LA GRAMMAIRE ORIGINALE DES DIDASCALIES
Mustapha Krazem
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Le lecteur de théâtre n'y prête guère attention et pourtant les formes grammaticales empruntées
par les didascalies sont originales malgré leur apparente simplicité. Ainsi les grammaires citent-
elles fréquemment des exemples puisés dans le répertoire théâtral pour illustrer les cas
d'inversion du sujet stylistique du type :
« entrent deux gardent », « sort le vicomte »...
Pour décrire ces formes grammaticales, nous prendrons le parti de les relier à ce qui, dans le
projet théâtral général, les justifie. En effet, les structures grammaticales employées sont appelées
par un cadre fonctionnel systématiquement mis en œuvre par l'écriture théâtrale : il s'agit d'une
représentation fictive, actualisée par le lecteur.
Eh oui ! Quand nous lisons une pièce, nous sommes au théâtre car l'auteur nous invite, nous
oblige même, par les didascalies, à nous projeter dans l'univers de la représentation théâtrale.
Dans cette séquence nous verrons en quoi les structures grammaticales les plus fréquentes
contribuent à ce cadre, principalement en concrétisant l'univers théâtral dans trois directions,
que nous aborderons successivement, comme dans une pièce en trois actes :
Premier acte : L'espace restituée est celui d'une scène de théâtre
Deuxième acte : le temps des didascalies est indexé sur celui de l'intrigue en train de se
jouer devant le lecteur
Troisième acte : La perception des personnages et des objets obéit à un principe
d'immédiateté maximum.
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I. Premier acte : L'espace restitué est celui d'une scène de théâtre
C'est un fait immédiatement repérable.
Les indications de lieu construisent prioritairement l'espace de la représentation et
secondairement l'espace fictif de l'intrigue. Nous sommes au théâtre en train d'assister à une
représentation. Nous ne sommes pas les témoins invisibles d'une intrigue située dans un autre
ici et maintenant que celui de la lecture.
Les auteurs écrivent les indications en fonction de la scène, parfois même sans avoir besoin de
la nommer.
La salle, qui comporte la scène et la place du public, constitue le point de repère pour la lecture.
L'espace scénique est souvent cité.
« A gauche de la scène, une porte donnant dans les escaliers de l’immeuble.
(Rhinocéros)
»
Le spectateur est plus rarement sollicité
« ...Elle aussi est voilée, mais, même lorsqu’elle se dévoilera, à aucun moment le
spectateur ne pourra voir son visage ; elle se tiendra tantôt de dos, tantôt de biais
(Port
Royal)
»
« César, sur la porte, tourne le dos au public »
(Fanny)
Cela nous permet d’interpréter les termes gauche , droite , au fond , devant des
exemples à l'écran :
Mais, que la scène soit ou non mentionnée, les conditions d’interprétation demeurent identiques.
« A gauche au premier plan M.Brun, Panisse et Escartefigues sont assis »
(Fanny)
« Côté droit, porte donnant sur la clôture »
(Port Royal)
« Un pavillon dans le fond, un autre sur le devant »
(Lorenzaccio)
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Pourtant, il existe des termes techniques pour désigner la gauche et la droite : « côté cour et
côté jardin ». Le côté cour est celui qui se trouve à droite du spectateur, le côté jardin étant à
gauche. Or, nous ne trouvons quasiment jamais ces expressions techniques.
De prime abord, cela apparaît étonnant. En effet, on croit bien souvent que les didascalies sont
de réelles indications scéniques, des injonctions adressées aux praticiens du théâtre.
Or, et c'est l'enseignement majeur, l'étude grammaticale des didascalies montre que celles-ci
s'adressent prioritairement aux lecteurs même si, à la marge, elles intègrent un discours sollicitant
la mise en scène.
Cette position de spectateur accordée au lecteur par la grammaire des didascalies va se vérifier
avec la référence du pronom « on ».
Il est bien connu que le pronom « on » est d’une grande flexibilité spécialement lorsqu’il s’agit
d’inclure ou d’exclure l’énonciateur. Vous savez par exemple qu'à l'oral le pronom « on » est
souvent mis à la place de « nous ».
Considérons ainsi ces deux exemples de Giraudoux et de Molière :
« Des autres tables on le regarde avec réprobation. »
(La folle de Chaillot)
« SGANARELLE, prend ici un bâton et le bat comme on l’a battu. »
(Scapin)
Dans l’exemple de Giraudoux on puise sa référence dans la situation de communication
entre les personnages, localisés par le circonstant « des autres tables ».
La didascalie de Molière est dépourvue de localisation contraignant l’interprétation. Mais, comme
ni le lecteur, ni le public n’a participé à une bastonnade antérieure, le sens de « on » ne sortira
pas du cadre des interactions entre les personnages.
Il en va autrement de ces autres exemples d''Anouilh, Romains et Hugo. Ils ne peuvent qu'être
associés aux spectateurs, spectateurs parmi lesquels s’intègre l’auteur au point que nous
rencontrons, certes très rarement, le pronom nous , ce que nous observons dans l'exemple
d'Obaldia :
« Avant le lever de rideau on a entendu un violon »
(Eurydice)
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« On aperçoit quelques visages de consultants que la sortie de la dame en noir
frappe de crainte et de respect »
(Knock)
« On entend un grand bruit dans la cheminée par laquelle on voit tout à coup
tomber un homme »
(Ruy Blas)
« Nous voyons les jambes du prof qui pendent dans le vide »
(La classe
terminale)
Ces pronoms « on » partagés entre le spectateur, l’auteur et parfois les personnages possèdent
en outre une caractéristique qu’il convient de souligner : le plus souvent, « on » est sujet d’un
verbe de perception. Il s’agit d’éprouver des sensations communes, visuelles et/ou auditives en
faisant apparaître le sujet de ces sensations. Le lecteur est ainsi projeté dans l’espace de la
représentation théâtrale. Il ne s’agit pas de mettre en scène mais d’assister, d’éprouver. Cela
n’exclut pas toutefois que certains « on » soient associés à la mise en scène mais cet emploi est
minoritaire.
II. Deuxième acte : le temps des didascalies est indexé sur celui de l'intrigue en train de
se jouer devant le lecteur
L'observation des temps employés par les auteurs montre des contraintes très importantes qui
sont de deux ordres :
les temps doivent être compatibles avec le moment de la représentation fictive
les temps doivent préserver le lecteur comme spectateur
Pour garantir la sensation d'une représentation fictive, les auteurs, invariablement, utilisent le
présent de l'indicatif comme temps de base, quelles que soient les structures syntaxiques
choisies.
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Nous en voyons ici quelques exemples :
« Par la fenêtre ouverte, le soleil entre violemment dans la pièce »
(Port Royal)
« Un assez long moment, la pendule sonne 29 fois »
(La cantatrice chauve)
« L’ELEVE, s’efforce de comprendre »
(La leçon)
« CREON, dont les yeux rient »
(Antigone)
« LE CHAUFFEUR, il essaie de mordre le fromage »
(Fanny)
Ce présent n'est pas un présent historique. La substitution avec un temps du récit est impossible.
Cette impossibilité ne peut s'expliquer que si la sensation de vivre un moment présent est
construite par le lecteur. Cette propriété est si remarquable qu'il est d'usage aujourd'hui d'appeler
ce présent « présent scénique ». La situation est comparable, moyennant quelques ajustements,
à celle d'un commentaire radio d'un match de football entre un speaker et les auditeurs.
Présent scénique
Passé simple/Imparfait = Impossible
« Par la fenêtre ouverte, le soleil entre
violemment dans la pièce »
(Port Royal)
*Par la fenêtre ouverte, le soleil entrait
violemment dans la pièce
« Un assez long moment, la pendule
sonne 29 fois »
(La cantatrice chauve)
*Un assez long moment, la pendule
sonna 29 fois
« L’ELEVE, sefforce de comprendre »
(La
leçon)
*L’ELEVE, s’efforçait de comprendre
« CREON, dont les yeux rient »
(Antigone)
*CREON, dont les yeux riaient
« LE CHAUFFEUR, il essaie de mordre le
fromage »
(Fanny)
*LE CHAUFFEUR, il essaya de mordre le
fromage
Une observation plus fine des présents utilisés permet de les classer dans deux catégories
d'emploi, selon qu'ils apparaissent dans les tableaux ou bien dans le déroulement de l'intrigue.
Dans les tableaux, c'est à dire dans les didascalies qui se trouvent en but d'actes, le présent
scénique est comparable au présent qui sert à décrire les peintures, les photos, les images. Les
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