-dire après le dernier du groupe de pseudonymes déclaré fini dans le Point de vue explicatif de mon oeuvre écrit en 1848. De plus la pseudonymie est beaucoup plus transparente ici qu'ailleurs. La maladie à la mort rejoint plutôt les oeuvres d'édification religieuse directe des oeuvres non-pseudonymes de Kierkegaard. Pourtant le concept de "dialectique" y joue un certain rôle. Un travail plus vaste que celui-ci poursuivrait la définition du concept de dialectique dans La maladie à la mort et dans les quelques autres oeuvres religieuses où il (1) On indique pour chaque oeuvre la date de la première publication. 5 en est question(l). Avant de chercher dans le Point de vue explicatif les premiers indices au sujet de ce concept, il faudrait comprendre le rôle de la pseudonymie chez Kierkegaard. Quand il écrit sous un pseudonyme, il ne le fait pas tout simplement pour cacher son identité. Il le fait pour des raisons plus complexes. Chaque auteur pseudonyme, et il yen a parfois plusieurs par oeuvre. est un véritable personnage au sens dramatique du mot. Lorsque Kierkegaard fait parler un auteur pseudonyme c'est comme s'il devenait quelqu'un d'autre. Il dit souvent ce qu'il ne dirait jamais sous son propre nom(2). Il faut se garder d'attribuer à Kierkegaard toutes les affirmations - souvent contradictoires d'ailleurs - de ces oeuvres. L'ensemble des oeuvres pseudonymes joue un rôle précis. Il s'agit premièrement de débarrasser le lecteur de deux illusions pernicieuses - les conceptions "esthétique" et "spéculative" de la vie. En deuxième lieu il faut lui faire sentir que l'existence véritable est une vie passionnée. Ce n'est qu'après avoir compris et senti cela qu'on peut aborder les oeuvres d'édification religieuse subséquentes. (l) Voir l'appendice. (2) Voir l'article de A. McKinnon, "Kierkegaard's Irrationalism Revisited", International Phhilosophical Quarterly:, IX 2, June 1969. 6 Ces deux objectifs s'atteignent par une technique subtile, une espèce de traitement-choc contrôlé qui atteindra le lecteur tant sur le plan affectif qu'intellectuel. Car on peut très bien comprendre une erreur par l'intelligence sans pour autant arriver à s'en débarrasser. Et on peut très bien rejeter des illusions conceptuelles sans comprendre un point d'importance capitale - qu'une vie profonde est une vie passionnée. La communication dans les œuvres pseudonymes est donc surtout "indirecte" à travers toute une stratégie compliquée. Ce n'est qu'après avoir suivi tout ce traitement préparatoire que l'on serait prêt à aborder les oeuvres d'édification religieuse directe de Kierkegaard - et qu'il a fait publier sous son vrai nom. C'est dans tout ce contexte original et propre à cet auteur qu'il s'agira d'étudier le sens de l'idée de dialectique. Pourtant, avant d'entreprendre cela, il faudrait mieux comprendre la technique de la communication indirecte des oeuvres pseudonymes. On trouve des indications claires à ce sujet dans le Point de vue explicatif de mon oeuvre, publié en 1859 après la la mort de Kierkegaard. La section A de la première partie explique "l'ambiguïté ou la duplicité dans toute l'oeuvre", et on y trouve l'explication suivante : 7 Cette duplicité, cette ambiguïté est consciente, l'auteur en est mieux informé que personne; elle est la condition dialectique fondamentale de toute l'oeuvre et elle a par suite une raison profonde(l). Et encore : Quand donc une mystification, un redoublement dialectique, est mis au service du sérieux, ce procédé entend qu'on y recoure simplement de manière à prévenir les méprises et les accords provisoires, laissant au chercheur honnête le soin de trouver l’explication valable(2). Il y a donc dans les oeuvres pseudonymes une "ambiguïté" ou une "mystification" construite et maintenue de façon consciente afin d'atteindre les buts profonds des oeuvres. Encore une fois ces buts sont d’enlever au lecteur les illusions qui l’empêchent de comprendre la vie pour l'amener ensuite vers la véritable compréhension passionnée de la vie - ce qui aura pour conséquence de l'orienter vers la passion de la foi chrétienne. La communication est "indirecte", et s'opère au niveau de l’affectivité (1) Point de vue explicatif de mon oeuvre, p.6l. (2) Ibid., p.64. 8 autant que de l'intelligence, d'où le recours à l'ambiguïté et à la mystification. Les oeuvres pseudonymes emploient donc une technique de la communication indirecte - ce que Hermann Diem a nommé "la dialectique de la communication" (1) . Cette tactique subtile serait un premier niveau de "dialectique" manifestée dans ces oeuvres. Il s'agit d'une méthode comparable à la maïeutique socratique. C'est pour cela que Kierkegaard a parlé de la "condition dialectique" et du "redoublement dialectique" de ses oeuvres pseudonymes dans les deux citations ci-dessus. Ce n'est pas le but de ce mémoire de faire l'analyse de cette dialectique-là. L'objectif est plutôt d'examiner la fonction du concept de "dialectique" à l'intérieur de ce contexte, le rôle qu'il joue dans l'argumentation des auteurs pseudonymes. Ceci dit, on peut maintenant esquisser une première description de la fonction du concept de dialectique. Quand il en est question, ce n'est pas parce qu'il est important par lui-même, au contraire. Il en est question parce que cela peut être utile dans le contexte de la stratégie de la communication indirecte. Par exemple, quand Johannus, auteur pseudonyme du "Journal du séducteur" se (1) Dans H. DIEM, Kierkegaard's Dialectic of Existence. 9 dit "dialecticien", le but de Kierkegaard est de faire sentir la stérilité de cette dialectique trompeuse. On verra que l'idée de "dialectique" se retrouve à travers les oeuvres pseudonymes dans le contexte du rejet de deux erreurs. Kierkegaard veut, pour ainsi dire, faire suivre deux "voies" au lecteur. Il ya premièrement celle où l'on revient de l'esthétique pour revient de l’esthétique pour devenir chrétien, et ensuite celle où l'on revient du système, de la spéculation, etc... pour devenir chrétien(l). Il est question de "dialectique" dans le contexte de ces deux "voies", ces processus de rejet de deux erreurs graves – les conceptions esthétiques et spéculatives de la vie. Kierkegaard s'attaque premièrement à la vie "esthétique". L'idée de dialectique prend plusieurs sens différents à travers cette démarche. Ou bien … ou bien et Etapes sur le chemin de (l) Point de vue explicatif de mon oeuvre, p.80. 10 La vie sont les oeuvres importantes pour la première "voie". Une vie "esthétique" est une vie menée selon des catégories illusoires esthétiques, des catégories de l'art romantique. L'individu situe son bonheur dans une conception idéalisée, irréalisable. Il faut débarrasser le lecteur de ses illusions : Si donc, par hypothèse, la plupart des chrétiens ne le sont qu'en imagination, dans quelles catégories viventils ? Dans celles de l'esthétique ou tout au plus dans les catégories esthétiques-éthiques(l). Le concept de "dialectique" apparaît souvent dans ce contexte - pour faire sentir à certaines gens qu'ils vivent dans l'illusion. Il faut le faire de façon tellement frappante, qu'ils n'auront pas d'autre choix que de vivre différemment. Tout ceci sera examiné en détail dans la partie II de ce travail. On verra entre autres le sens le plus important de l'idée de dialectique dans ce premier processus. Les auteurs pseudonymes qui accomplissent le rejet de l'esthétique se servent de la conception originale d'une "situation dialectique". Un personnage est décrit comme pris dans une situation où passion et concept (1) Op. cit. , p.71. 11 agissent l’un sur l’autre pour maintenir un état constant de tension "dialectique." À la lecture de ces descriptions on est forcé de comprendre et de sentir les contradictions internes d’une conception illusoire de la vie. On ne voit peut-être pas encore de solution, mais on ne peut pas revenir à son point de départ. Revenons à la deuxième "voie", le rejet de la pensée systématique hégélienne. Ici la notion de dialectique joue plusieurs rôles différents. Le Post-Scriptum (final, nonscientifique)aux Miettes Philosophiques est l’oeuvre principale à ce sujet. On en retrouve l'analyse dans la partie III de ce mémoire. La démarche est assez semblable à celle de la première "voie". Le "Système" constitue une autre illusion qui empêche les gens de vivre avec la pleine conscience de leur situation d'existant individuel. Mais au début le combat se mène de façon "directe", au sens déjà expliqué. La dialectique hégélienne se trouve rejetée par des arguments directs, c’est-à-dire valables sur le plan conceptuel, à l'extérieur du contexte de la communication indirecte. Le concept de dialectique figure donc au sens explicite de la pensée hégélienne. Mais à la place de cette dialectique-là on expose "le dialectique" - concept original et propre à l'oeuvre de Kierkegaard. Il s'agirait d'une description du côté "dialectique" de l'existence 12 - désigné par cette forme de l'adjectif employé comme substantif masculin(l). On revient dans le contexte de la communication indirecte. Il ne s'agit surtout pas d'un nouveau petit "système" philosophique, mais plutôt de la description de modes de vie pleins de tension, ce qui oblige à l'individu de sentir les problèmes de la vie passionnément par delà la spéculation pure. La tactique est encore d'atteindre le lecteur de façon indirecte au niveau de l'émotion, par-delà l'intelligence pure. Le concept de dialectique joue donc un rôle important dans la deuxième voie suivi par les oeuvres pseudonymes. Il y est question "du dialectique". Ce dernier consiste, on le verra, en une récupération de l'explication des diverses étapes de la vie dont il est question dans les oeuvres précédentes. On verra aussi dans la troisième partie du mémoire comment "le dialectique" aboutit à une étape qui est censée être strictement incompréhensible à l'intelligence - la croyance chrétienne. Le but visé est l'accorder au lecteur une compréhension passionnée de la vie en lui présentant la vie sous un aspect "contradictoire" et "paradoxal". Il s'agit donc d'un concept original et d'une très grande impor- (1)Voir surtout le Post-Scriptum, pp.380-97. Le traducteur, M. Petit, a rendu par l'adjectif employé comme substantif masculin, "le dialectique". ce que Kierkegaard désigne par "Dialektiske" ou parfois "Dialectiske", et ce que le traducteur anglais rend par l’expression "the dialectical".Par ailleurs "la dialectique" correspond au danois "Dialektic" et à l’anglais "Dialectic(s)". 13 tance pour les oeuvres pseudonymes. En résumé, les deux voies - les rejets de l'esthétique, et de la pensée systématique- sont facilitées par plusieurs emplois du concept de "dialectique". L'esthétique est vaincu par la description de "situations dialectiques" pleines d'ambiguïté. Le Système est rejeté par une attaque philosophique directe – ce qui n'est pourtant pas l'essentiel de la deuxième voie. L'essentiel se trouve dans la tension passionnée créée chez le lecteur par la description "du dialectique". Ce travail essaiera de rendre plus explicite la fonction du concept de dialectique par rapport à ces deux buts essentiels des oeuvres pseudonymes - le rejet des conceptions esthétiques et spéculatives de la vie, et la substitution d'une compréhension passionnée de la vie. Il faudra examiner la contribution d'autres spécialistes de Kierkegaard à la question, surtout Jean Wahl et Hermann Diem. On verra comment les constatations utiles de celui-là sont à compléter, et en quoi les distinctions de celui-ci sont utiles. Cela constitue la première partie du mémoire. Le professeur A. McKinnon de McGill m'a beaucoup aidé dans ce travail. Il a mis à ma disposition les ressources de sa nouvelle concordance programmée des oeuvres de Kierkegaard. Le relevé de tous les usages de toutes les formes du mot "dialectique" chez cet auteur m'a aidé à faire certaines constations importantes. 14 On verra que la notion de "dialectique" prend plusieurs sens différents. On constate que le terme dialectique figure surtout dans les oeuvres pseudonymes de même que quelques autres œuvres et articles esthétiques et religieux. Le concept de .'dialectique" figure chez Kierkegaard surtout pour les fins de l'oeuvre pseudonyme et non pour la tâche d'édification religieuse directe. Le mot n'apparait pas une seule fois, par exemple, dans les Discours Edifiants écrits en même temps que les oeuvres pseudonymes(l). Après avoir étudié la fonction de l'idée de "dialectique" dans les diverses oeuvres pseudonymes. on pourra en dernier lieu aborder dans la partie IV du travail, la question du rapport entre la dialectique chez Kierkegaard et chez Hegel. (15) LA NCESSITÉ DE RAPPELER LES CONTEXTE DANS LEQUEL IL EST QUESTION DE ‘DIALECTIQUE’ (16) A - "Dialectique de la communication" et "dialectique de l'existence" Dans Kierkegaard's Dialectic of Existence de Hermann Diem on trouve une distinction utile pour les besoins de ce mémoire. Diem distingue la "dialectique de l'existence" de la "dialectique de la communication" (1). Ailleurs il décrit ces deux "dialectiques" comme "deux aspects de la dialectique" ou bien "deux mouvements dialectiques"(2). Voyons la portée de ces deux facteurs. On verra ensuite comment ils se rapportent à ce travail. Le premier "aspect" de la dialectique se rapporte à "l'existence individuelle du penseur lui-même" ("the individual existence of the thinker himself"). Cette "dialectique de l' existence" en est une par laquelle "le penseur sonde son existence propre" ("by which the thinker probes his own existence")(3). Il s'agit d'une dialectique "qualitative" plutôt que "quantitative", car il est question de décrire des modes d'existence qui se distinguent (1) H. DIEM, Kierkegaard's Dialectic of Existence, traduit de l'allemand par H. Knight, Edinbourg et Londres, 1959, p.10. J'ai traduit de l'anglais toutes les citations de Diem. (2) Ibid., p.193. (3) Ibid., p.9. 17 qualitativement. C'est un outil intellectuel qui aide l'individu à se comprendre et à agir. Elle a pour but de libérer l'individu pour l'action. Il faut qu'il s'approprie une certaine vérité "subjectivement" et "intérieurement" de même que "passionnément". L'autre aspect est la "dialectique de la communication", celle qui sert à communiquer la vérité. C'est une dialectique d'inspiration socratique qui se développe entre deux interlocuteurs pendant qu'ils se libèrent mutuellement de toute connaissance présupposée en remettant en question toute conclusion affirmée(l). (...between the conversational partners as they mutually free each other from all assumed knowledge by calling in question every affirmed conclusion.) Il y a donc une technique de la communication de la vérité existentielle. Il faut maintenant approfondir cette distinction pour voir où elle se situe et à quoi elle correspond. La dialectique de la (1) H. DIEM, Op. cit., p.41. 18 communication est une technique de communication indirecte. Celui qui parle n'expose pas sa pensée directement. L'interlocuteur n'est pas encore prêt à la comprendre et à l'accepter. Il faut à la fois le débarrasser de ses illusions et le mettre dans un état d'esprit réceptif. Ce travail de déblayage accompli, il serait alors prêt à comprendre "la dialectique de l'existence". "La dialectique de la communication" constitue justement le "contexte" dans lequel il est aussi question de "dialectique". Je répète que ce n'est pas le but de ce travail de faire l'analyse de cette "dialectique de la communication". L'étude porte plutôt sur la fonction du concept de dialectique dans ce contexte quand un auteur pseudonyme se sert du mot "dialectique" ce n'est qu'à l'intérieur de cette optique qu'on le comprend. Le travail de déblayage consiste d'abord en deux mouvements - la libération du lecteur des illusions esthétiques-romantiques, et ensuite de l'illusion de la pensée systématique hégélienne. L'idée de dialectique s'emploie souvent par les auteurs pseudonymes à l'intérieur de ces processus. Ce double mouvement contient en germe la deuxième "dialectique", celle "de l'existence". L'exposé "du dialectique" dans les dernières oeuvres, surtout dans le Post-Scriptum, recueille la plupart des constatations faites à travers les oeuvres pseudonymes au sujet des étapes différentes de la vie. Mais la somme 19 de tout cela ne fournit pas de dialectique idéaliste hégélienne, ni un autre processus un peu semblable. Il est plutôt question d'un ensemble de conceptions qui mène vers la compréhension passionnée de la vie. Plus loin dans ce travail on verra l'analyse détaillée des étapes du dialectique et de ce qu'est cette notion. "Le dialectique", on le verra, n'est pas un processus fondamental qui agit dans la réalité entière telle la dialectique hégélienne. Il n'est qu'un aspect de la vie de l'individu. Il faudra examiner comment "le pathétique" réagit nécessairement avec le dialectique pour s'y incarner et s'y épanouir. Encore une fois, c'est essentiel de noter que l'exposé du dialectique n'est pas libéré des exigences du contexte de la "dialectique de la communication". On le retrouve encore dans les oeuvres pseudonymes, non dans celles d'édification religieuse directe. Cet aspect de la vie ne peut se comprendre sur un plan purement intellectuel. "Le dialectique" possède une structure susceptible de faciliter la communication. Avant même de permettre au lecteur de comprendre la vie, il faut premièrement le rendre réceptif pour ensuite l'obliger A vouloir intérioriser cette vérité-là passionnément, et à vivre en conséquence. Selon Diem : 20 Il n'expose cette vérité que de façon dialectique, c'est-à-dire de façon à en discuter le pour et le contre, et à promettre au lecteur de décider pour luimême(l). (He unfolds this truth in a dialectical aspect only; i.e. in such a way as to discuss the pros and cons of it and to leave the reader to decide for himself.) Cette décision ne sera pas froide et intellectuelle. C'est entendu que celui qui a cheminé à travers les oeuvres pseudonymes pourrait sentir les contradictions "dialectiques" des étapes différentes de la vie tant au niveau de la passion que de l'intelligence. On conclut donc que "le dialectique" , qui (dans les oeuvres pseudonymes) est compris dans ce que Diem appelle "la dialectique de l'existence", n'est pas libéré des exigences de la dialectique de la communication. Dans les premières oeuvres pseudonymes, ce que les auteurs disent au sujet du concept de dialectique, n'est qu'un élément parmi d'autres de la tactique de la communication. Dans le Post-Scriptum la tâche de l'analyse est plus complexe parce que la (1) H. DIEM, op. cit., P. 85. 21 notion même de dialectique devient un élément principal du contenu de l'oeuvre. Le problème à ce moment-là est de se rappeler que "le dialectique" n'est pas important en soi Comme un processus fondamental de la réalité. Cette "dialectique de l'existence" n'est pas libérée des exigences, de celle de la communication. La présentation des "paradoxes" de la vie est destinée à obliger le lecteur à vivre passionnément. Il est alors prêt pour l'étude des oeuvres d'édification religieuse directe. 22 B- La nécessité de se rappeler qu'on se trouve dans le contexte stratégique de la "dialectique de la communication" Dans les Etudes Kierkegaardiennes de Jean Wahl on trouve une section où il est question de "l'influence de Hegel sur la pensée de Kierkegaard". "La dialectique" figure comme un des principaux thèmes de cette analyse. M. Wahl expose en premier lieu ce qu'il croit être les points communs aux deux auteurs en ce qui concerne la dialectique. Il relève ensuite les principaux points de différence sur ce sujet. C'est très bien de souligner l'emploi fréquent de ce terme hégélien de même que la parenté évidente entre la structure de l'argumentation chez les deux. Cependant M. Wahl omet quelques distinctions essentielles pour les besoins de ce travail. Si par "la dialectique" il entend ce que Diem appelle "la dialectique de la communication" ses remarques sont utiles. Mais s'il prétend commenter "la dialectique de l'existence" contenue dans les emplois divers du concept de "dialectique" à travers les oeuvres pseudonymes il passe souvent à côté de son but. Ces affirmations n'ont pas de valeur de vérité directes mais se comprennent dans le contexte de la tactique de la communication indirecte. Voyons la portée de ces remarques en ce qui concerne le résumé de Wahl des points de ressemblance : 23 De Hegel il (Kierkegaard) retient donc ce mouvement ininterrompu, cette temporalité essentielle de la pensée. cet effort sans cesse renouvelé qui cohabite en nous avec le sentiment de l'éternité. D'une façon générale, exister c'est devenir, l'existence est perpétuellement dialectique, passage du même dans l'autre, ou plutôt destruction des catégories du même et de l'autre dans cet effort d'intériorisation constante. union et destruction du fini et de l'infini(l). C'est vrai que souvent l'oeuvre de Kierkegaard est d'inspiration idéaliste. Mais la question du sens de l'idée de dialectique s'avère plus compliquée quand il s'agit de faire l'analyse des oeuvres pseudonymes. Par exemple. dans les Etapes sur le chemin de la vie on retrouve la description d'un personnage attrapé dans une "situation" dite "dialectique". Pris entre la passion frustrée (fiançailles rompues) et le devoir qu'il ne peut accomplir (mariage), ce personnage vit dans un état de tension émotive et frise la conversion à la foi religieuse. Certes il vit un "effort sans cesse renouvelé" et il sent cette "union et désunion du fini et de l'infini". Mais on ne peut oublier que cette des- (1)Jean WAHL. Études Kierkegaardiennes,p.141. 24 cription s'inscrit dans le contexte de la stratégie des oeuvres pseudonymes. Ceci implique que cette existence "dialectique" dont on y trouve le récit n'a pas pour but de fournir une analyse rigoureuse et complète de l'existence. Il s'agit plutôt d'histoires racontées et non pas pour faire comprendre quelque chose sur un plan purement intellectuel, mais pour atteindre le lecteur à un niveau plus profond par une sorte de traitement choc. C'est cette dimension tactique des oeuvres de Kierkegaard en ce qui concerne le concept de dialectique qui n'est pas éclaircie par les commentaires de M. Wahl. Il apporte trois autres points en décrivant "la dialectique" chez Kierkegaard. La dialectique serait premièrement "l'ambigu avec passage d'un sens à l'autre". Le "saut", par exemple, est dialectique car "il est à la fois l'abîme et l'acte qui le franchit"(l). De même les concepts de commencement, d’angoisse, de mort et d'instant sont dialectiques. Tous ces termes, rappelons-le bien, tiennent une place importante dans les oeuvres pseudonymes. Ici on sent le besoin urgent de rappeler la question du contexte. C'est vrai que cette ambiguïté de termes est semblable (1)Jean WAHL, op. cit., p.141. 25 à la transmutation de termes chez Hegel par la dialectique. Mais tout le substrat de philosophie idéaliste manque. La portée et la fonction de cette ambiguïté "dialectique" se situent à un niveau tout autre. On n'est pas dans l'explication du processus fondamental de la réalité. On se retrouve dans la technique de la communication indirecte. En deuxième lieu la dialectique serait "l'ambiguïté dans la succession, la contradiction dans le temps, le triomphe sortant de la défaite" (1). Le jeu de la dialectique serait profondément enraciné dans la succession de la vie, dans l'effort de l'existence. Ceci mène au troisième point, à savoir que le christianisme est "dialectique". Il s’agit de "devenir" chrétien, non pas de "l'être". Dans le christianisme Le positif ne s'acquiert que par le négatif; la vie chrétienne est une vie qui a passé par la mort, l'esprit tue pour vivifier(2). La portée de ces deux derniers points n'est pas claire. La dialectique serait-elle un processus fondamental de la réalité (1)Jean WAHL, OP. CIT., p.142. (2)Ibid, p. 142. 26 dans un sens près de celui de Hegel? Serait-elle un processus différent que Kierkegaard voudrait substituer à l'autre? La clef de cette question serait que dans les oeuvres pseudonymes le concept de dialectique s'insère dans le contexte de la communication indirecte. La dialectique n'est pas très importante en elle-même, mais elle l'est pour le rôle qu'elle joue dans ce contexte-là. C'est vrai que dans le Post-Scriptum il y a un déplacement d'accent. L'idée de dialectique devient un des principaux éléments traités dans ce livre. S'agit-il d'une nouvelle "dialectique" qui viendrait remplacer celle de Hegel? On verra dans la troisième partie de ce travail que cette nouvelle conception n'échappe pas aux exigences de la communication indirecte, qu'elle est conçue en fonction de cela. Que serait une dialectique "d'ambiguïté dans la succession"? Cela ne pourrait pas être une dialectique hégélienne qui avance par contradictions, mais non pas par l'ambiguïté. On verra plus loin que l'exposé "du dialectique" dans le Post-Scriptum n'est pas une explication complète de la vie. n'est pas un outil mental pour aider l'individu dans sa tâche de vivre. Il s'agit plutôt d'une description des "contradictions" de la vie, et qui a pour but de maintenir le lecteur dans un état de tension passionnée. seule condition où une décision valable se prend. 27 Chacun de ces points sera analysé plus loin. Il faut déjà conclure que l'étude de M. Wahl doit se compléter par les questions mentionnées jusqu'ici. L'idée de dialectique dans les oeuvres pseudonymes s'insère dans un contexte précis - celui de la tactique de la communication indirecte. Ceci ne veut pas dire que les commentaires de M. Wahl passent complètement à côté. L'influence hégélienne est indéniable sur le plan de la maïeutique, de "la dialectique de la communication". Il faudra préciser le sens de cette parenté entre les deux auteurs. M. Wahl a pourtant bien senti l'inspiration originale de Kierkegaard : Le rôle de la dialectique, ce sera d'éveiller l'attention et la passion par son ambiguïté, d'arracher l'esprit à son repos, de le rendre inquiet(l). "La dialectique" ne serait pas toute la pensée, mais aurait une fonction précise, celle d'éveiller l'attention, pour ensuite, on le verra, amener le penseur subjectif vers une conception passionnée de la vie. Cependant, M. Wahl n'explique ni la technique de ce processus, ni la fonction du concept de "dialectique" à (1)Jean WAHL, op. cit., p.144. 28 à l'intérieur de ce processus. M. Wahl distingue Kierkegaard de Hegel par cinq points qui s'appliquent surtout à la dialectique selon le PostScriptum. L'auteur pseudonyme vise ici la réfutation de la dialectique hégélienne par un argument direct. Mais ce que M. Wahl laisse à l'ombre est que cette discussion n'est qu'un travail préliminaire. L'exposition subséquente "du dialectique" n'apporte pas de nouveau système philosophique alternatif. Il s'agit de maintenir un état de tension passionnée chez le lecteur. Ceci dit, on comprend mieux la vraie fonction des cinq points de différence. Pour Kierkegaard il s'agit de "la dialectique de l'être existant où l'histoire de la vie individuelle se fait par mouvements brusques d'état en état"(l). Ce n'est pas l'analyse de l'être en général mais de la vie individuelle qui se fait par décision et effort continu. L'auteur pseudonyme du Post-Scriptum ne vise pas surtout la réfutation du Système. Il veut au-delà de cela convertir le lecteur en lui faisant sentir les problèmes profonds de l'existence. En deuxième 1ieu "cette dialectique est subjective" et "passionnée"(2). En rejetant la possibilité de l'objectivation progressive du sujet dans le monde (1)Jean WAHL, op.. cit., p.144. (2)Ibid, p.145. 29 selon Hegel, l'auteur voudrait faire sentir les tensions de la vie individuelle. Troisièmement, l'idée d'Aufhebung se trouve rejetée. L'auteur laisse entendre que les contraires se maintiennent dans la vie en une tension constante. Cet argument s'insère aussi dans la stratégie de la communication indirecte. Quatrièmement, la dialectique "s'explique par une poussée qui vient de Dieu".(l), c'està-dire de l'extérieur de l'individu. Ce souci de la transcendance absolue joue un rôle semblable. Et en cinquième lieu, Kierkegaard aurait conservé l'idée hégélienne de négativité, mais avec quelques différences. On comprend mieux maintenant le rôle de ces points de différence. Les oeuvres pseudonymes essaient de communiquer tant au point de vue affectif qu'intellectuel. L'idée de dialectique s'insère dans ce processus. Il faut ajouter que le sens du concept n'est pas le même à travers les oeuvres pseudonymes. C'est le but principal de ce travail que d'exposer la fonction de ce concept à travers cette partie très importante de la production complète de Kierkegaard. (l)Jean WAHL, op. cit., p.146. (30) II LE REJET DE LA VIE ESTHETIQUE (31) Dans cette deuxième partie du travail, j'examine la fonction du concept de dialectique dans la "voie" de rejet de la vie selon les catégories "esthétiques". Ceci se fait dans les quatre oeuvres suivantes : Ou bien … ou bien, Crainte et Tremblement, La Répétition et Etapes sur le chemin de la vie, dont la première et la dernière sont les plus importantes à ce sujet. Il faudrait dès maintenant esquisser une description préliminaire de la "vie esthétique", dont on verra plusieurs exemples dans l'analyse qui suit. Essentiellement, il s'agit d'un mode de vie où l'individu croit que ce qui ferait son bonheur suprême serait la réalisation d'une situation spéciale privilégiée. Cette situation se conçoit de façon tellement idéalisée et extérieure qu'elle est totalement ou presque irréalisable. En tout cas l'individu ne peut être heureux que pendant les courts "instants" de réalisation de la situation. Son bonheur, de même qu'étant difficile à atteindre, instaure donc une vie qui n'a pas de continuité fondamentale. Eventuellement l'individu risque de sombrer dans l'ennui ou le désespoir. L'exemple le plus célèbre chez Kierkegaard est celui de Johannus, auteur et personnage principal du "Journal du séducteur" (1). Au fond la séduction a (l) Ou bien … ou bien, pp. 235-346. 32 très peu d'érotique pour Johannus. Et sa "passion" ne s'exprime qu'à travers des conceptions romantiques intellectualisées. Vivre selon les catégories esthétiques est une erreur qui ne se corrige pas facilement. C'est un des buts des œuvres pseudonymes que de la combattre. Ceci se fait de façon indirecte - en atteignant le lecteur au niveau tant affectif qu'intellectuel. C'est en se mettant dans la peau, dans l'esprit même, d'auteurs pseudonymes, que Kierkegaard atteint son but. Ces oeuvres mettent en jeu toute une stratégie, un traitement choc. Et c'est dans ce contexte qu'il est question du concept de dialectique. Si Kierkegaard met ce terme philosophique dans la bouche d'un personnage, ce n'est pas pour un argument philosophique, mais pour les besoins dramatiques de l'oeuvre en question. C'est surtout cela qu'il faut examiner dans cette partie du travail. L'analyse est rendue un peu plus compliquée pour la raison suivante. A la lecture de Ou bien … ou bien on pourrait croire que la pensée de Kierkegaard est essentiellement de structure dialectique hégélienne. On soupçonne que la dialectique est un jeu non seulement comme facteur dramatique, mais que (à un autre niveau) la théorie des stades de la vie s'explique en termes hégéliens thèse, antithèse, synthèse, etc. Mais cela ne dure pas. Crainte et Tremblement poursuit l'analyse des modes de la vie jusqu'au stade religieux (après l'esthétique et l'éthique). 33 C'est à ce moment-là que Kierkegaard semble se raviser et qu'il doit se forger de nouveaux schémas conceptuels qui cadrent mieux avec sa pensée. Il laisse donc de côté cette apparence fausse de dialectique hégélienne qui a tendance à mettre le lecteur inattentif sur le mauvais chemin. On verra enfin que le rejet de la vie esthétique mène – à travers la vie "éthique" - à la vie religieuse. Là Kierkegaard devra entreprendre l'autre travail de déblayage, le rejet de la pensée systématique. 34 A- Les concepts de "situation dialectique" et de "choix de soi" Le rejet de la vie esthétique s'amorce dans Ou bien … ou bien. L'idée de dialectique se retrouve dans ce contexte surtout en ce qui concerne les deux concepts de "situation dialectique" et de "choix de soi". Celui-là est très important. C'est une idée de base qui se développe à travers les oeuvres pseudonymes. pour être récupérée enfin dans l'exposé "du dialectique" dans le Post-Scriptum. C'est une conception originale propre à l'œuvre de Kierkegaard. Avant de passer à l'examen de ces concepts je fais quelques remarques au sujet du relevé des usages des formes du terme "dialectique" (1). En fait l'utilisation du terme n'est pas fré- (1) Ou bien … ou bien I Première partie II - 33 cas - 34lpages (Edition française) - "La dialectique" - Adjectif - "Le dialecticien" - 20 cas -4 cas - 2 cas Deuxième partie a) "La légitimité esthétique du mariage" - 4 cas – ll0 pages (Edition française) - "La dialectique" - 3 cas - Adjectif - 1 cas b) "L'équilibre entre l'esthétique et l'éthique dans l'élaboration de la personnalité" - 6 cas -141 pages - "La dialectique" – 4 cas - l’adjectif -1 cas - "Le dialecticien" -1 cas 35 quente par rapport à certaines sections d'autres oeuvres pseudonymes(l). Il y a quelques petites constatations que l'on peut faire à partir des chiffres seuls et qui s'expliquent facilement en fonction du contenu du livre. Il y a relativement plus d'usages dans la première partie. Le terme s'emploie surtout Comme substantif. La forme "Le dialectique", si importante plus tard, n'apparaît pas du tout. La fréquence d'emploi du mot n'est pas inattendue. L'auteur pseudonyme A (auteur de la première partie) se considère "dialecticien", et parle plus souvent de dialectique. L'auteur B (de la deuxième partie) craint la dialectique, bien qu'il en ait une certaine conception personnelle. Il n'en parle pas aussi souvent, mais ce qu'il en dit est significatif. La dominance du substantif sur l'adjectif se comprend par le fait que Ou bien … ou bien porte plus l'influence de Hegel que les autres oeuvres. Au fond, pour ce livre, le relevé d'usages du mot - peu nombreux et répartis de la façon homogène - a servi surtout à indiquer des cas importants que j'avais marqués à la lecture de ce tome de six-cent-six pages. Pour l'examen de cette oeuvre le relevé d'usages n'a fait que compléter et confirmer ce qu'une lecture analytique avait déjà révélé. (1)Voir l'appendice. 36 La conception de la "situation dialectique" L’idée de dialectique joue un rôle dans la première partie de Ou bien … ou bien surtout en ce qui concerne une grande variété d’exemples de situations qualifiées de "dialectiques". Etant confronté par les tensions et les échecs de ces situations, le lecteur est amené à sentir la nature insatisfaisante des vies esthétiques ainsi décrites. Voyons la définition de la situation dialectique, dont on retrouvera plusieurs exemples plus loin. On peut dire qu'il y a essentiellement deux "pôles" dans une telle situation. Ces pôles sont la passion et le concept, et ils sont à la fois nécessaires et interdépendants. Le concept de "l'amour chevaleresque", par exemple, n'est rien si la personne qui s'en dit animée n'est pas vraiment passionnée. De même "la passion" n'existe pas en soi mais s'exprime à travers une conceptualisation donnée. Pourtant la passion existe comme une force qui peut déborder son expression conceptuelle. À ce moment-là, elle se transforme, se sublime (pour ainsi dire) et s'exprime par un autre niveau de concepts. C'est cette re-canalisation de la passion à travers des concepts différents qui permet, on le verra, le passage de l'étape esthétique de la vie à un autre niveau. Restons pour le moment au niveau statique de la vie esthétique. Voici : 37 Il faut bien retenir cette détermination dialectique: le désir n'existe qu'en vertu de la présence de l'objet et l'objet n'existe qu'en vertu de la présence du désir; le désir et l'objet forment un couple jumeau et aucun d'eux n'arrive avant l'autre(l). Le désir (la passion) et l'objet (tel que conceptualisé) se définissent l'un par rapport à l'autre et existent ensemble dans une situation "dialectique". Les tensions naissent entre les deux pôles et les conditions objectives de la situation. L'auteur A reproche à son époque d'être "sans passion"(2), d'être sur-intellectualisée dans un sens qui fait abstraction de la passion. Il veut montrer que le concept de dialectique peut s'employer en ce qui concerne la passion. Les gens de son temps sont comme fascinés pas une dialectique abstraite. Mais elle ne peut être purement abstraite. par exemple, la passion est autant facteur d'une situation vraiment "dialectique" que la négation conceptuelle d'une idée. A part le sens mentionné jusqu'ici, l'idée de dialectique retient parfois pour A un sens plutôt abstrait (c'est-à-dire, (1)Ou bien … ou bien, p.65. (2)Ibid., p.24. 38 abstrait de la passion), un sens d'argument logique sec. On se souvient d'un exemple qui rappelle l'unité des contraires chez Hegel : La grandiose dialectique de la vie se présente toujours, avec clarté dans les individus représentatifs qui vont, le plus souvent par paires. La vie n'existe toujours que sub una specie, et la grande unité dialectique qui possède dans son unité la vie sub utraque specie n'est pas soupçonnée.(1) Parmi ces paires d'individus on remarque que : Le Roi, par exemple, a le bouffon à côté de lui, Faust a Wagner, Don Juan a Leporello(2). A ne tient pas fermement à une nouvelle définition de la dialectique par rapport à des situations passionnées. L'auteur A révèle qu'il vit lui-même selon des catégories esthétiques. Sa conception à lui de la passion est au fond inexacte, voire froide. (1)Op. cit., p.70. (2)Ibid., p.70. 39 Quand une passion se trouve exprimée de la façon expliquée plus haut, elle n'est plus "immédiate" mais "réfléchie" et devient donc nécessairement "dialectique". La tension dialectique naît dans le jeu entre la passion, le concept, et les exigences de la situation objective. Ceux qui habitent des catégories "esthétiques" sont comme fascinés par le côté conceptuel de la situation. Johannus le séducteur n'a que mépris pour la description trop immédiate de l'amour telle qu'exprimée dans les romans : La voir et l'aimer... oui, c'est assez vrai à condition que l'amour n'ait pas de dialectique; mais après tout, qu'est-ce que les romans nous apprennent de l'amour ? Rien que des mensonges qui aident A abréger la tâche(1). Les tensions et problèmes susceptibles de se trouver dans une situation dialectique donnée dépendent surtout de la conceptualisation de la situation. En parlant de la tragédie grecque par rapport à la tragédie moderne, A dit : (1)Op. cit.., p.269. 40 La dialectique qui reporte les iniquités des générations antérieures, ou de la famille sur un seul individu... cette dialectique nous est étrangère, elle ne s'impose pas à nous(l). La conception de la culpabilité qui se transmet de père en fils est étrangère à la pensée spécifiquement chrétienne. Donc la situation dialectique d'une tragédie grecque n'est pas concevable dans le contexte moderne. Mais le fait reste que cette situation n'en est pas moins une "dialectique". Quelqu'un qui vivrait une telle expérience se sentirait attrapé dans la tension dialectique entre les deux pôles de passion et de concept. L'auteur A donne beaucoup d'exemples du jeu de situations dialectiques. Marie Beaumarchais est prise par une "difficulté dialectique"(2). Elle était fiancée à Clivago qui l'a quittée. Objectivement on dirait que la situation est facile; elle est victime d'une fourberie. Elle devrait donc se réjouir de ce qu'un tel homme l'ait quittée. Mais sa passion, son chagrin, est tenu en perpetuum mobile par son amour pour Clivago. Le problème est de déterminer si en effet on l'a trompée, mais "une fourberie est (1)Op. cit., p.124. (2)Ibid., p.140. 41 pour l'amour un paradoxe absolu, et c'est ce qui implique la nécessité d'un chagrin réfléchi"(l). Son amour a pour effet de l'empêcher d'admettre qu'on l'a trompée. Elle n'admet pas la réalité de la situation objective trompeur, trompée, - et elle est prise dans une situation de chagrin réfléchi. Son imagination et sa passion font tout pour rationaliser la situation autrement. Elvire et Marguerite sont attrapées de façon semblable par la "dialectique de l'amour". L'auteur A avoue avoir pu suivre "un cours complet de dialectique" auprès de certains individus de sa connaissance, victimes de telles situations. Jusqu'ici, j'ai parlé de quelque chose que j'ai appelé "situation dialectique". Qu'est-ce qui rend ces situations "dialectiques"? Pourquoi A se sert-il du terme ? La première chose à dire est que le terme n'est pas employé de façon rigoureuse. "Je me sers du médium de la crème et de la dialectique de la baratte", dit Johannus à un moment donné! Le terme n'est jamais défini et c'est comme sous-entendu que le lecteur en comprendra des usages assez divers. C'est clair que la notion de dialectique se rapporte au raisonnement logique, au do- (1) cit., p.14O. 42 maine du discours et des concepts. N’importe quelle passion est "dialectique" par le simple fait d'entrer dans le domaine du discours (sauf, par exemple, la passion immédiate de Don Giovanni qui a l'avantage de s'exprimer par la musique de Mozart). Dans quelques exemples, dialectique implique une opposition de contraires. On se rappelle les exemples des pages 65 et 70. Une situation dialectique se caractérise par une tension non-résolue existant entre plusieurs facteurs. Les exemples des trois femmes sont pertinents ici. Kierkegaard a pour but de montrer que la vraie passion vécue peut et doit devenir objet d'attention intellectuelle. Mais on verra plus tard qu'il ne veut pas que cette considération intellectuelle devienne sur-intellectualisée à la façon esthétique. Ceci n'est en fait que la mort de la vraie passion. J'ai dit qu'il y a deux aspects d'une situation dialectique - la passion et le concept. Les deux sont inséparables. La passion n'existe pas avant sa définition conceptuelle. Définitions conceptuelles abstraites (sans passion) n'ont pas d'intérêt pour l'auteur de Ou bien … ou bien. En laissant une situation dialectique non-résolue, Kierkegaard veut définitivement s'opposer à Hegel. La dialectique veut dire la tension qui naît de l'opposition de ces nombreux facteurs et pôles. La tension n'est pas résolue, ni médiatisée. Il faut toujours se rappeler que l'on est encore dans une oeuvre pseudonyme. Tout ce qui est dit s'insère dans le contexte 43 de la communication indirecte. Dans Ou bien ... ou bien on rencontre pour la première fois le concept de situations "dialectiques". Il ne peut y être question d'un sens rigoureux de ce terme. La description de ces situations vise à atteindre le lecteur tant au niveau émotif qu'intellectuel. Il s'agit de lui faire sentir l'échec d'une vie menée selon des catégories esthétiques. On peut donc conclure que jusqu'ici on a constaté qu'il y a dans la première partie de Ou bien ... ou bien la conception originale de la situation dialectique. Mais en deuxième lieu on note qu'il ne peut être question d'une définition rigoureuse du terme. Ce n'est pas pour cette raison que Kierkegaard se sert du mot ici. Le concept du "choix de soi" Quel est le sens de "dialectique" dans la deuxième partie de l'oeuvre ? Le terme apparaît beaucoup moins fréquemment - onze fois contre trente-trois. Plusieurs fois B (l'auteur pseudonyme ici) accuse A d'être trop expérimenté en dialectique(1). La conclusion à tirer est que A manie trop facilement la logique de certaines situations dialectiques. En parlant du hasard, B dit (1) Op. cit., pp.350, 355, 481, 494. 44 que la "dialectique presque diabolique (de A) sait immédiatement expliquer ce qui s'est passé et s'en servir pour les nouveaux projets"(de A) (1). Et plus tard il reproche à A ce qui suit : Tu es spirituel, ironique, observateur, dialectique, plein d'expérience dans tes jouissances, tu sais prévoir, tu es sentimental, et, selon les circonstances, sans coeur; mais au milieu de tout cela, tu ne vis toujours que dans l'instant, et c'est pourquoi ta vie se dissout, et tu ne sais pas l'expliquerai(2). Le "cours complet de dialectique" de A se base sur des erreurs et mène vers la déception. Pourtant l'idée de situation dialectique où la passion s'exprime par la conception, n'est pas complètement mise de côté par B. Il y en a selon B qui "étaient entrés en contact avec la dialectique de l'amour et ne pouvaient pas la résoudre". Ici B parle de ceux qui "trop tôt goûtaient le plaisir de l'amour" et par conséquent en ont formé de mauvaises conceptions - ce qui bloque la vraie passion. Plus tard ils croient à (1) Op. cit., p.355. (2) Ibid., p.481. 45 l'existence en eux de sentiments qui apparurent sans consistance; ou ils croient à l'existence chez d'autres de sentiments qui disparaissaient comme des rêves(l). Ces gens-là vivent une situation dialectique dont le côté conceptuel est orienté de façon particulière et mauvaise. Selon B il y a donc une autre façon, la bonne, de concevoir "la dialectique de l'amour même"(2), ou bien "la dialectique du devoir"(3)# La situation dialectique est corrigée par l'introduction d'autres termes, d'autres concepts, le "devoir", par exemple, et d'autres : Si par conséquent je dois être en état d'effectuer le général, je dois être le général et le particulier en même temps que le particulier, et alors la dialectique du devoir se trouve en moi-même(3). Ici les termes introduits sont ceux de généralité et de particularité. Cela s'applique à la réalisation du devoir, par exemple, (1)0p. cit., p.581. (2)Ibid., p.360. (3)Ibid., p.542. 46 où l'individu particulier réalise le principe général dans son comportement. Du concept-clef de l'idée que B se fait du concept de dialectique est le temps. Lorsqu'on suit le développement du beau esthétique d'une manière aussi dialectique qu'historique, on trouve que la direction de ce mouvement va de la détermination de l'espace à celle du temps, et que le perfectionnement de l'art dépend de la possibilité successive de se détacher de plus en plus de l'espace pour s'approcher du temps(1). L'idée centrale de la dialectique selon B est l'idée du "choix de soi", l'acte par lequel le soi se constitue par le choix : Le choix fait ici deux mouvements dialectiques à la fois, ce qui est choisi n'existe pas et n'existe que par le choix, et ce qui est choisi existe, car autrement il n'y aurait pas de choix (mais une création)(2) (1) Op. cit., p.448. (2) Ibid., p.507. 47 Le soi libre est capable de choisie sa propre capacité de choisir, et ensuite de choisir des principes pour guider l'action. Ceci est le terme clef que A n'a pas compris selon B. Est-ce qu'il y a une autre conception de dialectique dans la deuxième partie de Ou bien ... ou bien ? Il faut encore répéter que le terme n'est pas employé de façon rigoureuse. Premièrement, B critique le manque de discipline dans une passion, ce qui bloque la compréhension d'une situation objective. La critique explicite de la conception que A se fait de la dialectique est menée en termes empruntés souvent à Hegel. Le choix de soi qui montre comment le soi se choisit de façon "absolue" rappelle les passages de la Philosophie du Droit(1). ou bien de la Philosophie de l‘Esprit où la volonté se choisit comme son propre objet. Le professeur E. Fackenheim affirme dans Metaphysics and Historicity(2) que le choix de soi dérive de la même tradition de pensée "méonto-logique" que Hegel. D'autres points tel que la synthèse du général et du particulier, et la lutte avec le temps, dérivent de Hegel. Mais il n'y a pas de conception stricte de l'idée de dialectique. On se demande dans quel sens les deux "mouvements" du choix de soi sont "dialectiques". Il faudrait tout un soubassement (1)Paragraphes 21 et 22. (2)E. FACKENHEIM, op. cit., Marquette U.P., Milwaukee, 1961, p.84-. 48 de pensée idéaliste pour soutenir ceci - et on ne l'a pas. En effet B n'est pas dialecticien et ne veut pas l'être, bien qu'il ne rejette pas entièrement la dialectique. Parfois le terme "dialectique" se rapproche de l'idée de situation dialectique, parfois d'une dialectique idéaliste. Au fond il n'y a pas de conception rigoureuse de dialectique ici. Le terme ne sert que les besoins de l'argument sur quelques points importants - et toujours de façon très peu rigoureuse. On voit donc que les conceptions de dialectique dans Ou bien … ou bien servent des buts précis des auteurs pseudonymes A et B. On se situe ici précisément dans la voie de rejet de l'esthétique mentionnée dans le Point de vue explicatif de mon o e u v r e . En regardant la vie des personnages décrits par A et B, le lecteur est entraîné à mettre en question sa propre vie et sa façon de concevoir la vie. En se reconnaissant dans les personnages décrits par A, il se rend compte qu'il vit selon des catégories esthétiques, non pas selon des catégories éthiques ou religieuses comme il le croyait. Dans la deuxième partie il comprend que la vie éthique ne se fait que par un choix de soi, le choix pénible de la liberté personnelle, et l'effort pour vivre en conséquence. (1) Op, cit., p.80. 49 Ceci se fait toujours de façon indirecte. Personne n'explique au lecteur que ceci est le but de l'oeuvre. Le concept de dialectique est employé comme élément de la tactique de la communication indirecte. S'il y a des indications d'une nouvelle dialectique de l'existence, et anti-hégélienne, ceci ne sera récupéré que plus tard dans d'autres oeuvres. En résumé on peut noter les points suivants en ce qui concerne la fonction de l'idée de dialectique jusqu'ici: il n'y a pas de conception rigoureuse du terme. Chez l'auteur A nous retrouvons la conception importante de situation dialectique. Une telle situation contient des éléments nonrésolus de tension. La tension naît de l'interaction des deux pôles de passion et de concept. La passion est là comme une énergie fondamentale dans l'individu. Elle s'exprime de diverses façons à travers des concepts plus ou moins élaborés. Nous verrons plus loin que la notion de situation dialectique se trouve élaborée - la passion s'exprimant à travers des concepts de plus en plus complexes. Il faut se rappeler ici que si Kierkegaard fait parler A de dialectique, il le fait pour les besoins de la communication indirecte. A travers de nombreux exemples, le lecteur sent, petit à petit, l'échec inévitable d'une vie menée selon les catégories esthétiques. 50 Dans la deuxième partie, B fait des remarques de tonalité hégélienne au sujet de la dialectique. Mais on a vu comment ces conceptions manquent des éléments essentiels à une philosophie dialectique idéaliste. Si B parle de dialectique ce n'est, encore une fois, que dans le but de communiquer au lecteur des concepts indispensables pour le dépassement de l'esthétique, sans toujours nier la valeur de la passion. 51 Par-delà 1’esthétique et l'éthique, la dialectique de la foi - le nouveau contexte tactique Dans Etapes sur le chemin de la vie l'idée de la situation dialectique revient sous une forme plus complexe. Il s'agit cette fois de la situation de la foi chrétienne. Dans le Post-Scriptum Kierkegaard dit au sujet de Ou bien ... ou bien que "le livre devrait être orienté religieusement au lieu d'éthiquement"(1). Dans le Point de vue explicatif il admet que son but en écrivant cette première oeuvre était de rejeter la façon esthétique de vivre, et pour lui-même et pour ses lecteurs, pour ensuite quitter la ville et devenir pasteur de campagne. Mais il s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas terminer avec l'éthique. Même dans la deuxième partie de Ou bien ... ou bien, c'est clair que l'éthique dépend en dernier lieu du religieux, et que sans Dieu l'éthique ne peut s'accomplir(2). C'est dans Crainte et Tremblement que l'éthique se retire devant les exigences du religieux exposé sous une forme "chrétienne-paradoxale". L'idée de dialectique revient donc en ce qui concerne "la dialectique de la foi". (1)P.171. (2)Voir p.508. 52 Le nouveau contexte tactique L'idée est là, mais joue son rôle dans une nouvelle tactique de la communication indirecte. Jusqu'ici l'idée de la dialectique sort de la bouche des auteurs pseudonymes de façon irréfléchie. Mais l'auteur de Crainte et Tremblement distingue la vraie "dialectique de la foi" chez le personnage qu'il décrit, de sa compréhension "dialectique" (abstraite, conceptuelle et non-passionnée) de cette situation. En se disant incapable de la foi du personnage, l'auteur lance le défi au lecteur de le dépasser pour atteindre cette dialectique de la foi. La stratégie est donc d'inciter le lecteur à dépasser la compréhension "dialectique" (dans un sens conceptuel, abstrait) pour atteindre véritablement la situation "dialectique" passionnée de la croyance. Crainte et Tremblement s'appelle en sous-titre "une lyrique dialectique"(1). Il y a tout de suite une tension créée entre ces deux termes hétérogènes. "Lyrique" est une catégorie poétique, et appartient donc au domaine de "l'immédiat", ce qui exclut "la réflexion". Mais justement la dialectique ne peut exister que là (1) Non pas une "dialectique lyrique" telle que Jean Wahl en parle à tort dans ses Etudes Kierkegaardiennes, p.145. Dans Crainte et Tremblement, on repère sept cas du terme employé comme substantif avec "la", six de l'adjectif, et deux de l'adverbe. Le substantif est moins fréquent puisque l'auteur pseudonyme n'a pas d'intérêt à discuter de dialectique comme A qui se considère dialecticien. 53 où il y a réflexion. La lyrique va donc chanter une passion, celle de la foi. Mais on va nous montrer quelque chose de "dialectique" dans cela. Johannes de Silentio, l'auteur pseudonyme, dit à un moment donné: "je ne suis pas poète, je me laisse simplement guider par la dialectique"(1). La passion de la foi est présente chez Abraham qu'il décrit. Mais Johannes ne se croit pas capable de la faire sentir. Son intérêt est d'exposer le côté "dialectique". Les deux pôles de passion et de concept sont là, mais l'auteur se met à exposer le côté conceptuel. C'est au lecteur d'atteindre l'autre élément nécessaire. On conclut donc qu'il y a une séparation entre le point de vue de l'auteur et celui du personnage Abraham. Cette différence n'était pas présente dans Ou bien ... ou bien. On pourrait dire qu'un des voiles de la communication indirecte est levé, mais encore pour servir la tactique de ce processus. L'auteur se met du côté du lecteur nonconverti, affirmant ne pas pouvoir s'élever au niveau de la foi chez Abraham : La dialectique de la foi est la plus subtile et la plus remarquable de toutes; elle a une sublimité dont je peux bien me faire une idée, mais tout juste. (1) Crainte et Tremblement, p.148. 54 Je peux bien exécuter le saut de tremplin dans l'infini; mon échine s'est tordue dans mon enfance; aussi le saut m'est-il facile : un, deux, trois! je me lance la tête première dans la vie, mais le saut suivant, j'en suis incapable; je ne puis faire le prodigieux, mais seulement rester devant, bouche bée(1). L'auteur peut faire le mouvement de la "résignation infinie" mais il n'est pas capable d'aller plus loin, de sentir la conversion en "chevalier de la foi". Au fond sa résignation n'était qu'un "succédané de la foi"(2), un mouvement surtout conceptuel. Ce qui lui manque est la passion de la foi. C'est une passion nouvelle, créée par le jeu des concepts chrétiens. Elle naît quand la raison accepte passionnément ses limites. Ce n'est qu'à ce momentlà que la dialectique de la foi serait réalisée. Le concept de dialectique se retrouve à deux niveaux. Il y a premièrement la "dialectique de la foi". Elle est semblable aux "situations dialectiques" déjà exposées, comprenant les deux pôles de la passion et du concept. La conceptualisation subit l'influence de la passion. La foi vient limiter la raison conceptuelle. On verra l'élaboration de ce premier sens dans (1)Op. cit., pp.43-9. (2)Ibid., p. 46. 55 Etapes sur le chemin de la vie. En deuxième lieu, Johannes mit l'accent sur le côté conceptuel des situations, qu'il nomme le côté "dialectique". Il ne s'occupe pas de faire sentir la passion. Il décrit ainsi le but de Crainte et Tremblement: Je me propose, maintenant de tirer de l'histoire d'Abraham, sous forme de problèmes, la dialectique qu'elle comporte pour voir quel paradoxe inouï est la foi(1). Les trois problèmes, les conséquences dialectiques, sont les suivants : I Y a-t-il une suspension téléologique du moral ? II Y a-t-il un devoir absolu envers Dieu ? III Peut-on moralement justifier le silence d'Abraham vis-à-vis de Sara, d'Eliézar et d'Isaac ? A la suite de l'examen de ces trois problèmes on est amené à conclure que la raison conceptuelle doit se limiter. La foi peut "faire d'un crime un acte saint et agréable â Dieu". On voit que "la foi commence précisément où finit la raison"(2). Voilà la (1)Op. cit., p.81. (2)Ibid., p.81. 56 description de la dialectique de la foi, qui ne se décrit pourtant pas. Elle ne peut que se vivre. L'auteur pseudonyme parle ainsi de ses personnages, et (on s'en doute) des lecteurs : Je les tiendrai debout par la puissance de la dialectique et, en brandissant sur eux la discipline du désespoir, je les garderai de l'immobilité afin qu'ils puissent si possible découvrir dans leur angoisse ceci et cela(1). C'est cette notion de la dialectique comme non-passionnée et impuissante qui constitue un nouvel élément de la communication indirecte à partir de Crainte et Tremblement. Mais à travers cela se laisse entrevoir la possibilité d'une vraie "dialectique" - celle de la situation de la foi, entendue dans le sens des situations dialectiques de Ou bien ... ou bien. 57 C- La situation dialectique de la foi Etapes sur le chemin de la vie est une oeuvre de première importance pour ce mémoire. Dans Crainte et Tremblement. Kierkegaard poursuit sa logique jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à l'étape religieuse. Pour cette raison, le centre d'intérêt se déplace vers le religieux. Plus tard il faudra distinguer entre le religieux A et le religieux B. Pour le moment, on peut dire que le religieux est l'étape centrale des Etapes... et que l'idée de dialectique employée dans la tactique de la communication indirecte, se trouve surtout ici. On peut illustrer cela par des chiffres indiquant la fréquence d'usage du terme dialectique dans les quatre sections de l'oeuvre. On comprendra mieux ensuite l'analyse du concept(1). Les formes de dialectique se trouvent ainsi distribuées: 1. In Vino Veritas: 3 usages pour 69 pages; 2. Propos sur le mariage: 4 usages pour 81 pages; 3. Coupable ? Non-Coupable?: 31 usages pour 184 pages; 4. Lettre au lecteur: 75 usages pour 82 pages. (Pages selon édition danoise) Ayant déjà vu que "dialectique" est un terme important dans les oeuvres pseudonymes, on peut dire que la variation de fréquence (1) Voir aussi l’appendice. 58 dans les Etapes... est très significative. Dans "Coupable ? Noncoupable ?" l'idée d'une "situation dialectique" reprend une place importante. C'est définitivement la même conception qui revient de Ou bien ... ou bien. Mais ici elle s'applique, sous une forme plus précise et élaborée, à l'étape religieuse. Les deux premières parties des Etapes... qui s'occupent de l'esthétique et de l'éthique respectivement, sont sèches et mortes, conceptuelles sans passion, par rapport à la troisième partie. Dans la troisième partie on voit un personnage, le "quidam de l'expérience", pris dans une situation de tension "dialectique" orientée vers le religieux. La quatrième partie constitue l'analyse "dialectique" de la situation de ce personnage. Cette "lettre au lecteur" est écrite par Frater Taciturnus. Il écrit par rapport au personnage, comme Johannes de Silentio par rapport è Abraham. Il y a disjonction entre le point de vue du frère et celui du quidam de l'expérience. Le concept de la dialectique, délaisse l'esthétique et l'éthique. Voyons la fonction de l'idée de dialectique dans chacune de ces parties. La première partie est constituée de cinq discours. Cinq personnages exposent leurs points de vue, esthétiques bien sûr, au sujet de l'amour. Le dernier est Johannes le séducteur qui revient ici sous un aspect beaucoup moins vivant. Le seul qui parle de dialectique est un jeune homme sans expérience amoureuse. 59 Par rapport à Ou bien ... ou bien. 11 s'agit d'une présentation très différente de l'esthétique! Le jeune homme dit que "la formule de l'amour" qui exige d' aimer un seul être, un seul dans le monde entier, un acte aussi monstrueux de sélection semble en lui-même devoir contenir une si considérable dialectique de raisons, qu'on se récuserait d'en écouter le développement, moins parce qu'elle n'expliquerait rien, que parce qu'elle serait trop longue à écouter(1). Le mot "dialectique" n'a pas de sens très précis à part la désignation d'un argument qui a pour but d'évaluer des raisons diverses qui se rapportent è la situation. Ce sens se retrouve de temps en temps dans les oeuvres pseudonymes, mais, il n'est pas près du sens décrit dans Ou bien ... ou bien. Le conseiller Vilhelm, de la deuxième partie, parle du "dialecticien" et de la "dialectique" dans des sens plus près de ceux de B, Admettant qu'il n'est "ni dialecticien ni philosophe"(2) il affirme quand même que son acceptation de l'idéal du mariage (1) Etapes sur le chemin de la vie, p.37. (2) Ibid., p.81. 60 lui donne le courage nécessaire pour "discuter avec toutes sortes de dialecticiens, avec Satan lui-même"(1). Ceci nous rappelle des reproches de B à A selon lesquels A serait trop dialecticien, trop expérimenté dans la logique de certaines situations. Plus loin, pourtant, le conseiller décrit la dialectique de la décision. Mais le sens n'est pas pareil au choix de soi selon B : La vraie décision idéalisante doit être aussi dialectique en matière de liberté qu'en matière de destin. Plus la décision est abstraite, moins elle est dialectique en matière de destin(2). Une décision est "dialectique" en étant "concrète" - ce qui comporte le "risque" de même que la "responsabilité". L'accent est ici sur la liberté de la décision. Encore là, le sens n'est pas précis. Il est à noter que le mot "dialectique" n'est employé que comme adjectif. Évidemment il y a une parenté avec le "choix de soi" qui est au fond le choix de la liberté. Mais ce qui est en évidence ici est le "risque", qui est "dialectique" par rapport à l'avenir. Cet aspect du sens du mot reviendra dans les Riens Philosophiques. (1) Op. cit.. p.81. (2) Ibid.. p.99. 61 La situation dialectique où naît la foi Le personnage de "l'expérience" dans la troisième partie parle souvent de dialectique ou bien de "situations dialectiques". Le terme ne se retrouve que huit fois sur trente-et-une comme substantif - ce qui confirme que le personnage ne s'en fait pas une conception rigoureuse. La signification centrale que l'on peut y attacher est celle de la "situation dialectique" déjà notée dans Ou bien ... ou bien. On a vu que ces situations contiennent une tension non-résolue. On peut y voir deux "pôles" - celui de la passion et celui du concept. Les deux ne sont pas séparables. La passion est un facteur nécessaire et elle influence la compréhension conceptuelle de la situation. La tension naît entre les deux pôles et parfois à cause des facteurs objectifs de la situation. Cette même idée revient donc dans l'expérience. La définition est beaucoup plus précise en ce qui concerne les aspects qui causent la tension. La passion n'y est pas moins forte, mais elle subit une transformation par l'introduction de concepts nouveaux. Elle devient "passion supérieure", passion religieuse. Un point qui est plus évident ici que dans Ou bien ... ou bien est l'incertitude quant à la conceptualisation de la passion. Le personnage de l'expérience n'est jamais certain, par exemple, de son dévouement à l'endroit de son ex-fiancée. Il ne sait pas 62 si cela vient de sa sympathie pour elle, ou bien de son égoïsme à lui(1). Cette incertitude a pour conséquence naturelle un manque de certitude par rapport à l'avenir. Beaucoup de choses sont possibles : Sur la mer de la possibilité la boussole elle-même est dialectique, et la déclinaison magnétique ne peut pas être distinguée de l'orientation véritable(2). On peut y voir un élément de la technique de la communication indirecte. Le lecteur doit aussi sentir ce qu'est l'incertitude d'une telle situation. On verra plus tard que ceci sera récupéré dans "le dialectique" exposé dans le Post-Scriptum. A la page 289 le personnage de l'expérience résume sa situation dialectique en décrivant par une analyse très poussée les "difficultés dialectiques de mes espérances". Son premier espoir serait que "tout puisse être réparé" entre lui et son ex-fiancée. Dans ce journal intime que constitue "Coupable ? Non-coupable ?" il décrit ce qui est arrivé entre eux. Il y a un an il l'a rencontrée, s'est fiancé avec elle. Quelques mois plus tard, les (1) Etapes sur le chemin de la vie, p.301, par exemple. (2) Ibid., p.243. 63 fiançailles ont été rompues. Il sentait qu'il ne pouvait pas l'épouser tant qu'elle ne pourrait pas comprendre son souci du religieux et tant qu'elle ne se serait pas vraiment convertie à la religion. Un an plus tard il ne l'a pas oubliée. Chaque jour son journal trace ses pensées à son sujet. Son premier espoir, tel qu'il l'exprime à la page 289, serait qu'elle épouse quelqu'un d'autre. Mais au fond le jeune homme n'y gagnerait aucune paix. Sa sympathie envers elle, qui dure encore, voudrait qu'elle n'abandonne pas son "premier amour". Ce ne serait que "guérison du temporel, et donc pas le suprême bien". Donc cette première possibilité pour l'ex-fiancé est bloquée par son amour qui s'exprime par la "sympathie" et le désir éthique de vouloir pour elle le "suprême bien". Deuxièmement, il voudrait la voir "aboutir à l'infini", c'est-à-dire à la religion. Ceci ne serait pas si difficile pour elle puisqu'elle n'est aucunement "coupable" comme lui croit l'être. Mais une telle possibilité serait pour lui "un décret de pénitence in perpetuum". Pour lui pareil aboutissement ne serait pas heureux. Il se sent encore coupable envers elle, et il voudrait corriger sa faute pour se sentir pardonné. On voit ici les points centraux d'une situation dialectique. Il y a toujours le facteur de la passion. Le jeune homme essaie de réaliser un certain nombre de concepts "esthétiques". Il voudrait bien, par exemple, que sa fiancée puisse garder la pureté 64 spontanée de son "premier amour". Le côté "éthique" se fait sentir aussi. Le jeune homme a l'impression de ne pas avoir réalisé son devoir - celui de se fiancer et de se marier pour accepter ses responsabilités envers la jeune fille et envers la société. On voit bien un troisième aspect d'une situation dialectique. Il s'agit de l'incertitude du fiancé au sujet de sa vraie motivation. Toutes ses belles théories esthétiques ou éthiques ne seraient-elles que l'expression de son égoïsme ? La situation dialectique des Etapes... est donc plus complexe que celle de Ou bien ... ou bien. Les deux "pôles" de la passion et du concept sont encore là. Mais le côté conceptuel est augmenté de façon considérable. Il y a un jeu complexe entre concepts esthétiques et éthiques qui aboutit au religieux. Une nouvelle passion naît par la suite de l'échec de l'éthique et de l'esthétique. Il y a d'autres exemples de situations dialectiques. Ainsi, celle de la fiancée(1). Elle est prise dans un cas plus simple que celui de son ami. C'est le fiancé lui-même qui contrôle la situation. Il en est conscient et se comprend donc mieux lui-même. De même qu'il croit que c'est Dieu qui lui fait vivre une expé- (1) On note aussi le cas du "fou de Christianshavn" qui est devenu fou parce qu'il ne pouvait pas relever le défi de la tension dialectique. Op. cit.. p.231. 65 rience douloureuse pour son plus grand bien, de même essaie-t-il d'instruire sa fiancée. La fiancée est attrapée premièrement par "la dialectique du désir, de l'agréable et du désagréable"(1). En cela elle ressemble à quelques-uns des personnages décrits dans la première partie de Ou bien ... ou bien. Elle rencontre un problème dialectique plus grave en .découvrant que son fiancé ne serait pas l'homme "digne" qu'elle croyait, mais serait plutôt "corrompu". Cette découverte constitue "un problème dialectique"(2) car elle ne peut vraiment pas accepter cette dernière apparence chez celui qu'elle aime. A cause de son amour "les circonstances ont été rendues aussi dialectiques pour elle que c'était possible…(3). Le but de tout cela est de la rendre libre. Le jeune homme écrit ceci : J'ai référé l'affaire à sa décision d'une manière si dialectique qu'elle peut faire ce qu'elle veut(4). L'usage de l'idée de dialectique dans la communication indirecte (1)Op. cit., p.194. (2)Ibid., p. 219. (3)Ibid., p.220. (4)Ibid., p. 248. 66 a justement pour but d'amener l'individu au point de la décision libre. A quelques endroits dans les Etapes "dialectique" a un sens plutôt abstrait, c'est-à-dire abstrait de la passion. Ces cas ne sont pas nombreux. A la page 277 il est question de saints et de "figures de l'histoire universelle". Une telle figure "doit naître dans la pensée limpide dans sa structure dialectique", si on veut en faire un exemple pour la vie. Ici, "dialectique" a un sens qui laisse de côté la passion. On regarde ces "parangons" objectivement. Des usager pareils nous rappellent encore une fois que le concept de dialectique n'est pas un terme qui a un sens philosophique strict dans les oeuvres pseudonymes. La dialectique de la foi observée Dans la "Lettre au lecteur" Frater Taciturnus parle très souvent de dialectique(1). La lettre prolonge l'analyse de la situation dialectique de l'expérience. Encore une fois nous avons ici le témoignage d'un observateur. Le frère comprend certaines choses dans l'expérience, mais il y en a d'autres qu'il ne peut pas sentir parce qu'il ne participe pas à la passion du quidam (1)Pourtant la forme substantive ne paraît que dix-sept fois sur soixante-quinze, ce qui tend à confirmer le manque de sens stricte pour le mot. 67 de l'expérience. L'analyse de la situation est beaucoup plus serrée. Trois aspects en particulier sont mis en évidence : "la dialectique de l'amour", la dialectique du "malentendu", et "la dialectique du repentir". L'expérience est ainsi décrite : Une histoire d'amour dans laquelle l'amour est dialectique en lui- même et qui, dans la crise de la réflexion infinie, prend une teinte religieuse(1). Selon Frater Taciturnus, l'époque a détruit toute "passion infinie" (telle que l'amour, le patriotisme etc.) par la "réflexion infinie"; "l'idée de l'amour qu'a passion absolue a été sacrifiée"(2). L'immédiateté n'est plus possible. L'amour ne peut être compris que par la réflexion infinie. La passion a maintenant son obstacle a 1'intérieur d'elle-même. La tâche de l'amour est devenue dialectique en elle-même. L'amour est "équivoque", est "lutte" à l'intérieur de lui-même. Il est dialectique en soi, car "ce qui en soi-même est dialectique contient en-soi la contradiction"(3). Le (1)Op. cit.. p.337. (2)Ibid., p.332. (3)Ibid., p.329. 68 problème est de savoir comment l'amour peut s'exprimer dans une "Individualité". Il échoue à moins de tendre vers une passion supérieure, une "immédiateté" supérieure. Parce que l'amour est maintenant devenu dialectique par la réflexion infinie, l'expérience contient un autre facteur dialectique, celui du malentendu. Les deux fiancés s'aiment. Mais pour l'un, l'amour est esthétique, pour l'autre il est éthique. Ils ne se comprennent pas, ce qui est "tragique". Mais ils s'aiment, quand même, ce qui est "comique". L'homme est retenu dans la situation par sa passion. La passion ne lui permet de voir que le côté tragique du rapport. La situation est dialectique en ce que le malentendu se trouve dans le rapport même des choses "hétérogènes", en ce que "les contraires existent simultanément"(1). Le lecteur, comme Frater Taciturnus, ne voit pas la situation de la même façon que le personnage dans l'expérience. Pour celui- là "l'esprit, rendu dialectiquement infini"(2) voit et le côté tragique et le côté comique. Le personnage est pris dans une situation dialectique à la fois "difficile et équivoque et il (1)0p. cit., p.338. (2)Ibid., p.340. (3)Ibid.. p.350. 69 ne la comprend pas ainsi : Les étapes sont ainsi disposées : une conception esthético-éthique de la vie dans l'illusion avec la possibilité naissante du religieux; une conception éthique de la vie qui le juge; il se replonge en lui-même, et il est là où je (Frater Taciturnus) veux l'avoir(1). Il n'a pas de voie de sortie et il se replonge en lui-même. Il est serré par sa passion et les concepts par lesquels il voudrait bien exprimer cette passion - à savoir les concepts esthétiques et éthiques. Dans cette situation on voit qu'une nouvelle passion commence à se développer en lui. Sa passion sera comme transformée par la tension en une supérieure. Mais au moment décisif, au moment où il semble atteindre cette passion supérieure religieuse, il devient "dialectique"(2) : La subjectivité religieuse, plus que toute réalité a un élément dialectique, parce que non antérieure à la réalité mais postérieure à elle... Mais le repliement est et reste le pressentiment d'une vie supérieure(3). (1) OP. cit., p.352. (2) Ibid., p.345. (3) Ibid., p.346. 70 La passion de la foi religieuse n'est pas définitivement atteinte. La religion pour la subjectivité religieuse est un état de tension dialectique. Le malentendu cause un repliement sur soi dont le premier effet est "la dialectique du repentir" dont en voici les principales étapes dans l'expérience : La forme dialectique du repentir est celle-ci: il ne peut pas arriver à se repentir, parce a. que la chose dont il aura à se repentir est encore comme indécise, et b. il ne peut pas trouver le repos dans le repentir, parce que c'est constamment comme s'il avait à agir, à refaire tout si possible.... Il y a encore un troisième c. élément dans sa situation de repentir... oublier la faute est un nouveau péché... La passion du repentir est de s'en tenir ferme à la faute...(1). Il y a manque de certitude conceptuelle (a). En deuxième lieu l'homme ne veut pas renoncer è la jeune fille car il veut l'aider (b). Enfin, le repentir est dialectique en soi parce qu'il ne peut exister qu'en un état de tension constamment renouvelée (c). (1) Op. cit., p.364. 71 Frater Taciturnus affirme que ce qui le distingue du quidam de l'expérience est que celui-ci voit son propre "relèvement", son salut, dans la situation. De l'extérieur cela est parfaitement incompréhensible. En dernier lieu, le repentir est "sympathiquement dialectique". La sympathie de l'homme pour la jeune fille fait que son repentir est constamment orienté vers lui-même et sa culpabilité imaginée. Ceci encore fait partie de la tension de la situation; "celui qui croit qu'il a fini, a perdu"(1), En résumé... On doit conclure que les Etapes... retient la notion de "situation dialectique", mais la développe de façon plus précise que Ou bien ... ou bien. Les "pôles" de passion et de concept sont encore là. La description des formes de la passion est beaucoup plus précise, de même que l'interaction entre la passion et les concepts. La passion est en voie de se transformer en une passion supérieure. Ceci ne serait pas possible sans l'introduction d'un nombre de concepts nouveaux : la sympathie, le malentendu, le comique, le tragique, la religion, le repentir etc. Le (1) OP., cit., p.367. 72 personnage essaie de s'exprimer par l'éthique mais se voit acculé à se comprendre en termes religieux. Une situation dialectique contient une tension nonrésolue. 11 y a des éléments contradictoires ou hétérogènes. Il y a aussi incertitude quant à la nature de la situation pour celui qui y est impliqué. Le repentir n'est aucunement "aboli". Hegel, par exemple, croyait à tort en avoir fini par le simple fait de l'avoir mentionné au paragraphe 17, pour passer è autre chose au 18(1). Mais l'important est de comprendre qu'il y a transformation de la passion par son interaction avec des concepts. On a retrouvé une différence de point de vue entre celui du lecteur et de Frater Taciturnus, d'un côté, et du personnage de l'expérience, de l'autre. Ceci fait partie de la tactique de communication indirecte et sensibilise le lecteur au fait que sans passion, la compréhension Conceptuelle n'est pas suffisante. L'ensemble des situations dialectiques découvert à travers l'examen des étapes de la vie commence à être récupéré en une "dialectique de l'existence". On s'oriente déjà vers l'argument du Post-Scriptum et le concept synthétique "du dialectique". Cette (1) Op. cit., p.364, "Dans le Système on se repent une fois pour toutes dans le #17 et ensuite on passe au #18." 73 conception sera forcément anti-hégélienne, on le verra, pour des raisons de vérité et surtout de tactique. La réfutation de la dialectique du Système hégélien devient plus évidente ici, mais n'aboutira pas - dans les oeuvres pseudonymes – à l a substitution d'un système alternatif. Donc, l'idée de situation dialectique est très importante dans les Etapes.... La tension non-résolue force le lecteur à vouloir repenser sa vie et à faire face passionnément aux vrais choix de l'existence. Le sens et la fonction du concept de dialectique ne s'expliquent pas sur un plan strictement conceptuel. Il faut tenir compte des exigences de la communication indirecte. Ayant abandonné l'erreur de l'esthétique, il ne peut être question d'aborder le religieux au niveau purement intellectuel. La foi ne naîtra que d'un état de tension émotive créée par la prise de conscience des contradictions "dialectiques" de la vie. Pourtant cet aspect "dialectique" n'a de sens que dans le contexte de la tactique de la communication. La voie de rejet de la vie esthétique nous a mené jusqu'au seuil de la croyance religieuse. Nous verrons comment la voie de rejet de la pensée systématique arrive au même résultat. Le concept de dialectique y joue un rôle analogue. 74 D – "La Répétition" - ce "bon vieux mot danois" Avant de passer à l'examen du Post-Scriptum voyons brièvement La Répétition, oeuvre pseudonyme courte mais importante. Cette oeuvre illustre encore une fois l'usage du concept de dialectique pour les fins de la communication indirecte. La première partie expose les limites de l'esthétique. La deuxième contient une situation dialectique semblable à celle des Etapes... Le sens défini de dialectique ici est le suivant : La dialectique de la répétition est facile, ce qui est répété a été, sinon il ne pourrait être répété(1). Ceci est proposé comme substitut à l'idée hégélienne de médiation. Par ce "bon vieux mot danois" de la "répétition", on rejette l'idée de passage au sens hégélien, pour en revenir è l'idée grecque de réminiscence(2). Il y a deux tentatives pour réaliser une "répétition". Premièrement, le cas du jeune homme du livre. Il aime, mais (1)La Répétition, p.58. (2)Ibid.. p.58. 75 d'une façon esthétique qui compromet déjà son bonheur : Dès les premiers jours, il pouvait se ressouvenir de son amour. Au fond, il en avait déjà fini..."si la jeûne fille meurt demain... il n'en résultera pour lui aucun changement essentiel... Quelle singulière dialectique"!(1) Au fond le jeune homme est épris d'une conception idéalisée, un peu comme les personnages de la première partie de Ou bien ... ou bien. Regardons une autre citation où le temps est en jeu : L'espérance est une charmante jeune fille qui vous glisse des mains; la réminiscence est une belle vieille dont on n'a pourtant jamais lieu d'avoir les services dans l'instant; la répétition est une épouse aimée dont on ne se lasse jamais(2) . Il faut noter que c'est Constantin Constantius, l'auteur pseudonyme, qui écrit cela. Lui aussi croit à la répétition - ce qui se révèle comme une conception esthétique de la vie. Ceux qui y (1) Op. cit., p.35. Ibid.. p.27. (2) Ibid., p.27. 76 croient ont comme idée du bonheur la réalisation d'un idéal esthétique dans "l'instant". On peut se rappeler des objections de B, à savoir que cela est voué à l'échec, étant basé sur une conception fragmentée du temps. La deuxième tentative pour réaliser une "répétition se rencontre chez Constantin. Il part pour Berlin afin de voir s'il peut répéter son bonheur de l'an précédent. Ses tentatives ne réussissent pas. Son ancien logement a changé et la même belle jeune fille n'est plus au théâtre. Lui, au fond, vit dans l'espérance : "vive le cor de postillon... ses possibilités sont infinies". Mais enfin il perd cette espérance et conclut que : "la vie ne sait pas captiver comme la mort"(1). Dans la deuxième partie du livre on voit le jeune homme pris dans une répétition religieuse. Il ressemble au personnage de "Coupable ? Non-coupable ?" Lui aussi a été fiancé et ne l'est plus. Il aime encore la jeune fille. Il aime et possède une "élasticité dialectique qui le pousse à créer dans le domaine du sentiment". Sa passion n'a pas d'expression heureuse. Lui aussi frise la religion : (1) 0p. cit., pp.107-8. 77 Il s'est engagé à la légère; il se rend compte que son amour ne peut aboutir au mariage; il voit qu'il peut devenir heureux sans elle comme la chose est possible surtout avec cette nouvelle conscience de ses possibilités; enfin il rompt. Mais alors il ne peut oublier son injustice; comme s'il y en avait une dans une situation sans issue.(1) Le jeune homme aime et s'attache à tort à un concept éthique, la justice. Il s'attache encore à la jeune fille mais comme idéal - "Son importance ne vient pas de sa personne mais de son rapport à lui". Bref, la situation n'est pas du domaine de l'érotique. Du point de vue religieux, on pourrait dire que tout se passe comme si Dieu se servait d'elle pour le prendre.(2) Le jeune homme cherche une répétition. Mais ce n'est pas dans le sens grec d'une réminiscence, ni au sens moderne de médiation. Il la cherche dans le sens d'une transcendance.(3) Les lettres (1)Op. cit., p.120. (2)Ibid., p.121. (3)Ibid., p.123. 78 qui suivent témoignent de la situation du jeune homme, situation dialectique en direction de la religion : Un combat dialectique où l'exception fait irruption dans le général... Cette lutte offre un caractère très dialectique et des nuances infinies; elle suppose pour condition une promptitude absolue dans la dialectique du général; elle exige la vivacité dans l'imitation des mouvements : en un mot elle est aussi difficile qu'il l'est de frapper un homme mortellement et de le faire vivre. Attrapé ici, le jeune homme attend "un orage qui le rende capable d'être époux"(1). Pourtant la jeune fille se marie avec un autre. Lui se croit libéré, mais après quelque temps son trouble revient et de nouveau "les idées rugissent avec la fureur des éléments"(2). A la fin il accepte son état d'incertitude continuelle et accepte de vivre "là, enfin, où l'on met à chaque instant sa vie en jeu, pour la perdre et la regagner à chaque instant"(3)# il appartient alors à "l'idée" et crie "vive la vague qui m'entraîne dans l'abîme, vive la vague qui m'élève jusqu'aux étoiles(4). On se (1) Op. cit., p. 173. (2) Ibid. p. 182. (3) Ibid., p.183. (4) Ibid. p. 184. 79 rappelle le "saut de la foi" de Crainte et Tremblement. Mais la passion est beaucoup plus en évidence ici. La Répétition, cette petite oeuvre de deux cent pages, résume peut-être mieux que les Etapes... tout le mouvement de rejet de l'esthétique. Par son emploi original de ce "bon vieux mot danois" de la répétition, elle illustre encore une fois le rôle de l'idée de dialectique. Elle n'est pas importante en soi, mais s'insère dans le contexte précis de la communication indirecte. Deux buts sont visés ici: le rejet de l'illusion esthétique, et la transformation éventuelle de la passion en une supérieure la foi chrétienne. (80) LE REJET DE LA PENSEE SYSTEMATIQUE "LE DIALECTIQUE" (81) A partir de 1844 on voit un déplacement d'accent en ce qui concerne la notion de dialectique dans les oeuvres pseudonymes. On se rend compte que la voie de rejet de l'esthétique est terminée et qu'il s'agit d'autre chose. Dans les Riens Philosophiques et le Post-Scriptum c'est le rejet du Système hégélien et ensuite l'exposition d'une autre conception de dialectique. Il s'agit "du dialectique" - exposition des "paradoxes" de la vie qui ne peut manquer d'éveiller une tension chez le lecteur. Le rejet du Système se fait de façon directe. Ensuite dans "le dialectique" il y a récupération de certaines vérités trouvées en cours de chemin à travers les oeuvres esthétiques. Cette conception ne constitue pas de nouvelle dialectique alternative à Hegel. Elle est encore soumise aux exigences de la communication indirecte. Ce n'est pas un autre système d'explication conceptuelle de la vie et de l'être en général. Ce n'est pas non plus un ensemble de recettes utiles pour atteindre la croyance. Il est question plutôt d'une description de la vie pleine de contradictions qui, par son effet choc, garde le lecteur dans l'état de tension passionnée nécessaire pour la naissance de la foi. Le concept de dialectique est donc soumis è deux buts. Il faut d'abord rejeter l'illusion intellectuelle de la pensée systématique. Ensuite, en élaborant l'idée "du dialectique" (idée nouvelle et anti-dialectique au sens hégélien), Kierkegaard espère 82 amener le lecteur vers la foi qui naît d'une compréhension sérieuse et passionnée des tensions profondes de l'existence. Voyons pour débuter les premiers pas du rejet du Système hégélien qui s'accompagne du thème de la dialectique et de la liberté. Enfin, après avoir considéré brièvement la dialectique de l'angoisse, on verra premièrement le rejet direct du Système et deuxièmement la notion du dialectique tels qu'exposés dans le PostScriptum. 83 A - Le rejet du Système - Dialectique et liberté. Les Riens Philosophiques ou les "Miettes Philosophiques" commencent la réfutation philosophique directe du Système hégélien. On verra cela dans la distinction faite entre "l'être idéal" et "l'être réel". Le but ici est de rendre la liberté à l'individu - ce que la nécessité historique du Système lui aurait enlevé. Ceci fait, le concept de la dialectique joue dans cette oeuvre un rôle nouveau mettant l'accent cette fois sur la liberté de l'homme. On arrive ensuite à une conception plus précise de "la dialectique de la foi" dans la "dialectique de l'instant" de la transcendance religieuse. Le rejet du Système - l'être réel, et l'être idéal Le premier point à noter se trouve résumé dans une note(1). Il y est question de la différence entre "l'être réel" et l'être idéal". Celui-là s'assimile au devenir, tandis que celui-ci n'est que l'essence, l'idéalité qui est nécessaire, éternelle et invariable. L'auteur reproche à Spinoza de ne pas avoir saisi cette distinction capitale. Ce même argument sera porté contre Hegel dans le PostScriptum où on l'accusera d'essayer de passer de la (1) Riens Philosophiques, pp.105-7. 84 logique pure au devenir sans y voir la différence absolue. Le terrain de l'être réel, c'est la "dialectique d'Hamlet : être ou ne pas être". L'être idéal est essentiellement nécessaire, comme, par exemple, la nature éternelle du Moteur Immobile d'Aristote. Ceci l'empêche justement de "devenir dialectique à l'intérieur des catégories de l'être réel...". La logique pure n'a pas de prise sur l'être réel, le devenir. Le devenir est dialectique dans un sens précis, à examiner. Dialectique et liberté. On voit comment le devenir, l'être réel, est "dialectique" par neuf cas du terme à la forme d'adjectif. Il n'y a pas d'explication rigoureuse d'une dialectique nouvelle, mais c'est clair que le devenir, c'est-à-dire l'histoire et l'action humaine individuelle sont "dialectiques". L'auteur pseudonyme, Johannus Climacus, expliquera ceci afin de rejeter la conception hégélienne de la nécessité historique, pour rétablir la vraie liberté humaine. Selon lui, Hegel se contredit en affirmant à la fois la liberté de l'homme, et la nécessité de la direction du passé historique. Une action n'en devient pas moins une action libre pour s'être transposée au passé. L'histoire n'est pas comme la nature qui est "trop abstraite pour être proprement dialectique en face du temps"(1). Au contraire : (1) Op. cit.. p.157. 85 Le devenir peut inclure en soi un redoublement, c'est-à-dire une possibilité de devenir à l'intérieur de son propre devenir. C'est ici le lieu de l'histoire proprement dite qui est dialectique en face du temps(1). Le devenir plus particulier de l'histoire s'opère par une cause d'une liberté d'action relative, qui, a son tour, en dernier ressort, renvoie à une cause d’une absolue liberté(2). Le passé serait "dialectique en face du temps", c'està- dire étant devenu par une causalité libre. Chaque instant contient de multiples possibilités. C'est le facteur de la possibilité qui rend l'action "dialectique". Ni le passé ni l'action humaine ne sont "nécessaires". On voit ici un autre sens de l'idée de dialectique cette fois pour désigner la liberté humaine. Le terme n'a pas de sens très strict à part de désigner le contraste entre les possibilités d'actions différentes qui s'ouvrent à un individu à tout moment. L'idée de dialectique s'insère ici dans un argument philosophique direct - qu'on peut suivre au niveau conceptuel seulement. Elle (1)Op. cit., p. 157. (2)Ibid., p.158. 86 joue pourtant un rôle semblable à celui qu'elle a joué dans la voie de rejet de l'esthétique. L'esthétique et la pensée systématique bloquent toutes deux la vraie compréhension de la vie en apportant de mauvaises conceptions de l'existence. La spéculation hégélienne enlève la liberté humaine en posant rétroactivement la nécessité du devenir historique. 11 faut donc réaffirmer les possibilités "dialectiques" libres de l'action humaine dans le temps. La "dialectique de l'instant" de la transcendance religieuse. Après le rejet direct du Système, l'argument des Riens Philosophiques revient à l'idée de la situation dialectique dans un contexte de communication indirecte. La réfutation du Système n'a pas de valeur en soi. Il faut amener le lecteur plus loin - lui faire sentir les contradictions profondes de l'existence pour ensuite qu'il veuille prendre en main sa vie. L'idée de dialectique revient donc dans un sens très différent. On verra dans cette dernière situation dialectique religieuse comment une dialectique abstraite hégélienne sombrerait à la fin devant le dernier "paradoxe" chrétien(1). Le problème, (1)Voir à ce sujet l'interprétation originale du professeur A. McKinnon: "Kierkegaard's Irrationalism Revisited", International Philosophical Quarterlv. IX, 2, June 1969. Il affirme que l’idée de "l'absurdité fondamentale de la réalité aurait été inconcevable pour Kierkegaard. 87 c’est de "saisir l'être réel et d'y faire entrer dialectiquement l'existence de Dieu"(1). Ou encore les "catégories dialectiques du devenir" sont incompatibles avec "l'essence éternelle de Dieu" selon l'auteur Climacus(2). On vit dans le devenir. Mais le chrétien a pour idée: "l'essence éterelle de Dieu". Il croit que Dieu s'est manifesté dans le devenir - ce qui est contradictoire par la nature même de celui-ci. On découvre ici une nouvelle situation dialectique, celle de l'instant religieux. A ce moment, l'individu accepte la manifestation contradictoire de Dieu dans le devenir. Au fond il accepte "une folie, car dès qu'on pose la décision, le disciple devient non-vérité"(3). Il accepte la limite de sa raison, voire même la destruction de sa raison. Ceci est l'acte de foi : la foi n'est pas une connaissance mais un acte de la liberté, une manifestation de la volonté(4). Dans cette dernière situation dialectique, l'individu accepte avec (1)Op. cit., p.107, note. (2)Ibid., p.175. (3)Ibid., p.121. (4)Ibid., p.168. 88 passion des concepts qui détruisent tout concept. C'est la point culminant des situations dialectiques des oeuvres pseudonymes. On est certainement encore dans le contexte de la communication indirecte. Toute cette "dialectique" est exposée pour faire subir un traitement choc au lecteur. Il doit rejeter des concepts abstraits morts et sentir la foi comme passion vécue. La tactique est d'avoir rejeté des éléments de l'esthétique et de l'éthique pour maintenir une tension où la foi peut naître. Cette foi serait en dernière analyse essentiellement contradictoire, selon les oeuvres pseudonymes. La passion et les concepts, inséparables, subissent une influence réciproque. Le dogme religieux sans passion n'est rien. La passion sans dogme passe à côté et reste toujours esthétique, sans la transcendance nécessaire. Kierkegaard ne veut pas qu'on étudie ses oeuvres d'édification religieuse directe (non-pseudonymes) avant d'avoir subi le traitement des oeuvres pseudonymes. Mais la "dialectique" de celles-ci n'est pas proposée comme vraie. L'obstacle du Système enlevé, on revient donc à l'examen de la situation dialectique de la foi. On verra plus loin comment cette situation est récupérée dans l'exposé "du dialectique" selon le Post-Scriptum. 89 B- La "situation dialectique" de l’angoisse Dans Le concept de l'angoisse il est question d'une "dialectique" de l'angoisse et du péché(1). On voit une transmutation successive de l'évolution de l'angoisse par sa rencontre avec des concepts différents. C'est un cas spécial intéressant de la situation dialectique avec ses deux pôles de la passion et du concept. Cet ouvrage s'occupe principalement d'un sentiment celui qui naît par l'imagination qui se concentre sur "l'angoissante possibilité de pouvoir". Il y a deux sections à considérer au sujet de cette situation "dialectique" de l'angoisse : L'angoisse et son attitude dialectique en face du destin;(2) L'angoisse et son attitude dialectique en face de la faute(3) . (1)Il y a vingt-sept usages des formes du terme. Il figure surtout comme adjectif (21 fois), ce qui tend à confirmer qu'il n'est pas question d'une définition rigoureuse de la dialectique. Des six (6) cas de substantif, trois paraissent dans des notes qui se rapportent spécifiquement à Hegel et à Platon. C'est dans une note à la page 38 que l'on retrouve pour la première fois dans les oeuvres pseudonymes la forme "le dialectique" qui prendra beaucoup d'importance dans le Post-Scriptum. (2)Le concept de l'angoisse, p.140. (3)Ibid., p.150. 90 Il s'agit encore d'une conception antl-hégélienne de dialectique. Comment le sentiment de l'angoisse pourrait-il avoir une "attitude dialectique" envers le concept du destin? On nous explique que "dans le destin, donc, l'angoisse du païen a son objet, son néant". Le destin est ambigu, signifiant tantôt la nécessité, tantôt le hasard. Pour cette raison le païen est angoissé. Dès qu'on pose la conception chrétienne de "l'esprit" et celles de "liberté", "Providence", et "culpabilité", cette angoisse-là s'élimine. Une nouvelle angoisse naît de la rencontre avec ces nouveaux concepts. On voit encore ici la transmutation des passions effectuée par des concepts. "La faute" comme possibilité du mal est un "concept judaïque", "puissance qui se répand partout et que personne ne peut au fond comprendre"(1). Pour lutter contre elle le juif avait recours au sacrifice, comme le païen avait recours à l'oracle. Mais ceci est en vain, car le vrai secours serait que le rapport équivoque de l'angoisse à la faute fût aboli et fit place à un rapport réel, posé par le repentir(2). (1)Op. cit.. p.151. (2)Ibid., p. 152. 91 Il faut trouver les concepts chrétiens de péché, de liberté, de repentir et de rédemption. La faute donne enfin la conscience de la liberté. L'angoisse de la faute s'élimine. Mais une nouvelle forme voit le jour, celle de la liberté. Elle pose le défi de la responsabilité de l'individu, et qui reste toujours menacé par le péché. On retrouve dans ces deux sections l'analyse serrée des niveaux de l'angoisse. Chaque niveau est "dialectique" dans le sens de la tension psychologique faite de passion définie par des concepts. Chaque niveau est laissé de côté quand le suivant apporte des concepts plus larges - la faute remplace le destin, le péché remplace la faute. On voit donc un cas précis de la notion de la situation dialectique qui s'est développée de façon considérable depuis son apparition dans Ou bien ... ou bien. A la page 63 il y a une précision importante au sujet de la portée de toutes ces descriptions de l'angoisse. On nous dit que "l'explication est bien ce qu'elle doit être: psychologique". Au fond il n'y a pas d'explication du "saut qualitatif" entre des niveaux différents de l'angoisse. Il n'y a qu'une description psychologique qui sert aux besoins de la communication indirecte. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre la fonction du concept de dialectique dans Le concept de 1'angoisse. 92 C- Post-Scriptum final, non-scientifique a) La nécessité du rejet du Système Dans l'introduction au Post-Scriptum, l'auteur trace le développement intellectuel d'un jeune homme qui veut se faire dialecticien. Au début le jeune dialecticien n'a qu'un seul désir, il veut "devenir un penseur". En lisant dans le Système il "espère en ce reflet de la fin qui illuminera tout". Mais è la fin il est déçu et "fait naufrage avec son unique désir"(1). Il se rend compte que le vrai problème n'a même pas été posé. Il voulait se faire dialecticien pour tout comprendre. Mais il apprendra que "la dialectique" n'est qu'une des formes de 1'intériorité entre celles de "passion, d'ironie, de pathos et d'humour"(2). La dialectique n’est pas une science qui peut tout résoudre, mais plutôt une technique de la pensée qui aide à l'intérieur de limites précises. A mesure que le jeune dialecticien gagne en "intrépidité dialectique" il voit que la dialectique systématique est illusoire. Il y a dans l'existence des états qualitativement différents. La transition entre deux états n'a pas d'explication au fond. Il j faut affirmer "le passage qualitatif du saut" plutôt que le passage (1)Post-Scriptum, p.8. (2)Ibid., p.200. 93 "quantitatif" médiatisé de Hegel. Le jeune homme s'aperçoit de certaines contradictions dans le Système. Comment le Système peut-il être "fini" si on admet aussi que "la fin manque"?(1) On découvre en plus que le Système "présuppose la foi comme donnée" tandis que le passage à la foi fait problème dans la vie. Par cette petite histoire du jeune dialecticien, l'auteur situe le contexte du Post-Scriptum. Il s'agit premièrement de se débarrasser des illusions de la spéculation. On pourra ensuite suivre avec profit l'exposition de la notion "du dialectique". Cette oeuvre accomplit deux tâches - le rejet du Système hégélien, de même que l'exposition "du dialectique" et "du pathétique" selon une conception nouvelle (ce qui comprend la récupération de certaines vérités "dialectiques" découvertes en cours de route dans les autres oeuvres pseudonymes). Le premier point sera examiné en détail dans la quatrième partie de ce mémoire où il est question du rapport entre Kierkegaard et Hegel. Le deuxième se retrouve dans la deuxième moitié de III C. Avant de voir l'analyse "du dialectique", résumons. Dans le Point de vue explicatif de mon oeuvre Kierkegaard affirme que le Post-Scriptum pose le problème central de toute l'oeuvre pseu- (1) Op. cit., p.7. 94 donyme: à savoir, comment devenir chrétien. 11 explique qu'il y a deux approches au Christianisme. Il y a la voie qui revient de l'esthétique. Il y a aussi la voie de rejet de la spéculation(l). Avant le Post-Scriptum on a vu le début de la réfutation du Système à des degrés plus ou moins explicites. Kierkegaard nous dit que les autres oeuvres "poursuivaient une polémique indirecte contre la spéculation"(2). Ici la lutte est directe, en préparation pour 1'exposition d'une idée nouvelle, toujours pour mener le lecteur vers la foi. Il faut se rappeler qu'il s'agit d'une oeuvre pseudonyme. Bien sûr qu'à la fin Kierkegaard ajoute une "première et dernière explication". Par cela il se révèle publiquement comme l'auteur de toutes les oeuvres pseudonymes!(3). On comprend le sens de la pseudonymie ici à travers le titre complet de l'oeuvre: Post-Scriptum final, non-scientifique.... L'oeuvre est "nonscientifique". Cela ne servirait à rien de partir du Système hégélien pour en retrouver un autre. "Le dialectique" ici exposé sert à comprendre l'existence. Mais la compréhension accordée est d'une nature anti-hégélienne et surtout passionnée. C'est une compréhension (1)Op. cit.. pp.41-2. (2)Post-Scriptum, pp.176, 182. (3)Ibid.. pp.424-6. 95 qui mène vers la décision dans la passion. Le mouvement poursuivi est donc différent de celui des oeuvres pseudonymes anti-esthétiques. Pourtant cette deuxième voie n'aurait pas pu s'entreprendre si la première n'avait pas été menée à bout. Le rejet de l'esthétique a démontré la place essentielle de la passion. Certains autres aspects du départ de l'esthétique seront aussi récupérés ici dans "le dialectique" de l'existence. Le concept de dialectique est donc un des thèmes principaux du Post-Scriptum. On voit dès l'avant-propos et l'introduction qu'il s'agit d'un effort "dialectique" de compréhension. L'auteur reproche a l'époque de ne pas penser les problèmes "d'une façon suffisamment dialectique" tout en se vantant d'être "émancipée, libérale, et spéculative". On reprend le problème des "Miettes" (Riens Philosophiques). c'est-à-dire de poser avec "clarté dialectique" ce problème: "peut-il y avoir un point de départ historique pour une connaissance éternelle?"(1) Mais poser la question ainsi s'insère dans le contexte de la stratégie de la communication indirecte. La "clarté dialectique" de la question n'est pas un but en soi - de belles idées à (1) Post-Scriptum. p.9. 96 contempler. "Le dialectique" dans l'existence est expliqué pour atteindre le lecteur au niveau tant émotif qu'intellectuel. Si cela n'arrive pas, Kierkegaard a échoué dans sa tâche. Quand il fait affirmer par l'auteur pseudonyme du Post-Scriptum que "le dialectique est quand même la force vitale dans le problème"(1) c'est pour stimuler celui qui lit, pour lui faire subir un traitement choc. La notion du "dialectique" (cet adjectif en substantif qui ne paraît qu'une seule fois ailleurs dans les oeuvres pseudonymes) est le point culminant de l'emploi du concept de dialectique dans ces oeuvres. 97 Post-Scriptum - b) Le dialectique Les oeuvres pseudonymes visent à deux buts: le rejet des erreurs esthétique et spéculative; la compréhension de la vie par le lecteur comme une existence passionnée. On a suivi le rejet de l'esthétique et l'on verra le rejet de la spéculation hégélienne dans la quatrième partie de ce mémoire. Le deuxième but s'atteint à la fin du rejet de chaque erreur. L'esthétique s'oriente vers la passion supérieure de la foi à la fin des Etapes... "Le dialectique" constitue le moyen par excellence de maintenir chez l'individu qui a rejeté la spéculation un état de tension émotive où la croyance peut naître. C'est le moment d'analyser "le pathétique" et "le dialectique" tels qu'exposés dans le Post-Scriptum. On trouve ici explicitement ce qui était implicite dans les "situations dialectiques" des oeuvres anti-esthétiques. On a vu les deux pôles de passion et de concept. On verra cette polarisation expliquée sous les noms de pathétique et de dialectique. On passe ici à l'exposition du dialectique par opposition à la dialectique hégélienne. Le dialectique est un outil conceptuel pour stimuler le "penseur subjectif" dans son effort de vivre. Encore il ne peut être question de séparer le pathétique et le dialectique. Au contraire il faut "réunir les deux dans la simultanéité de l'existence"(1). (1)OP. CIT., PP. 59-60. 98 Il faut justement contrebalancer la tendance contemporaine; le pathétique est tombé en discrédit dans notre philosophie du dix-neuvième siècle, et le dialectique est devenu sans passion(l). Il faut revaloriser le pathétique pour démontrer son rapport au dialectique. Voyons d'abord le fruit de la compréhension dialectique des quatre étapes de la vie. Ensuite on verra avec plus de détails, le pathétique et le dialectique. Pour le penseur subjectif, la fonction du dialectique est la suivante : Déjà dans le pathos relatif, le dialectique est comme de l'huile sur le feu, il développe son intériorité et embrase la passion d'une façon intense(2). Le dialectique n'abolit pas la passion, au contraire. Voyons comment "suivant la détermination de l'individu par (l)Op, cit., p.260. (2)Ibid., p.259. 99 l'intériorité dialectique se classent toutes les conceptions d'existence"(1). A la page trois cent quatrevingt-sept les quatre étapes de l'intériorité dialectique sont expliquées L'esthétique L'individu est en lui-même sans dialectique et il a sa dialectique en dehors de lui. L’immédiateté esthétique ne trouve dans l'existence aucune contradiction; exister est pour elle une chose, la contradiction, quelque chose d'autre, qui vient du dehors. L'éthique L'individu est dialectique en lui-même vers l'intérieur dans l'affirmation de soi-même, en sorte donc que sa dernière raison ne devienne pas dialectique en soi puisque le soi qui est à sa base est employé à se surmonter et à s'affirmer soi-même. L'éthique trouve la contradiction, mais au-dedans de l'affirmation de soi-même. Le religieux A L'individu est déterminé dialectiquement vers le dedans dans l'anéantissement de soi-même. (1) Op, cit., p.386. 100 Le religieux saisit la contradiction comme une douleur dans l'anéantissement de soi-même, mais pourtant à l'intérieur de l'immanence. Le religieux B (le religieux-paradoxal) Si l'individu est paradoxal dialectique, si tout reste d'immanence originelle est anéanti et si tout lien étant coupé, l'individu est posé au point le plus extrême de l'existence: nous avons le religieux-paradoxal. Le religieux paradoxal rompt avec l'immanence et fait de l'existence une contradiction absolue... contre l'immanence. Le premier point d'intérêt ici est le parallélisme entre l'aspect "dialectique" et la "contradiction". La tension de chaque étape vient des contradictions inhérentes. Le terme de "contradiction" récupère la tension découverte dans chaque étape à travers les oeuvres pseudonymes. L'individu esthétique n'est pas "dialectique" en lui-même car au fond il n'a pas de vie en lui-même. La tension, la contradiction de sa vie viennent de sa conception idéalisée de la vie. Ceci ne peut jamais se réaliser puisqu'elle est extérieure à l'intériorité de l'individu. On se rappelle les nombreux cas d'échec de la première partie de Ou bien ... ou bien et de La Répétition. L'individu éthique n'est pas dialectique en soi mais son affirmation de lui-même l'est. L'affirmation de soi par l'accomplissement du devoir est dialectique. Au fond la vie éthique repose sur le rapport à Dieu qui 101 mène à l'étape religieuse. Le dialectique du religieux A et du religieux B seront expliqués un peu plus loin. On voit déjà, pourtant, que le dialectique révèle une compréhension de la vie en quatre étapes où la contradiction grandit. Il y a la dialectique en dehors du soi, la dialectique de l'affirmation de soi, la dialectique de l'anéantissement du soi, et la dialectique du paradoxe absolu. Ce dernier détruit la raison humaine et laisse l'individu suspendu, sans autre recours que la foi chrétienne. Dans "le trait d'union entre A et B" on trouve l'explication de la différence entre les religieux A et B, Le religieux A "n'est pas spécifiquement chrétien". Le religieux A est la dialectique de l'intériorisation du rapport à une béatitude éternelle". C'est l'intériorisation du rapport qui est dialectique(1), Ce rapport entraîne la dialectique de l'anéantissement de soi devant Dieu, Le religieux A est pathétique et dialectique, il devient "dialectique dans la dialectique de l'intériorisation". Dans le religieux B on verra que c'est Dieu lui-même qui devient paradoxo-dialectique. Suivons l'exposition du pathétique du religieux A, Ici il s'agit de "se rapporter pathétiquement à une félicité éternelle"(2). (1)Op. cit., p. 376. (2)Ibid., p.265. 102 Cette béatitude ne se définit que par son mode d'acquisition(1). La foi du religieux A s'acquiert par la souffrance. 11 s'agit de se transformer, de mourir à l'immédiat et de faire l'apprentissage du rapport au telos absolu. L'intériorité ainsi créée se définit ainsi : L'intériorité est le rapport de l'individu à luimême devant Dieu et sa réflexion en lui, ... la souffrance vient justement de là(2). On souffre de ce qu'on doit renoncer à l'immédiat pour se rapporter à une "béatitude éternelle". Le pathos du religieux A se révèle dans la faute, "l'expression du fait qu'on renonce au rapport [a la béatitude éternelle]"(3). La vie est donc "un effort et un continuel en attendant"(4), La faute est d'une nature dialectique particulière. Renoncer à la faute signifie se rendre coupable. On se maintient par le souvenir dans ce rapport dialectique, comme par le fil le plus ténu, avec l'aide d'une possibilité qui ne cesse de s'évanouir, et c'est justement pour cela que le pathos est si fort, quand il existe(5). (1)Op. cit., p. 388. (2)Ibid., p. 293. (3)Ibid., p.256. (4)Ibid., p. 355. (5)Ibid., p. 362. 103 Le sujet reste inchangé dans tout ceci et ne sort pas de l'immanence - ce qui ne sera pas le cas du religieux B, Le religieux A se maintient dans un rapport passionné a la béatitude éternelle. L'individu essaie d'intérioriser ce rapport qui se maintient dans la souffrance. Le religieux B trouve sa dialectique en dehors de l'individu. La nature de la béatitude éternelle, de Dieu révélé dans le temps, est dialectique en soi. Le religieux B ... religieux dont la dialectique se trouve à un autre endroit, pose des conditions telles qu'elles ne sont pas les approfondissements dialectiques de l'intériorisation mais un certain quelque chose qui détermine la béatitude éternelle ... non pas en tant que tâche pour la pensée, mais justement paradoxalement en tant que repoussant vers un nouveau pathos(1). Le dogme chrétien est conceptuellement dialectique, contradictoire. Cette dialectique renvoie vers un nouveau pathos, la foi religieuse. Le message existentiel du christianisme "rend l'existence paradoxale" (2) et oblige à "rompre avec l'intelligence"(3). (1)Op. cit.. p.376. (2)Ibid., p.330. (3)Ibid., p.385. 104 Il y a deux contradictions "dialectiques" dans le christianisme, Ici l'argument des Riens Philosophiques se répète, La première contradiction se situe dans l'essai de "fonder sa béatitude éternelle sur quelque chose d'historique"(1), La connaissance objective historique ne se fonde que sur l'approximation. Ceci ne suffit pas comme base pour la subjectivité religieuse, La foi se trouve dans un pathos intérieur qui ne peut se contenter de l'approximation. En deuxième lieu, l'aspect historique du christianisme est "constitué contre toute pensée"(1). On y voit l'essence éternelle, nécessaire, divine se révéler dans le temps, donc dans le devenir, qui se caractérise non par la nécessité, mais par la possibilité. Le religieux A se manifeste dans la souffrance et la faute. Le religieux B se manifeste dans les catégories chrétiennes de péché, de scandale, et de "douleur de la sympathie". Le péché est au fond une "détermination de l'existence qui ne se laisse pas penser"(2) . Le christianisme définit que chaque être humain est pécheur. Le scandale naît en ce que le paradoxe de la religion est contre la raison, La douleur de la sympathie repose dans le fait que le chrétien est isolé des autres humains. (1)Post-Scriptum, p,292, (2)Ibid., p.396. 105 On a maintenant suivi l'exposition du développement des deux pôles, le pathétique et le dialectique, jusqu'à l'étape du religieux B. On voit mieux maintenant ce qui distingue la voie de rejet de l'esthétique du mouvement de rejet du Système. Pour le premier on a construit une série de situations dialectiques exemplaires afin de détruire les illusions par l'effet choc et de le forcer à agir. Il s'agit donc d'une communication indirecte. En ce qui concerne le rejet du Système il faut se demander si l'exposé (si important dans le Post-Scriptum) du dialectique constitue par contre une démarche de communication directe(1). Oui et non. Oui en ce qui concerne le rejet philosophique du Système. Mais non en ce qui concerne "le dialectique" qui joue encore un rôle original. C'est un emploi du terme qui, par un effet choc, oblige le lecteur à se comprendre et à prendre en main la vie. Mais la passion ne peut être absente de cette compréhension. Car la dialectique révélée en est une de contradiction absolue. Le but recherché est d'atteindre le lecteur par une communication indirecte. Le Post-Scriptum est toujours "non-scientifique". Il ne s'agit pas de faire comprendre un argument abstrait, (1) Le changement de la fonction du concept de dialectique dans le Post-Scriptum se trouve illustré par le relevé des formes du terme dans les sections qui se rapportent au "pathétique" et au "dialectique" (pages 261-397): total - 97; "La dialectique" - 32; "le dialectique" 19; "dialectique" (adjectif) - 35. La fréquence des deux formes substantives est beaucoup plus élevée, impliquant une discussion plus directe du terme. 106 mais de viser la conscience passionnée de la vie. La tâche de l'individu dans la vie se définirait ainsi: Le penseur subjectif n'est pas un homme de science mais un artiste. Exister est un art. Le penseur subjectif est assez esthétique pour que sa vie puisse avoir un contenu esthétique, assez éthique pour la régler, assez dialectique pour la dominer par la pensée(1). (C'est moi qui souligne.) L'individu est incité à devenir dialecticien dans certaines limites. Il devrait être dialecticien "en ce qui concerne l'existentiel". L'existence ne serait à la fin qu'une "énorme contradiction" et sa pensée "se passionne pour maintenir ferme la disjonction qualitative". Kierkegaard parle avec amertume de son époque de collectivisme, de vie de masse, de vie selon les journaux, les erreurs et les illusions des médias d'information. Ceux qui croient comprendre le Système historique de Hegel "se confondent avec l'époque, le siècle, la génération, l'humanité" mais ne se comprennent pas(2). (1)Op. cit.. p.236. (2)Ibid., p.240. 107 En vérité les individus qui se perdent dans la masse sont découragés et lâches. On pourrait dire que l'erreur de la vie esthétique du romantisme se répète chez Hegel sous une forme abstraite, sans passion. L'esthétique a sa dialectique en dehors de lui. La spéculation croit aussi participer à l'absolu en le dominant par la médiation de la dialectique. L'esthétique et la spéculation vivent pour quelque chose d'extérieur et d'illusoire. Les oeuvres pseudonymes ne révèlent pas directement la vérité derrière les illusions. Mais elles les détruisent pour ensuite éveiller chez le lecteur la passion nécessaire pour que plus tard il aboutisse à la connaissance de cette vérité. Ce n'est que dans ce contexte-là qu'on peut expliquer la fonction du concept de dialectique. (108) IV LA REFUTATION DE LA DIALECTIQUE HEGELIENNE ET LES CONSEQUENCES (109) Le concept de dialectique chez Kierkegaard et chez Hegel Jusqu'ici on a vu la fonction du concept de dialectique dans les oeuvres pseudonymes de Kierkegaard en ce qui concerne le rejet de la vie esthétique et du Système, et par rapport à l'analyse "du dialectique". Avant l'exposition de ce dernier concept Kierkegaard entreprend une réfutation directe de la dialectique hégélienne sur certains points bien précis. Il faudrait maintenant revenir sur ces arguments qui contiennent l'essentiel du rejet de l'erreur de la spéculation. Les bases théoriques de l'idée du dialectique seront alors plus claires. Et on comprendra mieux la parenté entre Hegel et Kierkegaard quant au concept de dialectique. Le rejet de la dialectique hégélienne par ce dernier a été longuement exposé dans de nombreuses oeuvres critiques sur Kierkegaard, Il y a lieu d'en résumer les principaux points, non pour y jeter une lumière nouvelle, mais pour rappeler que tout cela se situe à l'intérieur d'un autre projet - celui de la communication indirecte des oeuvres pseudonymes. Le professeur McKinnon a bien démontré le risque qu'on court à interpréter ces oeuvres comme la pensée de Kierkegaard lui-même(1). Pourtant il n'y a pas (1)A. McKINNON, "Kierkegaard' S Irrationalism Revisitéd", International Philosophical Quaterly, Vol. IX, No 2, June 1969. 110 de raison pour croire que Kierkegaard n'aurait pas approuvé le rejet de la pensée de Hegel. Bien plus, il faut le conclure, autrement le dialectique exposé après le rejet du Système n'aurait pas de base. Mais la réfutation de Hegel n'est pas un but en soi. Le lecteur pourrait la comprendre sans pour autant être plus avancé dans son problème à lui celui de vivre sa vie. En retenant ceci, examinons les points suivants. On constatera que les points importants sont justement ceux qui sont susceptibles de retarder l'individu dans la compréhension passionnée de la vie. Ce qui sera vu après un court exposé de la dialectique chez Hegel. La dialectique chez Hegel Il faut premièrement caractériser quelques-uns des traits essentiels de la pensée de Hegel, surtout ce qu'il entend par la dialectique. Par la suite, on comprendra plus facilement pourquoi Kierkegaard voulait rejeter le Système. Il lutte contre le hégélianisme en particulier, de même que sa généralisation et sa vulgarisation comme système de pensée explique-tout de son époque. Pourtant c'est bien au vrai hégélianisme qu'il s'attaque, non pas seulement à une forme simplifiée de cette philosophie. Après avoir vu quelques points de la pensée de Hegel on pourra passer à l'exposition des points de divergence. 111 C'est dans l'introduction aux leçons sur la Philosophie de 1'histoire que l'on trouve une explication préliminaire de la pensée de Hegel. Elle se révèle comme une expression philosophique d'un genre de Christianisme. Ce Christianisme a certainement ses qualités propres. C'est une religion de l'immanence, de panthéisme, presque. Le principe divin se révèle et travaille dans toute chose: La seule idée qu'apporte la philosophie est cette simple idée de la raison que la raison gouverne le monde et que par suite l'histoire universelle est rationnelle. Cette conviction et cette vue constituent une présomption par rapport à l'histoire comme telle; ce n'en est pas une en philosophie. Il y est démontré par la connaissance spéculative que la raison - nous pouvons ici nous en tenir à ce terme sans insister davantage sur la relation et le rapport à Dieu - substance et puissance infinie, elle-même matière infinie de toute vie naturelle et spirituelle, est, comme forme infinie, la mise en action de ce contenu(1). La Raison est matière et forme et principe moteur de l'univers entier. Le principe transcendant est donc immanent dans toute chose, et de l'univers matériel, et de l'univers humain. L'esprit (1)G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p.22. 112 de l'homme participe à cette Raison et peut donc comprendre les réalisations de la Raison à travers l'histoire. La dialectique est à la fois le processus de réalisation des buts de la Raison, et l'explication conceptuelle que l'homme s'en donne: La dialectique est ... la nature propre, véritable des déterminations de l'entendement, des choses et du fini en général.... La dialectique ... est ce dépassement immanent où l'exclusivité et la limitation des déterminations de l'entendement se présentent telles qu'elles sont, c'est-à-dire comme leur propre négation. Tout le fini a pour caractère de se mettre de côté (sich aufheben)(1). La dialectique est à l'oeuvre partout où il y a du mouvement, partout où il y a de la vie, partout où quelque chose se réalise dans le monde réel(2) . Tout ce qui nous entoure peut se voir comme un exemple de dialectique. On sait que tout ce qui est fini, au lieu d'être stable et final, est (1)G.W.F. HEGEL, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, paragraphe 81, traduit par J. Gibelin, Vrin, Paris, 1967, p.74. (2)Traduit des commentaires explicatifs de Hegel au paragraphe 81, G.W.F. HEGEL, The Logic of Hegel, trad, W. Wallace, Oxford U.P., 1963, p.147. 113 plutôt changeant et transitoire; et c'est justement cela qu'on entend par la dialectique du fini, par laquelle le fini, qui est poussé au-delà de son être immédiat ou naturel, peut tout à coup se transformer en son contraire(1). La dialectique se trouve partout dans le monde, dans le fini qui se transcende pour devenir son contraire, dans le processus de réalisation de la Raison. L'esprit de l'homme est capable de comprendre et de suivre le jeu de la dialectique, car il participe à ce processus universel. Le mouvement de la pensée reflète sans déformation fondamentale le développement de la Raison. L'homme comprend l'Absolu parce qu'il y participe. L'abîme entre le Sujet et l'Objet est franchi, car c'est l'Esprit même qui le pose en premier lieu. Le développement dialectique est essentiellement continu. La transformation de quelque chose en son contraire n'est que l'explicitation de l'implicite. La fin est posée dès le commencement. La notion de la dialectique est donc un élément essentiel du Système hégélien. En entreprendre la réfutation serait pour Kierkegaard la meilleure façon de rejeter sur le plan conceptuel (1)Op. cit., p.150. 114 la pensée systématique qu'il juge illusoire et trompeuse. La réfutation de la dialectique hégélienne L'objection centrale de Kierkegaard contre Hegel est que sa pensée en est une d'immanence, tandis que pour le philosophe danois la réalité contient des éléments irréductibles de transcendance. Le "penseur subjectif" serait "synthèse de fini et d'infini". Mais synthèse ne veut pas dire réconciliation, ni même explication. Il n'y a pas d'absolu immanent dans l'individu, comme le voudrait Hegel. Il n'y a pour lui, comme seule vérité, que le "rapport à une béatitude éternelle fortement maintenu". Cette disjonction fondamentale entre l'individu et Dieu constitue la pierre d'achoppement entre Hegel et l'oeuvre pseudonyme de Kierkegaard et constitue un point capital de la réfutation de la dialectique idéaliste. On a vu que le lieu de la pensée de Kierkegaard est différent de celui de Hegel. Ce qui intéresse Kierkegaard est l'individu existant, tandis que le Système hégélien porte sur la réalité entière. Selon Kierkegaard, en cherchant sur une grande échelle, Hegel donne un semblant d'explication, tout en ayant tort sur des questions de détail. Il glisse facilement là où en fait il n'y a pas de passage possible. Hegel croirait en avoir fini avec le repentir pour l'avoir mentionné au paragraphe dix-sept. Au 115 paragraphe dix-huit il passe à autre chose. Mais justement se repentir ne peut, par sa nature, être accompli et fini(1). Et la pensée de Hegel ne donne à l'homme qu'une compréhension faussée de ce qu'il est en tant qu'individu existant, en tant que "sujet". Le moi en question ne serait pas l'homme existant, mais plutôt un "je-je pur" (2), un "homme fantôme"(3). L'erreur a pris naissance chez Descartes : Qu'il prouve son existence par le fait qu'il pense est une bizarre contradiction, car dans la même mesure où il pense abstraitement, il abstrait justement du fait qu'il existe(4). Au contraire, ce qui est en question est la "subjectivité éthique de l'existence". La pensée de Descartes et de Hegel est mise en branle de façon abstraite, 'c'est-à-dire abstraction faite de l'acte de vivre. Il faut donc resituer le rôle de la pensée dans l'existence du sujet. Il pense, naturellement, mais il pense sans oublier son intérêt infini et passionné pour l'existence. (1) Post-Scriptum., p. 364. 2) Ibid., pp.130, 204. (3) Ibid., p.127. (4) Ibid., pp.211-2. 116 On a déjà vu les éléments de la vraie fonction de la pensée. Elle s'incarne passionnément dans la vie. La vie est toute contradiction. On ne peut donc y réfléchir sans éveiller la passion. On a vu la réflexion infinie, caractéristique de l'âge de Kierkegaard. Mais celle-là ne met pas nécessairement de côté la passion, bien que cela puisse en être un des effets mauvais. On a vu aussi le rôle du dialectique, qui sert à stimuler la compréhension passionnée de la vie. Ce qui est en jeu est le rapport de la pensée à la réalité, du logique à l'ontologique. Il faut surtout éviter la "pensée abstraite": La pensée abstraite est sub specie aeterni, elle fait abstraction du temporel, du devenir de l'existence, de la détresse de l'homme posé dans l'existence par un assemblage d'étemel et de temporel (1). La "pensée pure" est le tiers illusoire de Hegel, qui ferait le lien entre l'abstraction et la réalité. Mais la pensée pure n'est que système logique et ne peut donc pas rencontrer la réalité: (1) Post-Scriptum, p.201. 117 Il peut y avoir un système logique. Il ne peut y avoir de système de l'existence(1). Les Riens Philosophiques ont très bien démontré que la nécessité de la "logique" ne peut s'appliquer à la vie intérieure de l'homme. L'homme ne peut justement pas se placer au point de vue de Dieu: L'existence est elle-même un système - pour Dieu, mais il ne peut l'être pour un esprit existant(2) Dieu n'existe pas, mais il est éternel, c'est-à-dire le seul être qui n'est pas soumis aux contradictions de l'existence. Selon Kierkegaard, Hegel se trompe en ce qui concerne le "mouvement" de la pensée. La médiation et l'Aufhebung seraient illusoires. Pour Kierkegaard la médiation serait impossible même en termes du Système hégélien. Un Système de pensée est logique, donc nécessaire et immuable. Un changement de concepts viendrait (1)0p., cit.. p.72. (2)Ibid., p.78. 118 du dehors. On peut admettre que le mot d'Aufhebung ait plusieurs sens en allemand : Que ce soit pour un mot une bonne qualité qu'il puisse signifier le contraire de son sens, je n'en sais rien, mais qui veut s'exprimer avec précision, évite volontiers dans les endroits décisifs, l'emploi d'un pareil mot(1). De même les notions de commencement et de résultat seraient illusoires dans le Système. Le début et la fin de la pensée dépendent non pas d'une impulsion intérieure à elle-même mais d'une "décision"(2). S'il n'y a pas de médiation, c'est-à-dire ni de mouvement ni de commencement dans le contexte de la logique pure, il n'y a donc pas de "résultat spéculatif". Un résultat atteint dans la pensée systématique n'a pas de prise sur la vie de l'individu existant. On conclut donc, par suite de l'examen de tous ces points, que selon Kierkegaard, la pensée systématique dialectique serait à rejeter en ce qui concerne la tâche individuelle de vivre. Il (1)Op. cit., p.147. (2)Ibid., p.75. 119 faudrait refuser l'immanence de la Raison comme explication facile de la vie. La pensée devrait se concentrer sur l'existence individuelle, plutôt que sur la réalité entière. Le sujet hégélien, le "je-je pur", serait trompeur. La pensée abstraite ne pourrait jamais atteindre la réalité. Elle ne peut résoudre les contradictions de l'existence. Le mouvement de la pensée hégélienne serait aussi illusoire, L'ensemble de ces points constituerait une attaque sérieuse contre le Système hégélien. Historiquement le Post-Scriptum est un pas important en direction de l'existentialisme. Il faut se rappeler, cependant, que le rejet abstrait du Système n'est pas un but en soi pour Kierkegaard. On peut très bien le comprendre sans pour autant que sa vie en soit modifiée. Cette réfutation s'entreprend dans le but de rendre le lecteur plus sensible à la tactique de la communication indirecte. Et les points de réfutation tournent autour des principaux éléments du contenu de cette communication - la nécessité d'une compréhension passionnée de la vie, et la fonction limitée de la pensée pour l'individu existant qui n'a pas atteint cette compréhension-là. Le "saut" et la "dialectique qualitative" Si Kierkegaard entreprend une réfutation directe de la pensée systématique hégélienne, il faut se garder de chercher 120 dans les oeuvres pseudonymes un outil conceptuel positif et direct qui viendrait la remplacer. On a déjà vu que le concept de dialectique sous forme de "situations dialectiques" et "du dialectique" n'est valable que dans le contexte de la communication indirecte. L'étudiant inattentif a tendance à voir dans les concepts tels que "le saut", "la décision", et la "dialectique qualitative" des concepts exposés de façon directe et qui serviraient à comprendre et à prendre en main sa vie. Ce n'est pas le cas. Si les oeuvres pseudonymes incitent le lecteur en ce sens, elles le font d'une façon indirecte. Mais elles ne fournissent pas de recette directe à cet effet. Comment pourrait-on un beau jour "décider" de faire le "saut" à la foi chrétienne telle qu'expliquée à travers le religieux B? L'acceptation de concepts qui détruisent la raison humaine ne se décide pas. Cela arriverait peut-être dans la tension passionnée de la vie, mais surtout pas à quelqu'un qui n'aurait compris le religieux que de manière conceptuelle abstraite. C'est dans des passages qui ne font pas justice à la pensée de Hegel que Kierkegaard semble vouloir le remplacement de la "dialectique quantitative" hégélienne par une "dialectique qualitative". Celle-là impliquerait qu'un changement de mode d'existence s'effectuerait inévitablement et par transition immanente à la suite d'une série de changements quantitativement adéquate. Il y aurait, par contre, selon Kierkegaard, des modes de vie qui se distinguent de façon qualitative. Il n'y 121 aurait de passage de l'un à l'autre que par un "saut", une décision libre de l'individu. C'est autour de cette notion de saut (de même que de 1'instant) que Kierkegaard semble bâtir une conception alternative du "mouvement" dans la "dialectique". Il part de conceptions de Platon et d'Aristote pour ajouter ensuite des éléments chrétiens. Dans le Post-Scriptum(1) on retrouve une idée traitée en note dans Le concept de l'angoisse(2). celle de kinesis chez Aristote : Il ne faut donc pas comprendre logiquement, mais au sens de la liberté historique le mot d'Aristote que le passage de la possibilité à la réalité est un Kinesis(2). Chez Aristote le moteur immobile ne change pas à travers le kinesis de toute chose dont il est le principe moteur. D'une façon semblable, un individu reste au fond le même tout en effectuant des changements dans son mode de vie. Le passage, le kinesis, entre étapes différentes de la vie, s'effectue par la décision, (1)P. 208. (2)P. 120, note. 122 par la volonté libre. Ce concept de la volonté est introduit aussi à travers l'exposition de l'instant chez Platon, et dans la philosophie moderne (hégélienne) et chrétienne. Ce n'est que dans cette dernière que l'instant de passage prendrait son vrai sens décisif. Chez Platon l'instant est "le nonêtre dans la catégorie du temps", un être étrange situé dans 1'intervalle du mouvement et de l'immobilité hors de tout temps, point d'arrivée et point de départ du mobile quand il passe au repos, et de l'immobile quand il change en mouvement(1). Selon l'auteur, la philosophie grecque et la philosophie moderne essaient d'amener le non-être à l'être, car l'éliminer et le faire disparaître ne semblent pas qu'un jeu(2). Mais il ne peut en être de même pour le Christianisme, (1)Le concept de l'angoisse, p.122. (2)Op. cit.. p.121. 123 car le non-être existe, partout comme le néant d'où l'on a tout créé, comme illusion et vanité, comme péché...(1). Ce n'est qu'avec les catégories du Christianisme que le mouvement dans le temps d'un mode d'existence à un autre prend son vrai sens. Par le concept de la volonté, l'instant devient décisif. L'existence se mettrait en jeu, et on accepterait de vivre selon les catégories d'une étape donnée de la vie. Ces analyses assez complexes du kinesis et de l'instant sembleraient s'associer avec l'idée d'une "dialectique qualitative". Il ne faudrait pas chercher la vérité de façon "objective" et "approximative", mais plutôt se convertir à des façons de vivre qualitativement différentes, par décision-libre. Prendre tout cela au pied de la lettre serait une erreur grave. A part la réfutation directe de la dialectique systématique, la discussion de la dialectique s'insère toujours dans la communication indirecte. Il n'y a pas de dialectique alternative à celle de Hegel. Rien ne serait plus loin du but véritable de Kierkegaard. (1)Op. cit., p.121. 124 La continuité entre les étapes de la vie - un faux problème "dialectique" Il y a un autre point où la ressemblance entre la dialectique hégélienne et la structure de la pensée des oeuvres pseudonymes donne l'impression que Kierkegaard entend exposer une "dialectique" alternative à celle de Hegel, Il s'agit de la question de la continuité entre les étapes de la vie. On peut l'aborder par une citation tirée de Jean Wahl : la continuité est pour Kierkegaard une abstraction, elle ne répond à rien de réel(1). Ceci vient d'un chapitre qui a pour titre "la pseudonymie et les sphères d'existence", Wahl exprime une opinion pour expliquer les sphères de l'existence. Celles-ci se distingueraient de façon qualitative. Il n'y a donc pas de continuité entre elles. En termes hégéliens il n'y aurait rien dans une étape de la vie qui ne soit la médiation ou l’Aufhebung d'une autre. Chaque sphère se vit selon ses termes propres. La seule transition serait la décision d'accepter les nouveaux concepts dans lesquels l'autre étape se vit. (1)Jean WAHL, Etudes Kierkegaardiennes. p.53. 125 Une interprétation semblable se retrouve dans l'article de la nouvelle Encyclopedia of Philosophy(1) sur Kierkegaard. M. Alistair Maclntyre demande par rapport à la "décision" de réaliser une vie éthique, s'il y a des "criterion-less choices" - si le choix d'accepter une vie éthique se base sur une décision "sans critères". C'est-àdire que cette décision, n'ayant qu'un point d'arrivée encore inconnu, serait un vrai saut dans le vide. Il n'y aurait de critères ni pour ce choix, ni pour le rejet de la vie antérieure Ce genre de questions vient d'un point de vue erroné sur les oeuvres pseudonymes. Il se base sur une lecture qui reste trop à l'intérieur de certains schémas de pensée philosophique hégéliens ou autres sans tenir compte des exigences de la communication indirecte, Le but de ces oeuvres n'est pas en soi de fournir une analyse exhaustive des étapes de la vie ou encore d'expliciter les rapports entre ces étapes. Kierkegaard vise à développer la conscience passionnée de l'existence, non pas la compréhension abstraite. Il n'affirme pas qu'il faut faire des choix "sans critères". IL veut rendre le lecteur conscient des tensions profondes de la vie où le choix est nécessaire. (1)Op. cit., t. IV, pp.336-40. 126 Le problème est rendu plus complexe par le fait déjà mentionné dans la deuxième partie de ce mémoire. Les trois sphères de l'existence - esthétique, éthique, religieuse de Ou bien ... ou bien et Crainte et Tremblement s'assimilent facilement à la structure tripartite de la dialectique hégélienne. Il est certain que dans le premier de ces ouvrages Kierkegaard porte encore l'influence conceptuelle de Hegel de façon assez marquée. On le voit très bien dans la description des principes du choix de soi éthique. On a vu comment plus tard ce schéma est écarté définitivement, même dans Ou bien ... ou bien, on admet que les diverses façons de vivre peuvent coexister dans un même individu à la façon de "boîtes chinoises"(1). Dans le PostScriptum. l'étape du religieux B en est la dernière, et les trois autres s'y voient assumées et expliquées. Kierkegaard échappe enfin à la structure de la dialectique hégélienne pour se forger de nouveaux outils qui servent à la tâche qu'il s'est donnée. Moi-même, j'ai mis en évidence une certaine continuité entre les niveaux successifs de situations dialectiques dans les oeuvres qui effectuent le rejet de l'esthétique. Une "situation dialectique" comprend les deux pôles de la passion et du concept. La (1) Op. cit., p.9. 127 passion reste toujours et se transforme par l'interaction avec des concepts divers. Chaque étape révèle à la fin une instabilité fondamentale que le niveau suivant essaie de corriger. Mais il faut ajouter maintenant la remarque que, tout intéressante qu'elle soit, cette analyse n'est pas importante en soi par rapport au but profond que Kierkegaard s'est choisi. Ce qui compte est l'influence sur le lecteur de l'emploi de toute cette structure conceptuelle subtile. (128) CONCLUSION (129) On peut maintenant résumer les principales conclusions de ce mémoire au sujet de la fonction du concept de dialectique dans les oeuvres pseudonymes de Kierkegaard. Il est très clair maintenant que le terme s'emploie dans un contexte précis - celui de la tactique de la communication indirecte. Il s'agit d'une méthode semblable à la maïeutique socratique et que Hermann Diem a appelée "la dialectique de la communication". On n'est pas en présence d'un argument qui se comprend sur un plan purement conceptuel. Kierkegaard vise à atteindre le lecteur tant au niveau de l'affectivité que de l'intelligence. C'est le seul moyen de lui faire rejeter deux erreurs majeures - le romantisme-esthétique et la pensée systématique hégélienne. Il s'agit là de deux manifestations de l'intellectualisme faux et trompeur de l'époque, selon Kierkegaard. Ce travail de déblayage accompli, on est prêt alors pour la confrontation avec les tensions profondes de la vie qui mènerait à la foi chrétienne. Mais même ici Kierkegaard ne fournit pas d'analyse conceptuelle rigoureuse. Ce serait encore passer à côté du deuxième but des oeuvres pseudonymes - la sensibilisation surtout affective du lecteur par une technique subtile de communication. Le concept de dialectique joue plusieurs rôles à l'intérieur de ce double processus de déblayage et de sensibilisation. Il 130 faut accomplir le rejet des illusions de la vie esthétique et de la pensée systématique. On a vu comment l'esthétique révèle son caractère insatisfaisant à travers la description de "situations dialectiques". La passion s’exprime à travers des concepts qui mettent le bonheur de l'individu dans la répétition de certaines situations privilégiées transitoires. L'individu vit donc dans un état de tension "dialectique". Cependant le mot ne s'emploie pas dans un sens strict. On n'est pas en présence d'analyses conceptuelles savantes de certains états psychologiques intéressants. Ces description de situations dialectiques dans Ou bien ... ou bien de même que dans Etapes sur le chemin de la vie - servent aux besoins de la stratégie de la communication indirecte La pensée dialectique hégélienne est réfutée dans le Post- Scriptum par une attaque philosophique directe. C'est le seul endroit dans les oeuvres pseudonymes où le concept de dialectique apparaît dans une discussion conceptuelle directe. Les points discutés pourtant, sont naturellement ceux le plus susceptibles d'empêcher le penseur subjectif de comprendre et de sentir les tensions profondes de l'existence. Après cet emploi direct du terme on revient dans le contexte de la communication avec la notion "du dialectique". Le mot prend un sens précis à travers l'exposition des "contradictions" 131 existentielles des quatre étapes de la vie. "Le dialectique" de ces modes de vie réside dans la tension non-résolue qu‘ils comprennent. Mais il faut encore se rappeler que le but de Kierkegaard ici n'est pas de faire comprendre cette analyse au niveau purement conceptuel. Il veut atteindre l'affectivité du lecteur - le rendre inquiet, lui faire sentir passionnément ces tensions profondes. Le concept de dialectique ne serait donc pas important en soi, mais joue des rôles variés dans les oeuvres pseudonymes. Ce n'est qu'après avoir cheminé à travers ces oeuvres que le lecteur serait prêt à aborder avec tout le sérieux requis le problème essentiel - comment devenir chrétien? ( 1 ) . C'est alors qu'il pourrait étudier les oeuvres d'édification religieuse directe. Il faut donc se garder de chercher dans le concept de dialectique un sens conceptuel rigoureux qui viendrait remplacer la dialectique hégélienne et qui donnerait une nouvelle clef pour la compréhension et la conduite de la vie. Quand il est question par exemple d'une décision, ou d'un "saut" qui vient résoudre la tension d'une situation dialectique, on se rappelle que l'on est encore dans le contexte de la communication indirecte. Le sens (1) Point de vue explicatif de mon oeuvre, p.41. 132 du concept de dialectique n'est pas dir ect, conceptuel. Ce concept "joue un rôle" devant un arrière-plan plus vaste et sa fonction découle des buts plus ou moins cachés de l'auteur. (133) APPENDICE (134) J'ai déjà relevé dans le travail même les proportions d'emploi des formes différentes du concept de dialectique. Cependant, le relevé du nombre d'emplois du concept à travers l'oeuvre complète de Kierkegaard permet de faire certaines autres constatations, Le terme se concentre surtout dans les oeuvres pseudonymes ou bien dans des oeuvres connexes. 529 des 880 cas du mot apparaissent dans les oeuvres pseudonymes (La Maladie- à-la mort exclu pour les raisons mentionnées dans l'Introduction. Ce livre de 113 pages contient 50 emplois du terme). Ces oeuvres constituent 2007 des 5115 pages de l'édition danoise de Kierkegaard. Il est très frappant de constater le grand nombre d'oeuvres d'édification religieuse directe où le concept de dialectique ne figure pas du tout - par exemple les tomes IV, XI, XII, XIII de l'édition danoise. Les Discours Edifiants (t. IV), par exemple, étaient écrits en même temps que les oeuvres pseudonymes. On peut donc affirmer que le terme figure surtout pour les fins de la communication indirecte. Il ne s'agit pas d'un concept important en soi pour Kierkegaard. Pourtant il y a un nombre non-négligeable d'oeuvres non- pseudonymes (à part La maladie à la mort qui l'est) où le mot se retrouve - 351 cas, 1221 pages. Comment expliquer ceci par rapport à la conclusion que je viens d'énoncer ? Il y a premièrement 135 la thèse de maîtrise de Kierkegaard Om Begreket Ironie (Le concept de l’Ironie) de 1841. Ici, Kierkegaard réfléchit directement sur la dialectique surtout dans le sens de la maïeutique socratique. C’est comme la préparation des outils qu'il va mettre en oeuvre lui-même plus tard. Il y a ensuite deux oeuvres esthétiques - En Literair Anmeldelse et La Crise ou une crise dans la vie d'une actrice. Ce sont deux ouvrages apparentés aux premières oeuvres pseudonymes par leur contenu esthétique. Au sujet du deuxième, Kierkegaard a dit dans le Point de vue explicatif qu'il l'avait écrit dans le seul but de montrer au public qu'il n'avait pas tout à fait abandonné des considérations de ce genre pour des thèmes religieux. On retrouve ensuite deux ouvrages d'explication des oeuvres pseudonymes. C'est normal que le thème de dialectique revienne ici, Kierkegaard révèle une bonne partie de sa stratégie. C'est instructif qu'il n'ait pas permis la publication du Point de vue explicatif pendant sa vie, ne voulant sans doute pas tout révéler. Jusqu'ici on n'a rien vu qui contredise la conclusion que le concept de dialectique' s'emploie pour servir les buts tactiques des oeuvres pseudonymes. Il y a pourtant un groupe d'oeuvres religieuses où le concept se retrouve souvent. (Tome XV, Tvende ethisk - religieuse Smaa Afhandlinger - Deux petits traités éthiques-religieux; La Maladie à la mort. Tome XVI, L'Ecole du 136 Christianisme. Tome XVIII, articles I, V, VI et VII). Un travail plus vaste que celui-ci poursuivrait le sens et la fonction du concept de dialectique dans ces oeuvres. La maladie à la mort est pseudonyme, bien que la pseudonymie y soit assez transparente. L'oeuvre en est presque une d'édification directe. C'est intéressant de noter que Kierkegaard a écrit à ce sujet "qu'il y a une difficulté dans ce livre: il est trop dialectique et strict pour permettre l'emploi de la rhétorique, d'effets émouvants". (Traduit de l'introduction à l'édition anglaise, Doubleday and Company, Garden City, New York). Kierkegaard semble regretter l'analyse trop abstraite et conceptuelle d'un domaine qui ne se comprend pas seulement à ce niveau-là. 137 Volume I œuvre cas 1. Af en endmen Leyendes Papirer 2.Om Andersen som Romandigter 3. Om Begrebet Ironi (Chapitre I b - Platon) 0 1 135 (72 II Ou bien ... ou bien ... I III " II IV " " " " " 33 a 5 b 6 Discours Edifiants 0 pages par page 2 0 36 .027 256 .521 82) 366 .089 135 .037 175 .034 312 V 1. 2. 3. Crainte et Tremblement La Répétition Forard 14 101 .14 6 79 .075 2 57 .0351 VI 1. 2. 3. Riens Philosophiques Le concept del’angoisse Sur une tombe 18 VII 87 .21 27 133 .18 0 83 .21 Etapes sur le chemin de la vie Introduction, In vino veritas Propos sur le mariage Coupable ? - Non-coupable ? Lettre au lecteur Total 101 1 69 .014 4 81 .202 31 184 .168 _75 82 .915 416 .243 0 138 IX-X Post-Scriptum {final, non-scientifigue aux Miettes Philosophiques 319 515 .589 XI Discours édifiants à plusieurs points de vue 0 287 0 XII Kjerlighedens Gjerninger 0 354 0 XIII Discours Chrétiens 0 253 0 XIV 1. En Literair Anmeldelse 28 92 La Crise ou une crise dans la vie d'une actrice (pas traduit en français) Lilien paa Marken og Fulgen under Himlen "Yppers", "Todd", "Synd-" 20 19 1.052 0 35 0 0 19 0 Tvende ethisk – religieuse Smaa Afhandlinger (Deux petits discours ethiques-religieux) La Maladie à la mort 12 47 50 L'Ecole du Christianisme 21 2. 3. 4. XV 1. 2. XVI XVII 1. 1. En opbyggelig Tale (Un discours édifiant) 2. To Taler ved altergagen am Fredagen (Deux discours pour la communion du vendredi) 3. Til Selvproyelse, Semtiden aubefalet (Pour un examen de conscience recommandé aux contemporains) 4. | Domer selv ! (Jugez-vous, vous-mêmes! 113 217 .304 .257 .442 .091 0 0 0 1 l80 —— 139 XVIII 1. Bladartikler (Articles) I 1 9 .111 II 0 4 0 0 4 0 III IV V VI VII 0 1 11 5 2 0 3 .333 8 1.374 4 1.250 0 8 VIII 2. Point de vue sur mon travail comme auteur (pas traduit en français) 3 . 4. 4 Et Folgebladt 55 .703 1 6 Point de vue explicatif de mon oeuvre .167 38 63 .603 5. Bilag XIX 0 9 20 1. Articles 2. Oieblikket Total (toutes les oeuvres) Total 1 880 (oeuvres pseudonymes, 529 La Maladie à la mort exclu) .450 311 - 5115 .171 2007 .363 (140) BIBLIOGRAPHIE 141 I Principales oeuvres pseudonymes de Kierkegaard consultées 1. Ou bien ... ou bien. Trad. Prion et Guignot, Gallimard, Paris, 1943. 2. Crainte et Tremblement. Trad. Tisseau, Aubier. Paris, 1935. 3. La Répétition. Trad. Tisseau, Alcan. Paris, 1933. 4. Riens Philosophiques. Trad. Ferlov et Gateau, Gallimard. Paris. 1948. 5. Le Concept de l'angoisse. Trad. Ferlov et Gateau, Gallimard. Paris, 1935. 6. Étapes sur le chemin de la vie. Trad. Prior et Guignot, Gallimard. Paris, 1948. 7. Post-Scriptum aux miettes philosophiques. Trad. Petit, Gallimard, Paris, 1949. Oeuvres connexes 1. The Concept of Irony. Bloomington and London, 1965. 2. Trad. L.M. Capel. La maladie à la mort. Trad. Tisseau, Editions Tisseau. Bazoges-en-Parads, 1936. 3. Point de vue explicatif de mon oeuvre. Trad. Tisseau, avec L'école du christianisme. Perrin, Paris, 1963. 4. "My activity as a Writer". Trad. W. Lourie, publié avec Point de vue explicatif. New York, 1962. II Etudes, monographies. 1.DIEM, H. Kierkegaard's Dialectic of Existence. (Traduit de l'allemand), Oliver and Boyd, Edinbourg et Londres, 1959. 2.JOLIVET, R. Introduction Fontenelle, Paris, 1946. à Kierkegaard. Editions 142 3.MESNARD, J, Le vrai visage de Kierkegaard. Beauchesne. Paris. 1946. 4.SWENSON, D.F. Something About Kierkegaard. Minneapolis, 1956. 5.WAHL, J. Etudes Kierkegaardiennes. Vrin, Paris, 1949. III Articles 1.DUPRE, L. "La dialectique de l'acte de la foi chez Kierkegaard". Revue Philosophique de Louvain. V. 54, 1956, pp.418-55. 2.McINERNY, R. "Ethics and Persuasion, Kierkegaard’s Existentiel Dialectic". The Modern Schoolman. V.32, 1956, pp.219-3 3.McINTYRE, A. "Kierkegaard". Encyclopedia of Philosophy. T.IV. MacMillan, pp.336-40. 4.McKINNON, A. "La philosophie et les ordinateurs". Dialogue. V. VII, No. 2, Sept. 1968, pp.219-37. 5.McKINNON, A. "Kierkegaard1 s Pseudonyms: A New Hierarchy". American Fhilosophical Quarterly. V. VI, No. 2, April 1969, pp.116-126. 6.McKINNON, A. "Kierkegaard’s Irrationalism Re-Visited". International Philosophical Quarterly. V. IX. No. 2. June 1969, pp. 65-76. 7.SWENSON, D.F. "The Existential Dialectic of Kierkegaard". Ethics. V. 49, No. 3, 1938-9, pp.309-28. (143) TABLE DES MATIÈRES (144) Table des matières Introduction I 3 La nécessité de se rappeler le contexte dans lequel il est question de dialectique II Le rejet de la vie esthétique III 30 Le rejet de la pensée systématique "Le dialectique" IV 15 80 La réfutation de la dialectique hégélienne et les conséquences 108 Conclusion 128 Appendice 133 Bibliographie 140