JOINDRE LE CORPS À LA PAROLE :
QUELLE PLACE POUR LE CORPS
DANS LES TEXTES DE THÉÂTRE ?
Thierry Gallèpe
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III
Il peut sembler paradoxal de choisir comme champ de recherches
concernant le langage du corps dans les interactions verbales le texte
écrit de théâtre ; celui-ci ne présente-t-il pas précisément comme
caractéristique essentielle, comme l'a fort judicieusement fait remarquer
B. N. Grünig dans la préface à l'ouvrage que je consacre aux didascalies
(GALLÈPE 1997), la séparation irrémédiable des paroles constituant les
répliques, du corps du locuteur, présent tout au plus métonymiquement
dans le corps du texte de théâtre par le truchement de ces didascalies
particulières que sont les IdN1 de corps ? Mais le fait que l'auteur du
texte doive noter les éléments corporels et gestuels des interactants par
ajouts explicites, distincts du texte des répliques, le conduit
nécessairement à faire une sorte de tri, permettant in fine une émergence
1 Ces didascalies, que je propose d'appeler les Indications de Nom (IdN), se
trouvent à deux endroits du texte de théâtre ; soit elles sont placées après les
bornes extra-diégétiques structurant la pièce (ex : Acte 2, Scène 6), et elles sont
alors des IdN de tête, soit elles se trouvent les unes au dessous des autres,
alignées à la marge de gauche de la page. Signalant une nouvelle réplique, elles
ont pour fonction d'assigner ces répliques à une source locutoire, de constituer un
point d'ancrage de ces répliques, et sont alors dénommées par l'expression
doublement significative, qui prend ici tout son relief, d' IdN de corps : elles se
trouvent en effet dans le corps de texte théâtral, et figurent symboliquement le
corps des locuteurs-interactants.
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instructive des faits corporels saillants, indispensables à la production du
sens au cours de l'interaction qu'il se représente, et qu'il donne pour
mission au texte de théâtre de présenter de telle sorte que le lecteur
puisse se construire une représentation correspondante. L'on peut donc
penser que les textes de théâtre sont a contrario un terrain fertile pour
l'étude de la présence du corps dans les interactions verbales, car les
éléments corporels y figurant, quel que soit par ailleurs leur mode
d'existence textuelle, sont ceux étant retenus comme particulièrement
pertinents.
Les corps des personnages-interactants sont donc présents à divers
endroits du texte, et selon divers modes.
• Le mode didascalique est le plus aisément repérable ; il regroupe
tout d'abord les didascalies formellement2 insérées en de multiples
endroits du texte, et apportant des précisions sur le corps, son rôle dans la
communication.
(1) - ZAÏRE. (…) Eh quoi! d'où vient que votre âme soupire? (Elle lui donne
la croix.)3
Ce sont ces éléments qui seront au centre de nos préoccupations
dans cette étude. Mais avant de s'y consacrer, il convient de noter les
autres modes d'existence du corps dans les textes de théâtre, et
spécifiquement le second mode :
• La mention du corps dans les propos mêmes tenus par les
personnages, constituant ce que A. Übersfeld (1991) définit comme
didascalies internes.
(2) - MAÎTRE À DANSER. — (…) La, la, la. Ne remuez point tant les
épaules. 4
Ce mode est très couramment utilisé aux époques où les contraintes
esthétiques sont les plus lourdes, qui proscrivent l'emploi de didascalies
externes ; leur présence est attestée aussi bien chez Racine (Britannicus -
1669 - : "Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère5"), que, par
exemple chez D. C. von Lohenstein (Sophonisbe - 1682 - : Hiemps … :
"Ihr Götter! träumet uns? trägt unser König Ketten?").
• Le troisième mode est l'implicite : le corps et ses actions doivent
2 Le mot n'est pas peu significatif, puisque les marques formelles, typographiques
et topographiques, sont justement ce qui permet d'identifier les éléments
didascaliques au sein du texte de théâtre.
3 (VOLTAIRE 1732, p. 55)
4 (MOLIÈRE 1670, p. 25)
5 Il est inutile de préciser qu'aucune autre indication, ni dans les IdN de tête ni
dans les IdN de corps, ne précise l'existence, ni la présence de ces gardes, qui
naissent donc par le biais du présupposé d'existence !
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être inférés à partir de ce qui disent les personnages
(3) - DON GORMAS . Ton épée est à moi.
ou bien même de la tension existant entre un propos et le contenu de
didascalies:
(4)- LA GRANGE, un bâton à la main. - Ah! ah! coquins, que faites-vous ici ?
Il y a trois heures que nous vous cherchons.
MASCARILLE , se sentant battre. — Ahi! ahi! ahi! vous ne m'aviez pas dit
que les coups en seraient aussi.6
Pour des raisons évidentes de place et de faisabilité, ce sont les
didascalies porteuses d'indications sur les corps (que nous appellerons
"gestes" de façon générique) qui seront retenues ici ; une seconde
sélection doit cependant être accomplie. En effet, maintes didascalies, et
beaucoup d'entre elles situées avant le début des interactions, sont
consacrées aux indications concernant la "façade" personnelle
(GOFFMAN 1973) des interactants :
(5) - Dans une rue de Marseille, César, seul, pensif, marche assez vite. Il a
vieilli. sa moustache est blanche, son visage ridé. (…)7
L'importance de ces éléments dans les interactions verbales est
maintenant certes abondamment reconnue, et une observation attentive
des constituants de la façade institués dans les didascalies comme
particulièrement pertinents pourrait, à n'en pas douter, faire avancer la
connaissance de la production du sens au cours de celles-ci. Mais dans le
cadre de cette journée8, il semble préférable de se tourner exclusivement
vers les didascalies centrées vers les notations des gestes et présences
des corps dans les interactions.
La méthode utilisée est la suivante : tout d'abord une analyse
méthodique des didascalies de diverses pièces de théâtre allemandes et
françaises de divers genres et époques constituant un corpus de base :
- Les Plaideurs (Racine) Comédie - 1668 [P]
- Le Tartuffe (Molière) Comédie -1669 [T]
- Le barbier de Séville (Beaumarchais) Comédie - 1775 [BS]
- On ne badine pas avec l'amour (A. de Musset) Proverbe - 1834
[ONB]
- La puce à l'oreille (G. Feydeau) Pièce en trois actes - 1907 [PO]
- Marius (M. Pagnol) Pièce en quatre actes - 1929 [M]
- La cantatrice chauve (E. Ionesco) Anti-pièce - 1958 [CC]
6 (MOLIÈRE 1659, p. 37)
7 (PAGNOL 1946, p. 7)
8 Journée organisée par Conscila sur le thème "Sémantique, langage du corps et
cognition"
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- Yes, peut-être (M. Duras) 19689[Y]
- Der Hofmeister10 (J. M. R. Lenz) Eine Komödie - 1774 [H]
- Der zerbrochene Krug11 (E. von Kleist) Ein Lustspiel ) - 1808 [ZK]
- Der Biberpelz12 (G. Hauptmann) Eine Diebskomödie - 1893 [B]
- Der Besuch der alten Dame13 (F. Dürrenmatt) - 1956 [AD]
- Oberösterreich14 (F. X. Kroetz) - 197215 [OÖ]
Pour chacune de ces pièces, les cent premières répliques ont été
considérées ; cela a permis de délimiter un champ d'observation des
diverses didascalies insérées dans les premières pages de chacun des
textes, et de prendre une mesure quantitative de la nature et de l'ampleur
de ces notations.
S'est posé ensuite le problème de la description de ces contenus
didascaliques, et alors la discussion s'est enrichie d'autres exemples
venus d'autres textes de théâtre, tout en respectant toujours l'impératif de
la diversité, et la prise en compte de textes français et allemands, ce qui
rend une perspective comparative possible.
Un premier tableau permet de recenser le nombre total de
didascalies, quelles qu'elles soient, pour les 100 premières répliques de
chaque pièce :
• Pièces françaises :
P T BS ONB PO M CC Y
6 7 34 24 80 42 24 50
5 6 32 20 80 41 23 34
• Pièces allemandes :
HZK B AD OÖ
9 (BEAUMARCHAIS 1775; de MUSSET 1834; DURAS 1968; FEYDEAU 1907;
IONESCO 1950; MOLIÈRE 1669; PAGNOL 1920; RACINE 1668)
10 le Précepteur
11 La cruche cassée
12 La pelisse de Castor
13 La visite de la vieille dame
14 Haute-Autriche
15(DÜRRENMATT 1956; HAUPTMANN 1893; KROETZ ; LENZ 1774; von
KLEIST 1808)
T. GALLÈPE - Joindre le corps à la parole
53
26 6 42 22 19
25 6 39 15 16
La grande disparité constatée doit tenir compte par exemple des
différentes contraintes esthétiques pesant sur la confection des textes de
théâtre à certaines époques16, et témoigne de la diversité des écritures
théâtrales.
Les chiffres figurant sur la seconde ligne comptabilisent les
didascalies se référant aux gestes et notations corporelles17 ("gestes"). La
proportion est significative et donne une idée de l'importance des
éléments attachés au corps. Il y a sur ce point une belle unanimité,
transcendant les époques, les genres et les frontières linguistiques : la
quasi totalité des indications didascaliques porte sur la présence
corporelle et ses manifestations. Les autres didascalies se rapportent aux
diverses localisations, par exemple :
(6) - Une place devant le château., (ONB p. 15)
ou à d'autres événements contextuels :
(7) - La pendule sonne cinq fois. Un long temps, (CC p. 17)
Une fois ces précisions méthodologiques apportées, il convient
maintenant d'en venir à des aspects plus directement liés à la
problématique. Et tout d'abord, quelles manifestations du corps peuvent
être repérées au sein des didascalies ? Il y a certes d'un côté les mentions
explicites de telle activité corporelle :
(8) - A : est jeune (geste), comme ça, mais dans la tête est antique, (Y p.
158)
(9) - Heinz nickt. Pause., (OÖ p. 10)
(10) - MARIUS : Trente ans… (Marius secoue la tête) Et ça ne vous fait rien
quand vous voyez passer les autres ? (Mp. 13)
Mais tout n'est pas toujours aussi clair :
(11) - Frau Wolff, ihm nachrufend, (B p. 12)
(12) - (Le comte paraît), (BS p. 46)
(13) - ROSINE, toujours au balcon. — (…), (BS p. 47)
(14) - ESCARTEFIGUE (il crie encore plus fort), (M p. 17)
16 Par exemple les "conseils" d'un D'aubignac recommandant d'éviter le recours
aux didascalies!
17 Il est difficilement possible, à partir des didascalies (et même ailleurs ?), de
séparer les gestes des autres manifestations du langage du corps ; celui-ci englobe
ceux-là, sans que la frontière entre geste et non-geste soit nettement traçable ;
c'est donc l'ensemble des "gestes" qu'il convient de considérer ici, ce qui implique
ensuite que des critères valides soient mis au point pour rendre compte de la
diversité des vecteurs de ce langage du corps.
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